19 juillet 1936: il y a cinquante ans, le
prolétariat espagnol déclenchait une insurrection armée en riposte au coup
d’Etat militaire dônt Franco allait devenir le «Caudillo». Face à la démission
de l’Etat républicain, il engageait un processus révolutionnaire dont les
deux figures de proue furent les milices et les collectivisations. D’emblée,
sa lutte s’affirmait comme une révolution sociale et ne limitait pas son
contenu à un «antifascisme» que la bourgeoisie modérée et ses acolytes de
gauche cherchèrent rapidement à promouvoir pour canaliser la subversion déjà
à l’œuvre dans les rapports sociaux. Cependant, des faiblesses tant théoriques
que pratiques et l’isolement international paralysèrent en quelques mois cet
élan prolétarien. La guerre imposa sa logique capitaliste et toutes les forces
du vieux monde, fascistes et antifascistes, s’engouffrèrent à travers les
larges brèches qu’elle ouvrit au cœur du mouvement social. Dès la fin de
l’année 1936, la militarisation avait fait des ravages et, malgré les fortes
résistances d’un secteur «incontrôlé» de la classe ouvrière (la «Colonne
de Fer» à Valence, les collectivités agricoles en Aragon, les journées des
barricades en mai 1937 à Barcelone...), la contre-révolution finit par
annihiler toutes les vélléités de rebellion au sein du dit «camp républicain».
La propagande idéologique s’orchestra autour de slogans tels que «la guerre
d’abord, la révolution ensuite», «tout pour la victoire», «le fascisme ne
passera pas»... et le gouvernement Caballero ― avec ses quatre ministres
anarchistes de la CNT-FAI (!) ― n’hésita pas à employer la répression
vis-à-vis des éléments qui s’avisèrent de s’opposer à cette orientation
et aux mesures politiques qui l’accompagnèrent. L’élimination physique
pure et simple s’amplifia évidemment après les événements de mai 1937 et
sous le gouvernement Negrin qui était aux mains du parti stalinien. Des agents
directs de Moscou purent alors opérer en toute impunité et menèrent la chasse
contre les militants révolutionnaires: enlèvements, détentions secrètes,
tortures, assassinats, «disparitions»..., faut-il rappeler que cette évolution
de la situation inspira George Orwell pour le tableau de la société «totalitaire»
qu’il dépeint dans son fameux roman d’anticipation politique «1984»? En
tant qu’engagé volontaire dans une milice du POUM, l’écrivain anglais
avait vécu ces événements en première ligne et c’est comme témoin ―
sans utiliser la forme de la fiction ― qu’il les relate dans son ouvrage
intitulé Hommage à la Catalogne.
Printemps 1986: ce n’est pas par goût
particulier de la commémoration que le collectif des Amis de Spartacus a décidé
de publier un livre qui traite de l’histoire de ce mouvement prolétarien.
Cependant, à une époque où les thèmes révolutionnaires ne sont plus à la
mode comme ils le furent dans les années post Mai 68, le prétexte du 50e
anniversaire n’est pas un argument négligeable sur le plan de la diffusion.
Effectué aux dépens d’autres documents, notre choix a été influencé par
l’alliage original entre l’exposition des faits et l’analyse qui ressort
des pages de ce livre. Soulignant l’importance historique des événements
espagnols et se situant clairement du côté des combattants prolétariens dont
il parle avec chaleur et enthousiasme, il n’en est pas pour autant un panégyrique
militant qui resterait aveuglé par des à priori idéologiques. D’un bout à
l’autre, sa lucidité théorique est portée par une méthode factuelle qui ne
dévie pas de son objet d’analyse pour chercher à plaire à telle ou telle
faction. Mais, avant d’aborder plus en détail le contenu, il est nécessaire
de présenter tout d’abord l’originalité des conditions de la publication
d’un livre qui a toute une histoire...
LES TRIBULATIONS D’UN
MANUSCRIT
Sa première parution en France
s’est faite sous le titre: Espagne: creuset politique (chez Fustier, un éditeur
aujourd’hui disparu), et date de 1938. L’idée de ce livre a mûri à
travers une série d’articles sur l’Espagne que l’auteur écrivit entre
1932 et 1938 en les faisant publier soit dans un journal allemand, soit dans une
revue anglaise (cf. bibliographie en annexe). A l’époque, il connut une
diffusion restreinte et bien peu de gens attirèrent l’attention sur
l’importance de son analyse. Dans la France du Front populaire, le mérite en
revint à Daniel Guérin qui lui consacra une longue étude lors d’une émission
(«Chronique des livres sociaux») qu’il animait alors à radio-Tour Eiffel
(!)
Plus tard, en 1965, il parut en
Argentine (éditorial «Proyeccion» de Buenos Aires), toujours sous le même
titre mais dans une version espagnole modifiée par rapport à l’original en
français: incorporation de trois chapitres supplémentaires formant une 30e
partie intitulée «la Guerre internationale»1.
Pour cette publication, l’auteur avait rédigé une préface ― différente
de son avant-propos de 1938 ― dans laquelle il reconnaissait que sous
quelques aspects il avait changé d’opinion du fait du recul historique mais
qu’il s’était interdit de remanier son analyse en ce sens. Nous donnons
ci-après une longue citation du début de cette préface à l’édition argentine de 1965 mais il
est à noter que l’éditeur argentin n’en retint qu’une page et qu’elle
n’est parue intégralement que de façon posthume sous le titre Réflexions
sur la guerre civile espagnole, à l’intérieur d’un recueil d’articles du
même auteur (New York, 1984, cf. bibliographie).
1. Ces chapitres rajoutés
tentaient de reprendre l’analyse que l’auteur avait développée dans l’ébauche
d’un livre saisie par la Gestapo pendant la guerre, avant son départ pour les
Etats-Unis.
«Douce est la mémoire, même
des choses amères. Tant qu’on n’oublie pas la tragédie qu’on a vue se dérouler,
l’on retient l’espoir qu’elle n’a pas été vaine. Ce livre, qui fut écrit
sous l’impression immédiate des événements, est un don que le passé a fait
au futur. Il contient les pensées et les illusions que nous nourrissions dans
les années du Front populaire, nos jugements et nos erreurs, nos haines et nos
espoirs. Il est histoire vécue, et il reflète des sentiments et des opinions
qui peuvent être jugés faux par les historiens, mais qui étaient vrais et
sincères au temps où je les ai notés. En relisant mon livre, je me trouve
dans une situation étrange. Bien que nos renseignements soient plus solides
maintenant et que l’on puisse confirmer ou réfuter les hypothèses qui prévalaient
en 1938, je n’ose pas réécrire Espagne: creuset politique à la lumière des
recherches les plus récentes, ni de mettre au point des jugements qui ne résisteraient
plus à un examen rigoureux. J’ai l’impression que ce livre est un document
humain qui appartient aux compagnons d’antan et auquel je ferais violence si
j’y changeais beaucoup. C’est pourquoi j’ai consenti chaudement
lorsqu’on m’a invité de republier mon bouquin comme simple document, sans
le priver de sa fraîcheur originale et de toute sa saveur contemporaine.
J’aurais voulu fouiller dans les archives, relire tous les volumes de mémoires
et tous les pamphlets, mais cela aurait pris des années et j’aurais écrit un
livre tout à fait nouveau. Or, la note bibliographique qui figure dans
l’appendice montre qu’il y a maintenant assez de livres apportant de
nouvelles informations*. Je me suis donc
contenté d’ajouter trois chapitres brefs pour arrondir le livre, de corriger
quelques erreurs dans le texte, et de compléter les notices bibliographiques,
les références et autres informations utiles. Les révisions qu’on trouvera
sont d’ordre plutôt technique, et en outre je les ai marquées comme
additions ultérieures. Par contre, je n’ai changé aucune expression
d’opinion, non pas parce que je serais doctrinaire, mais au contraire parce
qu’il aurait fallu trop changer (...)»
* Nous ne
reproduirons pas cette note bibliographique de l’édition argentine, mais nous
recommandons une série d’ouvrages dont la liste figure à la fin de la présente
édition.
La version que nous publions
aujourd’hui, en 1986, provient d’un autre travail de remaniement accompli
par l’auteur à une période qui reste indéterminée. En veillant toujours à
ne rien changer sur le fond, il
avait supprimé l’énorme appareil de notes bibliographiques qui
alourdissait l’édition de 1938 et il avait intégré la plupart des notes
longues et explicatives dans le corps du texte. Pour ce labeur, il avait bénéficié
de l’aide précieuse d’un ami universitaire, Arkady Gurland, qui collabora
directement à l’écriture de plusieurs corrections et additions formant cette
nouvelle version. Cet ami, mort il y a quelques années, avait participé à
l’éditon allemande du livre de P. Broué et E. Témine: la Révolution et la
guerre d’Espagne. C’est donc une vesion inédite, allégée, que nous
proposons aux lecteurs avec l’accord de la veuve de l’auteur Mme Hedwig
Paechter, qui vit actuellement à New York. Elle a approuvé le changement de
titre qui nous semblait indispensable pour souligner l’intérêt de l’éclairage
historique que continue d’apporter l’ouvrage, En conséquence, après
emprunt fait au titre du dernier chapitre, l’édition Spartacus s’intitule:
Espagne 1936―1937: la guerre dévore la révolution. Comme élément de
curiosité, nous avons reproduit en annexe certaines notes non bibliographiques
que l’auteur avait fait disparaître sans les intégrer ou sans juger bon de
les laisser à l’état de notes.
FRAGMENTS BIOGRAPHIQUES
A part quelques éléments
obtenus grâce à la correspondance récente entre sa veuve et Daniel Guérin,
il est impossible d’avoir des renseignements précis et complets sur la vie de
l’auteur. Il n’existe pas de biographie établie et le cercle des
connaissances s’est considérablement rétréci avec le temps qui passe.
Aussi, ce ne sont que des fragments que nous pouvons présenter pour résumer
les principales étapes de son existence.
HENRI PAECHTER (1907―1980)
Né à Berlin, il fit des études
d’histoire et de philosophie, et commença très jeune à militer dans le
mouvement ouvrier allemand. Ainsi, il adhéra aux Jeunesses du parti communiste
à l’âge de 18 ans (en l925) et fut exclu du Parti quelques années plus
tard. Pendant ce temps, et surtout après son exclusion, il eut des contacts
personnels avec tous les groupes gauchistes, à la fois à la droite et à la
gauche du parti communiste. Il était proche du cercle réuni autour de Karl
Korsch qui entretenait des rapports avec les groupes révolutionnaires en
Allemagne et dans plusieurs pays (voir citation ci-après).
Durant un moment, il donna des
cours de marxisme dans de petits groupes de jeunes militants et à la Marxistische Volkshochschule pour
les adultes. Mais, autour de 1930, estimant que ces groupes n’avaient pas un
soutien de masse, ni non plus d’avenir dans le mouvement socialiste, il se résigna
à joindre le parti social-démocrate sans toutefois se faire une quelconque
illusion sur son potentiel révolutionnaire.
Suite à l’arrivée d’Hitler
au pourvoir, il s’exila à Paris en 1933 où il enseigna pour un temps à
l’Université populaire. C’est en France qu’il entreprit son travail sur
les événements dEspagne. Il connut des camarades des trois groupes:
anarchistes, poumistes, trotskistes. Philosophiquement, il se sentait le plus près
des anarchistes et organisationnellement du POUM. Il signa son livre du
pseudonyme d’Henri Rabasseire car il craignait pour la sécurité de ses
parents restés en Allemagne et il voulait les protéger. Il fit un choix qui était
transparent pour ses amis puisque Paechter signifie métayer, ou rabasseire (en
catalan). Depuis cette époque, l’Espagne a toujours été plus proche de son
cœur que tout autre pays, et parmi ses livres, Espagne: creuset politique est
demeuré son enfant de prédilection.
Lorsque la guerre mondiale éclata,
il se trouvait encore à Paris, ses papiers furent saisis par la Gestapo et il
fit un séjour de plusieurs mois dans un camp (Villemalard). Après
l’Armistice il joignit la zone libre, et, avec sa compagne, il dut quitter la
France en février 1941. Ils franchirent les Pyrénées le long de la côte méditerranéenne,
traversèrent l’Espagne en train sans s’arrêter où que ce soit plus
longtemps que nécessaire, puis à Lisbonne ils attendirent plusieurs semaines
un bateau pour les Etats-Unis.
A New York, il enseigna à la New School for Social Research
(pour adultes) et au «Cîty College», puis dans un petit collège près de la
ville, le «Rutgers College». Il donnait des cours d’histoire et de science
politique. Pendant l’été 1976, il fit une visite de quelques semaines en
Espagne. Il est décédé à New York, en décembre 1980, d’une crise
cardiaque.
WEIMAR ETUDES
Dans ce recueil d’essais sur la
république de Weimar (paru de façon posthume à New York en 1982), l’auteur
apporte quelques éléments autobiographiques intéressants, en particulier sur
ses rapports avec Karl Korsch dont il a été question précédemment:
«(...) Je parlerai maintenant
d’un homme qui a eu la plus grande influence sur l’évolution de ma pensée,
ma carrière et mon éducation politique, Karl Korsch. Je le rencontrais pour la
première foie alors qu’il donnait un cours de marxisme à l’université de
Berlin. Ces cours avaient été arrangés par le Club des étudiants
communistes, parce que Korsch était interdit d’enseignement officiel dans les
universités allemandes. Plusieurs années auparavant, le gouvernement de gauche
de Thuringe imposa sa chaire à l’université d’Iéna, où il enseigna le
droit du travail et la philosophie marxiste. Quand les socialistes indépendants
s’allièrent avec les communistes en 1920, il les suivit et fut responsable de
l’approvisionnement en munitions dans le soulèvement manqué de 1921. Deux
ans plus tard, les sociaux-démocrates et les communistes formèrent des gouvernements
de coalition dans les Etats de Saxe et de Thuringe; Korsch y entra comme
ministre d’Etat à la justice. Mais le gouvernement fédéral intervint par la
force armée pour déposer les gouvernements révolutionnaires, et Korsch passa
la plupart de son temps en clandestinité. Aux élections de 1924, les
communistes lui donnèrent un siège au Reichstag afin de lui assurer
l’immunité; en accord avec l’université d’Etat, il continuerait à
recevoir son salaire à condition que jamais il n’y remette les pieds.
Ceci lui donna le temps d’écrire,
d’enseigner et de conseiller les syndiqués sur leurs droits. Il n’était
pas un bon orateur, et il ne pouvait jamais organiser très bien ses cours: il
allait, comme par association libre d’idées, d’une digression à une autre.
Mais quelles associations! quelles digressions !J’ai plus appris d’une aparté
de Korsch que de tout un cours donné par des enseignants académiques. Il était
très brillant dans ces improvisations qui reflétaient ses immenses lectures en
philosophie, anthropologie, psychologie et sociologie. Entre ses mains, une
simple introduction à un sujet se transformait en un voyage à travers la
sagesse des âges.
Ce qui me fascinait par dessus
tout, ce n’était pas la culture encyclopédique de cet homme, mais sa méthode.
Il ne semblait pas enseigner de sujets particuliers mais plutôt une façon de
les penser. Ses digressions faisaient impression parce qu’il nous montrait les
dimensions et les rapports qu’aucun manuel ne pouvait donner dans son
exposition systématique des matériaux. En fait, sa méthode exprimait son
doute qu’il ne puisse avoir aucun «système» fixé, même pas un système
marxiste, Si quelqu’un s’était avisé de prendre des notes, il lui aurait
fallu des feuilles tridimensionnelles, mais nous étions trop captivés pour
prendre des notes.
Il y eut une exception cependant.
Ce fut Sydney Hook, qui ne connaissait pas suffisamment l’allemand pour tout
comprendre. Il s’installa près de moi à un cours privé que Korsch donna en
1930, je crois; à son retour aux Etats-Unis, Hook publia un exposé honnête
des conceptions de Korsch sur le marxisme.
Les communistes n’étaient pas
satisfaits et des cours et de l’homme. Dogmatiques par nature, ils ne
pouvaient dénoncer le capitalisme que s’ils avaient un contre-système (un
autre système à opposer à celui-ci) ― et, de plus, un système
existant, en l’occurrence l’Union soviétique. Korsch ne cachait pas que
tout n’était pas pour le mieux dans la patrie du socialisme. Naturellement,
il était capable de citer Lénine, chapitre et verset, et de commencer un autre
voyage à travers les écritures marxistes les plus sacrées pour montrer
pourquoi les contradictions du développement soviétique étaient
philosophiquement nécessaires.
La plupart de son audience
communiste ne pouvait supporter cela pas plus qu’une audience baptiste ne peut
supporter une christologie de Kazantzakis, Pour Korsch, le marxisme n’était
pas un système clos mais une méthode dont les développements étaient
largement ouverts. Cette méthode était basée sur la dialectique, d’abord
exposée par Hegel, puis concrètement employée par Marx, avant d’être mise
à mort par les prêtres communistes. Après les conférences de Korsch, aucun
eunuque philosophique ne pouvait me dire que la dialectique était la Sainte
Triade de la Thèse, de l’Antithèse et de la Synthèse; car il n’y a pas
d’autre synthèse que celle portant les contradictions qui feront exploser le
système. La dialectique peut aisément être gelée en un jeu byzantin, mais être
les mains d’un jeune Hegel, d’un Marx ou d’un Korsch, la pensée
dialectique peut devenir l’instrument de la révolution.
Ces idées ont été plus
amplement développées par Korsch dans un petit ouvrage, Marxisme et
Philosophie qui, à la même époque, traitait des rapports entre l’idéologie
marxiste et le vrai mouvement de classe. A la même époque également, Georg
Lukács échouait à tirer les conclusions révolutionnaires de ses pénétrantes
théories; plus tard, il cacha sa stérilité derrière une orthodoxie léniniste
et une production besogneuse de jugements étroitement marxistes sur la littérature.
Korsch, au contraire, fut exclu du parti communiste. A la différence des
oppositions trotskiste et léniniste, cependant, il ne pensait pas que l’on
pouvait soit fonder un nouveau parti communiste plus pur, soit se battre pour
une réintégration dans le parti de Staline. Il était d’avis que le
communisme orthodoxe n’était pas davantage une proposition révolutionnaire
et qu’une situation révolutionnaire future produirait un nouveau type de
mouvement prolétarien. Dans l’attente de cette possibilité, il avait pris
contact avec «l’opposition ouvrière» en Russie et les syndicalistes à
l’Ouest.
J’étais alors à Fribourg, une
petite ville universitaire dans laquelle il
y avait une section du parti communiste. Si j’avais le moindre espoir
d’influencer certaines personnes, j’étais forcé de faire semblant que le
parti communiste était capable de se réformer. Y consommer la rupture, à
Fribourg, n’aurait servi aucun dessein; Korsch lui-même eut conseillé d’éviter
l’expulsion. Aussi, je lui écrivis une lettre confiante et optimiste, me
vantant de mon succès d’avoir été leader sur une plateforme que je considérais
comme un compromis tactique. A la place du compliment attendu, je reçus une
longue et coléreuse lettre, réprimandant mon opportunisme et disant en
substance: «Si un jeune homme de moins de vingt ans joue avec son honnêteté
idéologique, il pourrait en vérité briguer des places.» Puisque se battre
pour «briguer des places» était la seule chose vraiment honteuse en
politique, ce jugement était dévastateur. De ce moment, je vis que Korsch n’était
pas seulement un leader intellectuel et politique mais aussi un leader moral.
J’ai eu plusieurs désaccords
tactiques avec Korsch, et plus tard j’en vins à une évaluation très différente
de notre situation politique. Une fois nous nous fâchâmes complètement. Parmi
toutes ces péripéties il y en avait de très désagréables qui jetaient une
lumière défavorable sur d’autres aspects de son caractère. Mais je n’ai
jamai perdu mon profond respect pour son intégrité et son honnêteté
intellectuelle. Il était capable de souplesse tactique et admettait les
compromis en matière d’organisation et de coalitions politiques. Mais jamais
il ne dissimulait ses opinions ou théories.»
(1re partie: Empire et
République: fragments autobiographiques; pp. 38-41).
LA DIALECTIQUE DU CONCRET
L’auteur a eu des contacts avec
les tendances révolutionnaires qui agissaient à l’époque en Espagne, mais
il ne s’est pas déplacé dans ce pays. Son livre a été écrit entièrement
de Paris où Henri Paechter fréquenta assidûment la Bibliothèque nationale.
L’une des grandes forces de l’ouvrage est d’ailleurs l’énorme
documentation consultée et apportant un grand nombre de précisions objectives
(économiques, sociales et politiques en particulier) sur la situation au-delà
des Pyrénées. Pour être paru «à chaud», en 1938, ce livre recèle des
informations de première main, mais il a surtout le mérite indéniable d’être
l’un des premiers, en tout cas en France, à offrir une réflexion prenant déjà
un recul significatif par rapport à l’événement. De plus, il est nourri de
lectures qui font aujourd’hui référence quant à l’analyse de l’expérience
espagnole: le Grand Camouflage de Bolloten, Spanish Cockpit de Borkenau, le
Labyrinthe espagnol de Brenan, la Grande Trahison de Jesus Hernandez, Ceux de
Barcelone de Kaminski, etc
2.
2. Certains de ces
ouvrages étaient connus de Paechter pour l’édition de 1938, d’autres
parurent après et il en prit connaissance pour la version remaniée que nous
publions.
L’ouvrage est organisé en deux
parties: un premier livre intitulé Forces ― Problèmes ― Idées, et
subdivisé en six chapitres nous présente les prémices de la révolution,
depuis l’instauration de la république en 1931 jusqu’au soulèvement
militaire du 18 juillet 1936. L’auteur nous dresse un tableau des conditions
économiques, sociales et politiques qui font de l’Espagne un pays arriéré
par rapport au reste de l’Europe, Il nous montre que, derrière l’engrenage
impérialiste de la guerre internationale qui se met en place, l’enjeu pour
l’ensemble des Etats occidentaux c’est la modernisation de l’Espagne. A
travers les tentatives de résoudre le problème agraire apparaît clairement
l’opposition fondamentale entre les classes sociales qui vont se déchirer sur
le terrain militaire. Le deuxième livre qui porte le titre de Guerre et Révolution
est pratiquement deux fois plus long que le premier et il se répartit en huit
chapitres. Au fil des pages, l’auteur nous dépeint le processus par lequel la
logique guerrière l’emporte inexorablement sur les aspirations révolutionnaires.
Il nous indique comment, lors de ce qu’il appelle les trois mois décisifs
(juillet et novembre 1936, février 1937), la mobilisation populaire a pu mettre
en échec les offensives fascistes, mais comment, dans le même mouvement, la
discipline militaire s’est imposée peu à peu au sein du camp républicain
vis-à-vis de la lutte de classe et des objectifs de subversion sociale.
Tout au long de son étude, Henri
Paechter met en pratique une méthode que n’aurait certainement pas désavoué
son «maître» Karl Korsch, En effet, à la dialectique concrète des faits
qu’il expose sans concession, il ne cherche pas à superposer des schémas idéologiques.
Au contraire, il conduit son analyse jusqu’au bout des contradictions,
jusqu’à les faire éclater aux yeux de ses lecteurs:
«La révolution spécifiquement
espagnole prend fin en mai. La vieille Espagne, l’Espagne rêveuse et
libertaire quitte la scène, une nouvelle Nation naît, forgée par la guerre
“à l’européenne”. C’est l’heure des jacobins.
La révolution du peuple, sociale
et libertaire, est transformée en révolution nationale.» (Cf. chap.
XIV: «La guerre dévore la révolution»).
A propos de cette question
nationale, on pourrait cependant lui reprocher d’être parfois beaucoup moins
clair que dans cette citation et d’extrapoler dans un sens idéologique.
Surtout quand il cherche, à l’exemple de Marx (qu’il cite en exergue du
chap, VIII . «Pour devenir une nation, l’Espagne doit se délivrer de son
Etat»), à mettre en parallèle le modèle de la Révolution française avec le
processus réel qui se déroule alors en Espagne. Pensant qu’au xxe
siècle, le prolétariat doit encore accomplir des tâches démocratiques et
bourgeoises, il continue à estimer que la révolution sociale ne peut pas faire
l’économie du passage «obligé» par le centralisme national et étatique:
«Bien que tout le monde estimât
ruineuse la domination des caciques, la République n’a épuré ni les partis
ni l’administration. Les caciques ont «fait» les élections réactionnaires
de 1933, comme ils avaient «fait» les élections républicaines de 1931. Ils
ont survécu à la monarchie parce que le caciquisme n’en était pas la conséquence,
mais le fondement. Faute d’une révolution sociale qui leur enlève les
pouvoirs politiques et économiques, l’Espagne n’arrivera jamais à se
constituer en nation moderne.» (Chap. IV: «la Guerre idéologique».)
En quelque sorte, si le mouvement
révolutionnaire n’assume pas le rôle des jacobins, ce sont d’autres forces
qui risquent de forger un Etat Nation moderne:
«C’est un dogme de métaphysique
sociologique qu’une révolution menacée de dangers extérieurs évolue à
gauche; elle ne le fait que si les classes révolutionnaires apportent une
organisation nationale plus efficace. Les jacobins de 1793 avaient une nouvelle
conception de l’armée et de l’administration; en Espagne, 150 ans plus
tard, les classes les
plus avancées au point de vue social étaient anticentralistes et l’œuvre
des jacobins revenait aux thermidoriens.» (Chap. XII: «la Reconstruction de
l’Etat».)
Bien entendu, dans son premier
livre, l’auteur avait pris soin de nous rappeler tout le contexte historique
profond, propre à l’Espagne, qui éclaire cette question de la séparation
entre Etat et Nation. Il avait souligné d’une part que les peuples non
castillans (catalans, basques, galiciens, etc.) défendaient avant tout leur région,
et d’autre part que «l’horizon politique de l’Espagnol moyen est constitué
par la commune, l’ayuntamiento» (cf. chap. IV). En ce sens, il montrait que
l’Etat central était toujours apparu comme un organe parasitaire aux mains
des oligarchies politico-financières successives et de leurs forces de répression.
La résistance à l’Etat prit donc souvent la forme du fédéralisme et de
l’anarchisme, d’où le développement et la force des idées libertaires:
«On ne s’étonnera pas de
voir, le 19 juillet 1936, les paysans tuer des représentants de l’Etat, comme
s’ils avaient à accomplir une vendetta. Si l’Etat était la propriété
privée des caciques, l’anarchisme était la philosophie politique tout indiquée
pour ceux qui en subissaient les conséquences.» (Cf. Chap. IV.)
Mais, aussi intéressant soit-il,
ce rappel historique ne doit pas masquer le fait qu’au XXe siècle,
à l’ère impérialiste, la constitution d’un nouvel Etat-Nation ne peut
plus être «progressiste». Il n’est désormais que l’œuvre des tendances
contre-révolutionnaires dans la société et justifie toujours l’écrasement
du mouvement social antagonique au nom des nécessités guerrières, en le désignant
comme «l’ennemi intérieur» (!). Logique militaire dont, par ailleurs,
l’ouvrage d’Henri Paechter nous fait parfaitement la démonstration.
Il n’y a plus de possibilité
de transcroissance de la révolution bourgeoise en révolution prolétarienne
comme l’avait analysé Marx en parlant de «révolution en permanence»
(concept repris ensuite schématiquement par Trotski). Les journées de mai 1937
à Barcelone ont été la sanglante expérience que le mouvement révolutionnaire
ne peut pas passer de compromis avec l’Etat (aussi républicain et de gauche
soit-il!) et qu‘il est forcé de le détruire. L’anarchisme n’en a jamais
tiré la leçon, excepté le groupe des «Amis de Durruti».
Guy Sabatier (10 mai 1986)