Depuis
ses débuts, la CNT a toujours eu ses politiciens, ses démagogues politiques et
ses crises «idéologiques» internes. Il n’y a pas de doute que
tout cela a gêné la Confédération, mais pas dans 1a mesure où en
aurait souffert toute autre organisation différente de la CNT. En fait, la
grandeur de la CNT est dans ses militants de base. Encore que l’organisation
ne réussisse pas à empêcher des chefs politiques de surgir de ses rangs, elle
a toujours conservé un esprit d’indépendance né de sa structure décentralisée,
et un esprit révolutionnaire qui a résisté efficacement aux efforts des réformateurs
et des politiciens de ses rangs. Les crises «internes» dans un mouvement révolutionnaire
ne sont pas nécessairement mauvaises. Tout mouvement, et spécialement un
mouvement de masse qui n’est pas fossilisé, doit continuellement soumettre à
la discussion ses idées et sa tactique. Un mouvement où il y a toujours
unanimité n’a généralement que des moutons et des bergers. Non que la CNT
n’ait pas eu ses aspirants bergers, surtout après le 19 juillet 1936, mais
tout en faisant beaucoup de mal à la cause révolutionnaire et à la lutte
contre Franco (vu les circonstances particulières où se trouvait l’Espagne),
ils ne réussirent jamais à transformer les membres militants de la CNT en
moutons.
Comme l’a raconté un observateur direct des événements espagnols :
«Un orateur pouvait arracher au plénum une décision de collaboration ; mais, revenus à eux-mêmes, tous nos camarades retournaient à leurs convictions profondes et continuaient l’œuvre révolutionnaire. Ces hommes étaient tout aussi capables de prendre les armes que d’administrer une collectivité, de travailler la terre, de manier le marteau ou de guider une assemblée locale ou syndicale avec des opinions justes sur les problèmes pratiques qu’ils avaient à résoudre.
«C’est
grâce à cette puissance et à l’activité concrète de la base du mouvement
libertaire espagnol — particulièrement de ceux des militants qui avaient
acquis, dans les syndicats de la CNT, une expérience faite de longues années
de lutte — que les organisations libertaires ont pu se développer malgré la
renaissance, ou plus exactement le renforcement de l’État et le développement
des partis politiques gouvernementaux
*.
»
*
Gaston Leval: Né Franco, né Stalin : le collettività anarchiche spagnole
nella lotta contre Franco e la reazione staliniana. Milan, 1952, p.
93-94.
Ailleurs,
le même écrivain, traitant de la participation de la CNT au Gouvernement
Caballero, observe que :
« ... la CNT décide d’accord avec la FAI, d’entrer au gouvernement, sur la base d’un habile chantage ébauché par Largo Caballero : renforcer la collaboration antifasciste des classes. Et certains délégués anarchistes, devenus ministres ou personnages officiels de diverses catégories, prirent leur tâche au sérieux : le poison du pouvoir fit un effet soudain.
«Mais ce qui fut sauvé fut la puissance du mouvement anarchiste espagnol. Il y avait des milliers et des milliers de militants aguerris, dans tous, ou presque tous, les villages d’Aragon, du Levant, et de l’Andalousie. Presque tous les militants de la CNT avaient une solide expérience de l’organisation pratique de leur métier ou de la vie d’un village et jouissaient d’un ascendant moral indiscutable. De plus, ils étaient doués d’un grand esprit d’initiative.
(P. 81)
L’abîme
qui existait entre les chefs et les rangs de la CNT-FAI peut s’expliquer
en deux citations, une de l’ouvrage de Leval, l’autre de celui de Peirats.
En tirant les conclusions de son étude des Collectivités Espagnoles, Leval
observe que les militants représentatifs, comme Federica Montseny :
«
n’ont joué aucun rôle dans l’œuvre que j’ai décrite dans ce livre. Dès le début, ils furent
absorbés par des tâches officielles qu’ils acceptèrent malgré leur
traditionnelle répugnance pour les fonctions gouvernementales. L’unité
antifasciste leur suggérait cette attitude. Il
fallait faire taire les principes, faire des concessions provisoires.
Cela
les
a empêché de continuer à jouer le rôle de guides. Ils restaient en marge de
cette grande entreprise reconstructive, dans laquelle le prolétariat trouvera
pour l’avenir des enseignements précieux »
(p. 307)
Peirats,
traitant de l’orientation politique de la CNT depuis le début de la lutte, se
réfère à la quasi complète unanimité des «militants influents» sur une
orientation de collaboration avec les politiciens, mais ajoute :
«qu’une grande partie des militants et l’immense majorité des membres de base de la Confédération ne prête attention durant de nombreux mois qu’aux problèmes que posaient la lutte sur les fronts: celui de dénicher les fascistes embusqués, celui de réaliser l’expropriation et d’organiser la nouvelle économie révolutionnaire ».
(Peirats,
I, 163.)
Le
lecteur ne peut faire moins que de remarquer dans cette citation la distinction
entre «militants influents», «militants», et membres de «base». Il est
possible qu’un mouvement de masse qui accepte tous les travailleurs dans ses
rangs, indépendamment de leur affiliation politique, bien que son objectif soit
le Communisme Libertaire, ait inévitablement recours, pour protéger ses
objectifs, à des manœuvres secrètes et à des décisions prises «sur un plan
supérieur», c’est-à-dire prises par des «militants» ou des «militants
influents». Tout en étant inévitable, cela doit évidemment provoquer un
ressentiment, soit parmi les militants, soit parmi les membres. Ce problème a
existé à la CNT depuis sa fondation et a eu pour conséquence plus d’une
crise interne. Et il ne peut y avoir de doute que beaucoup de décisions, de
tactiques adoptées par la CNT durant la lutte contre Franco, ne furent pas
discutées dans les syndicats et que des questions fondamentales furent même
trop souvent tranchées par des «militants influents» et acceptées comme fait
accompli par les délégués des plénums, sans être même discutées par les
membres des Syndicats.
L’abandon
du système traditionnel de la CNT de la prise de décisions fut justifié par
la nécessité d’agir dans la minimum de temps possible. Il y avait
des questions où une telle position
aurait pu être justifiée, mais sur les questions fondamentales de principe et
tactique révolutionnaire, il est inexcusable de n’avoir pas consulté les
Syndicats. Le fait que la CNTFAI n’ait pas participé aux Gouvernements de
Catalogne et de Madrid jusqu’à fin septembre et fin novembre respectivement,
c’est-à-dire plus de deux et trois mois après l’insurrection
de juillet, rend absurde le prétexte de manque de temps pour consulter
l’organisation avant la prise de décisions.
Dans cet intervalle plusieurs plénums locaux et régionaux s’étaient
tenus mais, pour autant que nous avons pu le contrôler, aucune discussion
n’eut lieu sur la question de la collaboration au gouvernement. Ce problème
fut l’objet de discussions seulement dans les «hautes sphères» de
l’organisation et quand enfin il fut décidé qu’il y aurait des Ministres
CNT dans le Gouvernement Caballero, la Confédération ne fut même pas consultée
pour le choix de ces représentants.
Dans
un discours prononcé par Federica Montseny, à Toulouse, en 1945 (rapporté par
le Bulletin Intérieur de la MLE-CNT en France, sept-oct. 1945), il
est dit :
«Par
accords intervenus entre L. Caballero et Horacio Prieto *,
ce dernier vint en Catalogne et expliqua la position prise dans les négociations
qui s’étaient conclues par la nomination de Juan Lopez, Peiro, Garcia
Oliver et moi-même comme membres du Gouvernement. Je refusais
d’accepter — Horacio, Prieto et Mariano Vasquez insistèrent. Je demandais
24 heures pour réfléchir. Je consultai mon père qui me dit pensivement : «Tu
sais ce que cela signifie.» En fait, c’est la liquidation de l’anarchisme
et de la CNT. Une fois installés au gouvernement, vous ne vous libérerez plus
du Pouvoir... »
*
Horacio Prieto était, alors, secrétaire national de la CNT et Mariano Vazquez
secrétaire régional de cette organisation, en Catalogne.
Cependant,
F. Montseny et les autres participèrent au Gouvernement comme représentants
de l’organisation ! Ils nous dirent que bien que la CNT n’ait pas
été consultée, ses chefs en entrant au Gouvernement interprétèrent en fait
le désir de la grande majorité. Cette méthode pour déterminer l’opinion
d’une organisation peut être valable dans une dictature, mais est
inadmissible dans une organisation comme la CNT. En cherchant à établir la
position réelle de l’organisation dans son ensemble, sur la collaboration, on
ne peut accepter l’opinion des chefs selon laquelle ils interprétaient le désir
de l’énorme majorité de l’organisation, sans
demander si cette «énorme majorité» était aussi opposée à la
collaboration en septembre, quand l’article contre la collaboration, dont
nous avons parlé précédemment, parut dans le Bulletin d’Information de la
CNT-FAI. Et après six mois de collaboration, elle y était de nouveau opposé
quand, en mai 1937, les chefs de la CNT se refusèrent à participer au
gouvernement Negrin. De tels revirements sont caractéristiques des politiciens;
dans les rangs, on pense plus lentement et, en général, on change aussi moins
souvent d’opinions.
Il
est remarquable que, pendant que les chefs de la CNT cherchaient en vain à
rivaliser en sagacité politique avec les politiciens de profession, les membres
de base et les militants des Syndicats consolidaient leurs victoires dans le
domaine économique, fonctionnant de façon tout à fait indépendante et hors
de la portée du contrôle gouvernemental. En réalité, comment
pourrait-on dire qu’ils renforçaient le gouvernement par la
participation de leurs propres représentants alors qu’ils étaient convaincus
que le gouvernement n’aurait jamais permis une semblable réorganisation de
l’économie du pays s’il avait eu le pouvoir de l’empêcher ?
De
plus, il était évident pour quiconque (et même les «militants influents»
l’ont admis en plus d’une occasion) que le gouvernement avait le plus grand
intérêt à renforcer l’arrière plutôt que le front tenu par les milices et
ainsi hâter la défaite de Franco. On peut confirmer par les faits
l’assertion selon laquelle il n’était pas dans l’intérêt du
gouvernement de hâter la défaite de Franco dans les premiers mois, quand les
meilleures occasions de le faire étaient présentes. Une victoire sur Franco,
avant que le gouvernement n’ait consolidé son pouvoir, était une situation
inconcevable pour les politiciens parce que leur position serait devenue encore
plus précaire qu’elle ne l’était le 19 juillet, au lendemain de la défaite
partielle de Franco. Cette façon seule peut expliquer comment par exemple,
encore qu’il y eut un tel manque d’armes sur le front d’Aragon qu’une
offensive en direction de Saragosse était impossible 24,
il y eut quand même à l’arrière 60 000 fusils disponibles et plus de
munitions qu’au front.
A
l’arrière, les armes étaient en possession non seulement de la police
gouvernementale et des Gardes d’Assaut mais des partis politiques et des
organisations de travailleurs. C’était une sorte de camp armé où chaque
parti était sur le qui-vive contre toute tentative d’un autre pour
imposer sa volonté par la force des armes. Une
telle situation indiquait clairement l’impossibilité d’union
effective entre les organisations révolutionnaires de travailleurs, les partis
politiques et les forces gouvernementales. Les travailleurs armés de l’arrière
se préoccupaient de défendre la révolution sociale contre l’ingérence
croissante des forces du gouvernement. Pour que toutes les armes fussent envoyées
au front, il était donc nécessaire, non pas de renforcer le gouvernement qui
freinait la CNT dans ses décisions, mais au contraire de l’affaiblir en
coupant les forces armées de son commandement. Les travailleurs se rendirent
compte de cela, malgré leurs chefs «influents».
En octobre 1936 un incident sérieux eut lieu et il mérite d’être rappelé parce qu’il donne une idée de l’attitude et du caractère des miliciens anarchistes au moment où leurs «chefs» traitaient avec Caballero et se partageaient les portefeuilles ministériels. Nous faisons allusion à la Columna de Hierro (Colonne de Fer) alors en garnison sur le front de Teruel, qui fit une incursion armée derrière les lignes de Valence, quand elle s’aperçut que les armes y abondaient au détriment des hommes qui combattaient au front, ce qui renforçait le Pouvoir du gouvernement. Un manifeste, publié aussitôt par la Colonne, précisait qu’elle avait envoyé précédemment les demandes suivantes aux «autorités intéressées» : la dissolution complète de la Garde Civile et l’envoi au front de toutes les forces armées au service de l’État. Elle demandait en outre la destruction des archives et des dossiers de toutes les institutions capitalistes et étatistes.
«Nous fondions nos demandes sur le plan révolutionnaire et sur le plan idéologique. Comme anarchistes et révolutionnaires, nous comprenions le péril représenté par le maintien d’un corps purement réactionnaire tel que la Garde Civile qui, en tous temps, et particulièrement durant cette période, a montré ouvertement son véritable esprit et ses procédés. La Garde Civile nous était odieuse et nous ne voulions pas en voir continuer l’existence parce que, pour de trop nombreuses raisons, nous nous méfions d’elle. Aussi, avons-nous demandé qu’elle soit désarmée et l’avons-nous fait. Nous demandions que tous les corps armés soient envoyés au front, parce qu’au front on manque d’hommes et d’armes et leur présence en ville, dans la situation actuelle, plus qu’une nécessité, était et est un obstacle. Nous n’avons obtenu ce point qu’en partie et nous ne céderons pas tant qu’il ne sera pas acquis. Enfin, nous demandions la destruction de tous les documents qui représentaient un passé tyrannique et oppresseur contre lequel nos libres consciences se sont rebellées. Nous avons détruit les dossiers.... Ces objectifs nous ont mené à Valence, et nous les avons atteints en usant des méthodes que nous avons jugées les plus adéquates..»
(Peirats, 1, 242.)
Il
ne s’agissait pas d’un coup d’État de la part de la Colonne de Fer. Ce fut un acte de défense d’hommes prêts à sacrifier
leur vie au front et qui ne pourraient rester indifférents tandis qu’à
l’arrière on faisait des préparatifs pour les frapper au moment opportun.
Une telle conscience de la duplicité de tous les gouvernements n’a pu être
un phénomène isolé dans un mouvement qui, après tout, devait son existence,
à la différence de l’autre organisation ouvrière — l’UGT —, à
cette conscience et à la volonté d’atteindre ses propres objectifs par
d’autres méthodes. Il y a donc des raisons de supposer que si la question de
la collaboration avait été discutée par la CNT-FAI dans les Syndicats
et dans les groupes, et avec une connaissance complète des faits, le bon sens
des membres de base et des militants aurait prévalu contre les arguments
politico-légaux des «militants influents».
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