«Les peuples faibles ont des
gouvernements forts.»
(Solidaridad Obrera.)
Des
révolutions sans révolutionnaires.― L’Espagnol n’est pas citoyen; il contemple
les luttes politiques comme il suit les courses à la Plaza de toros. Au
dernier siècle, il a subi une quinzaine de révolutions et dix Constitutions,
sans que son attitude à l’égard de son Etat ait évolué. Lorsque le peuple,
conduit par des prêtres, se souleva contre l’occupation française, le 2 mai
1808, les Cortes libérales lui donnèrent une Constitution très avancée,
mais s’avérèrent incapables de forger une armée nationale. De même, les
mouvements fédéralistes, républicains et anarchistes de 1868 et de 1873 se
contentèrent de déclarer aboli l’ancien Etat, sans penser à organiser la
Nation libérée; pendant que les fédéralistes se consument en querelles de préséance,
que les anarchistes réalisent la journée de huit heures et l’impôt
progressif, et que républicains et ouvriers s’entretuent, les Communes
libres tombent en proie à un général qui rétablit l’ancien ordre sans
que le peuple y réagisse.
De
même, en 1917, lorsque toute l’Espagne est prête à embrasser la démocratie
le roi parvint à abattre les ouvriers d’abord, puis à immobiliser les fédéralistes
bourgeois et à attirer les officiers libéraux vers la monarchie.
En
1922, le prestige de la monarchie étant ébranlé, un souffle eût suffi pour
la faire disparaître. Or, la nation ne possédait pas d’organismes démocratiques
capable de l’unir. Un coup d’Etat facile sauva le roi et établit la
dictature.
Primo
de Rivera fit de son mieux pour moderniser le pays. Cependant, son programme de
travaux publics irritait les classes mêmes qui devaient en profiter; les ébauches
d’un droit du travail restaient lettre morte et augmentèrent les troubles
sociaux au lieu de les apaiser.
L’armée
qui l’avait porté au pouvoir se moquait de lui. Sanchez Guerra, monarchiste
vieux-style, insurgé fut acquitté par un tribunal militaire; deux officiers
qui se soulevèrent à Jaca et qui furent fusillés sur place devinrent aussitôt
des héros nationaux; pour soumettre des ouvriers en grève, on fit appel à la
Légion étrangère, l’armée elle-même était censée insoumise.
Mais
l’agitation du peuple, loin d’appeler à l’action ceux qui se disaient républicains,
les effrayait plutôt. Un des insurgés de Jaca répond au tribunal qui lui
demande de nommer ses complices: «Vous-mêmes, lâches!» En effet, les chefs
monarchistes, républicains et socialistes, conjurés à Saint-Sébastien contre
la dictature, se dérobent au moment où les anarchistes appellent les ouvriers
à la révolution. Beaucoup de sang coule encore, à la fin de l’année 1930,
inutilement hélas! avant que la monarchie s’écroule, en avril 1931.
La
«Belle» Révolution.―
Les élections municipales, à la suite desquelles le roit partit, furent «faites»
par les caciques monarchistes; le chef de la police madrilène, le général
Sanjurjo, refusa l’obéissance au roi; le conservateur Sanchez Guerra déclina
de former un gouvernement; le comte de Romanones refusa d’accompagner au-delà
de la frontière le roi, son ami; le peuple s’embrassait dans les rues. Toutes
les classes semblaient unies; l’ancien régime se félicitait d’avoir une république;
c’était la monarchie sans le monarque: le catholique Alcalà Zamora, ancien
ministre du roi, forma le cabinet dans lequel il retint comme ministre de
l’Intérieur Miguel Maura, fils de ce ministre qui avait fait fusiller
Francisco Ferrer: Sanjurjo gardait le commandement de la Guardia Civil,
ce corps policier qui avait brutalisé les ouvriers et paysans à maintes
occasions.
Mais
de l’autre côté, les Catalans et les Basques réclamaient des Statuts
d’auto-administration; les paysans demandaient des terres; les intellectuels
s’appliquaient à en finir une fois pour toutes avec la domination de
l’Eglise et avec l’analphabétisme. Comment la République allait-elle
satisfaire à toutes ces revendications, alors que tous les anciens pouvoirs
publics et économiques subsistaient et qu’il n’y avait nulle part de véritables
organes de la démocratie issus du peuple?
Une
république laide.―
Encouragés par les promesses que leur fit Azana, les paysans s’apprêtent à
occuper des champs déserts; forts du pacte de Saint-Sébastien, les Catalans élaborent
un Statut d’autonomie; confiants en la justice républicaine, les ouvriers déclenchent
un mouvement revendicatif. Maura fait chasser les paysans, fait bombarder une
maison de syndicat et refuse de traiter avec les fédéralistes. Il prépare une
Loi pour la défense de la République qui mettra tout le pouvoir entre
les mains du ministre de l’Intérieur. Une vague de grèves l’oblige à démissionner,
mais sa loi est adoptée par les Cortes Constituantes.
La
République veut être laïque, et l’on vote la séparation de l’Etat
d’avec l’Eglise; sur cette question, Alcalà Zamora démissionne ―
pour être porté à la présidence de la République. Les places des démissionnaires
sont prises par MM. Azana et Cesares Quiroga qui, pour une deuxième fois,
seront à la tête de l’Etat, le 18 juillet 1936. En résumant l’activité
politique de cette équipe de Gauche, on constatera qu’elle a exaspéré les
Droites par des coups d’épingle et par des discours extrémistes et qu’elle
s’est aliéné les Gauches par une politique incapable d’en finir avec «cette
abominable bureaucratie politico-financière, base du régime monarchiste» que
les économistes de la Revista Nacional de Economia ne se lassaient pas
de dénoncer.
La
Constitution «chimiquement pure de gauche» de 1931 est pleine de
promesses, mais elle ne fut en vigueur que quelques mois. Bientôt, on la remplaça
par l’état d’exception. Les Cortès laissaient traîner la ratification du
Statut catalan; la loi de réforme agraire ne fut pas votée. Le droit à la
libre association fut tourné en faveur d’un syndicat particulier ―
l’UGT en l’occurrence ―, les catholiques, entre autres, se plaignaient
de ne pas en jouir. La question religieuse fut traitée d’une manière
infantile: l’expropriation des Jésuites et la suppression du budget du Culte
suscitèrent l’indignation des pratiquants, mais les richesses des Jésuites
furent acquises par d’autres congrégations et il ne fut nullement touché au
pouvoir réel du clergé.
Le
premier soulèvement militaire.― Au milieu des troubles sociaux, de l’inquiétude
économique et du désillusionnement général, le gouvernement devait se créer
une force armée à son image. Or, l’armée existante était une caste ni républicaine
ni monarchiste, mais toujours prête à intervenir dans la politique. A la Conférence
du Désarmement, le délégué espagnol Madariaga a dit:
«Cette
armée est plutôt une machine bureaucratique qui est surtout destinée à
donner une situation honorable à des généraux et à des officiers et sert
pour une faible part à la guerre. Comme instrument de la politique intérieure,
elle a plus d’importance que comme instrument de guerre.»
République
qui leur administrait des balles au lieu de pain. A Casas Viejas, une véritable
bataille se livra entre syndicalistes et soldats; la répression fut sévère,
Companys, le chef catalan, constatera plus tard;
«Les
républicains n’ont pas réalisé, au pouvoir, l’indispensable œuvre
transformatrice que le peuple attendait d’eux. Nous ne parlons pas du premier
gouvernement puisque celui-ci fut constitué dans de prétendus comités révolutionnaires,
composés de conservateurs... La dernière erreur fut consommée après les élections
de février; les militaires et la bureaucratie, toujours traîtres, furent laissés
à leurs postes.»
En
décembre 1933, les élections donnèrent la victoire aux Droites, parce que les
syndicalistes ― qui commençaient à se compter par millions et faisaient
l’objet d’une rude répression ― ne prirent pas part au vote.
D’autre part, les Droites avaient trouvé un instrument politique dans le
parti catholique de la CEDA (Confédération espagnole des droits autonomes).
Les
Droites au pouvoir ne pouvaient pas gouverner non plus; elles ne savaient
s’entendre ni sur les compromis à faire entre elles, ni sur les concessions
à faire à l’opposition, les hoberaux s’opposant à toute réforme agraire,
les radicaux à toute réforme administrative. Si les Gauches avaient réussi à
s’aliéner les ouvriers, les Droites réussirent à s’aliéner les
bourgeois. Le 12 août 1934, les Basques élirent leurs conseils municipaux. Le
Tribunal des garanties constitutionnelles déclara nulle cette élection et
imposa aux Basques des «délégations provinciales» investies du pouvoir
administratif ― «Dès ce moment, la révolution existait à l’état
latent; un peu partout, la police découvrit des armes.»
Du
fait de l’activité vigilante des syndicats ouvriers, le Président n’osait
pas livrer les postes de commande à Gil Robles, leader de la plus forte
fraction parlementaire. En 1909, Pablo Iglesias, le père du socialisme
espagnol, avait annoncé au ministre Maura: «Les ouvriers sont résolus à
ne pas subir le sort des ouvriers allemands.»
Les
gouvernements se succédaient, et plus cela changeait plus c’était la même
chose. L’effervescence sociale et la pauvreté des idées réactionnaires
rendirent stériles les années de gouvernement de droite. Le régime
d’exception était devenu à peu près la règle ordinaire.
UHP*.― Unissez-vous, frères
prolétaires! Sous ce cri de guerre, les ouvriers s’arment pour combattre la réaction.
Les socialistes.
* Union de Hermanos Proletarios. Voir chapitre. VII.
En
effet, il y avait pour six soldats un officier qui vivait dans une complète
oisiveté. Une réforme s’imposait. Azana proposa de mettre à la
retraite, moyennant indemnité, nombre d’officiers. Cela ne suffit pas pour
transformer l’armée en un instrument de la République. Encore y avait-il la Guardia
Civil, organe mercenaire de la réaction. Cédant aux demandes populaires,
Azana créa une seconde force policière, les Guardias de Assalto qui
devaient se recruter parmi les adhérents des syndicats et des partis de gauche
― un ersatz de milice républicaine.
Cette
demi-réforme suffit à provoquer le soulèvement de Sanjurjo à Séville, le 10
août 1932. Vaincu à l’aide d’une grève générale, Sansurjo fut condamné
à mort, gracié par le président Zamora, libéré ensuite par un gouvernement
de droite.
Cette
tentative manquée avait pourtant une triple répercussion: d’un côté le
gouvernement renonça désormais à toute réforme administrative et assista
inactif à la formation de nouveaux cadres antirépublicains; de l’autre, le rôle
que les ouvriers avaient joué dans la suppression de la révolte leur donna le
droit et la force de pousser plus loin leurs revendications. C’est ainsi que
la loi de réforme agraire fut votée et des terres furent mises à la
disposition des colons; les senoritos impliqués dans le complot furent
expropriés, un Statut catalan ― bien qu’incomplet ― fut voté et
l’UGT obtint les conventions collectives et l’arbitrage obligatoire.
Du
côté réactionnaire, le soulèvement donna naissance à une puissante
organisation, l’Union militaire espagnole (UME); la
Junte de défense militaire avait dominé la monarchie, sa cadette
devint la plus grande force dans la République.
La
décadence de la République.― La République se décomposait rapidement en Don
Quichotte et Sancho Pança; tandis que les Cortes votaient encore des lois énonçant
des principes idéalistes, les moulins réalistes du capitalisme dissociaient la
société. Le coût de la vie allait augmentant et annihilait le relèvement des
salaires conquis en 1931; 10% des ouvriers chômaient; plus de mille grèves se
déclarèrent, affectant un million d’ouvriers; l’arbitrage obligatoire fut
saboté des deux côtés; les grands travaux préconisés par Prieto ne furent
pas mis en chantier; pendant quatre années, on n’arrivait pas à établir un
budget régulier; l’émission de capitaux tomba de 2 milliards (en 1928) à 50
millions en 1933; la révolution avait abouti à un fracaso économique.
Les classes moyennes se tournèrent vers la droite. Gil Robles, chaperonné par
le toutpuissant éditeur du journal El Debate, leur prêchait le nouvel
évangile du fascisme. Les classes laborieuses se désintéressèrent de la
n’ayant pas pris part aux élections, ils ne reconnaissent pas le gouvernement
qui en est issu. Ils croient que le temps est venu où seule la révolution peut
résoudre la crise de l’Etat. Une première tentative est faite à Saragosse
avec un but bien défini:
«Les
ouvriers occuperont les usines et prendront possession des moyens de production
qu’ils mettront sous le contrôle des comités d’usine... Les comités
distribueront les produits et assureront le ravitaillement de la population; ils
surveilleront les banques.»
Après
cinq jours le mouvement est écrasé, que ce soit par manque d’organisation ou
du fait que les socialistes n’ont pas bougé. La défaite ne décourage pas
les anarchistes, et de la Catalogne, un grand mouvement vers l’unité se répand:
l’Alliance ouvrière, issue d’un stratagème de propagande pour attirer les
ouvriers vers l’UGT, devient bientôt une arme formidable du prolétariat. Les
Alliances réussirent à forger un bloc de toutes les organisations de classes
laborieuses en dehors du PC et de la CNT si fort que ces dernières se virent
obligées d’y adhérer. Ce fut la première ébauche et l’épine dorsale du
futur Front populaire.
Gil
Robles, au lieu d’apaiser le conflit, l’attise en annonçant une dictature
de classe:
«Laissez-nous
élever les murs de notre cité, en dehors de laquelle nous devrons les mettre.»
Ses
ligues paradent dans les quartiers ouvriers; la police ferme les maisons du
peuple et les Ateneos, elle arrête des centaines de militants ouvriers, des
pistoleros menacent la vie des chefs syndiqués. Caballero prépare un
contre-coup d’Etat. La grève générale est déclarée à Madrid.
Enfin,
le 4 octobre 1934, la CEDA accède au pouvoir; bien qu’encadrée par des
radicaux vieux style espagnol, la nomination d’un ministre qui ne veut pas
prêter serment à la Constitution équivaut à un coup d’Etat; les
ouvriers relèvent le défi. Le signal est donné par la Catalogne où une
insurrection confuse et bouffonne est montée par deux officiers: Badia, préfet
de police, et Dencas, directeur au ministère. En même temps, les métayers
catalans sont aux prises avec l’administration madrilène sur la question de
leurs baux*. Le Catalan moyen se dresse contre l’arbitraire de la capitale.
Les anarchistes, invités à rejoindre le mouvement, demandent la libération de
leurs camarades détenus dans la prison de la Generalidad, condition qui
est rejetée; sur quoi les anarchistes se mettent à forcer les portes des
prisons et à ouvrir leurs maisons syndicales mises sous scellés par Dencas
depuis dix moix. Les Alliances ouvrières déclarent la grève générale,
tandis que des ouvriers anarchistes refusent de «débrayer sur la demande de la
police». En face de l’effervescence ouvrière, Dencas et Badia abandonnent la
lutte... pour se ruer sur les ouvriers. La farce se termine par la fuite de
Dencas chez... Mussolini, et par la condamnation à tort, commuée en prison à
perpétuité, de Companys, celui-ci ayant, à sa manière chevaleresque, assumé
toutes les responsabilités.
Aux
Asturies, c’est une véritable révolution du prolétariat; toute la région
est aux mains des mineurs; Oviedo est conquise après une lutte acharnée. A la
Banque d’Espagne, on saisit 15 millions de pesètes pour ravitailler
l’insurrection. Les marins conquièrent Gijon; les paysans, accourrant à
l’aide, se racontent que le Christ rouge est descendu sur terre pour
lutter aux côtés du peuple.
Un
Comité des Alliances ouvrières dirige tout le mouvement, surveille les opérations
militaires, organise la production de guerre, administre les usines et procède
à la distribution, de vêtements et de vivres; il est composé de quatre
socialistes, deux communistes, deux anarchistes et un représentant du Bloc
ouvrier et paysan, tous des ouvriers inconnus jusqu’alors. Voici son décret
révolutionnaire, copié et appliqué par les comités locaux qui se forment
spontanément:
«...2.
Tout homme capable de combattre s’inscrira dans les bureaux de recrutement. 3.
Interdiction absolue de tout acte de pillage; tout individu pris sur le fait
sera passé par les armes. 4. Tout individu possesseur d’armes se présentera
au Comité; les contrevenants seront jugés selon la loi martiale. 5. Seront
considérés comme ennemis de la révolution ceux qui possèdent des objets de
valeur issus de pillage. 6. Tous stocks de vivres et de vêtements sont confisqués.
7. Les dirigeants des organisations ouvrières doivent se présenter immédiatement
au Comité pour normaliser la production, la consommation et la distribution. 8
Les membres des organisations ouvrières forment une milice qui doit veiller à
l’ordre, Article additionnel: il est interdit d’utiliser le fusil contre
l’aviation, tant que le Comité ne l’aura pas ordonné.»
Le
général Ochoa, qui a dirigé la répression, a reconnu que les mineurs n’ont
commis aucun crime de droit commun.
Et
voici le témoignage d’un catholique français, qui fut prisonnier de ces révolutionnaires,
cité par Mendizabal:
«Dans
le rude mineur fanatisé par la propagande révolutionnaire nous avons rencontré
une noblesse de coeur, une attitude chevaleresque et une considération de la
femme qu’il était difficile de soupçonner derrière la cocarde rouge. Ces
hommes se lançaient au milieu des balles à l’assaut d’une confiserie dès
qu’ils apprirent que nous n’avions pas mangé depuis longtemps.»
La
répression est terrible; le gouvernement, peu sûr de sa police, a recours à
la Légion étrangère et aux Maures. Ceux-ci ne pouvant pas en venir à bout,
le général Ochoa propose un armistice aux mineurs. Le Comité, voyant qu’il
est resté isolé dans le pays, convient de dissoudre l’armée rouge à
condition que les troupes se retirent. Jamais classe dirigeante n’a tenu
pareille promesse. C’est la boucherie, Voici le témoignage d’une députée
radicale, Mme Campoamor:
«On
tourmente les accusés; on fusille sans jugement; on ferme les yeux devant la
persécution et les atrocités commises par les agents de l’autorité. Trois
seules exécutions officielles ― grande clémence ¡Mais des milliers de
prisonniers, des centaines de morts, de torturés, d’estropiés ― exécrable
cruauté.»
Mais
Gil Robles a gagné une victoire à la Pyrrhus; il a rendu l’Espagne
ingouvernable. Désormais, le gouvernement est immobilisé; il n’accomplira ni
le démarrage économique, ni le redressement politique, ni le coup d’Etat.
Toutes
les sympathies se tournent maintenant vers ceux qui ont lutté pour la liberté:
les 35 000 prisonniers. Devant les signes d’un tournant dans l’opinion
publique, le gouvernement incapable agonise.
Le
Front populaire.―
La question de l’amnistie groupait tout le peuple démocratique autour des
Alliances; il s’agissait de reconquérir les libertés républicaines.
Un grand mouvement démocratique surgit, cimenté par le nouveau mythe Azana
d’une part, par une inlassable activité de grèves et d’actions directes de
la classe ouvrière d’autre part. Azana définit la nouvelle idéologie:
organiser la liberté, faire fonctionner l’administration démocratique,
appliquer intégralement la
Constitution et les lois de réforme votées en 1932. Notre expérience nous
a montré que l’avènement de la République n’était qu’un premier pas.
Pour la première fois, les communistes collaborent avec les républicains et
prennent une part active dans la formation de la nouvelle coalition; pour la
première fois, les anarchistes abandonnent leur abstentionnisme
antiparlementaire, dans l’intérêt de leurs camarades emprisonnés. Car l’amnistie
figure sur le programme électoral. Ce document, signé le 16 janvier 1936 par
les communistes, les socialistes, l’UGT, les Jeunesses socialistes, le POUM,
l’Union républicaine, la Gauche républicaine et l’anarchiste dissident
Pestana, fut le premier manifeste de la coalition du Front populaire.
En
matière sociale, ce pacte préconisait la réintégration dans leurs postes des
ouvriers et fonctionnaires victimes de la réaction, et le rétablissement des
salaires de 1932. Le programme économique, par contre, paraît modeste: il fut
expressément convenu que la Banque d’Espagne ne serait pas nationalisée et
que la réforme agraire serait réalisée sans porter préjudice au principe de
la propriété privée, D’ailleurs, il était convenu qu’en cas de succès
les partis ouvriers ne participeraient pas au gouvernement. La promesse
d’amnistie, cependant, équivalait à une légalisation de l’insurrection
d’octobre.
Les
Droites, méconnaissant le caractère foncièrement démocratique du mouvement,
le combattirent comme «marxiste». Elles lui opposèrent un antimarxisme
farouche et turbulent. Le Centre fut écrasé entre ces deux extrêmes; les
contradictions sociales en étaient à un point où la masse des intermédiaires
n’avait plus voix au chapitre; bientôt elle allait être rudement bousculée
dans des alliances qu’elle n’a pas voulues.
Ce
fut une surprise:
Les
élections, «faites» par le président en faveur du Centre donnèrent la
victoire à la liste du Front populaire qui réunit 47% des suffrages; avec les
voix basques et les quelques radicaux qui accoururent au secours de la victoire,
les Gauches représentaient plus que la moitié des électeurs, ce qui leur
permit d’enlever 60% des sièges, surtout dans les régions industrielles, Gil
Robles déclara, dans El Debate: «Le résultat des élections est une
révolution»; et s’en alla proposer à M. Valladeres, président du
Conseil, un coup d’Etat.
La
révolution.―
Le lendemain des élections, les masses interprètent leur victoire: se moquant
des règles du jeu parlementaire, elles n’attendent pas la formation d’un
cabinet pour libérer les prisonniers; les anciennes Cortès se voient obligées
d’entériner l’amnistie.
Les
paysans ne paient plus de rente. A Badajoz et en Andalousie, des ouvriers
occupent les champs. L’Institut de réforme agraire fait bonne mine et légalise
la colonisation. Les cheminots se mettent en grève pour demander la
nationalisation des chemins de fer; les maçons madrilènes demandent le contrôle
ouvrier; les mineurs d’Oviedo revendiquent la réintégration d’un
gouverneur libéral destitué; plus tard, ils demanderont la démission de deux
ministres.
Des
milices ouvrières assurent assurent l’ordre à Oviedo. Les Catalans rétablissent
leur Statut ― intégral cette fois ―, Companys fait une entrée
triomphale à Barcelone; les Basques déposent aux Cortès le projet d’un Statut
autonome. Cette révolution populaire et démocratique, poussée en avant par la
victoire électorale, mais point sujette à la politique du Front populaire,
sera-t-elle un retour au 14 avril 1931 ou aboutira-t-elle à l’abolition définitive
du caciquisme?
Les
leviers de commande, bien entendu, sont toujours aux mains de Quiroga et Azana;
les socialistes et communistes, se contentant d’épauler le cabinet, n’en
font pas partie. Le gouvernement a tout lieu de croire qu’il dominera les
tendances révolutionnaires ― lorque des événements de la politique
internationale viennent bouleverser le tableau politique de l’Espagne.