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CHAPITRE X

 

LES INDUSTRIES COLLECTIVISÉES

 

Les problèmes qui se présentaient aux ouvriers révolutionnaires de l’industrie étaient plus complexes que ceux affrontés par les paysans. Trop de facteurs échappaient à leur contrôle pour que la révolution dans l’industrie puisse être aussi complète que celle de la terre.

L’insurrection sociale qui eut lieu le 19 juillet 1936 ne fit que changer la situation du paysan. Les grands propriétaires avaient déjà fui ou étaient des propriétaires absentéistes. Du point de vue du paysan, cela ne modifiait pas beaucoup ses aptitudes à continuer son travail tandis que l’abandon des usines par les dirigeants et une grande partie des techniciens fut un sérieux obstacle à la reprise rapide d’une production effective. Dans le cas du paysan le problème immédiat créé par la révolte était celui de la récolte à faire, soit dans les grandes propriétés, soit sur les terres qui n’avaient pas été abandonnées par leurs propriétaires. Du point de vue économique, ce fut un début favorable à la révolution sociale. Pour le futur, les buts du paysan dans la lutte contre Franco étaient l’accroissement de la production et la modernisation des moyens de culture. Et à l’exception de quelques catégories d’exportation comme celle des oranges, il n’y avait pas de problèmes réels de marchés.

La situation de l’industrie était par contre bien différente. En plus de l’abandon des usines par les techniciens compétents, il fallait résoudre aussi le problème des nombreuses industries devenues surabondantes parce que, d’un jour à l’autre, les armées de Franco avaient coupé l’industrie catalane de ses plus importants marchés intérieurs.

Les marchés étrangers ne furent jamais nombreux pour les produits espagnols et en outre, on devait les considérer comme momentanément perdus. Un autre problème également important était que l’Espagne avait besoin de matières premières étrangères, pour alimenter ses industries: le problème devint sérieux quand les fonds d’approvisionnement furent temporairement coupés et il fut plus tard aggravé : car au moment où on aurait pu obtenir de nouveau les matières premières, le Gouvernement Central n’accorda pas les fonds nécessaires aux usines parce qu’elles étaient contrôlées par les travailleurs. Une grande partie de l’industrie de guerre espagnole était située dans les territoires occupés par les forces de Franco, si bien qu’il y eut un autre problème à affronter pour la Catalogne : créer une industrie de guerre. Ceci impliquait l’importation de machines spéciales, une complète transformation des usines et l’adaptation des ouvriers à un nouveau travail. Il faut signaler aussi la création d’une industrie chimique et la fabrication de beaucoup d’articles qui, jusqu’alors, n’avaient jamais été produits en Espagne, comme les automobiles et les autocars qui auparavant étaient seulement montés en Espagne. Néanmoins, dans la première année ce problème aussi fut résolu avec succès. Ce n’était toutefois que quelques uns des problèmes techniques que les ouvriers révolutionnaires de Catalogne eurent à affronter.

Même politiquement, ils étaient en face d’une opposition qui usait de toute  arme en son pouvoir pour parvenir à contrôler l’industrie. Et à la fin, le Gouvernement Central y réussit, dans une certaine mesure, par la nationalisation des industries de guerre qui représentaient alors le plus gros du potentiel industriel. Comme nous l’avons déjà observé, cette situation fut possible parce que, bien que le contrôle ouvrier des usines fût complet, le Gouvernement Central contrôlait l’or nécessaire à acheter à l’étranger les matières premières sans lesquelles l’industrie espagnole est paralysée.

Les premiers jours de la révolution, les ouvriers occupèrent les usines qui avaient été abandonnées et qui, en général, étaient les plus importantes de la région et où il était possible de reprendre le travail sous le contrôle ouvrier. Dans des usines, tous les ouvriers recevaient une paye hebdomadaire fixe, mais dans d’autres, les profits ou les revenus étaient partagés entre les ouvriers, système plus juste que celui suivant lequel le propriétaire d’usine devait tout empo cher, mais qui, alors, était incompatible avec l’esprit de la Révolution qui voulait abolir les chefs et les actionnaires et non augmenter le nombre par une sorte de capitalisme collectif. En conséquence les payes variaient dans les différentes usines et aussi dans une même industrie. Les usines prospères ayant une grande réserve de matières premières et un outillage moderne avaient donc un avantage injuste  sur les usines antiéconomiques qui luttaient pour se maintenir en vie avec des réserves limitées. Un tel système existe en Russie, où dans les Kolkhozes, la rétribution journalière payée aux ouvriers est fixée en proportion des profits de l’année précédente. Et on arrive à ce chiffre «au moyen de calculs exactement semblables à ceux qui auraient établi le montant des dividendes à distribuer entre les actionnaires si le Kolkhoze avait été une entreprise agricole capitaliste*». Mais heureusement en Espagne, l’injustice de cette forme de collectivisation fut reconnue et combattue dès le début par les Syndicats CNT.

* Gide, « Mon retour de l’URSS ».

Le Décret de Collectivisation du 24 octobre 1936, qui ne fit que légaliser une situation déjà créée par les travailleurs **, a été généralement salué, des légalitaires aux syndicalistes, comme une conquête de la Révolution. D’autant plus que le Décret était l’œuvre du Conseiller pour l’Économie à la Généralité, Juan Fabregas, qui était aussi membre de la CNT. Le but du Décret peut avoir été de légaliser un fait accompli ; mais il était aussi de tenter d’empêcher le développement ultérieur de la nouvelle économie révolutionnaire dans l’industrie catalane. En octobre 1936, l’expérience était encore dans sa phase initiale. Chaque industrie, chaque usine et atelier avaient leurs problèmes particuliers à résoudre, sans parler du problème général de l’industrie par rapport à la communauté dans son ensemble et de la part qu’elle devait prendre dans la lutte contre Franco.

** Peirats, ouvrage cité, Vol. I, p. 379.

Le Décret de collectivisation, limitant la collectivisation de l’industrie aux entreprises qui employaient plus de 100 ouvriers, exclut une très grande partie de la population ouvrière de la participation à l’expérience du contrôle ouvrier. Il fut décrété la création dans toutes les usines de propriété privée, d’une Commission de Contrôle des Ouvriers qui, d’une part, se serait occupée des droits économiques et sociaux des ouvriers, et, d’autre part, aurait assuré la «rigide discipline dans l’exécution du travail ». La Commission aurait fait, en outre, tout ce qui était en son pouvoir pour augmenter la production dans la «plus étroite collaboration avec le propriétaire» qui aurait été obligé de présenter chaque année à la Commission de Contrôle un Bilan et un Procès verbal au Conseil Général de l’Industrie. Ainsi la Commission de Contrôle des Ouvriers avait de multiples rôles et devait dépandre de beaucoup; et il semblait que tous avaient le pouvoir sauf les producteurs !

Mais examinons la situation dans les industries collectivisées, c’est-à-dire celles qui employaient plus de 100 ouvriers ou celles qui en employaient moins, mais où les propriétaires étaient «déclarés ennemis», ou étaient en fuite. En réalité, il y avait une autre catégorie d’industrie qui pouvait être comprise dans le décret de collectivisation :

«Le Conseil de l’Économie pourra également décider la collectivisation d’autres industries que, par l’importance qu’elles revêtent dans l’économie nationale, ou pour d’autres raisons, il est désirable de soustraire à l’activité de l’entreprise privée *

* Peirats, ouvrage cité, Vol. I, p. 368.

Nous avons cité cette clause de l’article deux du Décret parce qu’elle révèle clairement comment l’autorité suprême dans la nouvelle économie ne devait pas être le syndicat mais le Gouvernement de Catalogne, et que la direction et le développement de l’économie devait rester aux mains des politiciens et des économistes. De cette façon, le contrôle des ouvriers ne serait devenu que l’ombre des objectifs premiers que les ouvriers révolutionnaires s’étaient donnés en occupant les usines et les ateliers.

La gestion des entreprises collectivisées était aux mains d’un Conseil des Entreprises nommé par les travailleurs eux-mêmes qui décidaient aussi du nombre de représentants à ce Conseil. Mais le Conseil comprenait aussi un «contrôleur» de la Généralité, nommé par le Conseil Économique «d’accord avec les travailleurs». Alors que dans les entreprises de moins de 500 ouvriers, ou avec un capital de moins d’un million de pesetas, le contrôleur était nommé par le Conseil d’Entreprise; dans les usines plus grandes, et dans celles employées pour la défense nationale, la nomination du contrôleur devait être approuvée par le Conseil Économique. En outre, le Conseil d’Entreprise peut être destitué de sa charge soit par les travailleurs réunis en assemblée générale, soit par le Conseil Général de l’Industrie en cas d’incompétence manifeste ou de résistance aux instructions données par le Conseil Général (article 20).

Nous devons maintenant expliquer le rôle du Conseil Général de l’Industrie qui est apparu à deux reprises dans le labyrinthe bureaucratique où nous cherchons à guider le lecteur. Le Conseil Général était composé de quatre représentants du Conseil d’Entreprise, de huit représentants des organisations ouvrières (CNT, UGT, etc ...) et de quatre techniciens nommés par le Conseil Économique. Un représentant du Conseil Économique de Catalogne était président de ces assemblées. L’article 25 traite des fonctions du Conseil Général parmi lesquelles figurait l’établissement d’un programme général de travail pour l’industrie, l’orientation du Conseil d’Entreprise dans ses buts et en outre la réglementation de la production totale de l’industrie et l’unification des prix de production, autant que possible, pour éviter la concurrence; l’étude des besoins généraux de l’industrie et celle des marchés intérieurs et étrangers; les projets de transformation des méthodes de production; la négociation des opérations de banque et de crédit, l’organisation des travaux de recherches, la préparation des statistiques, etc... En somme, le Conseil Général, décidait de tout, et s’occupait de tout, excepté de faire le travail effectif qui, comme c’est l’usage dans tous les systèmes centralisés, était laissé aux travailleurs ! Les pouvoirs du Conseil Général se révèlent dans l’article 26 du Décret qui dit :

«Les décisions prise par le Conseil Général de l’Industrie seront exécutives, de caractère obligatoire, et aucun Conseil d’Entreprise ni entreprise privée ne pourra refuser de les appliquer, sans une raison pleinement justifiée. Ils ne pourront recourir contre ces décisions que devant le Conseiller Économique dont le verdict est sans appel *

* Peirats, ouvrage cité, Vol. I, p. 371.

Le cadre de l’organisation industrielle en Catalogne, tel qu’il est contenu dans le Décret de Collectivisation, est maintenant complet. A part le plus grand moyen de contrôle des travailleurs sur les conditions de travail qui existe dans les industries nationalisées, toute l’initiative et le contrôle ont été déplacés des usines et ateliers aux bureaux du gouvernement à Barcelone. Le fait que les représentants des ouvriers aient une place prééminente, aussi bien au Conseil d’Entreprise qu’au Conseil Général d’Industrie et même au Gouvernement, ne rend pas la structure du contrôle plus démocratique ou moins autoritaire. Tant que les «représentants» n’ont pas le pouvoir exécutif, ils cessent d’être représentants au sens réel du mot. Et ce qui est plus important quand l’économie de l’industrie et le contrôle de la production et de la distribution sont entre les mains de l’Exécutif, le contrôle effectif des travailleurs est aussi impossible et illusoire que la conception du gouvernement contrôlé par les gouvernés, conception qui fut tendrement caressée par tant de syndicalistes espagnols malgré l’évidence du contraire.

L’interférence gouvernementale de Barcelone et de Madrid réussit à limiter le développement que l’expérience de collectivisation de l’industrie aurait pu  prendre. Cependant nous avons suffisamment de preuves pour démontrer que, s’ils avaient eu les mains libres, c’est-à-dire le contrôle des finances et la gestion des usines, les travailleurs espagnols qui eurent l’esprit d’initiative et d’invention, de même qu’un sens profond de responsabilité sociale, auraient pu parvenir à des résultats tout à fait étonnants. Les succès obtenus dans l’assistance sociale, qui ne dépendaient pas tellement des finances gouvernementales et des matières premières et qui étaient plus à l’abri des chantages du gouvernement, ont été reconnus par tous les observateurs des événements espagnols dans leur phase initiale.

Les qualités d’organisation et d’intelligence des ouvriers catalans sont amplement illustrées par le fait qu’ils furent capables de gérer les chemins de fer et de reprendre le service avec un minimum de retard; que tous les transports publics de Barcelone et dans les faubourgs furent réorganisés sous le contrôle des travailleurs et qu’ils fonctionnèrent avec une plus grande efficacité qu’avant; que, sous le contrôle des travailleurs,  les services publics, comme le téléphone, le gaz et l’électricité, fonctionnèrent normalement dans les 48 heures qui suivirent la déconfiture du général Goded dans sa tentative de révolte *; que la collectivité des boulangers de Barcelone assura, jusqu’à ce qu’il y ait de la farine (et Barcelone avait besoin en moyenne de 3 000 sacs par jour), que la population aurait du pain. Et à cette liste, on pourrait ajouter des exemples comme les services sanitaires qui collaborèrent dans toute l’Espagne a l’œuvre des syndicats; les écoles instituées, par les syndicalistes dans les villes et les villages, afin de détruire le vieux fléau de l’analphabétisme (47 % de la population totale), les mesures radicales prises pour résoudre les problèmes des vieux et des malades **. Le peuple espagnol donnait la preuve concrète d’être non seulement en mesure d’assumer des responsabilités, mais d’ouvrir une vision de la société plus humaine, plus juste, plus noble que toute autre concue ou projetée où que ce soit par les politiciens et les gouvernants.

* «5 août 1936... à bien des égards, la vie (à Barcelone) était beaucoup moins troublée que ce que je croyais à la suite de la lecture des comptes rendus des journaux étrangers. Les tramways et les autobus marchaient, l’eau et l’électricité fonctionnaient...» (Franz Borkehau, «The Spanish Cokpit», Londres, 1937).

* Voir Leval, ouvrage cité.


 

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