LE
GUEUX.― «Vous êtes maîtres d’autant de
centimètres
carrés que vous en avez sous les
semelles
de vos bottes.»
L’OFFICIER
français.― «Mais voilà deux ans
que
nous sommes à Madrid.»
LE
GUEUX.― «Nous avons mis 800 ans
à
chasser les Maures.»
(Dialogue
tenu en 1803.)
Les
intérêts anglo-français en Espagne.― En février 1936, après la victoire électorale
des Gauches, les Bourses de Paris et de Londres étaient peu favorables aux
valeurs espagnoles. Bien que dans son manifeste électoral la coalition
victorieuse eût pris l’engagement de défendre la propriété, des bruits
circulèrent qui ne manquèrent pas d’inquiéter les milieux boursiers. On prêtait
l’intention d’entrer dans le nouveau gouvernement à Indalecio Prieto, qui
ministre aux Communications en 1932, avait soumis les sociétés de chemins de
fer au contrôle de l’Etat, interdit à leurs fournisseurs de siéger dans
leurs conseils d’administration et projeté la construction d’un réseau
routier. Ni les grands actionnaires des grandes lignes de chemins de fer,
ni les grands fournisseurs de ces compagnies n’étaient rassurés par le
manifeste du gouvernement du Front populaire.
Le
capital pétrolier, lui aussi, avait des raisons d’inquiétude. Sa lutte pour
la conquête du marché espagnol l’avait amené à s’intéresser aux
finances espagnoles; lorsque Primo de Rivera établit, en 1929, un monopole
du pétrole, Deterding & Taft abandonnèrent le soutien de la pesète, décision
qui entraîna la chute de la dictature. A peine avaient-ils reconstitué le
marché du pétrole honnête qu’un gouvernement de gauche menaça de rétablir
les relations diplomatiques avec l’URSS, et ainsi d’ouvrir un marché du pétrole
malhonnête. Gare à l’équilibre des pipe-lines autour de la Méditerranée,
gare aux principes de la propriété et de la liberté.
Les
cours des actions minières s’effondrèrent. De la cote de 1500 en 1935, les Rio
Tinto dégringolèrent à 1 000 en mai 1936. La célèbre mine de cuivre, la
plus riche de l’Europe, appartient aux Anglais; sur un capital de 4 millions
de livres, elle réalise un bénéfice annuel de 1 million. La mine de plomb de
Penaroya est française.
Au
temps de Primo, le comte de Romanones avait conclu avec l’Italie un contrat
assurant aux deux Etats autoritaires le monopole du marché du mercure. MM.
Heurteau, de Wendel et Ledoux, administrateurs de la mine d’Almaden, voyaient
d’un mauvais œil un gouvernement qui se proposait de dénoncer ce contrat.
Le
sous-sol espagnol est porteur de riches gisements de tous les métaux nécessaires
à l’industrie de guerre, et partout les annuaires de bourse accusent des noms
français et anglais comme administrateurs des compagnies exploitatrices.
L’industrie
chimique était dominée par un trust anglo-saxon, jusqu’à l’irruption récente
de Péchiney dans la SA Potasses Ibericas. La Standard
Electricity contrôle la Iberica de construcciones electricas;
la Traction Light & Power fournit les 9/10e du
courant électrique de la Catalogne; l’octroi de la concession des téléphones
madrilènes à la Intern. Telephon & Telegraph Cy a valu au roi une
«commission» de quelques millions et en prime le cadeau d’un appareil téléphonique
tout en or offert par la banque Morgan.
Les
Anglais, mêlant les affaires à la politique, se sont réservé l’industrie
de guerre; leurs officiers siègent au Conseil du chantier pour la construction
de navires de guerre. Vickers Armstrong contrôle, en collaboration avec
les banques Urquijo (jésuite) et Zubira, les aciéries, chantiers
navals, fonderies de canons, hauts-fourneaux et la construction métallique de la côte cantabrique. Des sociétés
anglaises assurent la répartition des minerais espagnols dans le monde entier.
La Orconera Iron Ore Cy obtint du général Franco le droit de continuer
l’exportation des minerais basques vers l’Allemagne, alors que
l’exportation en France de pyrites et de minerais fut interdite par les
autorités insurgées.
Pour
comprendre l’action diplomatique du Foreign Office pendant cette guerre, il
importe de savoir que dès décembre 1936, un attaché commercial de
l’ambassade anglaise se trouvait à Burgos et des bruits affirmaient même
l’existence d’un accord commercial conclu en sourdine. En effet, le ministre
du Commerce a confirmé à la Chambre des Communes qu’il avait reçu tous
apaisements sur la protection des intérêtes britanniques dans l’industrie
minière basque.
Leurs
garants.―
Autrefois, les intérêts français et anglais étaient défendus par le roi, le
Gibraltar à Madrid; dès 1931, le président Zamora avait assumé cette
tâche; or, il venait d’être destitué à la suite de ses volte-face répétées
à l’égard des républicains.
Un
autre homme de confiance de la Cité, Juan
March, voyait invalider son élection à Majorque, son fief; ancien
contrebandier, nommé directeur du Monopole du tabac par la grâce du roi, écroué
par les Gauches sous l’inculpation de fraude et de haute trahison, libéré
par les Droites et élu au Tribunal des garanties constitutionnelles, grand
propriétaire rural, banquier, administrateur d’entreprises étrangères en
Espagne, voici l’homme dont on a dit: de la République ou de
March, l’un sera détruit par l’autre.
Au lendemain des élections, il quitta le pays pour déclencher une
offensive boursière contre le gouvernement qui venait de s’installer à
Madrid. C’est lui qui, d’accord avec les Italiens d’une part, avec la City
de l’autre, intima à la presse mondiale l’ordre de protester contre les prétendues
atrocités d’un gouvernement rouge qui, paraît-il, faisait de
l’Espagne une colonie russe; c’est lui qui, selon toute apparence, finançait
les phalanges, responsables des véritables troubles qui se produisirent
à partir de juin.
Juan
March préside également le Bureau central de l’industrie espagnole ―
la CGPF espagnole ― où sir Auckland Geddes, président de la Rio
Tinto, siège à côté du comte de Romanones, du comte financier italien De
Valperga, du marquis de Villamayor, gérant de la fortune de l’ancien roi, des
représentants de l’industrie de guerre française et de l’Allemand
Aufschlager, directeur de la Metallgesellschaft dont nous parlerons tout
à l’heure. Ce Bureau a octroyé un crédit d’un milliard de pesètes
aux généraux factieux.
La
duchesse d’Atholl accuse le journaliste anglais Mr Jerrold d’avoir fait
beaucoup pour aplanir le chemin du soulèvement, et la Rio Tinto
d’avoir financé l’armée insurgée en délivrant au général Franco des
livres-sterling au cours de 40 pesètes, alors que le cours libre était de 80
ou de 100.
Il
n’est donc pas étonnant que le fameux organe de la City l’Economist, ait pu
écrire dans sa revue de 1936 (janvier 1937):
«Les
intérêts étrangers qui se trouvent en relations étroites avec les dessous de
la politique espagnole n’ont pas été surpris par le commencement de la
guerre civile.»
Tel
maître tel valet. Les milieux consulaires et diplomatiques ont observé une
attitude bienveillante à l’égard de l’insurrection; précédés de
Salvador de Madariaga, délégué espagnol à Genève, les grandes chancelleries
n’ont pas hésité à déclencher une offensive diplomatique contre le
gouvernement espagnol et escomptèrent dès le début la victoire des
rebelles.
Les
héritiers de Guillaume II.―
A Berlin, le général Sanjurjo lança le mot d’ordre. Il était le
vrai chef de la réaction espagnole et ce fut à la suite de sa mort seulement
que fut gonflé artificiellement le petit personnage de Franco; ce dernier était,
au début, le caractère le moins fort parmi les insurgés.
Sanjurjo
promit à Hitler une concession au Maroc, objet des convoitises allemandes
depuis le commencement de ce siècle? Les usines Mannesmann et Krupp,
chassées en 1906 à la suite de la crise d’Agadir et en 1918 par les Traités,
avaient réussi à obtenir des minerais marocains par le truchement de certaines
maisons hollandaises et espagnoles. Dès 1936, la HISMA (maison affiliée,
par la Carranza et Bernhard, aux usines métallurgiques Rowah AG)
expédia le minerai marocain à Hambourg.
Où
promi-il des avantages stratégiques? Une base navale aux Canaries dominerait
la route Bordeaux-Dakar; une autre aux Baléares couperait la ligne
Marseille-Oran. Le maître de Ceuta peut contester la route des Indes au maître
de Gibraltar.
Aussi
les documents saisis par les autorités révolutionnaires de Barcelone révèlent-ils
une activité fébrile des employés commerciaux et des services consulaires
allemands, qui surveillaient la presse espagnole, entraînaient des cadres
fascistes espagnols, se livraient à l’espionnage et à la contrebande
d’armes. Aux Canaries et à Majorque,
les Allemands avaient récupéré tout le terrain perdu en 1918.
Au
Levant, l’industrie électrique allemande ne le cède plus aux trusts américains;
les banques d’affaires, telles Schröder (qui a mis en rapport l’industrie
allemande avec Hitler) et Mendelssohn (maison juive qui est toujours
l’agent à l’étranger du capital aryen), ont regagné leurs sièges dans
l’administration de la Chade, l’ancienne Deutsche Ueberseebunk
transférée aux Alliés et qui contrôle nombre d’entreprises électriques et
de services publics hispanoaméricains.
En
1935, Gil Robles s’adressa à la Metallgesellschaft, omnium de l’électro-chimie
et de la métallurgie, pour réaliser un plan de grands travaux; cette société
forma, avec la Fédération fasciste des industries métallurgiques italiennes,
un autre omnium pour la recherche du cuivre, du mercure, du vanadium, du
tangstène et d’autres minerais nécessaires à l’industrie de guerre:
un émigré russe nommé Soubnikoff fut chargé d’étudier les riches
possibilités d’exploitation minière et de pénétration commerciale.
Au
début de 1936, des négociations germano-espagnoles furent entamées au sujet
du minerai de fer basque, qui a des propriétés très appréciées des
fonderies. Après la chute de Bilbao, Hitler annonça la mainmise allemande
sur ces minerais. Or, l’Angleterre y est particulièrement intéressée et
l’on a vu les cœurs les plus impassibles fondre en larmes en regard du sort
tragique du peuple basque.
D’autre
part, on a remarqué que les mouvements des troupes italiennes sur le territoire
espagnol s’expliquent mieux par le désir d’occuper des terrains miniers que
par des considérations stratégiques.
Les
«nations prolétariennes» s’opposent à la domination de l’ancien impérialisme
financier; elles réclament leur part des richesses du monde.
Un
panier de crabes impérialistes.― Le capital anglais investi en Espagne fut évalué
à 5 milliards, le capital français à 3 milliards, celui des autres nations à
2 milliards. L’ensemble des intérêts et des participations étrangers
atteint certainement le quart du capital espagnol. Le Morning Post,
journal conservateur, constata, dans son édition du 22 juillet 1937, sans
aucune gêne:
«Si
les rouges étaient vainqueurs, on pourrait considérer comme perdu le capital
anglais en Espagne... Le général Franco a fait réquisitionner le cuivre, les
pyrites et le soufre, mais il les paye au cours de 40 pesètes. Persistera-t-il
le moindre doute sur le parti en faveur duquel doit pencher le commerce
britannique? Voilà où l’on se trompait!»
Plus
de la moitié des exportations espagnoles était expédiée vers l’Empire
britannique, les Etats-Unis et la France. 10% seulement allaient vers
l’Allemagne. La guerre a changé ces proportions.
Mais
les adversaires qui se disputent l’influence économique en Espagne se
trouvent en même temps être en collaboration étroite. Dans la politique intérieure,
au Bureau central, leurs intérêts sont identiques. La Chade, qui étend
son réseau financier sur les deux mondes, la Sofina et la Sidro, liées entre
elles par leur collaboration dans les sociétés hispano-américaines, groupent
tout un système de banques continentales où l’on trouve le Suisse Solmssen,
le Tchèque Petschek, l’Italien Pirelli; les Big Five de Londres, la
Banque de Paris et des Pays-Bas et l’Allemand Siemens; l’Union espagnole des
explosifs est une société franco-allemande, la European Pyrite est
anglo-allemande. La Mettalgesellschagft a accueilli dans son conseil
d’administration deux directeurs de l’Amalgamated
Metal Corp., et M, Gaddes donna sa fille au prince de Hesse, frère
du gouverneur nazi dans son pays natal.
Cette
hiérarchie financière ne pouvait-elle pas collaborer avec le gouvernement
espagnol? Les ministres du Front populaire, n’étaient-ce pas des gens honnêtes,
avocats, républicains bourgeois, cousins spirituels des Herriot et Lloyd
George, frères de sangs d’honorables commerçants et banquiers? Le président
du Conseil était un riche propriétaire rural.
Jusqu’au
4 septembre 1936 aucun militant socialiste, communiste ou syndiqué n’occupait
une place dans la haute administration, dans la diplomatie ou dans ce cabinet.
Jusqu’à cette date, il était même interdit aux fonctionnaires du ministère
de l’Intérieur, de lire des journaux socialistes.
D’autre
part, n’était-ce pas son devoir national que d’empêcher Hitler et
Mussolini de s’emparer d’une position stratégique importante?
Or,
cette hiérarchie a assisté à la conquête de la Mandchourie par le Japon, à
la guerre éthiopienne, à l’occupation de la Rhénanie, comme elle soutient
Mussolini en Italie, Salazar au Portugal, Hitler en Allemagne et Franco en
Espagne.
La
haute finance anglo-française qui s’occupe de la répartition des richesses
du monde à travers et au moyen d’un système de pistons et d’intermédiaires,
peut se permettre de négliger ses intérêts «nationaux». Plus les financiers
sont forts et leurs participations et ramifications sont vastes, et plus leurs
intérêts privés se séparent de ceux de leur patrie. Le super-impérialisme
est indifférent à la nationalité du gérant qui se charge de ses intérêts
dans tel ou tel autre pays, pourvu qu’il se fasse octroyer des emprunts rémunérateurs
et qu’il maintienne le niveau des salaires suffisamment bas pour permettre de
grands bénéfices.
De
là la possibilité de collaboration entre l’impérialisme financier et
l’impérialisme national. De là leur haine commune contre ceux qui en brisent
les cadres. Qu’ils se disputent les pourcentages des bénéfices, ils
s’accordent pour grossir la masse des profits à répartir le monde est
gouverné d’une façon beaucoup plus simple que ne le pensent ceux qu’on
gouverne...
URSS.
Epouvantail et réalité.―
Le Syndicat du naphte russe ne faisait pas partie de la collaboration financière
et l’URSS avait intérêt à torpiller toute entente occidentale conçue à
l’image du traité de Locarno, entente qui laisserait les mains libres à une
agression hitlérienne contre elle. Pour empêcher Hitler de s’emparer d’une
position stratégique qui obligerait la France à céder aux désirs allemands,
l’URSS combat l’expansion allemande. Pour sortir de son isolement
diplomatique, elle est dans l’obligation de soutenir un gouvernement
francophile en Espagne.
La
guerre révélatrice nous montrera que loin d’installer un gouvernement soviétique
en Espagne, l’URSS a misé, non sur les partis révolutionnaires, mais sur le
gouvernement libéral; qu’elle a fourni à ce gouvernement des armes qu’elle
a refusées aux milices; qu’à trois reprises elle a empêché Caballero de
prendre le pouvoir au nom de la Révolution.
Chacun
des deux pays, l’URSS et la France, a intérêt à détourner de ses seules
frontières le péril hitlérien, l’une en alimentant les frictions
franco-allemandes, l’autre en aiguisant les conflits germano-russes, auxquels
se greffe l’antagonisme nazi-communiste. Ce ne sont pas le communisme et le
fascisme qui se battent en Espagne, mais la Russie et l’Allemagne... ce qui
tout de même, n’est pas la même chose.
On
voit combien l’Espagne était loin d’une guerre «idéologique», mais le
public français a été dupe d’une propagande habile qui agite lé spectre
d’une croisade destinée à épouvanter les philistins.