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V

 

LA COLLABORATION POLITIQUE

 

Quoique le but de ce livre soit la description, aussi exacte que possible, des réalisations économico-sociales de la Révolution libertaire espagnole dans la période 1936-1939, l'auteur croit indispensable d'exposer, même très succinctement, pour faciliter la meilleure compréhension de certains faits, les conditions politiques dans lesquelles ces réalisations ont été entreprises et conduites. Il en a déjà été question dans le chapitre intitulé Matériaux pour une Révolution; mais il nous faut ajouter, surtout pour les lecteurs informés des idées et des doctrines libertaires, des précisions indispensables.

 

On a vu que l'éclatement de cette révolution avait fait partie de la réplique de l'extrême gauche à l'attaque franquiste. Cette extrême gauche, en l'occurrence la C. N. T. et la F. A. I., avait toujours fait, et fait toujours profession de foi d'un antigouvernementalisme et d'un antiétatisme intransigeants. Or, pour la première fois dans l'histoire, nous voyons l'organisation libertaire la plus puissante du monde, qui avait toujours proclamé la supériorité, et son choix motivé de l'action directe; qui par conséquent aurait rejeté comme une mauvaise plai­santerie l'idée d'entrer un jour dans un ministère, envoyer au gouvernement quatre ministres qui ont nom Juan Peiro (ministre de l'Industrie), Juan Garcia Oliver (ministre de la Justice), Juan Lopez, (ministre du Commerce extérieur) et Federica Montseny, anarchiste extrémiste et démagogue intran­sigeant s'il en fut, (ministre de la Santé). Auparavant, trois autres ministres - appelés pudiquement «conseillers» en cata­lan, - étaient entrés au gouvernement de Barcelone, appelé pudiquement Généralité.

 

L'auteur ne se trouvait pas alors en Espagne, il n'a donc pas encouru de responsabilité, directe ou indirecte, dans cet extraordinaire changement d'attitude, et quand il put débarquer à Gibraltar puis à Malaga avec plusieurs mois d'un retard causé par les péripéties de sa vie militante, les nouveaux ministres étaient installés. Il n'en est peut-être que plus à l'aise pour s'efforcer d'apporter une explication qui lui paraît nécessaire parce que la collaboration ministérielle et la participation, jusqu'alors inédite aux Conseils municipaux, ont exercé des influences diverses, négative - surtout la première - ou positive, - surtout la seconde - mais souvent déterminantes sur le comportement du mouvement libertaire.

 

Disons sans ambages que ce qui a poussé, en premier lieu, certains anarchistes à entrer dans le gouvernement espagnol a été la guerre, l'attaque franquiste et la crainte de voir s'implanter en Espagne un fascisme dont il était facile de prévoir les conséquences catastrophiques.

 

En effet, malgré les rodomontades et la surenchère inepte auxquelles se livraient les gouvernants républicains, les orateurs, les journalistes qui s'adressaient aux masses, - et aussi hélas, les agitateurs libertaires - l'incertitude de la victoire finale s'imposa à beaucoup, avant même que les forces franquistes fussent arrivées, au sud, aux portes de Madrid (aérodrome de Gatafé), et eussent gagné du terrain et pris ou encerclé quelques villes dans la région du Nord. D'autre part, la grande majorité de la population vivant dans l'Espagne encore appelée républicaine, était avant tout dominée par la crainte d'une victoire franquiste, et ne comprenait pas que les forces politiques et sociales organisées en partis et secteurs antifascistes ne constituent pas un front uni. N'étant pas prisonnière de principes politico-philosophiques, elle désirait que la C. N. T., et même la F. A. I. infiniment moins puissante, entrent au gouvernement afin d'assurer une coordination qui lui semblait indispensable.

 

Les leaders de la C. N. T. derrière lesquels se trouvaient ceux de la F. A. I., et qui ne se différenciaient pas toujours beaucoup, firent d'abord ce qu'ils purent pour ne pas céder. Ils étaient sans nul doute inspirés par leur attitude traditionnelle d'opposition à tout gouvernementalisme et partant, à tous les partis gouvernementaux. Mais comme, en effet, devant la croissance du danger, la plus large unification possible s'imposait, ils imaginèrent une solution révolutionnaire: le gouvernement serait remplacé par un Conseil de Défense composé de cinq membres de la C. N. T., cinq de l'U. G. T. et quatre membres des partis républicains. C'était affirmer la suprématie des organisations syndicales ouvrières sur les partis politiques, et faire d'une pierre deux coups.

 

En se basant sur les forces numériques des secteurs en présence, cette représentativité pourrait paraître justifiée. Mais la vérité est aussi que les partis politiques avaient derrière eux un courant d'opinion composé par leur électorat. La C. N. T. et l'U. G. T. comptaient encore, dans une Espagne semi-envahie par les forces fascistes, environ 1.200.000 adhérents chacune - sans doute un peu moins quant à l'U. G. T.; mais les adhérents de cette dernière étaient, dans leur immense majorité, sous l'influence socialiste, leurs cadres étaient socialistes, comme étaient libertaires ceux de la C. N. T. La masse des adhérents n'aurait donc pas accepté ce tour de passe-passe dont la malice était cousue de fil blanc.

 

Pas plus, du reste, - et le moindre bon sens permettait de le prévoir - que les hommes d'État, les politiciens, les gouvernants professionnels appartenant aux différents partis et dont l'influence demeurait très réelle sur la majorité de la population.

 

Et pourtant, la constitution d'un bloc unifié s'imposait à nombre d'esprits, même parmi les libertaires. L'un d'eux, Horacio Prieto, alors secrétaire de la C. N. T., entreprit de convaincre ses camarades de la nécessité de franchir le Rubicon en entrant dans un ministère d'union. Il avait, pour cela, pris langue avec Largo Caballero devenu président du Conseil, et vieux routier non seulement de la politique, mais de la politicaillerie 1, qui ayant joué, la carte gauchiste au sein du parti socialiste dans la période précédant l'attaque franquiste, pensa que les éventuels ministres cénétistes feraient bloc avec lui contre ses adversaires politiques du moment, surtout les communistes dont l'influence croissait rapidement. Il y eut accord de principe entre les deux hommes. Il ne restait plus qu'à convaincre ceux qui étaient les plus qualifiés pour faire ce saut périlleux.

 

1 Largo Caballero avait été conseiller du dictateur Primo de Rivera; il se retira quand celui-ci était à son déclin, ainsi que la monarchie. Ministre du travail de la République et leader professionnel de l'U. G. T., il fut un adversaire systématique de la C. N. T. dont il se rapprocha par la suite selon les besoins de sa politique.

 

Juan Lopez et Juan Peiro, de tendance plus syndicaliste et révolutionnaire qu'anarchiste, acceptèrent. Puis Federica Montseny et Garcia Oliver, leaders faïstes, les satisfactions de vanité l'emportant chez eux sur l'intransigeance des principes. Il est vrai qu'ils avaient le précédent du gouvernement catalan où, là aussi, de purs anarchistes renoncèrent très facilement à leur virginité théorique.

 

Toutefois, celui qui examine les faits en toute objectivité, avec le désir sincère de comprendre, doit reconnaître que la situation n'était pas facile. La seule manière d'échapper au dilemme (collaboration ministérielle ou affaiblissement de la résistance à l'attaque franquiste), eût été l'organisation, en une certaine mesure autonome, de la lutte solidairement menée par nous aux côtés des armées officielles grâce à une force de combat s'inspirant des méthodes des guerrilleros. Mais, osons le dire, l'envergure a manqué pour cela. Des 1931, dans son livre Problemas económicos de la Revolución española, l'auteur avait écrit à ce sujet un chapitre concernant le problème de la lutte armée et où, sans jouer au stratège ni au tacticien, il rappelait la forme de combat menée par les «caudillos» comme El Empecinado, et autres héros de la guerre antinapoléonienne où Masséna et autres «enfants chéris de la victoire» avaient été battus par des paysans mal armés. Il mettait en garde contre l'erreur qui consisterait à se plier aux méthodes des armées modernes, au lieu d'avoir recours aux tactiques de la guerre révolutionnaire, née bien avant que Mao Tsé-toung l'ait définie à sa façon.

 

Ceux qui s'improvisèrent chefs et commandants de troupes n'avaient aucune idée à ce sujet. Pas plus Durruti, dont on parle tant, que Garcia Oliver qui s'était placé de lui-même à la tête des milices catalanes et avait dressé des plans de guerre qui immobilisèrent Durruti aux portes de Saragosse, puis abandonna vite son poste pour devenir, ô dérision s'agissant de lui, ministre de la justice. L'initiative a manqué; on a laissé à l'adversaire le temps de renforcer son armement, le loisir de chercher le terrain et le moment les plus favorables pour porter ses attaques. Le génie tactique dont un Mackno avait fait preuve en Ukraine quand il obligea le général Denikine à arrêter sa marche sur Moscou, a manqué totalement.

 

Et nos grands personnages, ou qui se prirent très vite pour tels, n'ont pas plus été à la hauteur des événements sur le plan politique que sur le plan militaire. Leur rôle, au sein du gouvernement, fut simplement pitoyable. Après qu'ils en eurent été évincés, ils se lamentèrent de ce que staliniens, socialistes, républicains les eussent bloqués dans toutes leurs initiatives, et ils avaient raison. Malheureusement ils se prêtèrent à ce jeu dans lequel ils furent toujours dupes et perdants.

 

Quand on fait le bilan de ce collaborationnisme on arrive à la conclusion que la promenade dans les allées du pouvoir fut négative en tous points. On peut admettre, dans des circonstances extraordinaires - et elles l'étaient - que si, au-dessus de la fidélité à ses principes le dilemme se pose à un homme de se salir personnellement pour sauver une cause qui le dépasse, il a le droit, et même le devoir de préférer se salir. L'histoire, et précisément celle des révolutions, offre des cas semblables. Mais il y eut déviation et ridicule, en faisant le jeu de l'adversaire, et en ne sauvant rien du tout.

 

La seule œuvre constructive, valable, sérieuse qui s'est faite pendant la guerre civile a été précisément celle de la révolution, en marge du pouvoir. Les collectivisations industrielles, la socialisation de l'agriculture, les syndicalisations des services sociaux, tout cela, qui a permis de tenir pendant près de trois ans et sans quoi Franco aurait triomphé en quelques semaines, a été l'œuvre de ceux qui ont créé, organisé sans s'occuper des ministres et des ministères. Du point de vue de la conduite de la guerre, de la résistance à Franco, nos ministres n'ont rien pu obtenir qui fût utile. Nous les avons même vus se faire l'écho des calomnies de Largo Caballero contre les défenseurs de Malaga, accusés d'avoir livré la ville à Franco, alors que l'abandon dans laquelle ils avaient systématiquement été laissés devait, fatalement, provoquer la chute de la ville 2. Le front d'Aragon, qui ouvrait la voie aux fascistes sur la Catalogne, ou aux troupes antifascistes vers le cœur de la Vieille Castille, a été systématiquement saboté, privé d'artillerie, d'aviation et de défense antiaérienne. Pendant la première année de guerre, il était possible  d'enfoncer ce front où les fascistes ne disposaient que de quelques milliers d'hommes forces mobiles pourvues de moyens de transport rapides qui accouraient lorsqu'une attaque se produisait. On n'a pas pu le faire par manque d'obus et de balles, ce qui a empêché de soulager le front de Madrid, et fait massacrer des dizaines de milliers de combattants pour rien. Mais on a préféré envoyer systématiquement les armes disponibles sur le front du Centre, qui était le moins vulnérable, du côte fasciste, mais où les staliniens faisaient la loi. Les généraux russes ont mené les opérations, sur le front andalou comme sur celui d'Estrémadure d'une façon telle qu'il était impossible de vaincre. Et souvent, nos forces envoyées à l'attaque se sont trouvées devant des forces infiniment plus nombreuses, qui les obligeaient à repartir en s'ouvrant un passage à la baïonnette pour éviter leur anéantissement, laissant d'innombrables victimes sur le terrain. Comme si les généraux fascistes et staliniens s'étaient mis d'accord pour ces massacres des nôtres. Il est vrai que Staline était capable de cela, et pis encore; bien des récits de guerre permettent cette hypothèse. Rappelons-nous du reste le pacte signé avec Hitler.

 

2 Largo Caballero, devenu chef du gouvernement, répondait à une délégation qui avait été lui demander des armes pour défendre Malaga: «Pour Malaga, pas une cartouche, pas un fusil !» Et c'est qu'au Comité de Défense de cette ville, ainsi que l'auteur l'a constaté sur place, les caballeristes étaient en minorité.

 

Un autre aspect du sabotage qui contribua à la déroute fut le refus du gouvernement de Valence d'aider financièrement celui de Barcelone pour l'achat des armes ou de matériel pour en fabriquer. Ce fait, qui me fut communiqué et confirmé dès mon arrivée à Barcelone, me fit naturellement douter de la victoire qu'on ne pouvait gagner en défilant dans les rues le poing levé et en criant: «No pasarán ! »

 

Eh bien, contre tout cela nos ministres n'ont rien fait, rien pu ou voulu faire. Leurs protestations tombaient dans le vide, mais ils ne dénoncèrent pas ce sabotage «parce que nous collaborions au ministère et que nous ne devions pas polémiquer devant l'opinion publique». Des hommes, comme le stalinien Jesus Hernandez, qui fit tomber, sur l'ordre de Moscou, le ministère Largo Caballero, ont raconté comment était menée la politique du gouvernement sur les ordres des représentants du Komintern, et l'on peut dire que les meilleurs auxiliaires de Franco ont été ces maîtres manœuvriers qui se moquaient éperdument des désaccords et des protestations exprimés par les ministres «anarchistes».

 

Nous répétons donc que devant ces grands problèmes de politique nationale et internationale, devant ces difficultés pour lesquelles ils n'étaient pas taillés, même pour les grands problèmes économiques à l'échelle nationale, les militants qui jouaient les premiers rôles n'ont pas été à la hauteur de la situation. Dans une situation de domination unilatérale, et par l'emploi de la dictature qui fait taire les mécontents et les mécontentements, l'emploi de la force auquel eurent recours les bolcheviques peut permettre de se tromper et de demeurer au pouvoir. Il ne s'agissait pas de cela.

 

Mais je veux consigner aussi, qu'un des enseignements à retenir de cette incartade collaborationniste fut le mal causé par le poison du pouvoir. Dans l'ensemble, les forces de base de la C. N. T. sont restées saines, admirablement saines, ainsi que les militants libertaires que nous avons trouvés dans les collectivités ou à la tête des syndicalisations. Acharnés à construire, avec un effort de volonté enthousiaste, obstinés à réaliser leur idéal, ils ont laissé s'agiter les ministres, les gouverneurs, les chefs de police, les secrétaires de ministères, les fonctionnaires d'Etat et les pantins bavards... Mais dans leur grande majorité, les anarchistes égarés hors de leur milieu propre ont été intoxiqués par le gouvernementalisme avec une rapidité navrante. Certains auraient même fondé un nouveau parti politique sans l'opposition de la base.

 

Libertaires et republicains

 

Historiquement, le contact entre libertaires et républicains apparaît d'abord sous forme de combat commun contre la monarchie, mais il est aussi d'autres explications. Depuis la seconde moitié du XIXe siècle, certains courants républicains ont éprouvé une sympathie souvent active pour «les ouvriers». Et certaines affinités de pensée n'allaient pas tarder à s'établir. Nous avons déjà dit que ce fut Pi y Margall, le grand leader, penseur et théoricien du républicanisme fédéraliste qui traduisit, le premier, les œuvres de Proudhon. Et c'est grâce à ces traductions que naquit en Espagne, la pensée an-archiste. D'un autre côté, le républicain centraliste Joaquin Costa, écrivit, parmi ses nombreux livres, celui qui, sous le titre El Colectivismo agrario en España, recueillait systématiquement toutes les pratiques d'entraide existant dans l'ensemble du pays. Ce livre aurait pu être signe par Kropotkine, et ferait une suite appropriée à l'Entraide. Il a conseivé, parmi les anarchistes espagnols, une estime qu'il mérite; et il aide aussi à comprendre pourquoi la révolution libertaire fut possible dans les campagnes.

 

Enfin, au moment de la dissolution de la Première Internationale, en 1872, le grand juriste républicain Nicolas Salmeron, personnalité éminente universellement admirée, défendit éloquemment, au Parlement, le droit à l'existence de cette organisation révolutionnaire des travailleurs.

 

Mais surtout, c'est dans les contacts locaux, de nombreuses villes de provinces et de nombreux villages que l'estime et l'appui des républicains envers les libertaires se manifestaient. Avec les républicains fédéralistes, surtout. Dans les périodes de répression qui mettaient hors la loi les syndicats de la C. N. T., et la C. N. T. même, leurs locaux nous étaient toujours ouverts, et nous nous y réunissions librement, accueillis avec une amitié qui ne se démentait jamais.

 

En 1923, l'auteur de ces lignes, qui se trouvait à Bilbao, a pu faire, au Cercle républicain fédéraliste qui avait ouvert ses portes aux militants de la C. N. T., des conférences sur des sujets libertaires, et il n'a pas oublié les hommes qui se montrèrent si cordiaux envers ce «chico francés» avec lequel ils aimaient tant discuter et converser. Quand, deux ans auparavant, il avait passé clandestinement la frontière pour aller en Russie, comme délégué de la C. N. T., il avait observé l'appui que, dans les villages du nord de la Catalogne, les cercles républicains fédéralistes donnaient toujours à nos syndicats et à nos camarades privés de lieux de réunions. Et il garde le souvenir de personnalités au regard lumineux qui lui ont souvent rappelé le rayonnement moral d'un Boulgakoff et autres tolstoïens qu'il connut à Moscou.

 

Au reste, le quart environ des adhérents a la C. N. T. étaient républicains. La raison en était qu'ayant à choisir entre cette organisation essentiellement libertaire, et l'U. G. T., de caractère socialiste, donc à vocation étatique, ils préféraient la nôtre dont les principes garantissaient davantage la liberté humaine, alors que le marxisme dont se réclamaient les leaders ugétistes leur apparaissait comme une menace pour l'avenir ( «le danger d'un nouveau Moyen Age pour l'humanité», me disait l'un d'eux).

 

On ne s'étonnera donc pas que non seulement des avocats, surtout républicains fédéralistes, dont Francisco Layret, assassiné par des hommes de main du patronat en 1921, et Eduardo Barriobero, fusillé par les franquistes, juriste et écrivain de talent, qui se battit comme un lion maintes fois devant les tribunaux, et d'autres encore, dont nous n'avons pas retenu le nom, aient toujours été à notre disposition et à notre service.

 

Comme nous l'avons dit précédemment, la deuxième République n'avait que cinq ans en 1936, lorsque commença notre révolution. En un temps si court, seuls les politiciens - dont Alexandre Leroux, droitier et conservateur - depuis longtemps - avaient eu le temps de se corrompre. Beaucoup de forces de base étaient restées saines, et pour ces hommes les républicanisme englobait la question sociale. Aussi, quand les Collectivités agraires apparurent, nombreux furent ceux qui acceptèrent des postes administratifs, particulièrement dans la comptabilité. Appartenant plutôt a la classe moyenne ils avaient reçu une formation technique et une instruction qui en faisaient des auxiliaires efficaces.

 

Les idées libertaires avaient donc penétré dans nombre d'esprits républicains. Au début de 1937, je pris la parole dans un grand meeting organisé par la C. N. T., à Castellon de la Plana. La moitié de l'auditoire - au moins cinq mille persones - était composée de républicains, restés probes. Cela aussi explique que des réformes sociales libertaires purent être réalisées dans cette ville, dans les conditions que nous avons décrites.

 

La contre-révolution interne

 

Un compte rendu complet du comportement des autorités gouvernementales envers l'œuvre multiforme de socialisation entieprise et réalisée par les libertaires espagnols dans la période 1936-1939 montrerait des attitudes contradictoires qui pourront être commentées diversement. Que le ministère de l'industrie, qui dans les premiers temps fut aux mains du militant cénétiste intègre Juan Peiro ait, en certains cas, aidé des entreprises par des apports financiers, comme ce fut le cas du S. I. C. E. P. à Elda, cela est indiscutable. Mais, dans l'ensemble, cette aide eut pour but non pas tant d'aider la socialisation, nullement approuvée, que de sauver la situation politique en soutenant la production de guerre. Ce qui n'empêcha pas les staliniens, quand ils firent la loi au sein du gouvernement, de saboter même les fabrications nécessaires à la lutte contre les armées franquistes.

 

Et simultanément, les autorités gouvernementales ainsi que le parti communiste stalinien, en cela sans nul doute guidé par les agents envoyés de Moscou dont les desseins sont si souvent inexplicables, ont, à maintes reprises, mené la lutte contre les réalisations sociales que nous avons décrites dans les chapitres qui précèdent. Il ne sera pas inutile d'énumerer les faits les plus saillants dont nous avons eu connaissance.

 

Ces faits ont parfois revêtu une violence insoupçonnée. Les premiers qui firent s'affronter en une lutte aimée les artisans des Collectivités et les forces gouvernementales se produisirent dans la région du Levant. Nous avons vu que le gouvernement de Madrid avait, devant l'avance franquiste, fui la capitale de l'Espagne et s'était installé à Valence, où il était à l'abri d'attaques dangereuses. A cette époque, les forces de la C. N. T. dominaient toute la région, quoique l'appareil d'Etat, à peu près désorganisé et sans initiative, fût resté aux mains des autorités républicaines. Dans les campagnes, les révolutionnaires libertaires assuraient l'ordre et construisaient une société nouvelle. Il y avait donc dualite, qui s'intensifia dès la nouvelle installation des autorités centrales. Ne pouvant organiser la lutte sur les fronts, celles-ci commencèrent de se rattraper, ou de vouloir compenser leur impuissance en menant des combats à l'arrière du front. Les Collectivités, se multipliaient; si l'on gagnait la guerre - et les porte-parole du gouvernement le promettaient chaque jour, à la radio - le régime qui sortirait de cette crise risquait de ne pas être celui qui existait au moment de l'attaque franquiste. On décida donc de réagir immédiatement. Plusieurs attaques armées furent organisées. Dûment militarisés les «carabineros», corps de police faisant pendant à la garde civile, et les gardes d'assaut, autre corps de police, créé par la République, furent chargés de cette offensive, et la première grande attaque eut lieu dans la région du Levant en mars 1937. Les attaquants venaient d'Alicante et de Murcie. Leurs forces comprenaient une section d'artillerie, avec de nombreuses mitrailleuses et des tanks qui eussent été mieux employés au front, où ils manquaient (on en compta jusqu'à dix-huit dans la région de Gandia, et treize dans celle d'Alfara del Patriarca).

 

Nos camarades paysans, qui s'attendaient à cet assaut, s'étaient préparés pour y résister. Ils n'avaient pas de tanks, et se battirent avec des fusils, des pistolets et deux canons antichars. Le plan des forces gouvernementales consistait à converger sur Cullera, et sur Alfara, points stratégiques pour des opérations ultérieures. Mais presque toute la région s'était soulevée, et à l'appel du tocsin qui fut largement mis à contribution, on accourut de villages voisins, armés de fusils de chasse, prêter main-forte aux localités attaquées. On fit un large usage des grenades à mains et deux bataillons de la Colonne de Fer, puis deux autres de la Colonne Confédérale (de la C. N. T.) descendirent du front de Teruel jusqu'à Segorbe. Les fédérations cantonales de Jativa, Garcagente, Gandia, Sueca ayant réuni leurs forces, établirent le «Front de Gandia», tandis que celles de Catarroja, Liria, Moncada, Paterna et Burriana établissaient celui de Vilanesa.

 

A Cullera, et dans les environs, la lutte dura quatre jours au bout desquels les troupes officielles, ne pouvant passer, changèrent d'itinéraire et se portèrent vers Silla. Enfin, l'intervention des leaders de la C. N. T. fit cesser la lutte. On se rendit les prisonniers et les armes prises de part et d'autre, mais malgré tout un certain nombre des nôtres, particulièrement des membres des jeunesses libertaires, furent emprisonnés et relâchés plus tard. Il y avait des morts et des blessés, mais les Collectivités ne furent pas détruites: au contraire, leur nombre augmenta à une cadence croissante.

 

Il semble bien que toute l'opération fut montée par le ministre de la Guerre, le socialiste de droite Indalecio Prieto, d'accord, en ce cas avec les communistes qu'il haïssait, mais avec lesquels il se réconciliait pour cette besogne.

 

*

 

En Catalogne aussi les forces militaires de l'arrière avaient été organisées plus vite que les forces qui languissaient sans armes au front d'Aragon. Et quand Companys, président de la Generalidad implicitement ou tacitement d'accord avec les autres partis politiques, crut le moment venu, il approuva ce que l'on a appelé les «journées de mai» 1937 qui aboutirent à l'éviction de nos ministres et de nos camarades occupant des postes officiels importants, et à la mainmise stalinienne sur le corps de police, les charges administratives et l'armée déjà noyautée à une vitesse record. Dès ce moment, les persécutions commencèrent contre nos forces et nous perdîmes sur tous les terrains, excepté celui de la production.

 

Un des exemples les plus frappants d'hostilité fut la lutte acharnée contre la collectivisation des moyens de transport urbains de Barcelone,

 

Nous avons vu que le gouvernement central s'était limité à demander au Syndicat des Tramways que 3% des recettes fussent versés, comme impôts, au ministère des Finances; et que celui de Catalogne, sans doute pour montrer la supériorité du fédéralisme et de la décentralisation, exigeait le paiement de quatorze impôts divers. Mais l'un et l'autre se gardaient bien de nuire à la nouvelle organisation socialisée, sachant trop qu'ils ne pouvaient la remplacer, et que paralyser les moyens de transport dans une ville comme Barcelone et dans ses environs causerait des désordres qui feraient le jeu du fascisme.

 

Les staliniens, qui n'avaient pas ces scrupules, reçurent l'ordre de saboter, et, à leur habitude, l'appliquèrent consciencieusement.

 

Ayant été éliminés du Comité de gestion dont logiquement ils n'auraient jamais dû faire partie parce qu'ils ne constituaient qu'une minorité insignifiante, et ne perdaient pas l'occasion de freiner l'enthousiasme par des manœuvres diverses et machiavéliques, ils n'en continuèrent pas moins à dresser des obstacles et à créer des difficultés.

 

Leurs procédés furent divers. Par exemple, ils avaient réussi à devenir majorité dans un atelier de mécanique où vingtquatre ouvriers fabriquaient des pièces de rechange - exactement des coussinets - sans lesquelles les tramways auraient fini par être immobilisés. Ils ne refusaient pas de travailler; ils s'engageaient même, formellement, à fournir ce qu'on attendait d'eux. Mais un mois après le délai fixé, les pièces n'étaient pas encore faites; deux mois après, non plus. Ou quand elles étaient terminées, elles ne correspondaient pas aux mesures indiquées. Ce fut en partie pour se défendre contre ce sabotage que le Syndicat acheta un four électrique ultramoderne.

 

Une autre manœuvre consista à fomenter des désaccords et des disputes entre les diverses branches des moyens de transport. Les staliniens avaient réussi à devenir majorité dans la direction d'une des deux grandes compagnies d'autobus. Les travailleurs des tramways payaient leur billet quand ils empruntaient ce véhicule, mais, stylés par leur Comité, les employés de la compagnie d'autobus ne payaient pas quand ils prenaient le tramway. Des frictions se produisirent, ainsi qu'on le voulait. Il fallut mettre fin à cette situation en menaçant d'employer la manière forte.

 

Toujours en Catalogne les procédés de sabotage se perfectionnèrent, en s'adaptant à l'évolution de la situation. Trois éléments nouveaux furent mis à contribution :

 

a) La nécessité croissante, ressentie par la population, de donner à la lutte contre le fascisme une importance primordiale - ce que nos camarades ne discutaient pas, mais le retour à la gestion capitaliste des tramways et autres entreprises ne pouvait, bien au contraire, renforcer les possibilités de victoire,

 

b) L'entrée des communistes officiels au ministère de la Guerre et de l'Industrie après les journées de mai 1937;

 

c) Le droit qu'avait ce même ministère de réquisitionner, par ses agents habilement placés, les éléments techniques servant à la fabrication des armes et des munitions.

 

Ces agents, ou représentants ministériels, commencèrent par exiger la livraison de produits chimiques employés pour la soudure des rails, sous prétexte de les utiliser pour la fabrication d'explosifs. Nos camarades s'exécutèrent pour ne pas être accusés de nuire à la lutte contre Franco, mais ils envoyèrent en France des hommes techniquement capables qui achetèrent des appareils à base d'électrodes dont nous avons parlé au chapitre correspondant, et la manœuvre fut déjouée. Quant aux produits chimiques réquisitionnes, ils pourrirent dans un quelconque magasin où les staliniens les avaient entreposés.

 

Quelques semaines plus tard, plusieurs officiers spécialement téléguidés, exhibant un ordre écrit du ministère de la Guerre de Valence se présentèrent pour réquisitionner les meilleures machines, dont le tour américain dernier modèle, et bien que ce même ministère aurait pu s'en procurer plusieurs exemplaires en France, en Belgique, ou ailleurs. Arme au poing, nos camarades s'opposèrent à cette confiscation, et comme on avait toujours recours au prétexte de l'effort de guerre, qu'ils fournissaient sans indemnités depuis longtemps 1, ils offrirent de travailler gratuitement davantage encore pour satisfaire aux besoins que l'on invoquait. Proposition refusée. On voulait les machines pour désorganiser les moyens de transport barcelonais.

 

1 Certains pourront objecter que le Pacte de non intervention, signé par Léon Blum, empêchait de se procurer des moyens de fabrication d'armements. En réalité, on a beaucoup exagéré sur cette question. Les frontières terrestres France-Espagne sont restées au moins entrouvertes pour la livraison d'armes, de munitions, d'outillage, et même d'avions. Obligé par les circonstances, Blum parut contribuer au blocus de l'Espagne, mais en réalité il fit livrer tout ce qu'il put, et nombreux furent les camions qui passèrent à Puigcerda, à Bourg-Madame, ou à La Jonquière, transportant des chargements utiles à la lutte antifranquiste.

 

Par esprit de conciliation nos camarades proposèrent d'échanger deux fraiseuses dernier modèle, répondant aux applications les plus diverses, et que les techniciens du ministère de la Guerre pouvaient, eux aussi, acheter à l'étranger, contre deux autres fraiseuses moins perfectionnées. Cet échange permit de faire une découverte inattendue.

 

Un technicien désigné par le Syndicat pour aller choisir les deux machines offertes en échange des nôtres les trouva dans un dépôt clandestin où on le conduisit. Ce dépôt était situé dans la localité de Sarria, près de Barcelone, et notre camarade éberlué, y trouva quàtre-vingts autres fraiseuses, une quarantaine de rectificatrices et une centaine de tours.

 

Que faisaient là ces machines si nécessaires à la fabrication d'armements, et qui manquaient absolument dans les autres régions de l'Espagne antifranquiste? Sans doute attendait-on pour les sortir de s'être emparé du pouvoir à l'échelon national. Cela ne s'étant pas produit, les machines restèrent sur place. Les franquistes n'eurent qu'à les utiliser.

 

*

 

Les communistes staliniens firent plus encore. Dans les campagnes d'Aragon où les villages étaient plus disséminés, moins peuplés et moins organisés pour la lutte à l'arrière du front, que ne l'étaient ceux de la région levantine, ils réussirent à détruire presque intégralement les Collectivités. Voici quel fut le processus de cette opération.

 

En juin 1937, apres les décisives journées de mai, de Barcelone, le stalinien Uribe, nouveau ministre de l'Agriculture, publiait un décret par lequel il légalisait les Collectivités agraires sur tout le territoire de l'Espagne, quelles que fussent les circonstances dans lesquelles elles avaient été constituées. Pour qui connaissait la campagne acharnée que cet homme avait menée contre les créations sociales des paysans révolutionnaires, ce revirement était surprenant. Pendant des mois il avait prononce des discours radiodiffusés, recommandant aux paysans de ne pas entrer dans les Collectivités, poussant les petits propriétaires à s'y opposer, à les combattre par tous les moyens et cela parlant toujours comme ministre, si bien que les conservateurs et les réactionnaires qui restaient dans les campagnes se sentaient appuyés officiellement tandis que les hésitants concluaient que si le monde officiel se prononçait contre ces nouvelles structures sociales, celles-ci ne dureraient pas longtemps après la victoire sur le franquisme; donc mieux valait ne pas se lancer dans l'aventure.

 

Non content de cette campagne, Uribe avait organisé la Fédération paysanne du Levant dans laquelle entrèrent en masse tous les défenseurs de la propriété privée du sol. Staliniens et fascistes s'y coudoyaient cordialement. Le front unique antirévolutionnaire était ainsi en marche.

 

C'est pourquoi cette législation à retardement surprenait énormément, d'autant plus qu'immédiatement des équipes de jeunes communistes se constituèrent pour se répandre en Catalogne et dans le Levant sous prétexte d'aider les paysans à moissonner et à rentrer les récoltes. La presse stalinienne publiait des colonnes entières de communiqués, de comptes rendus et de clichés glorifiant cette collaboration des «brigades de choc» en pleine activité.

 

Ceux qui connaissaient les tactiques traditionnelles de ces ennemis implacables des collectivisations ne pouvaient se faire d'illusions sur le but ainsi poursuivi. Il s'agissait de s'infiltrer dans les organisations agraires pour, suivant une méthode traditionnelle, s'en servir ou les détruire de l'intérieur.

 

Mais au même mois de juin, l'attaque commençait en Aragon sur une échelle et avec une méthode jusqu'alors inconnues. L'époque des moissons approchait, ce qui expliquait bien des choses. Dans la campagne, les «carabineros» souvent commandés par des hommes du parti communiste qui avaient su s'emparer des postes de commandement commencèrent à arrêter sur la route, fusil au poing, les camions chargés de vivres qui allaient d'une province à l'autre, et à les emmener dans leurs casernes. Un peu plus tard, les mêmes «carabineros» parcouraient les Collectivités, et au nom de l'état-major résidant à Barbastro, exigeaient de fortes quantites de blé.

 

Les Collectivités aragonaises ne pouvaient pas être accusées d'égoïsme, surtout envers le front qui sans elles se serait rapidement écroulé (nous en avons donné de nombreuses preuves). Mais elles attendaient la recolte pour se procurer, par l'échange, des produits dont elles avaient un besoin parfois urgent. Et livrer de grandes quantités de blé dès le commencement sans compensation, équivalait dans certains cantons, qui, comme celui de Binéfar, avaient tout donné - céréales, pommes de terre, huile, viande - a provoquer chez une certaine partie de la population un mécontentement sur lequel on spéculait. Car on n'exigeait rien des petits propriétaires; et la même politique fut, par la suite, pratiquée dans le Levant 2.

 

2 Dans cette région, les communistes organisèrent un Conseil levantin Uni d'Exportation d'Agrumes (le C. L. U. E. A.) pour concurrencer, et si possible ruiner le FERECALE, créé par la Fédération des Collectivités du Levant.

 

Cette exigence fut immédiatement suivie d'une autre. Toujours sur l'ordre de l'état-major de Barbastro, lui-même couvert par l'autorité du ministère de la Guerre de Valence, Prieto, on commença de réquisitionner «manu militari» tous les camions, alors indispensables pour le transport des moissons. Nous avons vu que presque toujours les Collectivités s'étaient procuré ces moyens de transport par l'échange, souvent en se privant d'aliments et autres choses très nécessaires. Les camions étaient une des acquisitions dont elles étaient, à juste raison, le plus fières. On prit tout, ou presque tout, brutalement, sous prétexte de transport de guerre.

 

En même temps, on mobilisait les classes sous pretexte d'une prochaine offensive. Au moment de la récolte, une cinquantaine de jeunes gens partirent d'Esplus, qui avait déjà envoyé au front tant de volontaires. Les autres villages furent, de la même façon, privés de leur jeunesse. Mais les mêmes classes, qui ne faisaient rien en Catalogne, n'étaient pas appelées. Elles le furent plus tard.

 

Dans la même période, toujours en Aragon, on installait chez l'habitant, dans des villages soigneusement choisis pour leur position stratégique eu égard au plan que l'on avait tracé, des forces militaires qui restaient à l'arrière au lieu d'aller au front. Ces forces venaient d'autres régions; elles vivaient insouciantes, en parasites, mangeant, flânant, jouant à la pelote basque à longueur de journée. On allait s'en servir, le moment venu. En même temps, les paysans, qui avaient réalisé le miracle de labourer et de semer beaucoup plus qu'avant, voyaient le blé s'égrener dans les champs par manque d'aide nécessaire pour le récolter.

 

Simultanément la campagne de presse continuait. Menant toujours le double jeu, le parti communiste pouvait prouver aux uns qu'il appuyait les Collectivités, en invoquant le texte du décret d'Urbine 3, et l'envoi de brigades de jeunes au travail des champs, tandis qu'en fait il détruisait, pour briser une révolution qu'il ne contrôlait pas, des ressources économiques nécessaires à l'Espagne républicaine.

 

3 Dans l'actualité même (1969), il affirme et fait croire à ceux qui, venus récemment à lui, ignorent comment les choses se sont passées, que c'est grâce au décret d'Uribe que les Collectivités furent organisées.

 

Puis, un jour, fin juillet, ce fut l'attaque brutale, grâce à une brigade mobile à la tête de laquelle se trouvait le commandant Lister, dont les troupes allaient, le mois suivant, lors de l'attaque sur Belchite, s'enfuir si vite devant les fascistes qu'elles ne s'arrêtèrent qu'à cinquante kilometres du front.

 

Comme résultat final de l'offensive antirévolutionnaire, 30% des Collectivités furent complètement détruites. A Alcolea de Cinca, le conseil municipal qui gérait la Collectivité fut arrêté, les pensionnaires de la Maison des Vieillards, furent expulsés. Il y eut des arrestations à Mas de las Matas, à Monzon, à Barbastro, un peu partout. Un peu partout aussi, on pilla. Les magasins coopératifs, les dépôts municipaux de vivres, furent dévalisés, les meubles brisés. Le gouverneur d'Aragon, qui représentait le gouvernement central après la dissolution du Conseil d'Aragon - dissolution qui sembla être le signal de l'attaque générale - voulut s'opposer à cette razzia. On l'envoya au diable.

 

Et le 22 octobre 1937, au plénum national des paysans qui se réunit à Valence, la délégation du Comité régional d'Aragon présenta un rapport dont voici le résumé:

 

«Plus de six cents organisateurs des Collectivités ont été emprisonnés. Le gouvernement a nommé des commissions de gestion qui se sont emparées des magasins de vivres et en ont distribué le contenu au petit bonheur. Les terres, les bêtes de trait et les instruments aratoires ont été rendus aux membres des familles fascistes ou aux fascistes que la Révolution avait respectés.

 

«La récolte a été distribuée de la même façon, de même que les animaux élevés par les Collectivités. Un grand nombre de porcheries collectives, d'écuries, d'étables, de granges ont été détruites. Dans certains villages, dont Bordon et Calaceite, on a repris aux paysans jusqu'aux semences, et ils n'en ont pas pour emblaver leurs terres labourées.»

 

De telles exactions, ont naturellement, porte leurs fruits. Presque partout les Collectivités se reformèrent, mais elles furent loin d'atteindre leur niveau antérieur. Les «individualistes» et les conservateurs reprirent le dessus, d'autant plus que nombre de ceux qui avaient adhéré à ce vaste mouvement de socialisation et qui auraient adhéré de nouveau s'ils avaient pu choisir librement, n'osaient plus maintenant recommencer.

 

Puis, les franquistes succédèrent aux communistes, et il ne resta rien, sauf certains perfectionnements techniques, de l'œuvre constructive des Collectivités d'Aragon.

 

*

 

Il reste beaucoup à écrire sur les manœuvres employées par les adversaires non fascistes de la socialisation libertaire pendant la révolution espagnole. Cela nous mènerait trop loin, et même, au moment où nous réécrivons ce chapitre, trop de temps est passé pour que nous puissions nous les rappeler toutes. Mais avant de terminer, nous mentionnerons encore deux des procédés employés par eux. L'un, que le Syndicat de l'industrie du bois avait dénoncé en son temps, a consisté à maintenir dans l'oisiveté des dizaines de milliers de chômeurs au lieu de remettre aux syndicats les sommes ainsi distribuées pour créer des industries nouvelles, ou soutenir celles qui, bien que nécessaires, se trouvaient en situation difficile. On a préféré un gaspillage stérile au renforcement de la nouvelle structure sociale.

 

Et quand, en Catalogne, le leader communiste Comorera devint, après les événements de mai, ministre de l'Economie, les moyens de lutte employés par lui furent inédits. Il s'avérait absolument impossible d'annuler dans les industries l'influence prépondérante des Syndicats de la C. N. T. Le tenter eût eté paralyser du jour au lendemain la production. Alors, Comorera eut recours à deux procédures complémentaires: d'une part, il privait les usines de matières premières, ou ne faisait pas remettre celles-ci à temps, provoquant ainsi un retard, savamment critiqué, dans la livraison des produits attendus; d'autre part, il payait les livraisons de tissus, vêtements, armes, etc., avec un retard qui répercutait sur le budget privé des travailleurs. Comme les salaires étaient distribués sous contrôle syndical, c'est contre les délégués, de la C. N. T., et contre les organismes dont ils étaient les représentants que se tournait le mécontentement d'une partie des ouvriers.

 

Ce sabotage, cet art de tourner contre ceux qui en subissaient les conséquences, la responsabilité de manœuvres savantes, rappellent ce qui s'est produit pendant les premiers dix-huit mois, sur le front d'Aragon.

 

Nous n'avions pas d'armes, car ce qu'on fabriquait à Barcelone équivalait pratiquement à zéro; et cela nous empêchait de prendre des offensives qui auraient soulagé le front de Madrid, peut-être permis d'avancer au-delà de Saragosse. Les tentatives désespérées qui eurent lieu à plusieurs reprises se soldèrent par des massacres qui firent, par exemple - nous l'avons déjà vu - que les efforts pour déloger, sans y parvenir, les fascistes retranchés dans Huesca, nous avaient coûté vingt mille morts, alors que normalement la ville ne comptait que dix-huit mille habitants.

 

En échange, le front de Madrid était largement ravitaillé grâce aux envois russes d'armements (payés en or et d'avance) 4, mais avec lesquels on ne pouvait pas enfoncer les solides défenses, adossées aux sierras, de nos adversaires. Nos milices sur le front aragonais, rageaient, condamnées à l'impuissance et se faisaient massacrer inutilement. Et la presse stalinienne madrilène publiait des caricatures commes celles où l'on voyait un milicien d'Aragon passant son temps à pêcher tranquillement dans l'Ebre, au lieu de se battre pour soulager la capitale qui se défendait péniblement.

 

4 Et non remboursés si le bateau les transportant avait été coulé en Méditerranée.

 

On peut supposer la répercussion que cette façon de présenter la réalité avait sur l'esprit des lecteurs, non informés, et sur l'opinion publique.

 


 

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