On n’a pas
encore pu établir, semble-t-il, par des témoignages documentés si les journées
de mai firent partie d’un plan soigneusement préparé ou non. Dans son livre:
«Agent de Staline», le général Krivitsky soutient qu’il était au courant
de l’imminence des Journées de Mai. Des rapports qu’il envoya à Moscou,
nous extrayons:
«...Il était évident que le Guépéou complotait pour éliminer les éléments «incontrôlables» de Barcelone et assurer le contrôle pour le compte de Staline... Le fait est qu’en Catalogne la grande majorité des ouvriers étaient franchement antistalinien. Staline savait qu’un conflit était inévitable mais il savait aussi que les forces d’opposition étaient divisées et pouvaient être écrasées par une action énergique et rapide. Le Guépéou attisa les flammes et excita les syndicalistes, les anarchistes et les socialistes les, uns contre les autres.»
(p. 139)
Krivitsky
affirme aussi que Negrin avait déjà été choisi par Moscou comme successeur
de Caballero quelques mois plus tôt, et que les Journées de Mai avaient entre
autres buts, celui de provoquer une crise dans le gouvernement Caballero, et de
contraindre le «Lenine espagnol» à démissionner. Tout cela peut être vrai,
mais aucune preuve évidente n’est apportée par exemple par Peirats *
qui appuie cette thèse mais en se limitant à de longues citations de
Krivitsky. Si l’attaque du Central téléphonique devait être le signal, pour
les communistes et leurs alliés, de la tentative de liquider par les armes le
mouvement révolutionnaire de Barcelone, il semble alors qu’elle ait été une
faillite sans espoir. Rodriguez Salas et ses hommes arrivèrent à 15 heures le
3 mai. L’attaque fut stoppée et, selon Peirats:
* Peirats, II.
«...le cri
d’alarme des assiégés fut entendu par les confédéraux des faubourgs et
leur intervention énergique fut le début de la lutte sanglante dans les forts
et sur les barricades».
(Peirats,
II, 191.)
Souchy
*,
dans sa relation détaillée de la lutte observe que des tractations furent
commencées entre la CNT et le Gouvernement et durèrent jusqu’à 6 heures du
matin le 4 mai. Il ajoute:
*
Augustin
Souchy «The Tragic Week in May», édition anglaise (Barcelone 1937), page 11.
«Le matin,
les ouvriers commencèrent à construire des barricades dans les quartiers extérieurs
de la ville. Il n’y eut pas de combat la première nuit, mais la tension
générale
montait.»
La bataille
commença quand le Palais de Justice fut occupé par la police, et même alors
les pourparlers continuaient entre le Comité Régional de la CNT et le
Gouvernement.
Le
Gouvernement refusa de recevoir les requêtes de la CNT de retirer la police et
de démettre Salas et Ayguadè et ne voulait pas négocier avant que les rues ne
fussent dégagées par les ouvriers. Ce fut sans doutè un moment critique pour
Companys et ses politiciens. En se mettant d’accord avec les ouvriers révolutionnaires,
ils auraient admis que leur pouvoir, au moment opportun, se révélait fondé
sur un mythe et que les ouvriers armés étaient aussi forts, et le gouvernement
aussi faible que le 19 juillet. Cela aurait signifié que tous ces mois
d’intrigues, de jeux de main politiques, de manœuvres pouvaient être détruits
en un jour. Il n’y avait qu’une voie pour le Gouvernement: aucun compromis
avec les ouvriers révolutionnaires.
On évita
d’«abattre les cartes» et on s’assura le succès gouvernemental avec la
collaboration des chefs des organisations des travailleurs dont le rôle dans
toute la lutte fut de caractère conciliateur. Quand le Gouvernement eut refusé
les pourparlers, ces chefs s’adressèrent aux travailleurs pour les amener à
déposer les armes, en faisant usage du jargon politique qui ne leur était que
trop familier: «qu’auraient pensé les camarades du front», ou bien «ces événements
ne faisaient qu’aideir Franco», etc... Pendant ce temps, le Gouvernement démissionnait
et il en fut formé un, provisoire, composé d’un membre de chaque parti et de
chaque organisation précédemment représentée (de cette façon il fut
possible d’éliminer Salas et Ayguadè en sauvant la face). A cette époque
une délégation composée du Secrétaire du Comité National de la CNT, Mariano
Vazquez, et du Ministre de la Justice «anarchiste», Garcia Oliver, était
arrivée de Valence. Le Ministre de la Santé «anarchiste», Federica Montseny,
se joignait à eux. De Valence aussi arrivèrent des membres du Comité Exécutif
de l’UGT. Leurs efforts tendaient à la pacification à tout prix, au moins en
ce qui concerne les chefs de la CNT. Et cette position n’était certainement
pas fondée sur une infériorité aux barricades. Selon Souchy, des comptes
rendus de tous les partis de Barcelone et des provinces catalanes attestaient le
deuxième jour que:
«l’énorme
majorité de la population était avec la CNT et de grandes parties des villes
et des villages étaient entre les mains de nos organisations. Il aurait été
facile d’attaquer le centre de la ville si le Comité responsable l’avait
décidé. Celui-ci aurait, dû s’adresser aux comités de défense des zones
plus éloignées. Mais le Comité Régional de
la CNT s’y opposait. Toutes les propositions d’attaque furent repoussées
(p. 17)
La thèse
des porte-parole de la CNT-FAI était que les ennemis des travailleurs révolutionnaires
avaient voulu cette lutte comme prétexte pour les liquider et donc qu’il ne
fallait pas se prêter au jeu de l’ennemi. D’autre part, de nombreux
militants pensaient que la CNT-FAI avait fait trop longtemps le jeu du
Gouvernement aux dépens de la révolution sociale et de la lutte contre Franco
et que maintenant Barcelone «découvrait ses cartes». Souchy — qui, prit
position pour les «chefs» —
admit dans sa relation que:
«à un autre moment, cet assaut du Central téléphonique n’aurait peut-être pas eu de telles conséquences. Mais l’accumulation des conflits politiques durant ces derniers mois avait rendu l’atmosphère très tendue. Il étail impossible de contenir l’indignation des masses» (souligné par nous).
(p. 17)
Peirats
rapporte aussi que les travailleurs de la CNT ne pouvaient se résigner à
suivre les recommandations souvent répétées des chefs, «d’armistice», de
«sérénité», de «cessez-le-feu».
«Leur mécontentement
augmentait. Une partie importante de l’opinion publique commença à exprimer
son opposition à l’attitude des Comités. A la tête de ce courant extrémiste
se trouvait le groupement appelé «les amis de Durruti». Ce groupement s’était
formé sur la base d’éléments hostiles à la militarisation, dont beaucoup
avaient abandonné les unités de l’Armée Populaire, récemment formée, lors
de la dissolution des milices volontaires.»
(Peirats, II, 196.)
Leur organe
«El Amigo del Pueblo» mena une campagne contre les ministres et les Comités
de la CNT et souhaitait la continuation de la lutte révolutionnaire commencée
le 19 juillet 1936. Les Comités Confédéraux condamnèrent immédiatement «les
amis de Durruti». «Malgré cela, ils ne disparurent pas», commente Peirats,
plutôt mystérieusement. Il est très regrettable qu’à cet «important
secteur de l’opinion générale» l’historien de la CNT ne consacre que 18
lignes. Suivant un écrivain trotskyste:
«Le Comité Régional de la CNT dénonça dans toute la presse — stalinienne et bourgeoise incluses — les amis de Durruti comme agents provocateurs 37.»
Tout comme
la défense de Barcelone en juillet 1936 fut un mouvement spontané des
travailleurs, de même en mai 1937 la décision de rester sur le qui-vive contre
de possibles attaques vint encore une fois de la base. Comme nous l’avons déjà
vu, en juillet les dirigeants se préoccupaient de contenir le mouvement. Ils
avaient peur que la fougue, qui avait bousculée les troupes de Franco, poussât
la révolution sociale au delà de leur contrôle. Et les politiciens ne manquèrent
pas de profiter de cette attitude des dirigeants de la CNT. Quelle plus grande
condamnation de ces dirigeants que cette réponse donnée par Companys à un
journaliste étranger qui avait prédit, en avril 1937, que l’assassinat de
Antonio Martin, anarchiste de Puigcerda et de trois de ses camarades, amènerait
une révolte:
*
En français
dans le texte, N. d. T.
«(Companys)
rit dédaigneusement et dit que les anarchistes auraient capitulé, comme
toujours.»
(Lister Vak, in The New Statesmen and Nation,
15 mai 1937.)
Il avait
raison s’il parlait des chefs qui, durant ce même mois, avaient permis la
solution de la crise de la Généralité.
«en se
montrant très peinés ils renoncèrent aux revendications antérieures, modifièrent
les aspirations du prolétariat, en soulignant la nécessité de la guerre
contre le fascisme, et ils le firent pour concentrer leurs forces dans la période
qui aurait suivi la défaite des fascistes».
(Souchy.)
Il ne faut
donc pas s’étonner de l’insuccès de Vazquez et de Garcia Oliver dans leur
tentative pour convaincre les travailleurs d’abandonner les barricades
(l’appel à la radio de Garcia Oliver a été justement qualifié de «chef-d’œuvre
oratoire qui arrachait les larmes, mais pas l’obéissance»). Federica
Montseny fut inviée par le Gouvernement de Valence à prouver ses capacités
oratoires sur les «incontrôlables» travailleurs de Barcelone. Elle arriva au
moment où le Gouvernement central avait retiré les troupes des fronts pour les
envoyer à Barcelone. Mais avant de quitter Valence, elle obtint l’assurance
du Gouvernement que:
«ces forces ne seraient pas envoyées avant que le Ministre de la Santé ne l’eût jugé opportun».
(Peirats,
II, 200.)
Il est
possible que Federica Montseny n’ait eu aucune intention de réclamer des
troupes à Barcelone pour maîtriser les batailles de rues, mais cela ne
minimise en rien le sens de sa déclaration publique, et c’est un nouvel
exemple du sentiment d’orgueil et de puissance créatrice chez les soi-disant
ministres anarchistes.
Autant
qu’on en puisse juger, l’intervention des membres influents de la CNT-FAI
eut pour effet de créer la confusion dans les rangs des travailleurs et
d’obliger ceux de la CNT à faire toutes les concessions. Ainsi, le jeudi 6
mai, pour montrer leur «volonté de rétablir la paix», les travailleurs de la
CNT consentirent à quitter le Central téléphonique. Les autorités promirent
de retirer au même moment les gardes d’assaut. Mais, au contraire, ils occupèrent
tout le bâtiment, mettant des membres de l’UGT à la place des travailleurs
de la CNT. Souchy écrit:
«Les membres de la CNT virent qu’ils avaient été trahis et informèrent immédiatement le Comité Régional qui intervint auprès du Gouvernement. Il exigea que la police fût retirée. Mais la Généralité répondit alors «le fait accompli ne peut être annulè.»
(p.
22)
Et Souchy
continue:
«Cet accord non respecté suscita une grande indignation parmi les travailleurs de la CNT. Si les travailleurs des zones plus éloignées avaient été immédiatement informés du développement de la situation, ils auraient certainement insisté pour adopter d’autres mesures et retourner à l’attaque. Mais quand la question fut discutée plus tard, le point de vue modéré prévalut» (souligné par nous).
(p. 22)
Une fois de
plus les travailleurs furent tenus à l’écart et les décisions furent prises
dans les hautes sphères. Et suivant les paroles de la Généralité «le fait
accompli ne peut être annulé». Une fois de plus les travailleurs avaient été
trahis.
Ce compromis
ne mit pas fin au combat. Le seul résultat fut de rendre leur tâche plus
difficile parce que, ayant perdu le Central téléphonique, leurs moyens de
communication se limitaient alors à une station radio à ondes courtes située
dans le quartier général de la CNT-FAI dont on ne pouvait attendre que des
ordres de retour au travail et de capitulation.
Quand le
vendredi 7 mai, sauf quelques escarmouches épisodiques, le combat fut terminé,
le Gouvernement se sentit assez fort pour ignorer toutes les demandes faites par
les travailleurs. De Valence étaient arrivées des troupes de plusieurs
milliers d’hommes et, avec elles, le contrôle des unités combattantes et des
forces de l’ordre en Catalogne passa dans les mains du Gouvernement Central.
Les otages pris par le gouvernement durant le combat ne furent pas relâchés,
malgré les solennelles promesses faites *. En réalité aprés la fin de
la lutte, beaucoup de ceux qui avaient été arrêtés furent exécutés. On
imposa une censure rigide de la presse et de nombreux décrets-lois qui avaient
provoqué la crise d’avril furent
mis à execution. La bourgeoisie avait obtenu une grande victoire: la révolution
sociale avait subi un échec décisif.
*
Selon «Solidaridad
Obrera», 11 mal 1937: «Dans les cachots de la Préfecture de police il y a
environ trois cents camarades qui doivent être immédiatement mis en liberté.
Ils sont retenus depuis six jours, et personne ne les a encore interrogés...»
(Peirats, II, 207.)
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