«Mourir
ou tuer les tyrans, nous sommes nombreux
et eux ne sont qu’une poignée. La colère les grise et
le sang seul peut les apaiser.»
(Lope
de Vega)
Le
triangle stratégique.― L’Axe Rome-Berlin cherche des avantages économiques
et une bonne position stratégoque en vue des négociations d’un nouveau
Locarno. L’URSS, de l’autre côté, voit dans cette activité précisément
l’occasion de torpiller l’entente impérialiste. Londres, enfin, entraînant
derrière elle la France, cherche à transiger, à épuiser les adversaires qui
se balancent, à ne pas admettre la prépondérance de l’un d’entre eux et
surtout à ne laisser échapper aucun des adversaires de la trame de la
collaboration internationale. Le super-impérialisme, dépourvu de conception
nationale, tend à faire, des gouvernements nationalistes, ses contremaîtres
dans l’exploitation du pays conquis.
La
politique anglaise était donc de séparer peu à peu le gouvernement espagnol
aussi bien du Front populaire que de l’URSS, de le rapprocher des modérés
espagnols et de l’axe Londres-Paris. «Gouvernement de concentration nationale»
― tel que la ténacité anglaise l’a obtenu en France ― libéré
de l’influence des masses et des Russes: telle était, en effet, la formule de
Martinez Barrio, président de la Chambre, et du général Mola, tous les deux
francsmaçons, anglophiles, ne serait-ce pas une perspective séduisante que de
séparer le gouvernement des forces mal contrôlées et de former un
gouvernement semblable à celui que Martinez Barrio a failli constituer le 18
juillet 1936, avec Mola, au ministère de la Guerre, ou à cet autre qu’il préconisait
lors de sa visite à Paris en avril 1937.
Pour
détourner Azana des masses qui l’ont porté au pouvoir, les Droites
abandonnent le président Zamora. Azana, arrivé à la présidence, cède sa
place à Quiroga, qui se hâte de rappeler qu’il est toujours l’homme de
Casas Viejas, il télégraphie ses félicitations aux gardes civils qui, à
Yeste, le 28 mai, ont tué vingt-trois paysans et en ont blessé plus de cent,
donnant à entendre que les hobereaux n’ont rien à craindre d’un
gouvernement qui remet la réforme agraire à l’année prochaine.
Alors,
désabusés, les ruraux envahissent les champs; le mouvement prit une telle
envergure que les occupations durent être légalisées. Le gouvernement est
obligé de solliciter la participation de Prieto qui préconise une coalition
d’union nationale allant des socialistes aux catholiques.
Mais
les socialistes, sous la pression de l’UGT et de Caballero, interdisent à
Prieto d’entrer dans le gouvernement, se réservant ainsi la liberté
d’action.
Tandis
que dans le pays l’inquiétude grandit, Barrio et Irujo, le futur ministre
basque, signalent au gouvernement que ses ennemis sont autant à gauche qu’à
droite, et Gil Robles affirme sa loyauté et promet son secours au gouvernement,
si celui-ci voulait sévir contre les syndicats.
Les
masses s’agitent dans l’attente de la réalisation des promesses électorales,
tandis que le gouvernement essaie de louvoyer et d’épuiser la résistance
ouvrière, en attendant qu’on le libère de l’emprise révolutionnaire.
Tout
le monde s’attend à un des pronunciamentos traditionnels destiné à
soustraire le gouvernement aux influences extraparlementaires.
«Il
faudra tenir compte de ce que l’action sera extrêmement violente pour réduire
l’ennemi qui est bien organisé. Tous les directeurs des syndicats et des
partis non acquis au mouvement seront emprisonnés afin d’étouffer la
rebellion et les grèves», écrit Mola dans ses «instructions» saisies
par les anarchistes.
«Tout
devait passer par Mola», raconte un des conjurés, «on prépara un coup
d’Etat assez passable.» Et l’on a tout lieu de croire que tout était
prévu...
Guérilla.― Mais les masses s’apprêtent
à appliquer le programme électoral en marge du gouvernement. D’autre part,
les Droites évoluent rapidement vers l’extrême droite phalangiste et
germanophile.
Parmi
les généraux, dans l’UME, la tendance de Sanjurjo gagne le dessus sur la
tendance anglophile de Mola. Un premier plan de pronunciamento, arrêté
pour le 25 mai doit être abandonné à la suite d’un incident provoqué par
des officiers fascistes: lors de l’enterrement d’un des leurs, ils en
viennent aux prises avec des ouvriers ayant montré le poing, en abattent
quelques-uns, envahissent un chantier, brûlent une voiture de tramway, dont les
occupants leur ont manifesté une attitude hostile.
Le
gouvernement, obligé de frapper dur, éloigne les officiers suspects des
centres importants. Mais en même temps, il les divise: «Quant au fascisme,
dit Quiroga, nous sommes en état de guerre avec lui... », tandis
qu’il ouvre toutes grandes les portes à l’autre tendance; Mola est disculpé
de l’accusation de haute trahison et réinvesti dans le commandement important
au nord de Madrid; Aranda est fait gouverneur d’Oviedo à la place d’un républicain
destitué pour avoir tenu des propos injurieux sur le leader monarchiste Calvo
Sotelo, successeur de Gil Robles comme chef de la réaction.
Ce
dernier cependant, montre une conduite qui amène un ministre à dire qu’il s’en
laverait les mains si Sotelo était assassiné.
En
effet, les antirépublicains intransigeants cherchent à empêcher, par tous les
moyens, que les républicains de gauche n’entrent en intelligence avec les modérés.
Dans ce but, ils lancent les phalanges contre les ouvriers. Des batailles de
rue, des assassinats, des coups de main se succèdent, et l’un appelle
l’autre, sans qu’on puisse s’établir, à postériori, la première
responsabilité. L’attentat répond à l’attentat, l’ancien directeur de
la Sûreté de Saint-Sébastien fut abattu dans la rue; le juge Pedregal,
qu’un groupe de choc envahissant le tribunal mit en demeure d’acquitter
quelques phalangistes convaincus d’assassinat, fut assassiné après avoir
prononcé le verdict de condamnation. Le député socialiste Asua, menacé, se
fit accompagner par un policier; ce dernier trouva la mort, Asua échappa à
peine. Le capitaine Faraudo, socialiste, fut fusillé, Badia, un des chefs de
l’insurrection d’octobre, fut assassiné. Le 4 juillet, une voiture hérissée
de phalangistes se lança dans une manifestation socialiste et fit 7 morts et 12
blessés.
D’après
Gil Robles, on comptait jusqu’en juin 113 grèves générales, 228 grèves
particulières et, hélas, 269 morts et 1 287 blesés; 59 sièges
d’organisations de droite furent assaillies et 36 églises brûlées;
d’autres estiment que les Gauches déploraient 109 morts et les Droites, 160,
proportion qui paraît vraisemblable étant donné que dans la rue les ouvriers
avaient l’avantage.
Le
14 avril, lors du défilé commémoratif [de la chute de la monarchie, en 1931
― NDLR], une bombe fut trouvée à la tribune présidentielle. Trois jours
après, l’enterrement d’un officier de police donna lieu à une
manifestation monarchiste qui dégénéra en bagarre; les officiers se rendirent
maîtres de la rue pendant trois heures, maltraitèrent les ouvriers qui
passaient et menacèrent de donner l’assaut au Parlement.
Le
gouvernement reste dans l’expectative, mais les ouvriers prennent prétexte de
cette situation pour multiplier leur activité. Caballero vient à Saragosse,
ville anarcho-syndicaliste, pour y entretenir un auditoire de 30 000 ouvriers;
il parle de l’unité et de la révolution. A Madrid, il marche à la tête
d’un cortège des Jeunesses qui réclament un gouvernement ouvrier et
paysan. Les grèves et les occupations de terres se multiplient en dépit de
la déclaration ministérielle que ni les unes ni les autres ne seraient plus
tolérées. Les Droites, stupéfaites de cette recrudescence inattendue du
mouvement populaire, et incapables de comprendre l’effervescence spontanée
des masses laborieuses, parlent d’un complot communiste qu’il
faudrait combattre.
A
vrai dire, le parti communiste est le seul à souhaiter la continuation du Front
populaire:
«Alors
que le reste des partis ne se préoccupait guère, pour ne pas dire du tout, du
Front populaire, le parti communiste ne cessait de proclamer la nécessité de
renforcer cet organisme à tout prix.»
Mundo
Obrero,
l’organe communiste, écrit:
«(...)
Lorsque nous proclamons la nécessité de renforcer le Front populaire, nous
pensons particulièrement à la situation internationale.»
On
peut certainement faire confiance à ces aveux, car il est vrai que les
communistes ont payé «tout prix», y compris l’abandon de leur programme révolutionnaire,
dans l’intérêt de leur conception de politique extérieure.
Le
pronunciamento.―
Une course s’engage entre les deux pronunciamentos, l’un républicain
et anglophile, l’autre fasciste et germanophile. Le gouvernement assiste, sans
rien faire, à l’un et engage une rude campagne contre l’autre. Quiroga dit
à la Chambre qu’il a connaissance d’un projet d’insurrection, auquel,
cependant, il n’y a pas lieu d’attribuer une importance excessive. En effet,
on parle d’un projet d’insurrection arrêté pour le 20 juin. Une tentative
phalangiste d’occuper le poste de TSF à Valence est facilement réprimée.
Le
14 juillet, le lieutenant Castillo, des Gardes d’assaut, militant de gauche,
est assassiné. Le lendemain, ses camarades, se méfiant de la justice
officielle, prennent leur vengeance en exécutant Calvo Sotelo, censé être
l’organisateur des pistoleros.
Le
général Franco écrit au gouvernement qu’il ne serait plus disposer à
rester coi devant l’insolence du cabinet. Azana, qui admit plus tard avoir eu
connaissance du complot, ajouta cependant; «Je n’avais aucun moyen légal
de le combattre.»
Le
gouvernement comprend ce qu’on lui demande : il ferme la maison du peuple de
la CNT et il se propose d’envoyer les Cortes en vacances, projet contre lequel
la presse socialiste s’élève. De son côté, elle prévient le gouvernement
que l’insurrection se prépare. Des dates précises sont données; les télégraphistes
surveillent les communications des conjurés. La censure ayant supprimé toute
information antifasciste. El Socialista écrit, le 15 juillet, dans son
bulletin météorologique: «Les nuages s’approchent de Madrid; l’orage
risque d’éclater aux Canaries.»
Claridad demanda vainement la démobilisation
de l’armée. Pour toute réponse, Quiroga émit ce bulletin:
«Le
gouvernement est disposé à accélérer les travaux parlementaires sans faire
attention aux bruits de ce genre, tout en prenant en considération ce qu’ils
paraissent contenir de vrai.»
Le
17 juillet, l’insurrection éclate à Ceuta et Mellilla: le gouvernement
interdit d’en souffler mot. Le 18 juillet, en face du pronunciamiento,
le gouvernement s’efface sans montrer la moindre intention de résister;
Quiroga passe la présidence à Martinez Barrio qui, après avoir offert le
ministère de la Guerre à Mola, dit: «J’ai déjà causé avec tous les généraux.
Maintenant allons gouverner.» Martinez Barrio eut cette phrase surprenante
devant douze personnes, parmi lesquelles l’ex-ministre Iranzo qui nous l’a
rapportée. Ceci cadre bien avec les «paroles d’honneur» que les généraux
avaient donné aux gouvernements: «Nous cherchons un point de ralliement»; à
quoi les masses répondirent par des cris: «Nous sommes vendues, c’est le
gouvernement de la trahison.»
Mais
Mola n’est plus maître de l’armée; grâce aux événements survenus, la
tendance germanophile et antirépublicaine de Sanjurjo est devenue prépondérante
parmi les officiers. Le subtil Mola est le prisonnier de son instrument
d’action, il se dérobe; les Etats fascistes viennent se coucher dans le lit
que Londres leur a fait.
De
l’autre côté, le peuple madrilène chasse Martinez Barrio qui essaie de
renouveler sa tentative à Valence. Giral prend sa place à la présidence, avec
le général Pizas à l’Intérieur. En vain. Le gouvernement n’est plus maître
de la situation, il est poussé dans les rangs de la révolution qui vient
prendre sa place. Les anarchistes libèrent leurs prisonniers: Cipriano Mera,
futur général, Julio, futur chef de brigade, Vererdini, qui sera officier de
l’état-major, etc.
Mola
avoue qu’il a raté le pronunciamiento; trop tard; la guerre qui se déclenche
voit surgir des forces qui n’étaient pas prévues dans la conspiration du pronunciamiento.
Le coup de force permet au peuple de devenir d’objet qu’il avait été
jusqu’alors, le sujet de l’histoire espagnole.
Révolution
intégrale.―
La résistance fut organisée par les organisations ouvrières. Là était toute
la différence entre le 19 juillet et les jours d’octobre 1934. A cette époque-là,
les ouvriers n’avaient pas d’armes et attendaient les mots d’ordre des
chefs politiques. Cette fois-ci, les syndicats surent se procurer des armes dès
le 17. Ils les volèrent; ils se servirent de la dynamite, de pierres, de
haches, de pistolets. Finalement, ils s’emparèrent de fusils. Presque sans
armes, ils ont vaincu une armée régulière. Comment l’ont-ils pu faire?
L’armée était virtuellement impuissante devant l’élan révolutionnaire et
l’audace des ouvriers; elle ne tient pas debout devant une véritable révolution.
Il suffit de coucher en joue un officier pour faire jeter les armes à un
escadron. Il suffit de montrer une attitude nettement hostile en face
d’une caserne pour faire passer les soldats hors de leurs rangs. Il suffit
d’attaquer les batteries pour chasser les canonniers. L’effervescence révolutionnaire
épouvante l’adversaire qui, à force de s’effrayer, désespère de la
justice de sa cause. Dans toute l’Espagne, en Catalogne surtout, cet aspect
humain de la lutte noya la défense républicaine dans l’offensive socialiste.
Le courage des masses et l’énergie historique des individus ont arrêté le
soulèvement.
Du
premier abord, ce soulèvement servait de catalyseur à l’organisation de la défense
démocratique.
«Il
avait manqué jusqu’ici une provocation de l’envergure de celle de Franco
pour qu’il fùt possible de réaliser le réforme républicaine de toutes les
institutions sociales; maintenant nous allons vers des formes de démocratie
plus avancées que celle que fixèrent les Cortes Constituantes... Cet effort
qu’on nous arrache comportera des réalisations et des formes neuves
d’organisation politique... Chaque jour qui passe, nous assistons à la
formation d’une synthèse faite de toutes les expériences sociales de ces
dernières années.»
(Ramon Sander.)
L’adversaire
lui-même le reconnait: le Times écrit:
«L’attitude
de la population civile a été décisive... Partout ils ont émergé avec des
armes au service du gouvernement.»
Les
rebelles ne peuvent citer aucune ville qui fut prise par un soulèvement
populaire contre le gouvernement et au nom des nationalistes. Ils admettent sans
ambage que tout ce qu’ils ont conquis le fut par la force des armes ou par la
ruse.
Comme
en avril 1931, chaque organisme de cristallisation sociale a sa conception de la
liberté et pense que le peuple ne manquera pas d'approuver la solution qu’il
présente. Mais cette fois, la révolution est armée, seules les réalisations
immédiates s'imposeront. Des centres de cristallisation sociale se forment, se
transforment, augmentent ou faiblissent, s'attisent et se repoussent selon des
lois tout à fait nouvelles; de nouvelles données entrent dans le système, un
nouveau mécanisme social se construit.