Louis Bertrand raconte qu’il y
a un quart de siècle, il s’émerveillait au spectacle des masses populaires
agenouillées dans la boue au passage de l’image de Notre-Dame del Pilar, à
Saragosse; il en fit la remarque à un religieux qui lui répondit: Ne vous y
fiez pas! Si l’autorité centrale faiblissait tant soit peu, il en résulterait
une véritable Jacquerie.
De même Unamuno, le célèbre
philosophe espagnol, se demandait un jour: ce peuple pourrait bien se passer de
la notion de Dieu; mais qu’arrivera-t-il s’il venait un jour à cesser de
croire au purgatoire?
Nous voilà les témoins
oculaires des efforts surhumains que fait ce peuple pour mettre fin à un état
d’esprit dont l’ombre épaisse plane sur les jugements précités. Mais
avant qu’il ne réalise ses aspirations séculaires, ce pays d’Espagne, où
le Ciel voisine avec l’Enfer, passera par une terrible purgatoire, œuvre
d’une coalition néfaste où ses ennemis étrangers s’allient à ses ennemis
nationaux.
Histoire vécue par nous tous,
prise sur le vif ― rien de plus attrayant que de fixer les problèmes de
l’actualité sociale avant que l’historiographie des vainqueurs et des
vaincus ne puisse défigurer leur véritable position!
L’intérêt scientifique,
cependant, ne saurait se substituer à l’intention première de l’auteur,
celle de servir la cause qui lui est chère; précisément, il croit rendre
service aux combattants en leur montrant les forces historiques et les lois qui
les régissent, fatalement effacées aux yeux de ceux qui se trouvent dans la mêlée.
Le pamphlétaire attaque
l’adversaire de front; le sociologue le rend vulnérable en analysant sa
faiblesse. Au lieu de cacher le point faible de son parti, ce dernier y pose son
regard...
Le pamphlétaire crée des idéologies,
le sociologue en évalue les répercussions dans la réalité du combat. Le
premier en fait une arme puissante en prouvant, par exemple, la «justice» de
sa cause; le second lui demande s’il a établi l’harmonie entre l’idéologie
qu’il professe, le but réel qu’il poursuit et les moyens de lutte qu’il
utilise pour le réaliser.
La méthode qui a présidé à
ces recherches est positive; elle consiste à considérer les acteurs du drame
politique comme représentant les forces réelles, c’est-à-dire comme noyaux
d’organisation. Les groupes sociaux et économiques n’entrent dans
l’histoire que dans la mesure où ils s’organisent et qu’ils se munissent
d’une idéologie qui exprime, reflète, couvre, cache ou défigure leurs
aspirations historiques. Ils se constituent dans la lutte microscopique de la
vie quotidienne et sont mis à l’épreuve dans la guerre macroscopique.
En effet, dans une société dont
le péché originel était le vol, la violence fait éclater la vérité sur les
relations des hommes; à la lumière du feu et au son du canon, le voile se déchire
derrière lequel apparaissent les véritables forces historiques. Ici, la guerre
est le juge suprême qui partage les hommes, les idées et les organismes
sociaux et qui impose ses lois à ceux mêmes qui veulent s’y soustraire. Elle
oblige chacun à fixer son parti et à prendre ses responsabilités. Le tir
n’agit pas seulement sur l’ennemi; il bouscule aussi les rangs des hésitants
et réagit, par ricochet, sur les rangs amis. La guerre fait la liaison entre événements
disparates, la guerre civile se prolonge sur le plan international et
vice-versa. C’est ainsi que les événements de la guerre espagnole ont exposé
au grand jour des faits qui auparavant étaient voilés par des discours. La
violence dépouille les idées.
En Espagne, les organisations
sociales s’étaient développées à peu près en vase clos: d’un côté les
centres de cristallisation autoritaires, l’Armée, l’Etat bureaucratique,
l’Eglise, de l’autre les centres de cristallisation libertaires, les
municipalités, les régions, les syndicats. Aucun principe d’intégration
n’avait réuni les forces éparses dans le cadre d’une organisation
nationale. La République de 1931, elle non plus, n’avait créé ni une nation
espagnole ni d’organismes hiérarchiques susceptibles de transformer les
tendances centrifuges en éléments d’un édifice social. L’idéologie républicaine
et démocratique, partant, était faible, tandis que les mystiques libertaire et
autoritaire s’affrontaient face à face sans être portées à transiger. La
guerre ouverte ne pouvait que préciser la position de chaque groupe social en
l’obligeant à choisir ses alliances. En effet, des groupements qui s’étaient
crus amis se trouvaient tout d’un coup séparés par les tranchées, alors que
d’autres qui s’étaient pris pour des ennemis, se trouvaient marcher
ensemble. Le bulletin de vote se trouvait remplacé par d’autres moyens
d’expression. Les fusils et les jambes. Les grands mouvements et organisations
se virent réduits à l’expression la plus primitive et la plus pure de leur
vie, où l’amour du frère d’armes et la haine de l’ennemi remplacent
toute autre idée, tout but final et mystique. Le but n’est rien, le mouvement
est tout; la violence fait les lois
du mouvement.
Un mouvement peut ajourner la réalisation
de son rêve séculaire, mais on ne peut pas lui ôter son élan créateur, sans
détruire l’idéal dans le cœur des militants. Tant qu’il garde les moyens
de s’imposer dans la vie et les armes qui sont spécifiquement à lui, un
mouvement survivra à toute déviation de sa doctrine, à toute tentative de
composer avec d’autres tendances, à toute répression. Mais dès qu’il
viendra à se servir de méthodes de lutte étrangères, voire hostiles à
l’essence même de son esprit, tout, pour lui, sera perdu.
Ni théories ni organisations révolutionnaires
ne se conservent dans un réfrigérateur pour en être sorties fraîches et
intactes à l’heure voulue, Elles s’avilissent les unes et les autres au
contact des centres de cristallisation de la société périmée à moins
qu’elles ne parviennent à en détruire les assises et à substituer une
nouvelle structure d’organisation sociale en saisissant l’un de ces rares
moments historiques où le déséquilibre des «conditions objectives» permet
la désintégration brusque des éléments constitutifs de l’ancienne
organisation sociale.
Refondre les «circonstances
objectives» ― voilà la forme d’action révolutionnaire. Chaque révolution
se trouve en face de ce double problème des «ciseaux». Elle se fait par le
peuple libertaire et eschatologique d’une part, par des organisations
politiques à buts déterminés de l’autre. Il lui faut détruire l’ancienne
organisation sociale et politique; mais il lui appartient, en plus,
d’installer un nouvel ordre. Elle doit suivre son cours jusqu’à ce que
soient réalisées les nouvelles relations sociales; mais en même temps, elle
est dans l’obligation de construire une machine politique qui maintient et élargit
le nouvel ordre.
Ces deux développements ne
seraient-ils pas équivalents (la machine politique nécessaire pour la défense
de la révolution serait-elle contraire à l’esprit même de la révolution et
d’importants groupes révolutionnaires, ou cette machine serait-elle apportée
par des organismes non révolutionnaires, ou simplement un retard se serait-il
produit entre l’évolution politique et l’évolution sôciale), que la révolution
n’atteindrait pas son but historique, quitte à dégénérer, s’élever, dévier
― selon l’observateur ― vers un autre but historique.
Rien ne saurait mieux caractériser
la révolution espagnole que l’évolution de ses milices qui, surgies pour
mener la lutte libératrice contre le militarisme, se faisaient arracher par
morceaux, jour après jour, de leur liberté, et devenaient elles-mêmes des
formations militarisées: une armée populaire, telle que l’Espagne n’en a
jamais eue, non moins loin de l’organisation milicienne que de celle de
l’ancienne armée réactionnaire. De même, la révolution, ouvrière et
paysanne à son début, est devenue nationale par la suite.
L’auteur remercie tous ceux qui
lui ont prêté leurs concours précieux en lui fournissant des renseignements;
sans leur contribution collective et individuelle, il ne serait jamais venu au
bout d’une tâche aussi difficile que celle de donner une vue d’ensemble
d’un événement contemporain.
Ce livre est dédié à la mémoire
des combattants qui, en offrant à la Liberté le sacrifice suprême, ont écrit
la partie la plus édifiante de l’histoire. «Enclos dans le grand cœur de la
classe ouvrière», ils nous demandent de faire en sorte que tant de sang ne
soit pas versé en vain.
Henri Paechter