La
Pasionaria, paysanne basque, femme d’ouvrier, député communiste et Jeanne
d’Arc reconnue de la révolution espagnole, a plus que tout autre mis
l’accent sur les points de similitude entre le mouvement actuel et l’héroïque
soulèvement populaire contre Napoléon en 1808. De fait, ce qui se passe
aujourd’hui en Espagne plonge ses racines dans un passé reculé se situant
bien au-delà des mouvements révolutionnaires au sens strict du mot, c’est-à-dire
des événements relatifs au 18e, siècle. Il est donc essentiel de
remonter quelque peu le temps pour comprendre les tenants dont le moment présent
est un des aboutissants.
Après
avoir dominé l’Europe au 16e et au début du 17e siècle,
après avoir été la maîtresse de la littérature et des arts que l’on sait
dans la première moitié du 17e siècle, l’Espagne connut un
brutal déclin qui fit d’elle, à l’aube du 18e siècle, la proie
des ambitions rivales de la France d’une part, de l’Angleterre et de
l’Autriche d’autre part. C’est à cette époque — celle de la guerre de
Succession d’Espagne — que le «peuple» espagnol, en tant qu’entité
distincte de la noblesse et du haut clergé, fit son apparition sur une scène
historique dont il était absent depuis la fin du moyen âge. L’Espagne avait
la réputation d’un pays profondément aristocratique: dam la lutte pour le trône,
la noblesse et le haut clergé prirent parti pour le prétendant autrichien,
l’archiduc Charles. Celui-ci fut battu. Les masses et le bas clergé
penchaient pour l’héritage français: Philippe V de Bourbon l’emporta. La
Catalogne, traditionnellement opposée à la Castille et vivant depuis l’époque
de Richelieu en état de révolte larvée, choisit l’autre camp. En 1714, au
terme d’une résistance héroïque, Barcelone fut prise et mise à sac par les
Castillans.
De
ces péripéties, on peut retenir deux faits essentiels: un, l’existence
d’un fossé profond entre les classes supérieures et le peuple et la prépondérance
de ce dernier en cas de crise grave; deux, l’antagonisme entre Catalans et
Castillans, facteur permanent de l’histoire de l’Espagne.
Et
le résultat n’en apparaît que plus frappant si l’on considère le contexte
international. Les armées de la coalition triomphèrent partout de Louis XIV
— sauf en Espagne où les forces qui s’opposaient à l’Autriche et à
l’Angleterre étaient justement les plus faibles. Sur son territoire, en dépit
de sa décadence et de son état de désagrégation, l’Espagne avait su tenir
tête aux forces conjuguées de l’Autriche et de l’Angleterre. Et ceci grâce
au fanatisme exacerbé des masses populaires, contrastant avec l’apathie de
l’État espagnol et son incapacité à entreprendre la moindre action
positive.
A
l’époque, aucun des grands responsables politiques ne parut remarquer ce
fait. La guerre prit fin, l’État espagnol continua à glisser sur la pente de
la dégénérescence à grand renfort d’intrigues de Palais où achevèrent de
se discréditer l’aristocratie, l’épiscopat et la mince couche
d’intellectuels éclairés qui gouvernaient les affaires du pays. A
l’exemple de la France, des réformes furent promulguées — ainsi de
l’expulsion des jésuites — sans grand résultat en vérité. Goya, ce géant,
peignait d’inoffensives scènes champêtres à l’imitation de Boucher et de
Fragonard — bergers et bergères. Mais le surgissement d’une nouvelle
catastrophe nationale lui donna l’occasion de brosser les tableaux hallucinés
du Prado. En fait, le siècle des lumières ne fut pour l’Espagne qu’un
mirage faiblement perçu par quelques intellectuels et libéraux de bonne volonté
— jamais une réalité.
Avec
la révolution française et la venue au pouvoir de Napoléon, la modernité
bourgeoise voulut s’imposer de force à l’Espagne. Mais les Espagnols
n’entendaient nullement reprendre à leur compte les acquis de leur puissant
voisin. Les principes d’administration nouveaux et les idées «éclairées»
que l’envahisseur prétendait substituer aux anciennes institutions chéries
de toute une nation donnèrent le signal de l’explosion populaire.
Les
Français commencèrent par entraîner les Espagnols dans une alliance qui
aboutit au désastre de Trafalgar; puis ils occupèrent le pays sous le prétexte
d’une intervention nécessaire contre le Portugal, alors occupé par
l’Angleterre, désarmèrent et demantelèrent l’armée espagnole. Ils furent
en cela aidés par toutes les classes de la nation. Au sommet, une minorité,
les afrancesados, accueillit à bras ouverts les porteurs de l’idéologie
des lumières. La majorité de la classe privilégiée rongeait son frein sans
oser protester ouvertement. Ce fut la foule qui trancha, Exaspérée par la
tyrannie croissante des alliés français et l’inertie du pouvoir en place, la
canaille se souleva et obtint à Aranjuez l’abdication de Charles IV, roi
d’Espagne, et le départ de son omnipotent premier ministre Godoy. L’héritier
du trône, Ferdinand VII, ne fut pas reconnu par Napoléon; l’empereur
convoqua le père et le fils à Bayonne et régla le litige en les mettant tous
deux sous les verrous. L’Espagne était sans roi. A Madrid, Murat caressait
l’espoir de ceindre la couronne vacante. A cet effet, il expédia en France
les membres restants de la famille royale.
C’en
était trop pour les Espagnols. Passant outre aux ordres de la junte qui représentait
le roi absent, la plèbe madrilène se souleva sans crier gare, avec l’unique
concours de trois jeunes officiers d’artillerie. Ceux-ci payèrent leur
patriotisme de leur vie et la révolte du 2 mai 1808 fut écrasée dans le sang.
Joseph Bonaparte, frère de Napoléon, fut peu après proclamé roi. L’affaire
semblait réglée. En réalité, tout ne faisait que commencer. L’insurrection
partie de Madrid s’étendit à l’Espagne entière et connut son premier succès
marquant au mois de juillet, quand le général Dupont, marchant sur Cadix, fut
contraint de battre en retraite et dut finalement se rendre aux paysans à Bailén,
après s’être fait encercler avec son armée. Le général espagnol Castaños
revendiqua l’honneur de cette victoire. En fait, un simple coup d’œil sur
le théâtre des opérations — une vaste plaine plantée d’oliviers —
suffit à rétablir la vérité: il était impossible d’encercler les Français
avec les forces dont disposaient les troupes régulières espagnoles, et le fait
décisif fut l’intervention des paysans surgis en masse des villages alentour.
Madrid fut reprise par des forces semi-organisées et réoccupée au nom du roi
en exil Ferdinand VII. En fait, il n’y eut jamais de véritable gouvernement
central, la première et la deuxième junte se bornant à barrer de leur mieux
les initiatives du mouvement populaire conduit par des conseils locaux. La
France se voyait infliger son premier revers de taille, le premier qu’elle ait
connu depuis un certain nombre d’années. Cela marquait un tournant dans
l’histoire du monde. Napoléon décida de prendre l’affaire en main et
Madrid fut reconquise. Mais dès qu’il fut reparti, l’insurrection se
poursuivit. Les Anglais intervinrent et ne tardèrent pas à déchanter sur le
compte de leurs alliés: au terme d’une unique expérience, Wellington se déclara
épouvanté par l’incurie des généraux espagnols et fit serment de ne plus
jamais collaborer avec cette engeance. Mais l’insurrection populaire demeurait
l’élément décisif, s’illustrant à travers les actions de guérilla et
des hauts faits tels que la défense de Gérone et la résistance de Palafox à
Saragosse.
La
situation de 1808 répétait celle de 1707. A nouveau la canaille s’engageait
dans une guerre à outrance de défense du territoire, face à l’apathie des
classes dirigeantes. Mais la coupure entre les deux blocs prend ici un caractère
absolument tranché. D’un côté, la décadence, la corruption, la démission
politique et l’incapacité à faire preuve d’innovation créatrice en
quelque domaine que ce sait. De l’autre: la volonté fanatisée, l’aptitude
au sacrifice, l’action spontanée — mais une action incapable de prendre du
champ pour se démarquer de l’intérêt local, étroit, particulier, Ainsi
s’organisait la structure de l’Espagne au début du 19e siècle,
ainsi s’organise-t-elle encore aujourd’hui. Le contenu de l’antagonisme
politique a changé, mais le fossé entre les deux camps demeure, plus large et
plus profond que jamais. C’est ce qui distingue l’Espagne d’autres nations
se jugeant plus évoluées. En Angleterre, en Amérique, en France ou en
Allemagne, les grands mouvements populaires sont toujours partis du haut avant
de pénétrer l’épaisseur des masses. Rien de semblable ne s’est produit en
Espagne au cours des derniers siècles. L’Espagne est le pays qui révèle de
la manière la plus éclatante la spontanéité «populaire» face au pouvoir de
l’aristocratie, de la bourgeoisie, de la classe intellectuelle et — depuis
quelques décennies — du clergé. Un tel hiatus est toujours révélateur de
la décadence et de la désagrégation d’une vieille civilisation. Dans les
pays plus «modernes», le socialisme a entièrement fait siennes les options
industrielles et «progressistes» de la bourgeoisie, En Espagne, les masses
n’ont cessé de s’insurger contre le progrès et l’européanisation sous
toutes leurs formes, en demeurant toujours, dès qu’apparait une crise grave,
le moteur véritable qui entraîne la nation. Ce seul indice témoigne de la
manière radicalement différente dont se posent les problèmes selon qu’on se
trouve en Espagne ou dans un autre pays d’Europe. Pour un Européen,
l’Espagnol est avant tout «non constructif», et on ne compte plus les
observateurs partis observer «de bonne foi» le conflit actuel qui en sont
revenus le cœur soulevé par les cruautés gratuites et les atrocités «non
constructives» dont ils ont pu être les témoins — comme si nos buts
devaient forcément être les leurs, nos valeurs leurs valeurs. L’Espagne a
cessé d’apporter toute participation constructive à la civilisation
occidentale dès la fin du 17e siècle. C’est le rameau qui s’est
flétri le premier sur le tronc de l’arbre occidental après une période de
merveilleuse floraison. Les impacts répétés des pays engagés sur la voie du
progrès ont amorcé un processus de désagrégation dont on ne saurait prévoir
le terme. Mais à travers ce processus, les forces spontanées des basses
classes — ces classes dont on fait tant de cas et qui comptent pour si peu
dans l’Occident progressiste — se sont déchaînées et ont entrepris de réagir
avec la violence propre aux éléments arriérés contre leurs voisins
progressistes, contre cette civilisation moderne qu’on leur impose et
qu’elles repoussent avec toute la fureur dont les Espagnols sont capables en
de telles occasions.
On
peut donc dire que l’histoire de l’Espagne se lit sur deux niveaux, à deux
étages différents, pourrait-on dire. Au premier étage, le conservatisme, le
libéralisme, le socialisme — autant d’idées importées de l’Europe qui
se traduisent par un va-et-vient perpétuel de tendances superficielles, de
victoires et de défaites subalternes sans conséquence autre que la désagrégation
des couches supérieures de la société, de l’État et de son appareil. Au
rez-de-chaussée, des masses opprimées, misérables, menant une vie à l’écart
des grands courants historiques qui parcourent le monde, mais se manifestant
soudainement et brutalement quand des forces extérieures viennent troubler leur
mode de vie traditionnel.
En
Espagne, depuis plus d’un siècle le succès ou l’échec d’un courant
politique on social est lié à sa plus ou moins grande, aptitude à se
concilier ces forces profondes. Faute de quoi il n’y a que sonneries de
cuivres et claquements de cymbales.
Au
cours du 19e siècle; et de manière encore plus nette à partir du
20e, le capitalisme moderne importé de l’étranger a lentement pénétré
l’Espagne avec le concours modéré des Basques et des Catalans (ces derniers
se flattant d’être les seuls «Européens» du pays), mais avec peu ou pas de
participation de la part des Espagnols proprement dits. Les mouvements nés des
profondeurs populaires ont dù s’adapter, à contre-cœur et sans empressement
excessif, au nouveau mode de vie imposé par des voisins plus puissants.
L’histoire de ce processus d’adaptation se confond avec l’histoire de la
transformation des mouvements de masse. Mais rien n’autorise à croire que
cette adaptation sera un jour totale. La résistance spontanée est très forte,
et républicanisme, socialisme, anarchisme ou carlisme (la forme espagnole de la
réaction) correspondent autant, sinon plus, à un effort d’adaptation du
capitalisme moderne aux conceptions espagnoles qu’à un désir d’adapter
l’Espagne aux conditions modernes.
La
couche supérieure, européanisée, de la population refit son apparition sur la
scène politique en 1812, après une éclipse de quatre ans. Il est significatif
que cette réapparition se soit faite en une période de déclin du mouvement de
masse. Après quatre années d’atrocités entraînées par une guerre à la
fois intérieure et extérieure d’une violence sans pareille, le paysan
espagnol commençait à donner des signes de lassitude. C’est alors que les
Cortès de Cadix furent réunies pour insuffler un nouvel élan au mouvement.
Elles entreprirent aussitôt de proposer une série de réformes destinées à réorganiser
le pays sur le mode européen.
Et
par un étrange paradoxe, ce «mode européen» s’inspirait précisément des
idées de la révolution française, de ces idées contre lesquelles bourgeois
et paysans s’étaient insurgés en 1808. Mais le mouvement populaire,
d’essence foncièrement négative, n’offrait aucune perspective quant à la
reconstruction politique du pays. Il n’avait tendu qu’à un seul but,
chasser les Français. Pour le reste, il fallait bien se tourner vers
l’Europe. Les éléments conservateurs, les serviles, s’étaient
discrédités aux yeux de la nation par leur apathie au moment crucial, Le
pouvoir législatif tomba aux mains des libéraux, qui légiférèrent à coeur
joie. De nombreuses dispositions alors adoptées à Cadix, telles celles
relatives à la division administrative du pays ou aux impôts fonciers, se sont
maintenues jusqu’à nos jours. D’autres, tel le mode de gouvernement
parlementaire, ont très vite été balayées. Les deux problèmes fondamentaux,
à savoir la question agraire et le statut de l’Église, ne furent pas sérieusement
abordés. L’efficacité du système de Cadix en tant qu’ensemble cohérent
ne put jamais être éprouvée: en 1814, Joseph Bonaparte fut chassé et
Ferdinand VII proclamé roi. Il s’empressa d’abolir la constitution de Cadix
et entreprit de traquer tous ceux qui avaient participé à son élaboration.
Les
cinquante années qui suivirent furent une période de guerre civile permanente
généralement présentée comme un combat entre conservateurs et libéraux. En
fait, il s’agissait d’une lutte pour le pouvoir entre l’Église et la
nouvelle force sociale née de la guerre antinapoléonienne: l’armée. Dans
cette lutte, l’Eglise apparut très vite comme une force unie soucieuse avant
tout de reconquérir et de consolider le pouvoir qu’elle avait détenu avant
l’épisode napoléonien. De nombreux prêtres libéraux avaient participé à
l’entreprise réformatrice de Cadix; mais le catholicisme libéral ne fut
bientôt plus qu’un souvenir en Espagne. En face, l’armée était en proie
aux divisions internes. On peut dire que, dans la première moitié du 19e
siècle, la tendance libérale prédominait, mais l’armée n’en fournit pas
moins à la cause conservatrice certains de ses plus éminents leaders, tel le général
Narvaez. De fait le libéralisme à l’espagnole ressemble fort peu à
l’ensemble de convictions que l’on baptise de ce nom dans le reste de
l’Europe. En Espagne, le terme est simplement synonyme d’anticléricalisme.
Ce n’est pas ici le lien de retracer les péripéties de cette lutte entre «libéraux»
et «conservateurs» Mais il est nécessaire d’évoquer brièvement l’évolution
des deux institutions dominantes que sont l’Église et l’armée,
institutions qui, aujourd’hui, se trouvent à la pointe du soulèvement
franquiste.
A
l’instar de ce qui s’était produit dans l’empire romain, on a vu dans
l’Espagne du 19e siècle le pouvoir de l’Église s’accroître
tandis que déclinaient parallèlement l’administration et l’État en tant
que forces de cohésion. Des rois aussi fanatiquement catholiques que Philippe
II avaient su tenir l’Église à leur botte. Mais avec l’éclipse de l’État
au début du 18e siècle, puis de nouveau au début du 19e,
la hiérarchie catholique se révéla comme le seul ordre capable de rassembler
les masses. Elle tira de cette situation une formidable autorité morale. Tout
au long du 19e siècle, l’emprise de l’Église sur les masses fut
absolue — en apparence tout au moins — sans comparaison avec la force de
pression exercée sur l’État: ce dernier, quel que soit son contenu ou son
absence de contenu concret à l’époque, devait pour survivre limiter la
puissance de l’Église. En 1837, Mendizábal, alors premier ministre, lui
porta un rude coup en confisquant les biens immeubles du clergé et en les
mettant en vente, à l’exemple de ce qu’avait fait la révolution française.
Cette mesure brisa l’élan de la rébellion carliste. (Les carlistes, on le
sait, sont les partisans du prétendant au trône don Carlos de Bourbon, frère
cadet d’Isabelle II, reine d’Espagne et fille de Ferdinand VII, ainsi que de
ses héritiers. Leur bastion est la Navarre, province vivant encore dans des
conditions quasi médiévales. De là est partie à deux reprises
l’insurrection carliste contre la dynastie légitime. Symptomatiquement, leur
devise est: Cristo Rey y la Virgen María — le Christ-roi et la Sainte
Vierge.) Aujourd’hui, les bataillons carlistes forment le meilleur des troupes
de Franco. L’Église espagnole n’a jamais
depuis retrouvé ses richesses foncières. La thèse de l’Église plus grand
propriétaire foncier en Espagne n’est qu’un mythe: elle n’a retrouvé
qu’une petite partie de ses terres. En revanche, les divers ordres ecclésiastiques
ont acquis d’immenses richesses en biens mobiliers. L’Êglise, incarnée
notamment par les jésuites, n’est pas le plus gros propriétaire foncier mais
bien la plus grande puissance capitaliste de l’Espagne actuelle. C’est en
partie là qu’il faut chercher l’origine des moyens financiers qui ont
permis le soulèvement de Franco. C’est aussi un élément de premier plan
dans la rupture qui s’est produite entre l’Église et les masses: celles-ci
ne se seraient jamais détachées d’une Église fixée à la terre, il en va
tout autrement quand cette même Église est le plus riche actionnaire du pays.
L’action
de Mendizàbal, n’était qu’un prélude. Depuis, l’État n’a cessé de
faire tout son possible pour limiter la puissance de 1’Église, jusqu’aux
mesures prises dans les premières années du règne d’Alphonse XIII par son
premier ministre Canalejas, l’homme fort du régime. Cette lutte acharnée
pour le pouvoir a entraîné la dégénérescence de l’Église qui, peu à
peu, a perdu de vue ses devoirs pastoraux et le service des fidèles, occupée
qu’elle était à la conquête de privilèges, principalement économiques,
toujours plus importants. Un bas clergé ignorant et immoral servant avant tout
d’auxiliaire à la guardia locale d’un côté, un épiscopat plein de
morgue et plus préoccupé des choses de la terre que de celles du ciel, tel était
en gros l’état du clergé espagnol. Il serait erroné de juger son statut
dans la société en se référant à ce qu’on observe en Allemagne, en
France, en Grande-Bretagne et dans les autres pays modernes. La comparaison
serait plus juste avec l’Église catholique de la fin du moyen âge, juste
avant la contre-réforme. L’Espagne du 19e siècle a renié à
travers son clergé la majeure partie du travail effectué par le concile de
Trente, dans les actes sinon dans les formulations, perdant jaduellement tout crédit
auprès des masses. Processus d’abord silencieux; tant que le peuple
continuait de vivre selon les anciens modes, rien n’était changé en
apparence. Mais quand, avec l’arrivée du 20e siècle, l’impact
accru de nouvelles conditions de vie et la relative diminution de l’analphabétisme,
de nouveaux problèmes, tels que le statut des salariés, commencèrent à se
poser avec acuité, on s’aperçut que l’Église n’avait rien,
rigoureusement rien à proposer. Il est peu de contraste aussi frappant à notre
époque que celui offert par le catholicisme allemand — qui doit son audience
à l’intérêt sincère, authentique et efficace qu’il manifeste vis-à-vis
des problèmes sociaux contemporains, à ses puissantes organisations
d’assistance, à ses coopératives et (avant Hitler) ses syndicats — et
d’autre part l’Église espagnole, qui a bien tenté à l’occasion de
suivre l’Allemagne dans cette voie, mais dans le seul but de renforcer la
machine électorale conservatrice. Encore faut-il préciser que ces tentatives
coïncident avec les dernières années de la monarchie espagnole, en un moment
où l’Église se trouvait dans une position critique. Et les masses refusèrent
de donner leur aval à des actions trop visiblement dictées non par le désir
d’améliorer leur condition mais par la servilité face aux puissances du
moment. Les succès du catholicisme dans les pays où le pouvoir politique de
l’Église était quasi nul et où le clergé témoignait d’un intérêt
authentique pour les problèmes de la vie moderne, et l’échec de ce même
catholicisme en Espagne, où il disposait d’un énorme pouvoir politique,
montre à l’évidence que la hiérarchie catholique de la Péninsule porte
tout le poids de la responsabilité. Au début du 19e siècle, son
emprise était totale sur l’âme espagnole. En 1930, l’Église espagnole
avait pratiquement perdu tout crédit, sauf dans les régions où le clergé
avait su demeurer près des masses: la Navarre et le Pays basque. Aujourd’hui,
la première est du côté de Franco, le second pour la république. Mais les
deux sont ardemment catholiques. En Navarre, continuant à vivre aux côtés des
fidèles la vie arriérée d’une communauté primitive et féodale, le clergé
n’avait nul besoin de s’adapter aux conditions contemporaines. Au Pays
basque, qui constitue aujourd’hui le centre industriel le plus actif de toute
l’Espagne, le clergé catholique a gardé son audience auprès des masses en
s’engageant dans la lutte pour la défense de la langue basque, contre la
centralisation castillane. A partir de là, l’Église basque a créé un véritable
mouvement coopératif et syndicaliste en effectuant parallèlement un
authentique travail social. Moyennant quoi le socialisme, le communisme et
l’anarchisme ne sont jamais parvenus à s’implanter sérieusement au point
nodal de l’industrie métallurgique espagnole qu’est Bilbao. Ces deux
exemples montrent assez quel aurait pu être le destin du catholicisme espagnol
s’il avait su se montrer à la hauteur de sa tâche, voire simplement à la
hauteur de ses devoirs pastoraux les plus élémentaires.
Si
les masses se sont détournées de l’Église espagnole, ce n’est pas parce
qu’elles ont perdu leur traditionnelle ferveur religieuse, mais bien parce que
l’Église espagnole l’a perdue. Le besoin d’une foi fanatique qui paraît
indissociable de l’âme espagnole a trouvé à s’exprimer dans d’autres
directions, et principalement dans la voie anarchiste. L’Église espagnole,
quant à elle, est devenue dans une large mesure un levier d’action politique
aux mains d’officiers dépourvus de véritable foi religieuse. Elle n’en est
pas moins restée avide de richesses et de pouvoir et certains conflits opposant
les carlistes à Franco laissent déjà présager les luttes qui opposeront l’Église
à la dictature militaire. Ceci ne signifie naturellement pas que l’Église
espagnole ait lié ses destinées au carlisme, et ce n’est pas non plus
incompatible, comme on le verra dans le journal qui suit, avec la persistance
d’un fond instinctif de religiosité au sein des masses. Mais cette croyance
instinctive est bien plus liée aux images saintes et autres objets de piété
qu’à la personne même des prêtres. L’Église, seule force de l’Espagne
traditionnelle à avoir survécu aux coups de boutoir napoléoniens, est
aujourd’hui en pleine désagré, gation — ce qui implique un énorme
renforcement à prévoir du pouvoir militaire.
L’armée,
de son côté, apparaît comme une force plus moderne. Bien que comptant en son
sein de nombreux aristocrates, elle n’est pas fondamentalement aristocratique.
Et ce n’est pas là une caractéristique propre à l’armée rebelle
d’aujourd’hui: tout au long du 19e siècle, nombre des généraux
qui accédèrent au pouvoir politique provenaient des couches inférieures de la
société. Prim, le plus puissant de ces caudillos (chefs militaires des
factions politiques), savait à peine lire et écrire.
Le
rôle politique de l’armée n’est pas un phénomène propre à l’Espagne.
La lutte ouverte entre généraux rivaux désireux de conquérir le pouvoir d’État
est un trait constant de toutes les civilisations décadentes qui, après avoir
bâti un gouvernement fort, se trouvent la proie des aventuriers. Les généraux
rivaux ont joué un rôle primordial dans l’agonie de l’ancienne Rome, on
les retrouve encore dans la Chine d’aujourd’hui en pleine désintégration.
Pendant plus d’un siècle, la plupart des anciennes colonies espagnoles et
portugaises du nouveau monde n’ont été pour eux qu’un champ
d’affrontement. Ils ont présidé à la transformation de la Turquie. Ils ont
été, un siècle durant, les maîtres du Portugal et jusqu’à ces derniers
temps les véritables dirigeants de l’Espagne. Leur prétention à incarner
les valeurs éternelles de la nation et à constituer les meilleurs garants du
bien publie est totalement dénuée de fondement. Leur prééminence est facile
à expliquer. Aucune armée n’aurait l’idée de prendre le pouvoir dans un
pays doté d’un régime solide, d’une administration compétente et d’une
hiérarchie sociale reconnue par la majorité. Elle sait très bien que, malgré
sa supériorité purement mécanique, elle ferait aussitôt contre elle
l’union de la nation. Mais quand l’administration faillit à sa tâche,
quand le régime se désagrège, quand personne n’apparaît capable de
recueillir l’assentiment général, alors l’armée devient le recours suprême.
Elle peut désormais se proclamer apte à diriger le pays dans la mesure où
elle a plus ou moins préservé les ressources matérielles et mécaniques du
pouvoir physique héritées des jours meilleurs en un moment où les fils plus ténus
du gouvernement civil et de l’obéissance spontanée achèvent de se désagréger.
C’est un fait symptomatique et fréquemment relevé dans l’histoire des
civilisations que l’organisation militaire d’une société évoluée est la
chose la plus facilement copiée par ses voisins arriérés. La Russie et la
Turquie avaient une armée assez moderne d’un point de vue occidental sans
pour cela se hisser sur les autres plans au niveau des nations de l’Occident.
Parallèlement, l’organisation militaire est un des éléments qui résistent
le mieux à l’action des forces de décadence. Il est notoire que les soldats
chinois pèsent peu face aux bataillons européens; ils n’en sont pas moins
parvenus à réduire à merci les autres forces politiques de leur pays. Les
Allemands et les Italiens qui combattent dans le camp de Franco s’accordent
avec les conseillers de différentes nations ayant rejoint le camp de Valence
pour déplorer l’incompétence, le manque de qualification militaire et
parfois même l’absence de simple courage chez les officiers espagnols. Mais
depuis plus d’un siècle, ces officiers n’ont pas eu l’occasion d’éprouver
leurs capacités au contact de l’ennemi du dehors: ils se sont bornés à
combattre des populations civiles et leurs camarades d’armes. Ils surent
s’acquitter de cette tâche. Mais en 1921 les Maures eux-mêmes se révélèrent
un adversaire difficile !
L’armée
devint, à côté de l’Église, le second pouvoir de l’État au temps des
guerres napoléoniennes. L’autorité avait alors démissionné, et cette
situation se perpétua par la suite car si la couronne, l’administration et
l’aristocratie furent formellement restaurées dans leur situation antérieure,
aucune d’entre ces puissances ne retrouva son ancien prestige. La seule force
à avoir conservé ce prestige était l’Église, ce qui entraîna par
contrecoup un libéralisme de surface au sein de l’armée. Ce libéralisme se
caractérisait notamment par le fait qu’il était dirigé contre la grande
majorité de la population. Les carlistes lancèrent leurs insurrections avec un
nombre réduit de soldats professionnels mais toujours avec un large soutien
populaire et le concours de chefs de guérilla remarquables, tels que Cabrera.
Les libéraux ne bénéficièrent jamais d’un pareil soutien populaire à
l’occasion de leurs divers pronunciamientos. De plus, l’armée
espagnole se signala par un autre trait caractéristique de toutes les
dictatures militaires. Un prétendant militaire au pouvoir fait toujours des émules.
Dès qu’on fait appel à la force brute des armes, il se trouve un général
pour penser qu’il est aussi apte à gouverner que son collègue plus heureux.
C’est alors la guerre entre les rivaux. Il est significatif que cette fronde
militaire contre les chefs libéraux de l’armée ne se soit jamais associée
au mouvement populaire carliste. Elle se manifestait sous la forme d’un groupe
de modérés s’opposant aux libéraux. L’Église catholique pouvait ainsi
jouer alternativement sur deux registres: les carlistes et les généraux modérés.
L’histoire de l’Espagne entre 1814 et 1868 n’est que l’histoire de ce
double jeu, l’interminable et stérile alternance de ces forces.
Entre-temps,
le tissu social du pays se modifiait lentement. Grâce aux capitaux étrangers,
le chemin de fer fit son apparition. A partir des années quarante, la Catalogne
réorganisa son industrie textile sur des bases modernes. Les exportations de
certains produits agricoles s’accrurent. Des Basques créèrent des banques
avec des capitaux espagnols. Ces forces nouvelles, à caractère européen,
travaillaient en faveur du libéralisme. Elles firent pencher la balance du côté
du libéralisme. La vie dissolue de la reine Isabelle eut sa part dans ce
bouleversement de l’équilibre précédemment existant. Elle préférait ses
favoris aux principaux généraux de l’armée qui, en un moment critique, se
liguèrent contre elle. En 1868, toutes les forces de la gauche s’unirent pour
la chasser du trône et le général Prim, chef de l’armée révolutionnaire,
devint le maître de Madrid.
La
situation se révéla bientôt catastrophique pour tous ceux qui s’y
trouvaient impliqués. Il n’y avait même plus l’apparence formelle d’un
ordre établi, et rien qui paraisse capable de s’y substituer. L’armée était
très loin de vouloir une république. Les généraux passèrent trois ans en
palabres avant de se mettre d’accord sur le nom d’un candidat à la
couronne. Le choix tomba sur un prince italien qui, à peine installé sur le trône,
fut pris dans un tourbillon d’intrigues et de complots. Le jour même de son
arrivée, le général Prim était assassiné par un révolutionnaire. L’événement
était symptomatique. Un nouvel élément, une couche authentiquement révolutionnaire,
venait de faire son entrée dans la vie politique espagnole. Au bout de moins de
deux ans de règne, le prince italien, las de tout ce tumulte, préféra s’en
aller, laissant le pays san monarque. La république fut proclamée, non
qu’elle fût réellement souhaitée par l’un quelconque des groupements
politiques en présence (exception faite d’une mince couche de «progressistes»),
mais parce qu’aucun autre choix ne s’offrait. Ce régime, officiellement désigné
sous le nom de «Première République», dura, comme le prince italien, moins
de deux ans.
Avec
la proclamation de la république, le chaos s’empara du pays. Dans le nord,
les carlistes mirent l’occasion à profit pour se soulever. Mais l’événement
significatif fut la révolte des anarchistes dans le sud, en Andalousie et dans
la province de Murcie. C’était leur première apparition sur la scène
historique espagnole, apparition qui devait se révéler lourde de conséquences
immédiates et à long terme.
Le
«paysan» andalou, qui était en fait, depuis la domination romaine, un serf
attaché à la glèbe, ne souffrit sans doute pas moins au 18e
qu’au 19e siècle, mais il se rebella au 19e alors
qu’il avait souffert en silence au 18e. Encore ceci n’est-il pas
tout à fait exact. La révolte du serf andalou prit au 18e siècle
la forme d’un banditisme généralisé et impossible à maîtriser qui
touchait les éléments les plus actifs de la paysannerie, et d’une activité
qui n’était pas considérée par les masses comme criminelle mais au
contraire comme une profession honorable, de nature à susciter l’envie et
l’admiration à l’égard de ceux qui l’exerçaient. Cette tradition de
brigandage a laissé une empreinte ineffaçable sur le mouvement révolutionnaire
espagnol — brigandage devant être compris non pas au sens qui est
aujourd’hui le sien en Europe mais plutôt par référence à Robin des Bois.
Le lien entre ces deux traditions est apporté par Bakounine, fondateur de
l’anarchisme, qui a fait l’éloge du bandit révolutionnaire en tant que
vengeur des opprimés et plus authentique garant de l’esprit de révolte. Il
importe d’avoir cette interprétation présente à l’esprit pour comprendre
le problème posé par le lumpenproletariat espagnol. C’est un fait
patent qu’un nombre non négligeable de «lumpenprolétaires» sont venus
grossir les rangs anarchistes et jouent leur rôle dans les redoutables
organisations terroristes du mouvement. Mais en Espagne, il n’y a pas trace de
l’opprobre qu’on attacherait à la conduite de ces éléments dans les pays
civilisés, au sens occidental du terme: en Chine ou en Russie, le bandit révolutionnaire
échappe ainsi à l’opprobre. Au regard d’une paysannerie primitive, il y a
une différence profonde entre l’homme qui rompt la solidarité de la
communauté paysanne par des actes criminels et celui qui, usant de son bon
droit contre les riches et les puissants par la voie du meurtre et du
brigandage, sert la cause commune des opprimés. Le premier, le voleur ou le
meurtrier qui a dépouillé ou assassiné un paysan, sera livré sans remords à
la police ou subira la justice expéditive de ceux qu’il aura lésés. Le
second sera protégé par tous les pauvres gens de toute la région où il
exerce son activité. Du moins en était-il ainsi jusqu’à la fin du 19e
siècle. Le banditisme ainsi conçu a aujourd’hui pratiquement disparu, mais
il a été remplacé par des formes de violence plus adaptées à la
civilisation urbaine, telles que l’attentat et la reprise individuelle. Le
paysan espagnol moyen, l’ouvrier espagnol moyen n’a pas encore ce respect de
la vie et des biens de l’adversaire qu’on trouve dans les sociétés bien
policées. On retrouvera cet état d’esprit dans les milices de 1936. Tel
homme qui abattrait sans hésiter celui qui aurait volé les bottes d’un
camarade ne se sentira nullement coupable en pillant et saccageant les demeures
des fascistes et ne verra guère d’inconvénient (j’ai des cas précis en mémoire)
à ce que les miliciens mettent dans leurs propres poches les sommes d’argent
qu’ils auront trouvées. Mais il serait trop facile de charger les pauvres de
tous les péchés. Les gardes civils n’avaient pas, eux non plus, un respect
exagéré pour les biens et la vie de leurs adversaires — ces pauvres
qu’ils persécutaient au nom du respect du droit de propriété.
Il
serait intéressant d’étudier comment, à un certain moment, le banditisme
ancienne manière du style Robin des Bois s’est transformé en soulèvements
de villages entiers contre leurs suzerains. La mutation date des années
quarante et est vraisemblablement liée, d’une part à la détérioration des
conditions de travail et à la confiscation des bien communaux par
l’aristocratie (ceci coïncidant avec le passage de la consommation domestique
à l’exportation des produits agricoles), et d’autre part à la création de
la guardia civil. La garde civile est un élément d’importance
capitale dans la vie politique espagnole. C’est peut-être la réalisation
principale de l’administration espagnole du 19e siècle. Le
recrutement se fait sur la base d’une sélection très stricte, suivie d’une
ségrégation poussée vis-à-vis de la population locale. (Les Guardistas
ne sont jamais affectés dans leur région d’origine, ne sont pas autorisés
à prendre femme dans leur secteur d’exercice, doivent se plier au régime de
la vie de caserne.) L’État palliait la déficience d’une armée incertaine
en se dotant d’un corps armé obéissant intégralement et invariablement aux
ordres venus d’en haut, et qui constituait de plus une très efficace force de
police. La contrepartie était que cette gendarmerie, isolée de la population,
concentra sur elle la haine des masses — haine que, par une réaction
naturelle, elle répercuta sur ces mêmes masses. Et on ne peut pas imaginer un
plus profond fossé, une guerre plus impitoyable et plus constante que celle que
se livrèrent les villages, le village andalou notamment, et la guardia. En tout
cas, la garde civile mit fin au banditisme. En échange, l’État récolta des
jacqueries.
Ces
jacqueries de serfs andalous criant leur faim, endémiques à partir des années
quarante, connurent leur apogée avec la totale vacance du pouvoir, d’État,
qui marqua l’année 1873. L’affaire était grave car, pour la première
fois, le mouvement paysan jusqu’ici dispersé, spontané et instinctif,
rencontrait la «Première internationale» et les anarchistes qui en faisaient
alors partie. Cela voulait dire que le mouvement paysan faisait sa jonction avec
le prolétariat urbain encore balbutiant pour donner naissance à un grand
mouvement populaire. C’était la troisième fois que le peuple espagnol se
soulevait comme un seul bloc. Mais alors qu’en 1707 et 1808 les Espagnols s’étaient
opposés aux classes supérieures pour défendre l’Église et la dynastie
nationale, ils s’insurgèrent cette fois, toujours contre les classes supérieures,
mais pour défendre leurs propres intérêts immédiats. C’était le résultat
de la désagrégation de plus en plus accentuée qui avait été le fait de l’État
et des classes supérieures au cours des cinquante dernières années.
L’Espagne entrait dans une ère nouvelle. Il est important de saisir tout ce
que cela impliquait pour l’avenir.
Joaquin
Maurín, leader et principal théoricien des trotskystes espagnols, fusillé par
un peloton franquiste*, est à
l’origine de la théorie (reprise depuis sans examen par des personnes
parfaitement étrangères au trotskysme) selon laquelle le développement pris
par l’anarchisme en Espagne n’est que le reflet de la prépondérance du misérable
serf andalou sur le moderne ouvrier d’industrie catalan. Bien que comportant
un fond de vérité, cette conception n’en constitue pas moins une
simplification abusive. En fait, l’anarchisme était déjà implanté à
Barcelone avant de toucher les masses illettrées de l’Andalousie. Le
mouvement ouvrier existait depuis les années quarante à Barcelone, sous une
forme d’abord coopérative, puis semi-politique et enfin syndicale., Il s’était
développé face à l’opposition des pouvoirs établis sans parvenir à élaborer
une théorie qui lui soit propre, mais le contact avec l’Internationale récemment
fondée et sa fraction anarchiste fut, dans les années soixante, l’occasion
d’embrasser avec passion et enthousiasme la foi bakouniniste. Le nouvel Évangile
(et c’en était bien un dans la mesure où il prenait la succession directe de
l’ancienne foi catholique) n’atteignit l’Andalousie que par le biais des
jacqueries du début des années soixante-dix. L’anarchisme espagnol se trouve
ainsi pourvu de deux racines distinctes, l’une paysanne et andalouse,
l’autre prolétarienne et catalane. Il serait vain de vouloir privilégier
l’une par rapport à l’autre. La particularité de la situation politique
espagnole en général et du mouvement ouvrier et paysan en particuiler réside
précisément dans l’union intime de ces deux éléments que tant de choses séparent
à d’autres égards.
*
C’était en effet à l’époque l’opinion qui prévalait dans le camp
republicain. (N. d. T.)
Des
marxistes de différentes tendances, mais qui tous acceptent mal la prépondérance
des anarchistes au sein du mouvement espagnol, ont avancé différentes
explications tendant à montrer que l’anarchisme existait en tant que courant
de masse depuis la Première République, trente ans au moins avant
l’apparition du mouvement de masse socialiste. Et ce courant aurait persisté,
contre vents et marées, jusqu’au début de la guerre civile, en 1936. Autant
d’explications qui sont des dépréciations: la quasitotalité des
observateurs étrangers se montrent particulièrement injustes à l’égard des
anarchistes. Les marxistes arrivent généralement avec une solide quantité de
préjugés bien enracinés et ne font guère d’efforts pour entrer en contact
avec les anarchistes espagnols, préférant reprendre les yeux fermés les
arguments utilisés par leurs ennemis à l’intérieur du pays. Quant aux
observateurs ne se réclamant pas du socialisme, ils sont naturellement prévenus
dès le départ contre cette tendance du mouvement révolutionnaire, réputée
la plus intransigeante et la plus dangereuse de toutes. L’interprétation qui
est la mienne ne doit pas être prise comme une défense et apologie de ces
hommes. On ne saurait trop le répéter, la tâche du sociologue n’est pas de
«défendre» ou «d’accuser», mais simplement de tenter de comprendre.
L’anarchisme s’est révélé incapable de prendre à brasle-corps les problèmes
cruciaux de l’Espagne actuelle, et ce pour des raisons que nous verrons bientôt.
C’est un fait. Et de son côté, le socialisme a fait montre d’une égale
impuissance à cet égard: c’est aussi un fait. Il n’en reste pas moins
qu’une juste interprétation des événements présents passe par une compréhension
correcte du phénomène anarchiste en Espagne.
Je
ne pense pas qu’il soit besoin d’aller chercher l’explication bien loin:
l’anarchisme s’avoue franchement pour ce qu’il est, comme on peut le voir
à travers les controverses qui l’ont opposé aux marxistes. Au centre du débat
se trouve l’acceptation par Bakounine du credo athée des marxistes mais non
de leur interprétation matérialiste de l’Histoire. Quel est le résultat
d’un tel refus? Pour Marx, la révolution sociale et l’avènement du
socialisme constituaient l’aboutissement inéluctable du progrès économique
du capitalisme. Il se satait donc parfaitement à l’àise dans le cadre du «càpitalisme
progressiste» avec tout ce que
celui-ci implique, à savoir le parlementarisme et l’action politique à
l’intérieur de ce capitalisme.
Pour Bakounine en revanche, la révolotion sociale et l’instauration du
socialisme passaient par l’action révolutionnaire d’hommes intimement
persuadés du caractère hideux, immoral et intolérable du système
capitaliste. Le premier tablait sur le développement industriel et l’action démocratique
(sans toutefois écarter absolument les moyens révolutionnaires) pour hâter
l’arrivée du grand jour. Le second considérait que le socialisme était réalisable
à tout momànt — il suffisait de la volonté et de la décision révolutionnaires
pour y arriver. Mais dans la pensée de Bakounine cette volonté et cette décision
ne pouvaient être infusées aux masses par un petit groupe de révolutionnaires
professionnels; l’esprit révolutionnairc devait surgir des profondeurs du
peuple lui-même. Un groupe bien soudé de révolutionnaires prêts au sacrifice
était de nature à précipiter le mouvement, mais en dernier ressort la parole
restait au peuple.
Pourquoi
les Espagnols furent-ils, particulièrement séduits par cette théorie? En
premier lieu, parce que l’esprit révolutionnaire des masses y occupait un rôle
de tout premier plan. Inutile de chercher l’équivalent d’un tel esprit dans
les nations plus développées où, selon Bakounine, le prolétariat était
devenu gentil, décent, fasciné par les miroirs aux alouettes du capitalisme
moderne. Dans ces pays, l’esprit de la révolution avait déserté le cœur
des hommes pour se réfugier dans un recoin de leur tête. Bakounine répondait
par un haussement d’épaules quand on lui parlait du syndicalisme anglais.
Mais, avec son sens aiguisé des réalités psychologiques, il ne faisait pas
non plus grand cas du mouvement allemand et de ses premiers succès sur le plan
électoral et organisationnel. Pour lui, les Allemands étaient nés pour être
esclaves. Il les connaissait depuis 1848 et son instinct révolutionnaire ne
s’en laissait pas compter. Pour lui, étaient véritablement révolutiolmaires,
de cœur et d’instinct, les peuples capables de ne pas béer d’admiration
devant les bienfaits de la civilisation, de ne pas se prosterner devant le progrès
matériel, d’écarter d’eux le respect religieux de la propriété
bourgeoise individuelle; les peuples que l’esprit capitaliste n’avait pas
encore totalement corrompus et qui osaient placer la liberté au-dessus de la
richesse. Toutes qualités dont était dépositaire le peuple russe, et à un
degré encore supérieur, l’espagnol. Comment les ouvriers et paysans
espagnols auraient-ils pu se montrer insensibles à la pensée d’un homme qui
les proposait comme modèle à suivre aux mouvements des travailleurs du monde
entier?
Je
ne veux pas dire que Bakounine a séduit les révolutionnaires espagnols en
flattant leur nationalisme — encore qu’aucun autre étranger n’ait su
mieux parler de ce peuple. Mais il y avait dans ses idées sur l’Espagne une
part essentielle de vérité, et c’est par là que le contact put s’établir.
(Notons au passage que, sur ce point précis, l’histoire a donné raison à
Bakounine plutôt qu’à Marx: la révolution ne vint pas de l’Angleterre ou
de l’Allemagne, mais de la Russie et de l’Espagne.) La révolte des masses
espagnoles ne fut pas un combat qu’elles menèrent pour, améliorer leurs
conditions de vie dans le cadre d’un système capitaliste admiré, mais un
combat contre les premières manifestations d’un capitalisme honni. Le
mouvement populaire espagnol n’est pas dirigé contre un capitalisme parvenu
au terme de son développement et prêt à tomber comme un fruit mûr, mais
contre l’existence même de ce capitalisme en Espagne, en quelque moment que
ce soit. Quelles que soient les concessions faites dans les dernières décennies
aux nécessités du progrès industriel, le travailleur espagnol ne s’est
jamais résigné, comme ses collègues anglais et allemands, à n’être
qu’un simple employé de l’industrie. La conception matérialiste de
l’Histoire fondée sur la croyance au progrès n’a jamais rencontré d’écho
auprès de lui. C’est ce qui explique que le mécanicien de Barcelone puisse
se trouver en parfaite communion de pensée avec le paysan d’Andalousie.
L’exigence américaine d’un «toujours plus» matériel est chose inconnue
en Espagne. (En 1936, j’ai encore entendu un jeune socialiste citer comme la
vertu cardinale de l’ouvrier castillan son aptitude à «vivre de trois fois
rien».) La tradition de lutte contre l’oppression, la mentalité du brigand
qui abandonne son village pour vivre libre est infiniment plus vivace en Espagne
que celle du syndicaliste acceptant de longs mois de grève en échange d’un
peu plus d’aisance matérielle. C’est pourquoi le recours à la violence
n’est jamais écarté a priori par les masses espagnoles, qui jugent au
contraire suspecte l’action syndicale pacifique. Pour me résumer, je dirai
que ce qui heurte la conscience du mouvement ouvrier et paysan espagnol, ce
n’est pas l’idée d’un capitalisme qui se perpétuerait indéfiniment,
mais l’apparition même de ce capitalisme. Telle est pour moi la clé de la
position privilégiée de l’anarchisme en Espagne.
De
là découle la notion de «liberté» en tant qu’élément central de l’idéologie
anarchiste. Cet aspect «libertaire» (le mot a été forgé par les anarchistes
eux-mêmes) a été tantôt mis au compte de l’’«individualisme» conçu
comme trait permanent du caractère espagnol, tantôt dénoncé comme une
corruption du «libéralisme». Dans ce dernier cas, la tricherie sur les mots
est flagrante: l’idéologie libérale participe intimement de l’état
d’esprit bourgeois, et plus spécifiquement puritain. On est, on le voit, à
cent lieues de l’anarchisme. Quant à la première interprétation suggérée,
elle ne saurait rendre compte à elle seule du phénomène anarchiste. Les
Espagnols ne se définissent pas par un individualisme exacerbé: ils ont au
contraire un sens très développé de la hiérarchie et de l’action commune.
Les anarchistes, de leur côté, font de l’action
collective une des bases essentielles de leur programme. La valeur éminente
qu’ils attribuent à la liberté s’explique par le fait que, dans le cadre
d’un système de pensée s’intéressant assez pou aux réalisations matérielles,
la tyrannie apparaît comme le principal reproche qu’on puisse faire au système
industriel moderne — le même reproche qu’on pouvait auparavant adresser au
servage.
La
spécificité de la position anticapitaliste des anarchistes entraîne une
attitude ambiguë, notée par les observateurs les plus impartiaux, vis-à-vis
de la loi et de la morale. Il ne
fait pas de doute que les anarchistes comptent dans leurs rangs un certain
nombre d’éléments criminels, et que ces éléments sont loin d’être mis
au ban du mouvement. Encore plus frappant est le fait que des hommes portés par
l’idéalisme le plus haut, prêts à sacrifier non seulement leur vie mais
leur bonheur terrestre pour le triomphe de leur cause, voisinent avec des éléments
impossibles à maîtriser et incapables de se maîtriser eux-mêmes. Si l’on
préfère, il n’y a pas en Europe de mouvement ouvrier où l’on se pose
autant de questions sur le chapitre de l’éthique, où l’on essaie avec
autant d’acharnement de mettre ses actions en accord avec ses convictions, et
où l’on trouve, proportionnellement, un aussi grand nombre de criminels. Ces
hommes qui ont toujours refusé de verser un salaire à leurs dirigeants, les
ont contraints à vivre en travaillant de leurs propres mains ou en comptant sur
l’aide amicale de leurs camarades, sont les mêmes qui ne reculent pas, ou en
tout cas ne reculaient pas, devant l’expropriation érigée en programme. Mais
on voit ici pointer la solution à ces contradictions déconcertantes.
L’anarchisme est un mouvement religieux, en un sens profondément différent
de celui des autres mouvements fonctionnant dans les pays européens développés.
L’anarchisme ne croit pas à la création d’un monde nouveau passant par
l’amélioration des conditions matérielles faites aux classes défavorisées,
mais au surgissement de ce monde à travers la résurrection morale de ces
classes épargnées par l’esprit de lucre et de cupidité. Cela dit,
l’anarchiste n’a rien d’un pacifiste bien élevé: l’esprit de Robin des
Bois survit en lui, et la violence est conçue comme une nécessité, non pas
seulement sous les espèces du combat organisé mais aussi dans la lutte
quotidienne pour régler les divergences de vues entre le bas peuple et ses maîtres.
Cette forme anarchiste d’opposition au capitalisme se traduit par une prédilection
accusée pour l’action directe, c’est-à-dire — pas obligatoirement mais
bien souvent — l’action violente.
Deux
anecdotes me paraissent de nature à illustrer le contraste entre l’anarchisme
et le socialisme europeen. Il y a un certain nombre d’années, je
m’entretenais avec un communiste anglais occupant un poste de responsabilité
dans la hiérarchie du parti. Il faisait l’éloge du travailleur britannique,
réfractaire à toute forme de violence. Les marins étrangers qui, par
aventure, tentaient de déclencher une rixe se faisaient invariablement ramener
à la raison par les dockers et ouvriers des ports anglais. Je saluai comme il
convenait ce trait de caractère mais me hasardai à demander à mon
interlocuteur si, à son avis, cette doctrine était compatible avec la révolution
violente que prônait son parti. Il me répondit qu’il en irait certainement
tout autrement dans une «lutte organisée». Je pense qu’il se trompait.
Plusieurs années après, un de mes amis se trouvait attablé dans un café de
Toulouse avec un groupe d’ouvriers espagnols quand se propagea la nouvelle du
soulèvement des Asturies. Les Espagnols se mirent aussitôt à exulter et à
expliquer à leurs camarades français: «Vous comprenez, c’est toute la différence
entre vous et nous. Vous, vous descendez d’honnêtes artisans, nous, nos ancêtres
étaient des brigands.» Ainsi s’expliquait selon eux la propension des
Espagnols à prendre les armes contre le pouvoir établi. Je ne sais pas si les
Espagnols rencontrés ce jour-là étaient ou non des anarchistes. Mais ces deux
anecdotes donnent la mesure de l’irréductible différence existant entre
l’optique européenne et la mentalité espagnole.
«Mentalité
retardataire, condamnée à disparaître avec les progrès du capitalisme en
Espagne», s’exclameront d’une même voix marxistes et partisans du libéralisme.
Car ils croient les uns comme les autres au progrès industriel. Mais dans son
immense majorité, le petit peuple espagnol se soucie peu d’avoir une mentalité
«retardataire» aux yeux des Européens. Sans peut-être en avoir une
conscience très nette, l’ouvrier sait que sa mentalité arriérée n’est
pas due à l’état d’arriération des fabriques où il travaille —
explication favorite des marxistes dès qu’il s’agit de rendre compte du phénomène
anarchiste — mais n’est qu’un élément parmi d’autres de la résistance
de la nation tout entière au capitalisme à l’européenne. L’Espagne a
rompu avec le progrès de la civilisation occidentale à la fin du 17e
siècle et le peuple espagnol a une répugnance profonde et instinctive pour
tout ce qui s’est fait depuis lors. Cette repugnance se manifeste dans
l’aversion des Espagnols pour le travail dans les entreprises modernes, et,
d’une manière générale, tout ce relève de la productivité forcenée dans
leur incapacité maîtriser la machinerie moderne, que ce soit dans le champ de
la technologie, de l’administration, de l’armée ou de tout autre objet de
ce genre. On la sent encore dans la résistance opposée par l’administration,
l’aristocratie terrienne et même la mejorité des industriels — pour une
fois d’accord avec les ouvriers — à tout ce qui ressemble à une
innovation. On la retrouve dans le conservatisme aristocratique, dans le
carlisme, dans l’anarchisme — dans la plupart des mouvements politiques qui
comptent en Espagne. Et ce serait une erreur que de tabler sur la supériorité
à terme du capitalisme pour venir à bout de cette résistance. Les capacités
de croissance du capitalisme — ou, si l’on préfère, de la forme
contemporaine et industrielle de la civilisation occidentale — ne sont
certainement pas illimitées. Le sort de la lutte est loin d’être joué. Dans
la suite de notre travail d’investigation, nous ne cesserons de buter contre
ce problème et pourrons nous convaincre que l’issue du combat est des plus
douteuse. C’est la question centrale du problème espagnol.
L’anarchisme
n’en est qu’un aspect particulier, sa manifestation dans les couches inférieures
de la société. Sans la menace capitaliste, l’anarchisme n’existerait pas.
Et si l’esprit du capitalisme avait réellement pénétré la nation,
l’anarchisme n’aurait plus de raison d’être. Cette résistance à
l’apparition du capitalisme qui, dans les autres pays, n’a pris qu’une
forme instinctive, transitoire, incapable de déboucher sur une action organisée,
a suscité en Espagne un puissant mouvement. Ce qui montre une fois de plus la
difficulté de se prononcer sur le résultat final des tentatives de
modernisation de l’Espagne.
Un
fait reste à expliquer. D’une manière générale, la Catalogne et le Pays
basque se sont montrés moins réfractaires à l’européanisation que le reste
de la Péninsule. Comment expliquer dans ces conditions que le mouvement ouvrier
catalan soit anarchiste à cent pour cent? La réponse se trouve, à mon sens,
dans les conditions politiques spécifiques de cette région. Dans sa lutte séculaire
contre la domination castillane, la Catalogne a cristallisé sa haine sur la
seule autorité existante: l’État espagnol. La bourgeoisie catalane, prenant
lentement son essor à partir du milieu du 19e siècle, ne sut pas
imposer son autorité aux masses. De sorte que l’esprit révolutionnaire
exacerbé et la propension de l’ouvrier catalan à préférer la violence aux
moyens d’action légaux n’est, à mon sens, que le reflet de la longue lutte
livrée à la police et l’administration espagnoles. De même s’explique
l’attitude antiautoritariste de la bourgeoisie. Et il est significatif qu’en
une génération — entre 1870 et 1900 — la Catalogne tout entière ait
basculé du carlisme à l’anarchisme. La population, prise dans son ensemble,
accueillait avec faveur toute forme d’opposition violente à l’État.
Mais
revenons à 1873. Pris entre le soulèvement carliste au nord et les menées
anarchistes au sud, le gouvernement républicain décida de frapper la révolution
sociale en premier, remettant à plus tard le règlement de la question
carliste. S’il avait fait un autre choix, l’Espagne aurait connu dès 1873
ce qu’elle a connu en 1936. La décision prise décida du sort de la république.
Face à la menace révolutionnaire, l’armée et l’Église s’empressèrent
d’enterrer leur antagonisme de surface. La révolte andalouse une fois écrasée
dans le sang et dans les larmes, ce fut le pronunciamiento de Murviedro qui
ramena sur le trône la vieille dynastie, en la personne d’Alphonse XII. Les
carlistes ne voulurent pas l’entendre de cette oreille mais la question était
pour l’essentiel réglée et tout se termina par une capitulation honorable.
L’ère de la restauration commençait.
LA
RESTAURATION
Entre
1874 et, l902 — c’est-â-dive pendant les années du règne d’Alphonse XII
et de la minorité, d’Alphonse XIII — l’Espagne
connut une période de calme relatif. Devant la menace latente montant des
profondeurs du peuple, les classes dominantes — Église, arméé et
aristocratie — firent front commun pour préserver le statu quo. Plus question
de faire des pronunciamientos: les généraux devaient à présent compter avec
les masses qu’il importait de tenir en sujétion. L’expression politique de
cette alliance fut la domination sans partage du parti «conservateur» sous la
conduite habile de Cànovas, qui rassembla autour de lui les vieux modérés, un
bon nombre de carlistes et la plupart des vieux libéraux. Les républicains de
l873, privés de véritable soutier populaire, se scindèrent en deux groupes.
Le premier, dirigé par Sagasta, se proclama parti des libéraux, se rallia à
la monarchie après avoir, fait amende honorable et obtint du bon vouloir des
conservateurs quelques miettes de pouvoir. Le second, entraîne par Castelar,
proclama sa fidélité aux principes républicains, se tint en dehors des
affaires publiques mais ne fit aucune tentative pour mettre en pratique le
programme républicain. Grâce à cette union sacrée de toutes les classes
influentes — les pauvres étant devenus quantité négligeable — le calme régna
et les entreprises commerciales et industrielles modernes purent se développer.
Les étrangers, les Basques et les Catalans saisirent la balle au bond. La paix
sociale créait ainsi les conditions de sa propre destruction par les forces
sociales nouvelles.
Contrairement
à celles qui occupaient le devant de la scène depuis 1808, ces forces
nouvelles étaient purement européennes et bien décidées à travailler pour
la modernisation, au sens occidental, du pays. En premier lieu venait la
bourgeoisie catalane, qui avait eu un comportement plus qu’hésitant au cours
de la révolution mais avait mis à profit les années de chaos pour créer
ce qui reçut par la suite le nom de Fomento del Trabajo Nacional
— c’est-à-dire l’union catalane des industriels. Elle prit bien soin,
alors que l’Église et l’aimée consolidaient leur pouvoir, de préserver
cet acquis en se gardant de le mettre d’entrée de jeu au service d’une
politique de développement régional. Durant la restauration, la bourgeoisie
catalane apparut tout entière rangée du côté de la paix et de l’ordre. En
échange de quoi elle reçut un inappréciable cadeau: l’Espagne abandonna le
système du libre-échange en faveur d’un système de tarifs protectionnistes
visant le blé et les textiles. C’était là un compromis entre les exigences
de la bourgeoisie catalane et les intérêts des propriétaires terriens
castillans et andalous. Le principal résultat politique de cette décision fut
que la grande bourgeoisie catalane n’épousa jamais tout à fait la cause du
nationalisme catalan. Pourtant, dans les années quatre-vingt-dix. tout aurait
pu l’y pousser: la Catalogne était pratiquement la seule région industrialisée
de l’Espagne et les puissants filateurs catalans revendiquèrent une part de
responsabilité dans l’administration du pays. Le Fomento s’en mêla
activement et ce fut l’apparition de la Lliga Catatana, le parti de la
grande bourgeoisie, qui réclama l’autonomie — mais non l’indépendance
— de la région et se garda bien de couper les ponts avec les partis
castillans au pouvoir. Principal artisan de cette stratégie, Francisco Cambô
devint progressivement, à partir du début de ce siècle, l’homme politique
le plus en vue de la Péninsule. Président du Fornento, de la Lliga et de la
Chade (Compañía Hispano-Americana de Electricidad) — la plus
importante compagnie financière espagnole — il fit partie de plusieurs
cabinets, fut plusieurs fois proposé comme premier ministre mais jamais nommé:
sa qualité de Catalan le rendait inacceptable à des yeux castillans. C’est
le grand malheur de la bourgeoisie espagnole que d’avoir eu sa fraction la
plus vigoureuse concentrée dans une région frontalière et éloignée du
centre. Là est tout le secret de son impuissance et de l’acuité prise par le
problème catalan. Mais qu’est-ce là sinon une illustration supplémentaire
de l’attitude anticapitaliste de l’Espagne dans son ensemble? La seule région
à disposer de classes dirigeantes résolument en faveur de l’européanisation
du pays se trouvait en marge et depuis toujours tenue en suspicion.
Après
la Çatalogne, ce fut la côte septentrionale de la Péninsule qui entra à son
tour dans le mouvement moderniste. Dès le début de ce siècle, de nouveaux
partis surgirent — de véritables partis européens et non plus des
faux-semblants, comme dans le cas des vieux libéraux. Il y eut ainsi les «réformistes»
de Melquiadez Alvarez, représentant la bourgeoisie de Bilbao et des autres
centres industriels du Nord. Leur programme différait de celui de la Lliga
catalane comme un programme centraliste peut s’opposer à un programme régionaliste.
Un peu auparavant étaient apparus les socialistes de Pablo Iglesias et avec eux
un syndicat de type européen, l’U.G.T. (Unión General de Trabajadores).
Il est significatif que les socialistes aient eux aussi trouvé leur principal
bastion dans le nord et en particulier dans les Asturies, c’est-à-dire dans
une région très perméable à l’influence européenne. Ces socialistes n’étaient
pas seulement pacifiques, ils étaient presque timorés. Ils formaient à tous
égards un vivant contraste avec les anarchistes. Rien d’étonnant à cela:
les socialistes et l’U.G.T. n’étaient pas contre, mais pour le développement
du capitalisme. Et un prolétariat aussi faible, inculte, inexpérimenté et
pauvre que celui formé par les ouvriers espagnols avait-il d’autre choix que
celui entre la timidité et la violence impitoyable? L’U.G.T. en vint à tenir
sous sa coupe la majorité des mineurs espagnols. Les socialistes concentrèrent
leurs, efforts sur les élections, qui avaient toujours été outrageusement «fabriquées»,
par l’administration et les potentats locaux, les caciques. Les socialistes
entendaient les moraliser de manière à en faire un tremplin pour l’action
parlementaire.
Dans
cette action, ils furent vigoureusement appuyés par les «réformistes» et la
Lliga: pour ces deux formations, casser le pouvoir politique du prêtre, du chef
de la guardia et du propriétaire foncier était une condition nécessaire à
l’accession au pouvoir, d’État. Un autre allié se présenta bientôt en
l’espèce le Parti républicain, rajeuni et débarrassé de leaders tels que
Castelar. Les francs-maçons et l’Ateneo (une université libre) contribuèrent
à transformer en outil de combat ce parti dirigé par Francisco Giner de los
Rios, qui avait par ailleurs l’appui d’une partie de l’intelligentsia
madrilène désireuse d’imprimer une orientation européenne à un pays en
pleine décomposition. Cette renaissance du Parti républicain est étroitement
liée au renouveau des lettres espagnoles incarné par des hommes tels
qu’Unamuno, Blasco Ibàñez, Joaquin Costa et bien d’autres.
Mais
la bourgeoisie pouvait être achetée avec des réformes économiques, les
socialistes étaient timorés et pacifiques, les jeunes écrivains ne représentaient
pas une force bien redoutable. Sans les masses, la coalition progressiste aurait
vraisemblablement vu ses efforts sombrer dans le néant. Mais 1902 marque le réveil
du mouvement populaire qui dès lors ne devait cesser de se développer. En
1873, la désagrégation de l’ancien régime avait provoqué un sursaut au
sein du peuple, vite réprimé par la réorganisation du régime et la
restauration monarchique. Avec le développement de l’industrie moderne, de
l’information et de l’alphabétisation, ces masses acquirent une force
autonome susceptible d’être mise au service du mouvement pour les réformes.
S’appuyant
pour gouverner sur le prêtre, la guardia et le potentat local, avec le concours
occasionnel des hommes de loi, l’ancien régime ne connaissait qu’une façon
de régler les graves problèmes qui se posaient: la poudre et les balles. Son
incapacité à entreprendre quoi que ce soit de constructif pour soulager les
souffrances des masses, l’échec des tentatives en vue de se concilier la
bourgeoisie et enfin la démission devant les besoins les plus pressants du pays
rendirent bientôt pour le moins inadéquat le recours à la poudre et aux
balles. La défaite essuyée en 1898 face aux États-Unis et la perte de Cuba,
de Porto Rico et des Philippines rendirent encore plus flagrant cet état de
fait. Et le régime s’engagea dans un lent processus de désagrégation scandé
par les massacres épisodiques perpétrés par les militaires.
Une
suite de révoltes et de grèves générales prenant à chaque fois plus
d’ampleur ébranla le pays. Il y eut la grève générale de Barcelone en
1902; celle de 1906; une autre, encore plus massive, en 1909. L’administration
avait perdu tout crédit et dut même recourir à la conscription quand l’armée
du temps de paix faillit lamentablement à sa tâche dans le Rif marocain.
Faut-il voir dans l’envoi de Catalans au Maroc une arrière-pensée des
politiciens castillans ou une simple manifestation d’incurie administrative?
Toujours est-il que seul les réservistes catalans furent rappelés sous les
drapeaux. La Catalogne se souleva comme un seul homme. Le gouvernement renonça
à ses projets de conscription mais la révolte fut écrasée dans le sang.
Francisco Ferrer, un éducateur anarchiste qui n’avait pratiquement rien à
voir avec le mouvement, mais qui s’était attiré la haine du clergé en
raison de sa tentative de création d’un enseignement déconfessionnalisé,
fut condamné à mort et fusillé au fort de Montjuich. La réprobation fut
unanime en Europe et le mouvement de masse y gagna un martyr. La coutume de brûler
les églises, prise sporadiquement lors des révoltes précédentes, devint après
l’exécution de Ferrer un rituel inséparable de tous les soulèvements
catalans.
L’ancien
régime dépérissait. Il devenait de plus en plus difficile de contrôler les
circonscriptions urbaines lors des élections. Sous la pression des forces
nouvelles engendrées par le mouvement de masse, les vieux partis craquaient de
toutes parts. Les nouveaux demandaient des réformes avec une insistance accrue.
Après la défaite des Antilles, l’assassinat politique devint monnaie
courante. Cànovas trouva ainsi la mort et le roi faillit connaître le même
sort. Dés réformes s’imposaient absolument. Canalejas, contemporain du Russe
Stolypine qu’il rappelait par maints côtés, adversaire résolu de la démocratie
mais partisan de la modernisation du pays, vint aux affaires. Réduit à
l’impuissance par la résistance de l’Église, il fut assassiné par un
anarchiste. Le régime était acculé à employer des moyens désespérés. Pour
amener la bourgeoisie catalane à résipiscence, la police de Barcelone se mit
à collaborer avec les bandes de pistoleros qui se réclamaient plus ou
moins de la révolution. Ce fut la police elle-même qui inspira une vague
d’assassinats dont les victimes furent les hommes les plus en vue de la Lliga
et de l’industrie catalane.
Parallèlement,
le régime tenta de faire barrage à la fois au catalanisme et à l’anarchisme
en suscitant le Parti radical d’Alejandro Lerroux. Sous le masque d’un révolutionnaire
et d’un républicain à tout crin, Lerroux réserva l’essentiel de ses coups
au mouvement nationaliste catalan qui représentait alors le danger majeur pour
le régime. Il demeura toujours suspect aux yeux d’une bonne partie de
l’opinion publique espagnole — suspect d’avoir en fait collaboré avec la
police espagnole lors de sa période «révolutionnaire». Il mérita un temps
le surnom d’«empereur du Paralelo» (l’artère principale des bas quartiers
de Barcelone) mais, après le début de la guerre, son influence décrut et fut
submergée par la marée montante de l’anarchisme. Ainsi, l’intrusion de
l’économie moderne dans une société incapable de l’assimiler constitua un
facteur de désagrégation supplémentaire et aggravant.
La
guerre contribua encore au pourrissement de la situation en donnant un coup de fouet au développement économique du pays. En sa qualité
de neutre, l’Espagne se trouva à même de tirer les marrons du
feu. Les affaires n’avaient jamais
été aussi prospères. Moyennant quoi les revendications de la bourgeoisie et
des travailleurs se firent de plus en plus pressantes. Le régime commit en
outre la terrible erreur de ne pas cacher sa sympathie pour le camp allemand et
de l’aider de son mieux au nom du sentiment naturel de camaraderie qui réunit
deux puissances conservatrices. Par contrecoup, les Alliés virent d’un
meilleur œil les mouvements d’opposition espagnols. Le conflit larvé éclata
au grand jour et culmina dans la crise de l’armée. Quelques officiers avaient
malmené un caricaturiste qui avait exercé sa verve aux dépens de l’armée.
Le ministre de la Guerre ‘voulut faire appliquer les mesures de discipline
ordinaire aux auteurs de cet acte de violence. Il se heurta alors à un
organisme plus ou moins occulte connu sous le nom de Juntas de Defensa
— une sorte de syndicat clandestin des officiers sur lequel la hiérarchie
avait jusqu’ici fermé les yeux mais qui à présent se manifestait pour défendre
des collègues menacés d’être traduits en justice. On découvrit ainsi que
l’armée, depuis le compromis de la restauration, n’était qu’en apparence
soumise aux pouvoirs civils et qu’elle pouvait, le cas échéant, entreprendre
une action concertée contre le ministère, et que l’administration n’avait
pas de machine exécutive sur qui elle puisse faire fonds. Le problème de
l’armée, que l’on croyait réglé depuis un quart de siècle de progrès
apparent, renaissait soudain de ses cendres, inchangé et aussi vivace que
jamais. Les Juntas furent dissoutes sur le papier, mais elles avaient atteint
leur but: d’abord la démission du ministre de la Guerre, puis une grave crise
ministérielle et enfin la constitution d’un nouveau cabinet plus conforme aux
vœux des militaires. Cela se passait au début de 1917. Depuis lors, les
organisations secrètes se perpétuèrent au sein de l’armée sous différents
noms, jusqu’à l’Uniôn Militar, responsable de la rébellion de
1936.
L’impudence
des Juntas de Defensa en 1917 était plus que n’en pouvaient supporter les
partis politiques. Dans le pays, l’opinion fut unanime à réclamer une réforme
d’ensemble incluant la subordination de l’armée aux pouvoirs civils, la
mise en place d’un gouvernement parlementaire et la convocation d’une
assemblée constituante. Le gouvernement refusa de se plier a cette dernière
exigence qui aurait signifié le début d’une nouvelle révolution. Plus de
soixante-dix membres du Parlement, des représentants de la bourgeoisie catalane
pour la plupart, se réunirent néanmoins à Barcelone pour former une
Constituante croupion et furent salués avec enthousiasme par les municipalités
des principales villes d’Espagne. Un mois plus tard, la tension était à son
comble. Les masses déclenchèrent la première grève générale de
l’histoire de l’Espagne. Cette grève dura trois jours sous la direction
concurrente des socialistes et des anarchistes qui comptaient bien déboucher
ainsi sur la proclamation de la république. Mais la bourgeoisie ne bougea pas,
effrayée par la perspective de la révolution sociale. Il faudrait encore de
nombreux changements pour arriver à un front commun des ouvriers et des classes
moyennes assez puissant pour renverser la monarchie. A l’époque, le mouvement
révolutionnaire avait atteint un point limite. Comme les précédentes, la grève
de 1917 fut écrasée dans le sang. Les problèmes qui n’avaient pu recevoir
de solution par la voie révolutionnaire devaient attendre cette solution
d’une dictature contre-revolutionnaire.
Mais
si le mouvement de 1917 aboutit à des résultats pratiques nuls, il eut en
revanche un impact considérable sur l’état d’esprit des masses et des
organisations qui les représentaient. En premier lieu, 1917 avait définitivement
entraîné la majorité du pays dans l’orbite révolutionnaire. Le processus
de désintégration de l’ancienne hiérarchie et de refus des anciennes
valeurs autoritaristes était presque entièrement achevé. Le peuple espagnol
qui, à l’exception des révoltes des Asturies, s’était tenu sur une
prudente réserve à l’époque de la Première République, avait cette fois
pris parti. Il n’était plus possible de perpétuer encore les anciennes
structures. Il fallait que s’instaure nu régime nouveau — fasciste, républicain
ou socialiste. En second lieu, les partis politiques avaient vu leur caractère
profondément modifié pendant les années de crise et celles qui suivirent. Les
républicains s’étaient battus et entendaient bien que le combat n’en reste
pas là. Les socialistes avaient en partie surmonté leur timidité pacifiste au
contact des républicains actifs et résolus. Mais les transformations les plus
profondes affectèrent les nationalistes catalans et les anarchistes.
L’apathie
de la Lliga lors des événements de 1917 l’avait clairement désignée comme
une force pro-gouvernementale. Cambó obtint bientôt le ministère des
Finances, et la Lliga acheva de se discréditer auprès des masses de Catalogne.
Pendant plusieurs années, il y eut une prolifération de petits groupes
nationalistes professant tous des opinions plus avancées que l’ancienne
organisation, certains allant même jusqu’à, réclamer la création d’une république
catalane indépendante. Durant la décennie qui suivit 1917, la Catalogne
retourna au chaos politique. De ce chaos émergea peu à peu l’Esquerra
(la gauche) catalane du colonel Macià, qui battit Cambó et Lerroux et
entreprit d’organiser la petite bourgeoisie du pays. A droite quelques
industriels restèrent fidèles à Cambó et à la Lliga devenue de plus en plus
pro-castillane, de plus en plus proche du clergé et de plus en plus honnie par
l’intelligentsia de Barcelone. A gauche, le prolétariat bascula massivement
dans le camp des anarchistes. Pendant ce temps, les campagnes demeuraient
inactives. Sous la dictature de Primo de Rivera, à partir de l’année 1923,
Macià tenta plus d’un coup de main en Catalogne. Les résultats
n’apparurent pas tout de suite, mais il y gagna peu à peu le prestige qui
allait faire de lui le leader de la nation catalane. L’antagonisme entre la
Lliga et l’Esquerra débouchant sur le succès final de cette dernière prouva
qu’une région industrielle comme la Catalogne, avec tous ses marchés en
Espagne, ne pouvait en même temps être régionaliste et faire confiance à sa
bourgeoisie pour la conduire. Le dilemme fut finalement tranché en faveur du
nationalisme catalan, contre les intérêts économiques de la Catalogne. La
bourgeoisie espagnole se voyait ainsi battue sur son terrain le plus favorable,
et avec elle la cause de la modernisation de l’Espagne.
L’anarchisme
prenait, lui, une direction presque diamétralement opposée. Les anarchistes
avaient tiré la leçon de leurs échecs répétés: dans les régions
industrielles, il leur fallait s’adapter jusqu’à un certain point aux
conditions de vie du prolétariat d’industrie moderne. De cette constatation
naquit l’anarchisme d’aujourd’hui, qui, prenant ses distances par rapport
à l’ancienne conception bakouniniste d’une ligue conçue pour la
destruction d’un monde capitaliste chargé de péchés, se garde néanmoins
d’être un mouvement ouvrier parmi d’autres, s’accommodant des conditions
créées par la vie moderne. Les convictions fondamentales de Bakounine n’ont
jamais cessé d’être vivantes au cœur de l’anarchisme espagnol. Lors de la
guerre civile de 1936-37, ce sont elles qui ont inspiré l’incendie systématique
des églises, la destruction par le feu des titres de propriété sur la terre,
le refus de la discipline militaire et la création (dans les premiers temps)
d’une milice du style Robin des Bois, les tentatives (dans les premiers temps
encore) d’«abolition de l’État», enfin, dernier indice mais non des
moindres, cette impitoyable terreur anarchiste qui voudrait effacer tous les
corrompus de la surface terrestre. (Dans ce contexte, les «corrompus» désignent
tous les membres des partis de droite, les gros propriétaires, les prêtres,
etc.) Mais à côté de cette foi originelle jamais démentie se sont développés
de nouveaux courants, sous l’influence notamment de deux dirigeants
remarquables par leur forte personnalité et l’acuité de leur jugement
politique: Salvador Seguí et Angel Pestaña. Seguí, un homme tout entier voué
à sa cause, fut tué en 1923 dans une prison, sans procès ni enquête. Pestaña,
moins désintéressé, gâcha une brillante carrière politique en allant trop
loin — et trop tôt — dans la voie de l’alignement sur le mouvement
ouvrier européen. Il avait presque entièrement renié ses convictions
anarchistes originelles et tenta au début des années trente de mettre sur pied
un parti anarchiste capable d’affronter les élections. Il provoqua ainsi une
scission mineure mais finit par se retrouver isolé. Aujourd’hui, il n’est
plus qu’un insignifiant satellite des républicains. Mais dans les premières
décennies de ce siècle, ces deux hommes, aidés d’autres militants, tirent
de l’anarchisme une force capable d’agir dans le cadre d’une société
industrielle moderne. Après l’échec de l’insurrection et de la grève générale
de 1909, ils créèrent la CeN.T. (Confederación Naclonal de Trabajadores)
dans l’optique d’une centrale syndicale anarchiste destinée à contrer
l’U.G.T. socialiste. Le mouvement avait jusqu’ici participé aux grèves menées
à des fins politiques et économiques, mais il ne s’agissait que d’un mode
d’action secondaire par rapport à ses activités essentielles qui étaient
l’insurrection et l’assassinat. A présent, la grève économique devenait
un objectif à part entière du mouvement anarchiste et ce n’est pas un hasard
si une fraction du prolétariat de Barcelone a compté parmi les ouvriers les
mieux payés d’Espagne. Néanmoins, la C.N.T. n’a jamais été un syndicat
comme les autres, au sens européen du terme. Et ce non seulement en raison de
la foi anarchiste toujours vivante parmi ses membres, mais aussi du fait de la
spécificité des méthodes. A la différence de l’U.G.T., la C.N.T. refusait
toute forme d’assurances sociales, ne constituait pas de fonds de grève mais
comptait sur la solidarité des sections non impliquées dans la grève en
cours, ou sur la sympathie publique. De ce fait, les grèves devaient être
courtes, et donc nécessairement violentes. Ce qui fut le cas. Barcelone ne
connut jamais le type d’action pacifique qui est la norme en Europe. On y voit
toujours des grèves accompagnées de jets de bombes, d’émeutes aux portes
des usines ou d’actions comme celles qui eurent lieu lors de la dernière grève
des tramways à Barcelone, lorsque les grévistes lancèrent les voitures en
flammes à travers les rues de Barcelone et eurent ainsi gain de cause! La
C.N.T. rejetait encore toute espèce de compromis avec les patrons: dans la
conception anarchiste, la grève devait conduire a l’obtention de meilleurs
salaires et à la réduction du temps de travail sans que cela s’accompagne
pour les travailleurs d’un quelconque engagement quant aux actions ultérieures.
Entre employeurs et salariés, c’était l’état de guerre permanent. Ces idées
sont plus ou moins directement inspirées de la doctrine du fondateur français
du mouvement syndical, Georges Sorel qui, curieusement, ne
sut jamais que ses théories étaient mises en pratique en Espagne. Avec
la création de la C.N.T., le renoncement à l’action purement destructrice et
nihiliste, l’aceptation de la discipline et de l’organisation syndicales,
l’anarchisme espagnol inventait un phénomène nouveau, l’«anarcho-syndicalisme».
Le plus étrange est qu’il ait pu se perpétuer sous cette
nouvelle forme. On a vu, en Norvège par exemple, des tentatives de cette
sorte. Mais très vite le mouvement ouvrier retournait à la vieille
mentalité syndicaliste, avec ses modes d’action entièrement pacifiques; les
accords passés avec les employeurs, l’entretien de fonds de grève et de
caisses de secours. Seule l’Espagne sut faire exception à la règle. Le
C.N.T. est sans doute le seul grand mouvement syndical véritablement révolutionnaire
qui existe dans le monde. A tort ou à raison elle en est fière. Force est de
reconnaître que l’entreprise n’aurait pu réussir si le prolétariat avait
subi le processus d’«embourgeoisement» qui caractérise le prolétariat
industriel des autres pays du globe. Mais le monde espagnol n’est pas
bourgeois, et le prolétariat espagnol ne pouvait donc pas l’être.
L’année
1919 concrétisa l’expérience de la grève générale de 1917 par un noveau
pas en avant sur la voie de l’adaptation aux conditions industrielles
modernes: ce fut la création des sindicatos ùnicos. Il s’agit de
pures unions Industrielles (opposées aux unions corporatistes) et le contraste
entre l’ancienne et la nouvelle organisation de la C.N.T. correspond
exactement à la lutte que se livrent aujourd’hui aux États-Unis l’American
Federation of Labor de Green et le Comittee of Industrial Organisation dirigé
par Lewis. L’affaire se compliquait toutefois en Espagne du fait que le fédéralisme
— le droit pour la plus petite unité possible à décider de sa destinée —
est une des panacées préconisées par la doctrine anarchiste. Et voilà
qu’on suggérait de former des unions gigantesques pourvues d’une discipline
de fer. Mais les novateurs réussirent encore à faire triompher leurs idées
sans que le mouvement glisse pour autant si peu que ce soit vers le pacifisme réformiste
de l’U.G.T. Au contraire, les sindicatos ùnicos devinrent l’épouvantail de
la bourgeoisie espagnole. Ils continuèrent à recourir aux moyens d’action
violents traditionnels chez les anarchistes en combinant, par exemple, la grève
et l’attentat — avec une efficacité renforcée par leur puissance accrue
par rapport aux anciennes unions corporatistes. Barcelone se trouva précipité
dans un tourbillon de règlements de comptes tandis que la police secrète,
suivant les instructions venues d’en haut, fermait tour à tour les yeux
devant les meurtres de dirigeants bourgeois et de leaders anarchistes. Du côté
des révolutionnaires, cette vague terroriste rejeta des hommes au cœur pur
tels que Durruti et Ascaso dans le camp des pistoleros professionnels, une
association qui est demeurée un des points faibles de l’anarchisme mais dont
l’existence était normale dans l’optique du credo bakouniniste. En fin de
compte, la C.N.T. devint, à travers toutes ces luttes, une organisation capable
de donner plus que du fil à retordre à l’administration gouvernementale.
Durant
cette période, le programme politique des anarchistes se modifiait lui aussi.
L’anathème absolu jeté par Bakounine sur l’État en tant que tel avait
toujours été plus proche d’un discours démagogique que d’une conviction
politique sérieuse. Son importance pratique résidait dans le refus catégorique
de toute participation à la vie parlementaire qui, à ce que pensaient
Bakounine et ses disciples, devait inévitablement conduire à
l’embourgeoisement des hommes politiques. Bakounine avait toutefois salué la
Commune de Paris de 1871 qui n’était, après tout, qu’une organisation étatique
centrale, et les anarchistes espagnols avaient créé en 1873, suivant
l’exemple de Paris, des communes à Murcie, Alcoy et Cartagène, qui résistèrent
plusieurs mois aux assauts des troupes régulières. Mais toutes ces opinions
incertaines et fluctuantes se cristallisèrent sous l’influence de la révolution
russe de 1917. Au début, à l’époque où le Parti communiste n’avait pas
encore appesanti sa mainmise sur les soviets, où les autres partis socialistes
n’étaient pas encore victimes de la terreur, où la Guépéou n’existait
pas, les anarchistes espagnols accueillirent avec transport la révolution bolchévique
et firent leur le programme des soviets. Es purent suivre les avatars de la révolution,
l’antagonisme entre les soviets et la dictature du Parti, et finalement
rejoignirent les anarchistes russes, Makhno et les marins de Kronstadt, sur le
programme suivant des soviets sans partis politiques, des soviets sans
communistes. La tradition des soviets est elle-même très proche du sentiment
populaire espagnol. Elle trouve son pendant dans la tradition des juntas
ou «comités» révolutionnaires locaux nés en Espagne de chaque situation révolutionnaire.
En juillet 1936, un semblable réseau de «comités» a couvert tout le pays et
les anarchistes entendaient bien en faire l’instrument du pouvoir politique.
Donc,
en 1925, après la mort de Seguí et alors que Pestaña semblait vouloir se
rapprocher du dictateur Primo de Rivera, la F.A.I. (Federación Anarquista Ibérica)
fut créée pour faire pièce aux velléités «réformistes» du mouvement et
préserver la foi originelle. Dès lors, seuls les membres de la F.A.I. furent
admis aux postes de responsabilité au sein de la C.N.T. La F.A.I. est un exact
reflet de cet étrange phénomène que constitue l’anarcho-syndicalisme
espagnol. Destinée à regrouper tous les éléments qui, par-delà la simple
affiliation à la C.N.T., sont des anarchistes actifs et convaincus, elle mêle
dans ses rangs l’élite du mouvement anarchiste — le carré des irréductibles
qui ont survécu aux combats, à la prison, à l’exil, aux condamnations à
mort, et qui représente sans aucun doute un des éléments les plus idéalistes
que le monde compte aujourd’hui — et des personnages douteux que d’autres
organisations hésiteraient non seulement à placer à des postes de
responsabilité mais même à accepter comme membres. Mais ceci rejoint
l’essence même de l’anarchisme espagnol, conception morale et politique que
des milliers de kilomètres séparent de la scène européenne contemporaine. Et
les transformations qui ont conduit à l’anarchisme de la dernière génération
n’ont provoqué qu’une adaptation purement superficielle au milieu de
l’usine moderne sans rien changer à l’ancien esprit de révolte populaire
et paysanne contre l’oppression. Au reste, l’usine moderne n’occupe
qu’une place très restreinte dans la communauté espagnole d’aujourd’hui.
Les machines sont là matériellement parlant, mais la mentalité qui les a
engendrées est aussi étrangère à l’Espagnol moyen que l’ordre
politico-social qui les accompagne d’ordinaire. C’est justement ce décalage
qui a permis à l’anarchisme de rester près du cœur du peuple espagnol et
d’incarner de la manière la plus claire l’attitude des classes inférieures
dans la situation actuelle. Tant qu’il n’avait en face de lui que des
adversaires espagnols, qu’il s’agisse de la lutte pour s’attacher les
masses ou de combattre l’armée, la guardia et l’administration, cet
anarchisme était invincible. Mais il était appelé à s’effondrer devant des
avions, des tanks et des canons mis en œuvre non plus par des Espagnols mais
par des Européens.
Faisons
toutefois un retour en arrière sur les conséquences de la crise de 1917. Le
processus d’adaptation que tous les groupes d’opposition avaient entamé après
leur défaite devait singulièrement compliquer la tâche du gouvernement pour
ce qui est de gagner la prochaine manche. Mais cette prochaine manche ne devait
pas arriver de sitôt Et dans l’intervalle, tous les adversaires du
gouvernement en place traversèrent une période d’impuissance. C’est l’époque
où la personnalité d’Alphonse XIII joua un rôle non négligeable. Avide de
pouvoir personnel, il accueillit comme une bénédiction du ciel cet ensemble de
circonstances qui lui donnait la partie belle pour diviser et régner. Il sut
habilement discréditer les coalitions parlementaires qui se succédèrent en
jonglant avec les cabinets et en flattant une armée présentée comme seule véritable
force de la nation. Il s’acheminait vers l’instauration d’un régime de
pouvoir personnel quand survint la catastrophe de 1921. Le roi avait soutenu
l’un des généraux en poste au Maroc lors d’une campagne entreprise
contrairement aux ordres formels du commandement central. Mais il avait
sous-estimé les Maures. Il n’y avait plus, comme en 1909, un ensemble de
tribus dissidentes, mais bien des guerriers unis derrière un chef aux
extraordinaires vertus de stratège, Abd-el-Krim. Celui-ci prit au dépourvu le
général qui, fort de l’appui d’Alphonse XIII, s’était livré à une manœuvre
audacieuse mais pour le moins imprudente. Il en résulta une cuisante défaite.
En quelques heures, l’armée espagnole perdit l’honneur, dix mille hommes,
une énorme quantité de matériel et toutes les conquêtes effectuées en
quinze ans de combats. L’affaire connut un énorme retentissement en Espagne.
Le roi avait directement engagé sa responsabilité en poussant le général
Silvestre à enfreindre les ordres de ses supérieurs.
De
cet instant, la vie politique espagnole fut dominée par les intrigues et les
manœuvres des partis politiques qui tous, y compris une importante fraction des
conservateurs, tentèrent de s’unir pour forcer le roi à rendre des comptes,
tandis que celui-ci s’employait comme par le passé à diviser, mais cette
fois pour se ménager une porte de sortie. Il fut en ceci opportunément servi
par la crise agricole consécutive aux progrès enregistrés à l’étranger en
ce qui concerne la culture de la vigne, des olives et des oranges. Dans ce
contexte, les accords passés entre les industriels du textile et les grands
propriétaires fonciers pour la défense de leurs intérêts, mutuels volèrent
en éclats. Les gros propriétaires fonciers tentèrent de jeter leur poids
politique prépondérant dans la balance pour obtenir, sur le dos des
industriels, des conventions commerciales jouant en leur faveur. L’accord de
fait réalisé contre le roi entre les conservateurs, les libéraux, la Lliga et
les réformistes n’y résista pas. Au moment où la commission d’enquête
sur le désastre du Maroc s’apprêtait à soumettre son rapport aux Cortès,
le roi parvint à bloquer le mécanisme parlementaire. Avec son habileté
coutumière, il sut se retirer au second plan pour laisser au dictateur
militaire qu’il avait choisi le soin d’occuper le devant de la scène. Primo
de Rivera prit en charge les affaires de l’État et procéda à la dissolution
du Parlement sans rencontrer la moindre resistance.
LA
DICTATURE
DE
PRIMO DE RIVERA
Il
sautait aux yeux que les choses ne pouvaient plus se poursuivre comme par le
passé — la gangrène qui avait atteint la blessure marocaine en était
l’indice le plus flagrant. Après la tentative révolutionnaire avortée de
1917, la méthode constitutionnelle essayée entre 1917 et 1923 avait elle aussi
rendu un bilan de faillite. La situation n’était pas mûre pour une nouvelle
émergence des forces révolutionnaires. La dictature apparaissait donc comme la
seule issue possible à la crise. L’armée avait failli dans sa tâche
primordiale de défense des territoires de la couronne, l’administration en était
venue à s’acoquiner avec la pègre pour combattre les honnêtes gens, les
partis s’étaient discrédités en se noyant dans un océan de manœuvres
politiques aussi basses qu’inefficaces — place donc à une dictature que
tout le monde appelait de ses vœux. Le flottement se fit sentir jusque dans les
rangs de la C.N.T., au point de provoquer la création de la F.A.I. Primo de
Rivera entra dans sa carrière de dictateur sous les plus éclatants auspices
qui aient jamais présidé à une dictature. Son programme se résumait en deux
phrases: briser les vieux partis politiques et rendre son lustre à l’État en
optant pour la voie de la modernisation. Durant les six ans qu’il passa à la
tête du pays, il fit à peu près tout ce qu’il lui était humainement
possible de faire pour atteindre le second de ces objectifs. Les éléments de
la modernité européenne aujourd’hui présents en Espagne datent pour la
plupart de ce temps. Les républicains répugnent à l’admettre. Il n’en
reste pas moins que si l’on trouve une bonne route (et elles ne manquent pas),
une auberge moderne dans un bourgade, une jetée moderne dans un port important,
une caserne ou une prison aux standards actuels, le mérite en revient à
l’administration de Primo de Rivera. La dictature sut attirer les capitaux étrangers
qui permirent ces constructions. Et dans ses débuts elle recueillit le plein
soutien de la bourgeoisie d’industrie. (Cambó n’avait pas manqué de tirer
les ficelles en coulisse pour faire aboutit le coup d’État.) De son côté,
le dictateur se rendit bien compte qu’il fallait donner au prolétariat urbain
autre chose que des prisons et des balles pour s’assurer son concours. Pour la
première fois dans l’histoire de l’Espagne, un effort constructif fut fait
pour résoudre le «problème social». Le principe de la négociation
collective obligatoire fut introduit dans le but de garantir aux travailleurs
des salaires acceptables. L’U.G.T. ne fut que trop heureuse d’accepter ce
cadeau providentiel: alors que les autres partis étaient en butte aux persécutions,
l’U.G.T. était reconnue officiellement comme interlocuteur valable, et les
socialistes tolérés.
A
la mort d’Iglesias, Caballero, qui n’avait alors rien d’un révolutionnaire
à tout crin, prit la tête de l’U.G.T. et entra au ministère du Travail. En
1925, la question du Maroc fut réglée, avec l’aide des Français.
Abd-el-Krim dut capituler et des routes furent tracées dans la contrée pacifiée.
On assistait simultanément au plus grand effort jamais effectué pour faire de
l’Espagne un pays moderne — effort comparable à l’entreprise d’Atatürk
en Turquie.
Sur
le moment, le soulagement l’emporta. Mais bientôt, la modernité même du régime
suscita de violentes résistances qui amenèrent la chute de Primo. La dictature
aussi forte et, dans l’ensemble, bien intentionnée fût-elle, s’était avérée
incapable de surmonter la répugnance viscérale nourrie par l’Espagnol à
l’encontre de la civilisation moderne dans sa version européenne. Primo ne
disposait pas des leviers que purent actionner Kemal et Mussolini pour vaincre
l’inertie de l’ancien monde.
Fasciste,
ce régime? Avait-il, ou pouvait-il concentrer en lui le pouvoir totalitaire qui
définit le fascisme? Certainement pas. D’abord, Primo de Rivera n’avait pas
de mouvement fasciste pour l’épauler, ni de grand parti rassemblant toutes
les classes dans un même élan enthousiaste. Tout le temps que dura son passage
au pouvoir, il fut simplement toléré par une population qui, tout compte fait,
appréciait un bon gouvernement mais ne voyait aucune raison de lui prêter son
concours. En outre, le régime de Primo ne se bornait pas à prendre à
rebrousse-poil le sentiment courant espagnol vis-à-vis de l’effort
constructif: il contenait, des élément absolument incompatibles avec
l’acquisition d’un soutien populaire massif. Une dictature progressiste
comme celle qu’il essayait de mettre en œuvre devait s’appuyer avant tout
sur la bourgeoisie et les éléments avancés de l’intelligentsia. Mais les
deux partenaires avec qui il fallait composer — l’armée et l’Église —
étaient justement les ennemis naturels des précédents. Primo était une création
de l’armée, c’est grâce à l’armée qu’il était arrivé au pouvoir,
sans l’armée il n’existait pas. Il n’avait même pas les lauriers d’un
chef de guerre reconnu par ses pairs: simple commandant de la garnison de
Barcelone, il s’était vu décerner par les autres généraux, lors du coup
d’État, un satisfecit accordé du bout des lèvres et non exempt d’arrière-pensées.
Du point de vue de l’armée, il n’était que le dernier rejeton en date
d’une longue lignée de faiseurs de pronunciamientos. Dans ces conditions, et
dans ces conditions seulement, il recueillait l’assentiment de ses pairs.
Assentiment toujours soumis à révision, comme on le vit quand les conditions
eurent changé. Il ne fut jamais à même de plier l’armée à sa volonté.
L’insubordination régnait et des groupes clandestins poursuivant des buts
particuliers ne cessaient de se former du haut en bas de la hiérarchie. Ce
cancer caractéristique du corps politique espagnol continua à proliférer sous
Primo de Rivera, comme il l’avait fait avant et comme il devait continuer à
le faire après. Le dictateur devait donc à la fois ménager l’armée et
donner des gages à la bourgeoisie. Mais s’assurer la bienveillance de la
première, c’était s’attirer l’inimitié de la seconde. C’est en vain
qu’il confia le ministère des Finances à un jeune bourgeois de grand talent,
Calvo Sotelo. En vain qu’il tenta de se concilier le monde des affaires à
grand renfort de subsides. Il était fatalement amené à saper les fondements
de la bourgeoisie sous le rapport de l’influence politique, et la bourgeoisie
avait parfaitement raison de s’accrocher au pouvoir qu’elle détenait et de
refuser de s’en remettre entièrement à un général comme il y en avait
tant. La question catalane fit éclater le conflit àu grand jour. L’armée était
farouchement castillane, anti-catalane, centraliste. (Il y avait très peu
d’officiers catalans.) La dictature était beaucoup plus forte que tous les régimes
qui l’avaient précédée. En conséquence, le régionalisme catalan connut
une répression plus féroce que jamais, répression qui alla jusqu’à la
prohibition des danses et chants populaires. L’enseignement en langue catalane
fut désormais interdit, l’université de Barcelone démantelée. Mais la
revendication catalaniste était le seul programme possible pour la Lliga, qui
incarnait la fraction la plus vigoureuse de la bourgeoisie espagnole. Sans le régionalisme,
aucun soutien à attendre des masses. Placés devant un tel dilemme, Cambó et
ses partisans sentirent leur enthousiasme se refroidir vis-à-vis de Primo de
Rivera. Prise entre ses intérêts industriels qui s’identifiaient aux buts
poursuivis par la dictature, et ses intérêts politiques, diamétralement opposés
à ceux de l’armée, la Lliga hésita, tergiversa et finit par rompre avec le
régime. Entre-temps, elle avait perdu tout le crédit dont elle pouvait bénéficier
auprès des masses catalanes. Le résultat le plus tangible de la dictature de
Primo de Rivera fut donc de couper de ses racines politiques la fraction la plus
vigoureuse de la bourgeoisie espagnole dans le moment même où on la choyait
sur le plan de l’industrie. Et cette politique industrielle se heurta à
l’hostilité dés Castillans — et donc de l’armée — jaloux de toute
aide apportée à la Catalogne.
Mais
ce fut bien pire avec les intellectuels progressistes qui, en Catalogne, se réfugièrent
dans une attitude d’opposition systématique en raison des brimades infligées
à tout ce qui était purement catalan. Dans l’affaire, l’Esquerra fut la
seule à tirer son épingle du jeu. La situation n’était guère meilleure à
Madrid, car la dictature ne pouvait faire autrement que de s’appuyer sur
l’ennemi mortel de l’intelligentsia progressiste — l’Église. Il était
vital, temporairement au moins, de mettre l’accent sur l’orthodoxie de pensée.
Faire la moindre concession à la liberté d’expression, c’était
ressusciter les anciens partis politiques officiellement dissous et donc signer
l’arrêt de mort de la dictature. Mais un régime fondé sur l’autorité de
l’Église et le soutien de la couronne, un régime brandissant l’épouvantail
révolutionnaire ne pouvait faire prévaloir un conformisme idéologique
bafouant l’Église. Il fallut donc en passer par là, c’est-à-dire museler
les universités. Pour la première fois depuis sa création, l’Ateneo fut
fermé. Les intellectuels les plus en vue se déchaînèrent contre le
gouvernement et bon nombre d’entre eux préférèrent s’exiler plutôt que
de continuer à vivre en Espagne. A Paris, Unamuno commença sa furieuse
campagne contre le dictateur.
La
brèche ouverte ne pouvait que s’élargir. L’administration dut remettre en
vigueur les vieilles méthodes, illégales et indéfendables, de persécution
policière. Les réfugiés dénoncèrent ces méthodes; une organisation chaque
jour plus efficace se chargea de diffuser leurs libelles à l’intérieur de la
Péninsule; les classes cultivées s’émurent. Soucieux de conserver l’appui
d’une bourgeoisie qu’il sentait peu sûre mais dont il ne pouvait se passer,
le gouvernement tenta, moyennant diverses concessions, de se concilier ses
bonnes grâces. Malheureusement, ces concessions entraient en conflit direct
avec les promesses faites aux syndicats. La situation pourrit si bien que le
gouvernement perdit la confiance des patrons et renforça au sein de l’U.G.T.
l’opposition à toute forme de collaboration avec la dictature. Dans la
logique de son plan de réformes modernes et pour faire contrepoids aux
conservateurs (lesquels ne portaient pas dans leur cœur un régime qui avait détruit
leur machine politique), le gouvernement ébaucha une timide tentative de réforme
agraire. Les gros propriétaires fonciers n’avaient aucune envie de sacrifier
la moindre parcelle de leurs richesses. Ils donnèrent le signal d’une fronde
dirigée contre le gouvernement en faisant jouer à plein les relations qu’ils
entretenaient avec l’Église et l’armée. Le chef de file des conservateurs,
Sanchez Guerra, qui avait choisi le chemin de l’exil volontaire, débarqua à
Valence et tenta un coup de main. Il fut arrêté, traduit devant un conseil de
guerre — et acquitté. Dès lors que l’armée ne le suivait plus, le
gouvernement ne pouvait que s’incliner. Primo de Rivera qui, au début, avait
fait figure de sincère artisan d’une entreprise de rénovation du pays,
connut une fin bien peu différente de celle des nombreux caudillos que l’armée
avait faits et que l’armée avait défaits.
Un
parallèle avec l’Italie et la Turquie — deux pays qui ont réussi la où
Primo de Rivera a échoué — est de nature à éclairer les raisons de cet échec.
En Italie, Mussolini a réussi parce qu’il avait derrière lui un mouvement de
masse suffisamment puissant ainsi qu’une fraction appréciable de la
bourgeoisie et de l’intelligentsia progressiste — assez pour faire taire les
forces de la vieille aristocratie terrienne, de l’Église et de la
bourgeoisie. En Turquie, Kemal a réussi parce que l’armée était sans
adversaire à sa mesure et que, la voie de la reconstruction une fois tracée en
faisant appel à des motivations purement patriotiques, il était possible de la
suivre sans rencontrer d’obstacle majeur. En Espagne, Primo de Rivera s’est
trouvé pris entre les forces antagonistes de l’armée et de l’Église
d’un côté, de la bourgeoisie et de l’intelligentsia de l’autre. En
Espagne il s’agissait, comme en Italie, de reconstruire le pays malgré l’Église
et l’armée, mais sans les forces que pouvait mettre en œuvre Mussolini. En
un mot, Primo de Rivera a voulu créer un nouvel ordre des choses en
s’appuyant sur les forces inchangées de l’ancien, et a naturellement échoué.
Les forces dominantes — l’armée, l’Église et l’aristocratie —
n’avaient aucune envie de réorganiser l’État, tandis que celles qui
souhaitaient l’européanisation — la bourgeoisie et une fraction de
l’intelligentsia — étaient bien trop faibles au regard de la tâche à
accomplir. Moyennant quoi, rien ne se fit. Le pays se trouva ramené à son
ancien mode de vie — un mode invivable qui ne pouvait que précipiter la révolution.
Le
principal résultat de la dictature de Primo de Rivera fut la ruine de la
bourgeoisie. Dans les deux dernières années de la dictature, la monnaie
n’avait cessé de se déprécier, tandis que le niveau de la production
chutait et que le budget n’arrivait pas à trouver son équilibre. La crise économique
mondiale fit le reste. L’Espagne en ressentit le contrecoup plus durement que
tout autre pays. Oui pis est, la bourgeoisie était ébranlée dans ses bases
politiques, de même que les vieux partis de l’aristocratie. Le «pacte de
Saint-Sébastien» scella la faillite de cette politique.
A
l’automne de l’année 1930, les dirigeants socialistes rencontrèrent à
Saint-Sébastien les républicains et les représentants de la gauche
catalaniste, l’Esquerra notamment. On se mit d’accord sur un plan d’action
révolutionnaire. Il était clair que le roi, discrédité par son attitude vis-à-vis
du Parlement, par le désastre du Maroc et l’échec de la dictature qu’il
avait contribué à instaurer ne trouverait nulle part de défenseurs. Donc, le
prochain soulèvement révolutionnaire mènerait directement à la création
d’une république démocratique et parlementaire. Les dirigeants dc l’U.G.T.
promirent de placer leurs syndicats sous les ordres de comités représentant
tous les partis révolutionnaires au cas où il
faudrait recourir à la grève générale. En échange, les autres partis
s’engageaient à satisfaire les revendications de l’U.G.T. concernant la législation
sociale et la sécularisation de l’État. La Catalogne se vit promettre
l’autonomie régionale.
Dès
lors, la poussée républicaine ne rencontra pas de résistance véritable. Plus
personne n’avait envie de défendre la monarchie. Le chef de l’aristocratie
conservatrice, Sanchez Guerra, se garda bien de prendre parti dans le débat.
Dans l’armée, la situation n’était pas brillante. Le moral avait profondément
baissé. La discipline fut encore assez forte pour mater une petite rébellion républicaine
en décembre 1930. Mais politiquement parlant, il n’y avait pas d’issue. La
monarchie n’avait d’autre choix que de revenir aux méthodes
constitutionnelles mais les partis de la gauche refusaient de procéder à l’élection
de nouvelles Cortès dans le cadre de cette monarchie. A titre de compromis, le
dernier gouvernement monarchique décida d’organiser des élections
municipales qui recueillirent l’assentiment de la gauche. Le scrutin eut lieu
le 12 avril 1931.
Le
dépouillement révéla une série de faits d’une importance considérable
pour l’avenir. Le mouvement révolutionnaire n’avait pas réussi à
s’implanter dans les campagnes. La paysannerie y demeurait réfractaire —
preuve supplémentaire de l’absence de racines profondes de ce mouvement en
Espagne. Le monde rural demeurait fidèle aux caciques, aux aristocrates et
continuait à voter monarchiste. Mais en revanche, l’administration et la
bourgeoisie avaient perdu tout crédit dans le pays. A deux ou trois exceptions
près, toutes les grandes villes de province votèrent pour les listes
d’union. présentées par les partis signataires du pacte de Saint-Sébastien.
La monarchie était allée au combat pleine d’optimisme; le réveil fut
douloureux. Les résultats de Barcelone furent décisifs. Tout le monde
s’attendait à un succès de la Lliga: l’Esquerra l’emporta à une écrasante
majorité. Quelques heures plus tard, Macià proclamait la République catalane
indépendante. L’armée-était le seul recours possible. Mais les généraux
n’avaient aucune ènvie de voler au secours d’un roi — Alphonse XIII —
qu’ils détestaient. Franco, Goded, Cabanellas, la plupart des principaux
responsables du soulèvement nationaliste de 1936 étaient alors plutôt
favorables à l’action des républicains: pleinement conscients de la
faiblesse de la monarchie, ils flairaient déjà un rôle de premier plan pour
le sabre dans la république qui se dessinait à l’horizon. Quand le résultat
des élections fut connu, le général Sanjurjo, commandant de la guardia, fit
savoir au roi que ses hommes ne tireraient pas sur le peuple. Le roi était nu.
Dans une pathétique proclamation, il annonça qu’il abdiquait pour épargner
au pays les affres de la guerre civile. En réalité, il n’était pas en
position d’épargner quoi que ce soit à qui que ce fût: il eût été bien
en peine de trouver autour de lui le moindre soutien. Le 4 avril 1931, les républicains
accédèrent au pouvoir tout naturellement et sans effusion de sang. Leur chef,
Azaña, fut nommé premier ministre. Les socialistes se rallièrent au nouveau
gouvernement, qui comprenait plusieurs Catalans parmi ses membres. Quelques mois
plus tard, à l’occasion des élections pour les Cortès constituantes, les
partis signataires du pacte de Saint-Sébastien triomphèrent à une écrasante
majorité.
Par
lui-même, le nouveau régime était faible. Il avait contre lui, sur sa droite,
l’aristocratie et la bourgeoisie; sur sa gauche, la C.N.T. — la plus
puissante organisation des classes défavorisées — qui entendait bien se
saisir de l’occasion pour progresser vers la révolution sociale. Le
gouvernement ne pouvait compter que sur l’appui des intellectuels
progressistes et la fraction modérée (et minoritaire) du mouvement ouvrier. Il
avait certes gagné, mais il ne devait pas cette victoire à sa force propre,
comme cela s’était produit pour les grands mouvements révolutionnaires
anglais, français et russe, ni à un mouvement insurrectionnel s’exprimant
sur les barricades. Non, il avait simplement mis à profit l’impuissance de
l’ancien pouvoir, la disparition de tout lien organique entré l’armée et
l’administration d’une part, la monarchie d’autre part. L’armée et les
administrateurs civils — peut-être même, passé un instant d’hésitation,
l’Église et l’aristocratie — se seraient sans doute accommodés de la république
si celle-ci n’avait rien signifié d’autre qu’un changement de forme de
gouvernement. Malheureusement, il était impossible de laisser les choses en
l’état. La république était née d’une profonde crise et d’un ensemble
de conditions intolérables. Il fallait agir pour stopper le processus de désagrégation
de l’administration et de la vie économique en général. De plus, les
intellectuels progressistes présentaient une quantité d’idéals à
satisfaire et derrière eux la pression des masses ne se démentait pas.
Dès
le premier jour, la république fut déchirée entre deux tendances opposées.
On assistait à la répétition du scénario qui avait fait des progressistes un
objet de risée lors de la Première République; mais cette fois, c’était le
Parti républicain qui se trouvait sur la sellette. Il fallait au pays une cure
de jouvence complète, mais surtout pas au prix d’un bouleversement profond.
Des intellectuels comme Ortega y Gasset firent des discours impressionnants aux
Cortès en accusant l’humanité et le destin d’être responsables du peu
d’effet qui suivait ces discours. Mais en même temps, le problème crucial
qui se posait à l’Espagne, à savoir la question agraire, était éludé avec
une impardonnable timidité. C’est là-dessus qu’achoppèrent les républicains
de 1931, comme avaient achoppé ceux de 1873.
Ces
républicains n’étaient pas des socialistes, pas plus que ne l’étaient
d’ailleurs ceux qui revendiquaient pour eux-mêmes cette appellation.
Caballero en tête, ceux-ci jugeaient que la république démocratique et
la réforme sociale étaient des objectifs amplement suffisants pour le moment
présent. Et il serait facile de montrer que cette attitude était parfaitement
raisonnable. Mais, pour se maintenir, une république démocratique devait réduire
à néant les aspirations au pouvoir de l’Église et de l’armée,
c’est-à-dire commencer par briser la; puissance de
l’aristocratie terrienne et obtenir la pleine et sincère adhésion des masses
rurales. Abolition d’un servage inscrit dans les faits sinon dans la loi, démantèlement
des latifundia du sud et du centre,
mise en place d’une législation assurant des conditions de vie décentes aux
fermiers à bail du nord et de l’est, réduction drastique du loyer de la
terre — voilà qui constituait un programme minimum si la république voulait
asseoir son influence dans les campagnes. Bien que n’étant pas directement
touchée par ces mesures, la bourgeoisie aurait sans doute fait alliance avec
l’aristocratie pour les combattre, poussée par la crainte de voir les décrets
d’expropriation s’étendre à la propriété industrielle. Mais un
gouvernement fort aurait su prévenir une telle éventualité. Et pour être
fort, il lui fallait l’appui d’une paysannerie nombreuse transformée par la
réforme agraire en une masse de petits propriétaires individuels. Dans l’élan
des cinq premiers mois qui suivirent leur accession au pouvoir, les républicains
auraient pu mettre en route une telle réforme sans rencontrer d’opposition
majeure. Ç’eût été là une base solide pour une république démocratique
mais se refusant à aller jusqu’au socialisme — l’exemple de la France est
là pour le prouver. La bourgeoisie, rassurée sur le sort de ses biens, se
serait vite montrée disposée à coopérer avec la république. Par contre, le
gouvernement devait inévitablement être pris entre le Scylla de la C.N.T. et
le Charybde de l’armée s’il refusait la réforme agraire qui lui aurait
apporté le soutien de la paysannerie et aurait du même coup entraîné une véritable
européanisation de l’Espagne. A nouveau l’occasion se présentait
d’adapter l’Espagne à cette civilisation occidentale moderne tant admirée
par les intellectuels les plus en vue. A nouveau l’occasion fut perdue.
Au
lieu d’inscrire au premier rang des priorités la réforme agraire, la république
commença par se mettre l’Église à dos à propos de questions religieuses.
La création d’un État laïque était le hochet favori des intellectuels
progressistes, en même temps qu’un moyen facile d’éluder les problèmes
urgents de l’économie et de l’administration. De plus la C.N.T. se déchaînait
dans les villes, brûlait les églises. Le gouvernement instaura par une loi la
séparation de l’Église et de l’État. Quand, un certain nombre de mois
plus tard, alors que la question religieuse avait déjà provoqué une crise
ministérielle, une cassure dans le camp républicain et un début de soulèvement
armé en Navarre, le gouvernement aborda enfin la question agraire, la réaction
avait eu le temps de se regrouper. Un problème qu’il eût été facile de résoudre
pacifiquement au mois d’avril ou de mai ne pouvait plus se régler que par le
sang et par le fer. Les administrateurs civils, dont les intérêts étaient
directement liés à ceux des gros propriétaires, sabotèrent la réforme et le
seul moyen de la faire aboutir eût été d’obtenir des paysans qu’ils se décident
à prendre eux-mêmes leurs intérêts en main. Ce qui voulait dire la révolution
sociale, que les républicains étaient loin de souhaiter. Comme en 1873, mais
cette fois avec un déchaînement de violence accru, la république avait réveillé
les masses paysannes qui, sans attendre d’y être invitées par le
gouvernement, se soulevèrent contre la guardia et les gros propriétaires
terriens dans l’espoir de précipiter le cours des événements. Une vague de
jacqueries déferla sur le pays, coïncidant avec une série d’émeutes prolétariennes
dans toutes les grandes villes espagnoles. Les ouvriers, qui, eux aussi,
attendaient beaucoup de la république pour l’amélioration de leur condition,
prirent à leur tour les armes, voyant bien qu’ils n’obtiendraient rien sans
combat. La C.N.T. orchestrait le soulèvement parallèle des ouvriers et des
paysans. Le gouvernement n’hésita pas longtemps sur la conduite à tenir: il
appela à la rescousse l’armée et la garde civile, se livrant ainsi pieds et
poings liés à ces deux corps. On retrouvait la situation de 1874, à cette
différence près que les mouvements de gauche s’étaient considérablement
renforcés alors que l’Église et l’aristocratie étaient loin d’avoir
l’influence d’antan.
Républicains
et socialistes amenèrent les choses à un point critique en exaspérant les
forces de l’ordre ancien au moment même où ils se voyaient contraints de
solliciter leur protection. Ils les avaient déjà gravement heurtées par la
nouvelle législation sur l’Église. Ils ne purent éviter, au terme de
multiples chamailleries internes mais fidèles en ceci aux promesses de
Saint-Sébastien, d’accorder l’autonomie régionale à la Catalogne
— mécontentant une fois de plus l’armée, la guardia, les fonctionnaires,
l’Église et d’une manière générale les tenants de l’ordre ancien.
Superbement indifférents aux considérations tactiques, ils ne commencèrent à
tenir compte de l’irritation qu’ils avaient provoquée qu’au moment où
ils se trouvaient en position de faiblesse, et ce fut pour proposer une réforme
touchant l’armée et les fonctionnaires de l’administration civile. Il était
manifeste que dans ces deux domaines les abus étaient criants; qu’il y avait
au moins trois fois plus d’officiers et de fonctionnaires que nécessaire; que
l’armée comme l’administration était ridiculement en dessous des exigences
minimum de sa tâche; c’était néanmoins une étrange démarche que de faire
voter des résolutions rayant des cadres ou mettant à la retraite d’office
des milliers et des milliers d’officiers et de fonctionnaires au moment même
où la république dépendait entièrement de ceux-ci pour juguler la révolte
des ouvriers et des paysans. A l’été 1932, le général Sanjurjo
s’insurgea à Séville contre la république dont il avait facilité l’avènement
pacifique. L’insurrection échoua, faute d’avoir été sérieusement préparée,
mais le gouvernement n’avait pas les moyens d’infliger au mutin la
condamnation qu’il méritait.
Pendant
ce temps, les opportunistes attendaient leur heure. Dans les premiers jours de
1931, Lerroux avait accueilli la république avec enthousiasme. Sentant le vent
tourner, il passa à l’opposition avec ses «radicaux». Simultanément, la
droite se livrait à un important effort de réorganisation. On vit la
naissance, sous la direction de Gil Robles, de l’Acción Popular, un
parti calqué sur le modèle du Parti catholique allemand: une organisation qui
ne voulait pas être seulement l’émanation du clergé, de l’armée, des
caciques, de l’aristocratie et de la bourgeoisie mais entendait aussi
regrouper autant que faire se pouvait les masses catholiques. Le nouveau parti
s’allia bientôt à d’autres formations de droite pour former un bloc électoral
unique, la C.É.D.A. (Confederación
Electoral de Derechas Autonomas) *,
qui remporta un éclatant succès aux élections de l’automne 1933. Pour la
gauche, c’était la fin des beaux jours. La droite n’eut même pas besoin de
recourir à un coup d’État pour revenir au pouvoir: les urnes tranchèrent en
sa faveur.
*
Lire: Confederación Española de Derechas Autónomas. (N.d.T.)
Les
élections démontrèrent, s’il en était encore besoin, la faiblesse intrinsèque
des forces républicaines. Le succès de 1931 avait été dû pour une large
part à l’effet de surprise et à l’absence de résistance du côté de la
droite. En 1933, les masses paysannes étaient découragées par la politique du
gouvernement en matière de réforme agraire et les massacres de la garde
civile. Les campagnes qui, après la proclamation de la république, s’étaient
réveillées politiquement pour se porter massivement vers la gauche étaient
retombées dans l’apathie et subissaient à nouveau la férule des caciques
locaux qui donnaient l’ordre de voter pour la C.É.D.A. Dans les villes, la république
avait déçu le prolétariat. Le mot d’ordre de la C.N.T., qui prônait
l’abstention, fut très largement suivi. Grâce à l’abstentionnisme
anarchiste, la Lliga l’emporta sur l’Esquerra jusque dans Barcelone même.
Un grand nombre de petits propriétaires, de fonctionnaires et d’intellectuels
qui, en 1931, avaient apporté leurs suffrages à Lerroux se présentant sous
l’étiquette de la gauche se rallièrent à lui en tant que candidat de la
droite. L’instauration du vote des femmes fit le reste: les Espagnoles étaient,
pour une très large part, illettrées et bien plus soumises que les hommes à
l’influence des prêtres.
C’était
la fin d’une situation artificielle et accidentelle. La république espagnole
semblait bien avoir vécu: au sortir de la dictature, les forces de la gauche
s’étaient montrées lamentablement impuissantes à réorganiser le pays.
Mais
la solution de rechange sortie des urnes ne valait guère mieux. C’était en
fait la pire des solutions possibles. Car, contrairement à ce qu’avait tenté
Primo de Rivera, Gil Robles et la C.E.D.A. ne firent pas le moindre effort pour
réformer le pays en tenant compte des pesanteurs du passé. Ils se bornèrent
à incarner l’alliance des forces soucieuses de préserver l’ancien état de
choses, sans changement ni réformes. Les quelques phrases à résonance moderne
proférées dans les discours électoraux n’étaient là que pour ramasser
quelques voix de plus. Les véritables forces dissimulées derrière Robles étaient
celles qui gouvernaient l’Espagne avant Primo de Rivera, avant 1917 même, les
forces qui, ayant éloigné de leurs narines la déplaisante senteur d’un
dictateur progressiste et d’une gauche progressiste retrouvaient avec délices
leur élément de prédilection — la vieille gabegie, la vieille incurie, le
vieil immobilisme. Le programme de la coalition de droite était simple: défaire
tout ce que la gauche avait fait, un point c’est tout. La séparation de l’Église
et de l’État fut abrogée. Les décrets portant sur la réforme
administrative furent déclarés lettre morte. Le corps des officiers vit ses
effectifs renforcés et l’armée devint pratiquement un pouvoir indépendant.
La réforme agraire, qui n’était jamais entrée dans les faits, fût-ce
sous la forme extrêmement timide qu’elle avait revêtue en 1932, fut revue et
corrigée au point d’en devenir parfaitement illusoire. Ne demeura que
l’autonomie de la Catalogne: malgré le succès de la Lliga, le sentiment régionaliste
demeurait trop vivace pour être heurté immédiatement de front.
Les
nouvelles Cortès se mirent au travail sous l’égide de Lerroux et du Parti
radical soutenus par la C.É.D.A. On se doutait bien qu’un gouvernement
ouvertement catholique aurait été un véritable appel à l’émeute et la réaction
voulait consolider ses positions avant de se risquer à affronter cette éventualité.
Robles était plus avisé qu’Azaña: il savait attendre le moment propice pour
agir. En septembre 1934, il se sentit assez fort pour entrer au gouvernement, et
s’adjugea, le ministère de la Guerre. Autant dire qu’on était décidé à
brader toutes les conquêtes de la république. Les partis républicains
voulurent se rebiffer. Ce fut la révolte avortée d’octobre 1934, la fameuse
révolte des Asturies, qui devait peser d’un poids si lourd sur le destin ultérieur
de l’Espagne. Pour en donner une explication satisfaisante, il nous faut
revenir quelques mois en arrière et examiner les mutations subies par la gauche
espagnole après qu’elle eut fait la preuve de son impuissance à gouverner.
Chez
les républicains, l’affaire s’était réduite à l’alliance entre Lerroux
et son Parti radical avec Gil Robles (depuis, Lerroux a choisi le camp de
Franco) et par une minime scission au sein du Parti radical qui ramena Martínez
Barrio (actuel président des Cortès) et son Unión Republicana vers la
gauche. Mais les changements furent d’une tout autre portée dans le camp
ouvrier.
Dès
le début, la C.N.T. avait considéré d’un œil extrêmement méfiant
l’U.G.T. en qui elle voyait un danger pour la pureté révolutionnaire du
mouvement ouvrier. Par ailleurs la scission à l’intérieur du mouvement
constituait un danger de nature à menacer le pouvoir de la C.N.T. En fait, la
classe ouvrière de Barcelone était avec les anarchistes alors que les mineurs
et un certain nombre, d’ingénieurs. eurs. du littoral nord, des Asturies et
de Bilbao se rangeaient sur les positions de l’U.G.T.; celle-ci était
en nette position de force á Madrid, alors que la C.N.T. prenait sa revanche
dans l’est, Andalousie et à Barcelone. Le partage des forces n’était pas
égal — la C.N.T. l’emportait sans doute de peu — mais l’U.G.T. était
assez puissante pour faire en sorte qu’une action unie du prolétariat s’étendant
à l’Espagne entière dépende de son assentiment. Cet assentiment n’avait
jamais été obtenu. Comme il est de règle dans les pays arriérés nantis
d’un prolétariat arriéré, il n’y avait pas de moyen terme entre la
violence et la timidité. Le réformisme extrême de l’U.G.T. répugnait
autant à la C.N.T., que les «méthodes criminelles anarchistes», comme
disaient les socialistes, aux gens de l’U.G.T. Le fossé entre les deux
branches du mouvement ouvrier n’avait cessé de s’élargir depuis 1926,
c’est-à-dire depuis l’époque où Caballero était devenu
partie prenante dans la dictature de Primo de Rivera et avait tenté
d’exploiter les privilèges légaux octroyés à l’U.G.T. pour exercer sur
les anarchistes isolés travaillant en usine toute sorte de pressions directes
et indirectes. La situation s’améliora quelque peu, du point de vue de
l’unité de la classe ouvrière, dans la période située entre la chute de
Primo de Rivera et la proclamation de la république. Mais ensuite, les choses
se gâtèrent à nouveau. Les socialistes défendaient la garde civile et n’hésitaient
pas à l’employer, le cas échéant, contre les grévistes et les paysans en
colère. Les anarchistes, qui inspiraient ces mouvements, tinrent les
socialistes pour comptables de tout le sang versé lors des graves troubles de
1931 et 1932. C’est pourquoi les ponts étaient totalement rompus entre
anarchistes et socialistes quand ceux-ci perdirent toute responsabilité
gouvernementale à l’issue des élections de 1933. Sans attendre
l’assentiment des socialistes, les anarchistes déclenchèrent en 1933 une
insurrection armée contre le gouvernement Lerroux qui venait d’être formé.
Le soulèvement fut aisément jugulé et les anarchistes se retirèrent de la scène
politique, dégoûtés des partis, de Robles à Caballero, et plus que jamais
convaincus des vertus de l’ «action directe». Entre-temps, un brusque
virage à gauche s’était produit chez les socialistes. Ceux-ci avaient
compris que Robles attendait son heure pour les écraser, par la loi ou par la
force, dès qu’il serait au pouvoir. Influencé par le double échec de Primo
de Rivera puis d’Azaña et de la république; par le mécontentement
grandissant de la base et le désastre que fut en mars 1933 la reddition des
socialistes allemands face à une violence qu’ils refusaient de combattre;
stimulé enfin par l’exemple (à peine moins désastreux) des soulèvements
socialistes qui agitèrent l’Autriche en février 1934, Caballero changea
brusquement d’avis, et décida qu’après tout il y avait peut-être du
bon dans la doctrine révolutionnaire marxiste. Il obtint l’adhésion
enthousiaste de la base en dénonçant, de manière solennelle et définitive,
la vieille politique d’alliance avec les partis «bourgeois» de gauche et
engagea les socialistes sur la voie de la préparation d’une riposte violente
en cas d’attaque de la droite. Cette volte-face ne fut pas sans entraîner
de sérieuses dissensions entre les dirigeants du mouvement, dissensions aggravées
par le contentieux d’inimitié personnelle existant entre Caballero et le numéro
deux des socialistes, Indalecio Prieto. Mais la mutation finit par s’effectuer
sans que Prieto lui-même y oppose de veto absolu. Autant de faits
significatifs de la véritable situation espagnole.
Le
brusque coup de barre des socialistes espagnols en direction de la révolution a
été rapproché de phénomènes similaires que l’on a pu observer dans
d’autres pays, et notamment en Autriche. Je crois pour ma part qu’il
s’agit d’un phénomène unique. L’Autriche de février 1934 a vu le combat
de quelques centaines, de quelques milliers au plus de Schutzbuendler,
c’est-à-dire membres du corps militaire de défense des
socialistes; totalement incapables d’entraîner les masses prolétariennes
autrichiennes à la grève générale, ils étaient encore moins à même de les
pousser à la lutte armée. En Espagne, le mot d’odre de
la résistance armée trouva, sitôt lancé, un écho qui ne fut pas
seulement verbal mais se répercuta dans le cœur de nombreux membres de la
classe ouvrière. Et là, il suscita une réponse pratique. Cette différence
n’est pas due à une meilleure situation économique des ouvriers espagnols.
Bien au contraire, les mines espagnoles de fer et de cuivre, places fortes du
socialisme dans le pays, étaient plus durement affectées par la crise mondiale
que ne pouvait l’être Vienne. La différence ne tient pas non plus à une
meilleure préparation du côté espagnol. Quiconque connaît un tant soit peu
l’Espagne sait fort bien que «bonne préparation» est un terme qui jure avec
l’adjectif «espagnol». De fait, les Autrichiens étaient fort bien préparés
pour une insurrection alors que les Espagnols ne l’étaient pas du tout. On ne
peut pas dire non plus que la menace qui pesait sur le mouvement travailliste
espagnol était plus grave que celle qu’avaient dû affronter les Allemands et
les Autrichiens: le régime de Robles qui pointait à l’horizon s’annonçait
beaucoup moins intolérable pour les socialistes que la dictature hitlérienne.
Reste que les Espagnols purent constater le sort connu par les mouvements
allemand et autrichien. Cela donna évidemment à penser aux dirigeants. Mais ce
serait accorder un crédit excessif à l’intérêt porté par le mineur
espagnol moyen aux événements de la scène internationale que de croire que
les exemples étrangers ont poussé la base à infléchir la ligne politique
jusqu’ici suivie par le sommet.
Cette
soudaine, métamorphose du socialisme espagnol — du réformisme le plus timoré
à l’appel aux armes — reflète la mentalité nationale qui elle-même
trouve son reflet, sous une forme légèrement différente, dans l’anarchisme.
Le recours aux armes est une constante du comportement politique espagnol. Le règlement
pacifique et conforme au droit établi des affaires intérieures du pays n’était
jamais vraiment entré dans les mœurs. Cela était moins apparent chez les
socialistes que chez les anarchistes — en partie parce que le Parti socialiste
regroupait les éléments les moins violents, en partie à cause du rôle plus
important joué en son sein par les intellectuels et les secrétaires syndicaux,
en partie parce que son influence s’étendait de manière prépondérante sur
les régions les plus sensibles, pour des raisons purement géographiques, à
l’influence européenne. Mais à l’heure fatidique, l’ouvrier espagnol
socialiste était tout aussi résolu que son camarade anarchiste à prendre les
armes, sans se soucier du fait que le premier gouvernement Lerroux et le
gouvernement de coalition Lerroux-Robles qui vint ensuite aient bénéficié
d’une majorité parfaitement indiscutable et légitime aux Cortès. Des Cortès
qui ne résultaient pas de manipulations électorales: les élections qui
avaient amené la droite au pouvoir s’étaient déroulées sous l’égide
d’un gouvernement de gauche. Tout simplement, les socialistes n’avaient pas
plus de goût que les anarchistes pour les voies légales. De plus, ils avaient
surmonté leur timidité dans la dernière décennie, s’étaient révoltés,
s’étaient finalement sentis frustrés par la perte d’un pouvoir qu’ils
avaient si brillamment conquis et si allégrement assuré pendant une période
trop brève à leur gré.
Les
socialistes tentèrent d’unir en vue de l’insurrection toutes les forces de
la gauche. Mais leur entreprise se solda par un échec. Azaña et les républicains
refusèrent tout net. Les anarchistes, qui n’avaient pas oublié l’attitude
des socialistes dans le passé et qui se trouvaient encore sous le coup de leurs
récents revers, s’étaient enfermés dans un sectarisme étroit. Le seul
groupe de quelque importance disposé à répondre aux propositions socialistes
fut l’Esquerra catalane qui, après la mort de Macià, se trouvait sous la
direction de Companys. Et aussi le petit Parti communiste qui s’était
jusqu’ici plus ou moins aligné sur les anarchistes.
Peu
après que Robles eut rallié le gouvernement, les socialistes donnèrent le
signal de l’insurrection, dans les premiers jours d’octobre 1934. Entreprise
vouée à l’échec comme le montrèrent dès les premières heures les événements
de Madrid et de Barcelone. A Madrid, le mouvement ouvrier s’était trouvé
sous la direction personnelle de Caballero et la section madrilène de
l’U.G.T. tenta sans doute de faire de son mieux. Mais Madrid n’a jamais été
un grand centre ouvrier: c’est la ville de l’intelligentsia progressiste.
Faute de l’appui des républicains, le mouvement fut immédiatement jugulé. A
Barcelone, l’Esquerra catalane qui ne se souciait guère de savoir si le
gouvernement en place était légitime ou non — il était mal disposé à l’égard
de la Catalogne, et cela suffisait — se souleva. Mais les anarchistes dissuadèrent
les ouvriers de participer à l’affaire. Ils l’expliquèrent par la suite,
ils avaient de bonnes raisons de penser qu’après avoir réglé ses comptes
avec les Castillans. l’Esquerra s’en prendrait à eux, anarchistes. Privé
du soutien des anarchistes, l’embryon insurrectionnel fut étouffé dans l’œuf.
Companys fut arrêté, condamné à mort, puis la sentence fut commuée en une
peine d’emprisonnement à vie. L’autonomie régionale catalane fut abolie.
Dans les autres grands centres du pays, où les éléments des classes moyennes
et inférieures étaient républicains et les ouvriers anarchistes, on ne
s’aperçut pratiquement de rien. Le fiasco fut aussi total à Bilbao et dans
le Pays basque, car là, les régionalistes catholiques conservaient l’espoir
d’arracher l’autonomie régionale aux partis de droite.
Restaient
les Asturies où l’U.G.T. était toute-puissante. Ce fut le lieu de
l’insurrection la plus héroïque qu’ait vécue la classe ouvrière depuis
la Commune, de Paris. L’insurrection eut une telle ampleur qu’elle entraîna
la participation des anarchistes euxmêmes. Des dirigeants locaux, jusqu’alors
inconnus, prirent d’un coup une dimension nationale avec au premier rang
Dolores Ibarruri, la Pasionaria. Pendant quinze jours, la province tint tete au
gouvernement en mettant en place un système de soviets. Incapable de rassembler
des troupes espagnoles sûres et efficaces, le gouvernement Robles dut recourir
aux Maures, aux légionnaires étrangers et aux bombardements aériens pour
venir à bout de l’insurrection. Le Parti socialiste avait perdu la bataille.
Mais la splendide résistance qu’il avait opposée aux forces gouvernementales
dans ses places fortes régionales faisait de cette défaite un gage de succès
possible pour l’avenir. Sur le plan strictement militaire, le gouvernement
Robles avait gagné. Mais il était trop borné dans ses vues pour
s’apercevoir que l’épisode des Asturies avait fourni aux opposants le début
d’une tradition combinant l’orgueil d’une armée forte de ses premiers
exploits guerriers et l’assurance d’une Église riche du sacrifice de ses
martyrs. Par ailleurs, les quelques atrocités commises par les Rouges furent
noyées dans l’océan de celles dont la réaction se rendit coupable. Et comme
les auteurs de ces dernières étaient principalement des Maures et des légionnaires
étrangers, le gouvernement «nationaliste» attisa contre lui la fureur
nationale des classes inférieures, en plus des motifs d’insatisfaction
d’ordre social. En fin de compte, alors que plus de trente mille opposants étaient
maintenus en prison, dix-huit mois après l’insurrection et sans espoir
de libération, l’esprit de la révolte des Asturies demeurait plus vivace que
jamais parmi les pauvres et les opprimés.
Pour
briser cette tradition naissante, le gouvernement de droite aurait dû apporter
quelque chose de fort et de constructif. Il considéra au contraire que c’était
une affaire réglée et s’appliqua à démanteler systématiquement la législation
élaborée au cours des deux premières années de la république tout en
traquant et emprisonnant ses partisans. Les derniers temps n’avaient pas été
fastes pour les hautes classes; c’est avec soulagement qu’elles
accueillirent le retour des beaux jours. La coalition Lerroux-Robles fit
de l’État une vache à lait réservée à la clique au pouvoir. Et le groupe
«radical» de Lerroux se montra encore plus avide à cet égard que le groupe
catholique de Robles. Quoi qu’il en soit, la corruption fut encore plus grande
que sous le gouvernement de la gauche — ce qui n’est pas peu dire — au
point de donner lieu à d’écœurants scandales déballés sur la place
publique. Comme toujours et Espagne, la coalition de droite était à la fois
faible et trop sûre d’elle. Quand une crise gouvernementale mineure la
contraignit à demander l’arbitrage des urnes, ce fut avec des menaces plus
qu’avec des arguments qu’elle s’adressa aux électeurs.
Dans
le camp d’en face, par contre, des mutations considérables s’étaient
produites. L’épisode des Asturies avait transformé le visage des
socialistes. La révolte armée et la répression qui s’ensuivit avaient accéléré
le processus amorcé avec le refus de la politique de participation au
gouvernement. Les politiciens arrivistes, cette plaie commune à tous les partis
parlementaires espagnols, avaient rompu les ponts avec les socialistes qui
n’avaient plus de mirifiques sinécures à leur offrir. L’union des forces
de gauche, utopique avant les Asturies, apparaissait maintenant comme une réalité
de plus en plus proche. Les républicains, qui avaient refusé de participer à
l’insurrection, acceptèrent naturellement de prêter leur concours au combat
électoral contre la droite. Mais ils firent un pas de plus en acceptant de
figurer sur des listes communes avec les socialistes. Cette alliance électorale
reçut le nom de Frente Popular — Front populaire. Il était bien entendu que les
groupes et partis impliqués dans cet accord retrouveraient leur indépendance
après les élections. Les communistes se rallièrent eux aussi à cette
tactique. C’était là leur deuxième pas vers la droite, dans la ligne du
virage à droite amorcé par l’Internationale communiste à partir du milieu
de 1934. Ils avaient commencé par abandonner la politique d’action commune
avec les anarchistes pour se rapprocher des socialistes. A present, reniant les
anciens principes, ils acceptaient de lutter au côté des républicains. De
leur point de vue, la démarche était justifiée. Mais leur poids était
beaucoup trop faible pour modifier le cours des événements. Le Front populaire
l’aurait emporté même sans leur appoint. Et leur prétention à avoir été
les artisans du Front populaire en Espagne est totalement dépourvue de
fondement.
Il
y eut une autre mutation, d’une bien plus grande portée. Les anarchistes
abandonnèrent, non sans résistances, leur attitude sectaire, en expliquant que
rien n’était changé pour eux. En réalité, le changement était de taille.
Le succès de la droite en 1933 était dû pour une large part à leurs
consignes abstentionnistes. Cette fois, aiguillonnés par la tradition
asturienne et les progrès parmi les masses de l’idée d’unité d’action,
comprenant enfin que leurs nombreux camarades retenus en prison ne pouvuaient être
libérés que par un succès de la gauche, ils renoncèrent à leur ancien
slogan et, sans toutefois. s’engager directement dans la bataille
parlementaire, donnèrent á leurs sympathisants la consigne de voter pour le
Front populaire.
A
Madrid, la lutte qui s’annonçait serrée entre la droite et la gauche donna
lieu à une écrasante victoire de la gauche. Depuis le début du siècle Madrid
était une ville traditionnellement républicaine. Il avait fallu attendre 1933,
alors que la gauche se trouvait au plus bas, pour assister à un vote
catholique. La victoire des socialistes dans les Asturies s’inscrivait dans la
logique des choses. Mais leur succès dans deux des quatre provinces de Galice,
région réputée totalement réactionnaire, fut une surprise pour tout le
monde. Les provinces basques votèrent comme il se doit pour les régionalistes
basques: ce résultat, interprété comme un succès de la droite, dut bientôt
être mis au crédit de la gauche. Durant les deux années qu’elle avait passées
au gouvernement, la droite avait perdu précisément les deux régions où elle
avait non seulement le pouvoir administratif d’«arranger» les élections
mais aussi un véritable soutien des musses. Mais ce qui décida en dernière
instance de la victoire de la gauche, ce fut l’abandon par les anarchistes de
leur politique abstentionniste. La gauche obtint ainsi la majorité dans toutes
les provinces de Catalogne et une province d’Arago, dans les provinces de la région
de Valence et dans la plus grande partie de l’Andalousie. La droite ne
conserva que les secteurs où les élections pouvaient encore être «fabriquées»
par l’administration et les caciques: l’Estrémadure, la
Vieille-Castille, la Manche et les parties de l’Andalousie qui
n’avaient pas encore été touchées par l’influence anarchiste, la province
de Jaén notamment. Dans certains de ces districts, la furieuse résistance
opposée par les paysans au soulèvement franquiste a montré le cas qu’il
fallait faire des résultats électoraux.
Le
16 février 1936, jour du scrutin, marqua un changement radical dans les destins
respectifs de la droite et de la gauche, comme de l’Espagne dans son ensemble.
La droite, qui avait si misérablement échoué après son succès de 1933,
tenta alors de se réorganiser sérieusement. Sur le moment, elle ne voulut pas
accepter le verdict des urnes, répétant en cela l’attitude des socialistes
trois ans auparavant. Un coup de main fut envisagé, mais l’avis prévalut
qu’il valait mieux attendre que la droite ait reconstitué ses forces. En conséquence,
Gil Robles fut démis de ses fonctions à la tête de la C.É.D.A. et remplacé
par Calvo Sotelo, ancien ministre des Finances de Primo de Rivera, qui se fixa
comme objectif de rassembler et de consolider sous sa direction tous les éléments
de droite. L’armée prépara immédiatement un soulèvement et entama des négociations
pour se ménager l’aide de l’étranger. Dans le domaine politique, on
assista à l’ascension du jeune groupe fasciste, la Falange Española,
animé par le fils de Primo de Rivera. Il s’agissait de réussir
l’entreprise de régénération de la droite que le parti de Robles avait ratée
en ne créant qu’une pâle resucée du parti conservateur de l’ancien régime.
La
gauche revint a la direction des affaires du pays, Mais ce n’était plus la même
gauche. Nombre des individualités qui lui avaient apporté leur soutien en 1931
— et notamment des intellectuels de renommée mondiale, tels Unamuno et Ortega
y Gasset — s’étaient soit retirés de la politique, soit ralliés à la
droite. Le camp républicain se trouvait affaibli par le refus des socialistes
de participer au gouvernement. Cela donna lieu à des polémiques entre l’aile
droite du Parti socialiste conduite par Prieto et la tendance de gauche
personnifiée par Caballero (grâce à deux de ses lieutenants, Prieto entraîna
avec lui l’organisation des Asturies tandis que Caballero tenait Madrid), mais
la nouvelle orthodoxie marxiste de Caballero finit par prévaloir. Les républicains
durent assumer seuls la charge du pouvoir, avec Azaña pour président et
Casares Quiroga comme premier ministre. La voie de la révolution avait déjà
été frayée pour eux par les lois de 1931 et 1932 sur l’État séculier,
l’autonomie régionale catalane, la réforme de l’administration et de
l’armée. Ils s’empressèrent de remettre ces lois en vigueur. Mais cette
fois, les choses n’allèrent pas aussi facilement. En 1931, les anarchistes
avaient été les seuls à se dresser contre ce programme restreint; les
socialistes avaient soutenu la répression gouvernementale. Mais depuis lors,
les socialistes avaient combattu, les armes à la main, aux côtés des
anarchistes. Le gouvernement se devait de faire quelque chose pour donner
satisfaction aux masses en ébullition. Au lieu de cela, il répéta purement et
simplement la tactique dilatoire de 1931: à nouveau la réforme agraire se
trouva ajournée, à nouveau la guardia tira sur les paysans en colère. Mais
cette fois, la résistance populaire était plus déterminée, les sentiments
plus âpres, les revendications plus dures. Dans certains secteurs, les paysans
commencèrent à se partager, sans attendre l’autorisation de la loi, les
grands domaines agricoles des aristocrates.
Il
est difficile de savoir ce qu’il serait advenu si le mouvement avait suivi son
cours sans entrave. Mais de nombreux indices donnent à penser que rien
d’important ne se serait produit. Les républicains n’avaient pas changé:
beaucoup de paroles, peu de réalisations. Casares Quiroga, qui avait une réputation.
d’«homme fort», fit en juillet la preuve de sa faiblesse. Il avait cumulé
les portefeuilles de premier ministre et de ministre de la Guerre, afin de
purger l’armée de ses éléments incompétents ou subversifs. Il nia — sans
trop y croire apparemment — l’existence de tout danger pressant mais ne fit
rien pour prévenir le danger de rébellion militaire qui se précisait entre février
et juillet. Il envoya comme commandant en chef aux Canaries le général Franco
qui, en février, avait préparé sans guère se cacher un coup d’État contre
le nouveau gouvernement. Les républicains ne voulaient pas d’une réforme
agraire radicale; ils se montrèrent incapables de conduire à son terme la réforme
de l’armée et de l’administration. Bien qu’ayant adopté des positions
plus dures, les socialistes n’en étaient pas devenus plus actifs. Ils s’étaient
réfugiés dans une attitude d’abstention «de principe» qui consistait à
soutenir le gouvernement de leurs voix tout en refusant d’y entrer. Il ne
fallait guère compter sur eux pour prendre la tête d’un mouvement de masse
dirigé contre les républicains, et pas davantage pour inciter le gouvernement
à aller de l’avant, que ce soit en y participant ou en restant à l’extérieur.
Les masses exaspérées n’avaient d’autre appui à attendre que celui des
anarchistes - ce qui équivalait à un retour à la situation de 1931. Les
anarchistes étaient certes devenus un peu moins sectaires mais, comme l’ont
amplement montré les événements survenus depuis juillet, pas au point
d’essayer d’entraîner les socialistes dans des mouvements révolutionnaires
de masse. En fait, ces mouvements auraient sans doute été
un peu plus violents qu’en 1931 mais très probablement destinés à échouer
au bout du compte en raison d’une absence de direction globale et de la dissémination
locale et régionale des militants.
En
février 1936, comme en octobre 1934, comme en avril 1931, les masses s’étaient
unies contre quelque chose: le vieux régime, abhorré à l’égal d’une
tyrannie. Mais, maintenant comme alors, il manquait les éléments d’une
politique constructive, et ce de manière encore plus criante que sous la
dictature de Primo de Rivera. La république n’avait pas su européaniser le
pays. Elle avait régressé par rapport au niveau atteint par Primo de Rivera
dans cette direction. La droite et la gauche avaient collaboré dans cette
entreprise rétrograde. Il n’y avait aucune raison de penser que la situation
s’était profondément modifiée à cet égard au cours des deux dernières
années.
Mais
il n’allait pas être possible de s’en assurer, Le combat politique, gagnant
sans cesse en âpreté, s’exprima surtout dans une série d’assassinats. Au
meurtre d’un officier de police républicain, répondit l’assassinat — par
un groupe de choc de la police — de Calvo Sotelo, futur leader désigné du
mouvement insurrectionnel de la droite. Dès lors les événements se précipitèrent,
Les généraux, cajolés par le gouvernement, se mirent à craindre que des éléments
incontrôlables jaillis des masses populaires ne les empêchent de vivre assez
longtemps pour renverser la république. Ils décidèrent donc de passer sans
tarder à l’action, malgré les bouleversements apportés a leurs préparatifs
par ce changement de date. Ils déclenchèrent l’insurrection les 17 et 18
juillet, persuadés d’une victoire immédiate.
Leur
déconvenue fut de taille. La gauche ne cessait de se désagréger tant que son
pouvoir était incontesté, Mais dès qu’un gouvernement en qui les ouvriers,
les paysans, et, d’une manière générale, les «petites gens» avaient placé
leurs espoirs se trouva attaqué par la force armée, le peuple réagit comme il
ne l’avait jamais fait depuis 1707 et 1808. Le groupe dirigeant se disloqua
immédiatement. Casares Quiroga s’effondra. Martínez Barrio entra en
fonctions et se trouva placé devant une alternative simple: armer les
travailleurs ou s’incliner devant les généraux. Avec son ministre de l’intérieur,
Sanchez Roman, il refusa catégoriquement de distribuer les armes demandées par
les syndicats, ce qui revenait à abdiquer en faveur de Franco. Mais les
socialistes qui, au cours des cinq derniers mois, s’étaient montrés
incapables de la moindre démarche constructive savaient à présent se battre.
En menaçant de descendre dans la rue les armes à la main, ils contraignirent
Martínez Barrio à démissionner. Le 19 juillet, un républicain pratiquement
inconnu, José Giral, lui succéda au poste de premier ministre — c’était
le troisième. Mais la personnalité du premier ministre importait peu dans
l’instant, A Madrid, l’U.G.T. reçut des armes, ce qui faisait du prolétariat
le seul pouvoir réel. Il fut grandement aidé en cela par l’attitude des
militaires. Le général Fanjul, commandant de la garnison de Madrid, bien que
faisant partie du complot, jugea préférable d’attendre les réactions du
reste du pays. Il donna ainsi aux travailleurs les quelques heures dont ils
avaient besoin pour s’armer. Ils surent faire bon usage de ce délai, attaquèrent
et prirent de haute lutte les casernements militaires. Le général Fanjul fut
capturé et exécuté quelques semaines plus tard en application d’une
sentence rendue par un tribunal révolutionnaire.
A
Barcelone, les militaires dirigés par un chef très capable — le général
Goded — firent meilleure figure. Mais dans cette ville presque entièrement
contrôlée par la gauche, ils avaient affaire à forte partie. En 1934 les
Catalanistes, seuls, avaient été mis en déroute. En 1936, unis à la C.N.T.,
ils combattirent héroïquement. La guardia qui un peu partout en Espagne était
passée aux insurgés, tint bon à Barcelone, Il en fut de même pour les deux
formations de police républicaines, les asaltos et les mozos de
escuadra, ainsi que pour les
aviateurs. La police fournit aux travailleurs inexpérimentés un soutien
opportun et un encadrement compétent. Au bout de deux jours de combats de rues,
la rébellion militaire était jugulée. Goded capturé (il fut par la suite
fusillé, comme Fanjul) et le peuple était maître de la ville. A Barcelone, le
pouvoir réel échut à la C.N.T. Dans les jours suivants, la moitié de
l’Espagne fut reprise aux rebelles. Les anarchistes pas plus que les
socialistes n’accédèrent aux responsabilités gouvernementales. Mais dans
leurs fiefs respectifs, c’étaient eux les véritables détenteurs du pouvoir,
un pouvoir qu’ils exercèrent à travers les comités de défense créés à
l’occasion des combats de rue.
Le soulèvement des généraux avait réalise ce que les socialistes et les anarchistes n’auraient jamais su faire par eux-mêmes: dam la moitié de l’Espagne et six des sept villes principales, le pouvoir était passé entre les mains du prolétariat révolutionnaire. Les questions qui se posaient étaient dès lors les suivantes: Saurait-il le garder? Quel usage en ferait-il? Anarchistes et socialistes se montreraient-ils capables d’apporter une solution plus constructive que leurs prédécesseurs aux problèmes qui torturaient l’Espagne depuis un siècle?