«
Pour devenir une nation, l’Espagne doit se délivrer de son Etat. »
(Marx.)
La
« Fédération des Barricades ». —
La première
étape de la guerre porte l'empreinte du prolétariat. Le gouvernement et la Généralité
de Barcelone qui n'ont pas voulu croire à l'insurrection, enclins à éviter le
combat, n'apparaissent qu'au lendemain du premier combat, alors que le prolétariat
déjà est maître de la situation. A Barcelone, les insurgés ne se tournent
pas contre la Généralité, mais contre les quartiers ouvriers et contre les sièges
syndicaux ; les ouvriers, de leur côté, se dirigent tout de suite vers les
casernes. C'est là qu'ils s'emparent des premiers canons en désarmant
l'adversaire. En lançant des camions dans les batteries ennemies — vieille
tactique anarchiste qui demande du courage et de l'esprit de sacrifice — ils
prennent par surprise ce qu'ils n'auraient pu conquérir par un siège prolongé.
Tandis
que les gardiens de la liberté délibèrent et négocient, le peuple a raison
de ses adversaires. Il est, d'ailleurs, bien disposé à l'action, parce qu'il
est en pleine évolution révolutionnaire, comme nous l'avons indiqué.
Le
gouvernement risque d'être écrasé entre la révolution et la contrerévolution.
Le combat lui est imposé par la vigilance vaillante du peuple qui n'hésite pas
à entrer en lice. Après coup, au moment où le gouvernement sera virtuellement
le prisonnier de ses milices, il rendra beaucoup d'hommages et d'honneurs aux
premiers défenseurs de la République. A cette époque, personne ne songe à
accuser les anarchistes de lâcheté ni le POUM de trahison. Bien au contraire,
tout le monde, y compris leurs calomniateurs futurs, s'efforce de les flatter et
de s'effacer devant leur activité violente.
Lorsque
le gouvernement, la Généralité, les gouverneurs civils et les chefs de partis
s'en étaient remis de leur stupéfaction, ils allaient s'apercevoir qu'ils
n'existaient plus. L'Etat, la policel l'armée, l'administration n'avaient plus
aucune raison d'être. Le service d'ordre était assuré par ceux qui avaient
combattu sur les barricades, le ravitaillement se faisait grâce à ceux qui
vinrent les secourir, la production était aux mains de ceux qui produisaient. La
Commune s'était installée. A Madrid, le Comité de défense de la CNT
assure la direction des premières activités. A sa tête se trouvaient 3
ouvriers : Val, Valle, Barina.
Les
comités de quartier organisèrent
la marche des affaires, ses comités de guerre organisèrent le départ des
milices au front. A Barcelone, c'était la fédération
des barricades qui,
suivant l'enseignement de Bakounine, était devenu Etat et Société : il en
était de même dans toute la Catalogne, à Malaga, à Alicante, dans quelques
quartiers de Valence. Dans les villages du centre, l'alcade
se voyait obligé d'exécuter les ordres des chefs syndiqués, la maison du
peuple était devenue la véritable mairie en beaucoup d'endroits, ce qui
d'ailleurs ne changea guère l'état de choses établi depuis quelques semaines.
La
police, organe et symbole de l'ancien ordre, se mit au service des organisations
ouvrières ; en Catalogne, les policiers cachèrent leurs uniformes et revêtirent
le mono bleu des travailleurs et
rniliciens. Les rues prirent l'aspect prolétarien, les petitsbourgeois
n'avaient plus le courage de se montrer en fauxcol. Ce n’était plus la
défense républicaine, c'était la révolution. Dans le Levant, on n'était pas
aussi avancé, mais les organisations ouvrières s'assurèrent le contrôle des
événements et prirent l'initiative d'envoyer un corps expéditionnaire au
secours du gouvernement madrilène. A Madrid, les ouvriers syndiqués se mirent
sous les ordres du gouvernernent et l'obligèrent à leur céder les armes avec
lesquelles ils prirent d'assaut les casernes et repoussèrent l'armée du général
Mola dans la Guadarrama.
Plus
admirable encore est l'organisation rapide du nouvel ordre social et militaire.
Le ravitaillement des villes ne cessa pas une minute d'être assuré, grâce aux
organisations syndicales qui s'occupaient de cette question, grâce notamment à
la CNT en Catalogne et à l’UGT à Madrid et Valence. Les milices de partis
furent organisées et coordonnées par des comités composés de délégués des
miliciens, qui imposèrent le contrôle de la vie quotidienne. Les pièces
d'identité furent remplacées par des cartes syndicales ou par des
saufconduits des milices ; le permis de conduire ne valait plus rien sans
l'agrément des comités ouvriers.
En
mêmè temps, le nouvel organisme
assurait la conduite de la guerre. Les partis et syndicats rivalisaient à qui
pourrait constituer des troupes plus nombreuses et plus efficaces. Les ouvriers construisaient des autos blindées ; les anarchistes
fabriquaient des grenades à main ; le POUM équipait une cavalerie ; l’UGT
s'occupait de l'enseignement militaire.
C'était
la fédération des barricades qui régnait et qui embrassait toute la vie espagnole dans ces premiers
jours de la révolution.
Terreur
révolutionnaire Terreur blanche. —
La police et l'armée étaient entièrement noyautées par les milices qui représentaient
la seule force de la République. Comme signe visible de leur pouvoir, les
organisations ouvrières équipaient des autos et parcouraient les rues à
grande vitesse, tirant de temps en temps quelques coups de révolver. En
Catalogne, ils établissaient partout des tribunaux révolutionnaires pour juger
les rebelles d'une façon sommaire. Dans les villages, un peu partout dans la Péninsule,
on agissait même d'une façon dépourvue de toute forme et procédure et on
assommait simplement tous les gens suspects de sympathiser avec les généraux:
c'étaient, en général, le notaire ou l'avocat, le cacique, parfois le prêtre
et le médecin, le marchand ; beaucoup de chefs d'entreprise n'y échappaient
qu'en se sauvant de bonne heure. Il y avait des villages où l'on tuait les
paysans riches. On occupait les usines, les entreprises, les chambres de
commerce, les imprimeries, les bureaux des journaux, les grands hôtels. On
installait les services d'odre de la milice et des organisations ouvrières dans
les immeubles les plus importants.
La
révolution ne se fait pas dans un ordre parfait ; elle a ses « frais moraux »
; il se produit des incidents déplorables, des tueries inutiles, une désorganisation
qui n'est pas toujours justifiée par les réalisations ultérieures. Cette
activité, connue sous le nom de « terreur » a donné lieu à maints griefs
contre la révolution et contre le gouvernement. On trouve des témoignages
oculaires, des horreurs des deux côtés dans les livres qui traitent de la
guerre civile. Il est évident que chaque auteur excuse son parti et accuse
l'autre. Cependant, il est possible de dégager de ces témoignages ces caractéristiques
générales de la terreur : chez les nationalistes, la terreur était organisée,
prévue et étudiée. Elle n'était pas spontanée, comme chez les rouges, mais
procédait ou à base de « listes noires » préparées à l'avance ou elle était
organisée selon les manuels des armées occupant une terre coloniale. Venant
d'en haut, elle frappait dur surtout le militant de gauche inconnu et elle
laissait libre cours à des actes individuels de sadisme dans le secret des
cachots ; sur ce point les témoignages de Bernanos*
et du lieutenant de Pierrefou, tous les deux partisans des Droites, sont formels
; ce dernier a subi la prison à Séville. La terreur rouge était massive et se
faisait au grand jour, cela à dessein, pour immobiliser l'adversaire ; elle
frappa surtout des personnalités en vue ; venant d'en bas, elle était meurtrière
et pour cette raison même elle ne donnait paslieu à des actes de sadisme ;
Durutti, se méfiant des tribunaux réguliers et des directeurs de prison,
pensait qu'il fallait exterminer l'adversaire possible ; mais il enseignait à
ces milices de « tuer sans haine », et Garcia Oliver, ministre de la justice,
provoqua des applaudissements en proposant à un auditoire purement anarchiste
de grâcier les prisonniers après la victoire. Les chefs insurgés ne sauraient
citer des propos semblables ; au contraire, le colonel Barato a dit au
correspondant du Toronto Daily Star que
«
nous aurons établi l'ordre après avoir exécuté deux millions de marxistes ».
*
Bernanos Georges, Les Grands Cimetières sous la lune, Paris, Plon, 1938.
Les
fascistes madrilènes ne facilitaient pas au gouvernement sa tâche de combattre
la terreur ; leurs agressions sournoises contre les queues devant les boutiques
de vivres justifiaient, aux yeux de la population, les persécutions
anarchistes, et ceux que le gouvernement avait sauvés en les emprisonnant le
remercièrent en déclenchant une révolte au Carcel Modelo, grâce aux armes
que le régime libéral de cette prison leur avait permis de se procurer. Pour
couper court à toute équivoque, les anarchistes avaient la coutume de brûler
les biens et effets des victimes de leurs persécutions. Chez les deux
adversaires, le délit principal était d'avoir adhéré à un des partis
ennemis ; Borkenau remarque que dans cet ordre d'idées l'erreur judiciaire
devait être moins fréquente chez ceux qui basaient leur terreur de masse sur
la connaissance des conditions locales. La caractéristique commune aux deux méthodes
est que ni l'une ni l'autre ne se base sur l'audition publique ni sur les
garanties constitutionnelles. L'arbitraire est possible et même certain s'il
n'y a ni droit de défense ni procédure ; il faut noter que ces deux caractéristiques
d'une juridiction régulière furent rétablies par les gouvernementaux et non
par les rebelles. On n'a pas le droit d'appeler « terreur » une juridiction régulière
parce qu'elle introduit de nouvelles notions de délit qui ne plaisent pas à
certains, tandis qu'on s'obstine à appeler « ordre » une procédure
arbitraire sans forme légale parce qu'on approuve les nouvelles notions de délit
qu'elle, à son tour, a introduites.
Quant
à l'étendue de la terreur, les experts ne sont pas unanimes. Le Vatican, après
avoir prétendu que 15 000 prêtres ont été assassinés, se contente
maintenant de n'en citer que 6 000, 9 000 ayant déjà été appelés à la résurrection
charnelle, et le procès de réincarnation continue ! Les correspondants de
journaux estimaient à 15 000 le nombre des meurtres commis à Malaga ; sir
Peter Chalmers Mitchell, résident britannique, qui a eu la possibilité d'y
surveiller l'activité terroriste, pense que le nombre des morts est « plus
proche de 600 que de 1 000 ». Les chiffres donnés pour Madrid
varient entre 30 000 et 100 000. LangdonDavies a pu constater que le
nombre des cadavres inconnus trouvés à Barcelone était le double de ce qu'il
avait été avant le 19 juillet, Lunn, Campoamor et d'autres citent le témoin
oculaire du meurtre de l'exministre Don Rafael Guerra del Rio alors que
la duchesse d'Atholl affirme que celuici exerce son métier d'avocat à
Madrid. Si l’on ne veut pas croire que tous les témoins francophiles mentent
l'on acceptera l'hypothèse du sociologue Borkenau qui nous a dit que, frappé
d'horreur devant les traces de la terreur, il était d'abord enclin, luimème,
à en exagérer l'importance. Il en sera de même dans le cas d'observateurs
moins impartiaux et moins expérimentés. Toutefois, l'on ne sera pas loin de la
vérité en estimant que dans les premiers six mois le nombre des victimes tombées
à l'arrière se montait à 100 000. Sur l'étendue de la terreur blanche nous
sommes renseignés par une source digne de foi : les paysans qui, bien renseignés
par les transfuges, fuyaient par milliers devant chaque avance nationaliste, préférant
l'abandon de leurs biens aux horreurs qui les attendaient en territoire conquis.
Dans
une interview devenue célèbre le jour même de sa publication, Franco a affirmé
: « Je sauverai
l’Espagne à n'importe quel prix. » — « Et s'il faut fusiller la moitié
de l’Espagne ? » — « Je répète : à n'importe quel prix. »
Les
organisations ouvrières parvinrent à dominer la situation au bout de quelques
jours. Les éléments criminels qui ont l'habitude de mettre à profit tout désordre
social furent rapidement supprimés ; le seul fait que les actes de vol criminel
ou de vengeance personnelle furent si rares dans l'Espagne révolutionnaire est
une preuve écrasante qu'il s'agissait bien d'une véritable révolution.
On
a remarqué avec justesse que chez les gouvernementaux l'évolution tendait à
remplacer la terreur d'en bas par l'ordre ; chez les rebelles, au contraire, l'évolution
tendait à porter au pouvoir les terroristes de la Phalange. Il faut ajouter que
les rebelles avaient plus d'occasion d'exercer la terreur que les
gouvernementaux. Dans chaque province qu'ils conquéraient, ils recommencèrent
ce jeu diabolique de chasser non seulement les militants de gauche, mais, à défaut
d'un nombre suffisant de victimes, des citoyens innocents et inactifs qui
avaient commis la faute d'être apparentés à des militants ou de posséder des
livres étrangers, etc. Unamuno, incapable de comprendre qu'il s'agissait d'une
révolution, s'est écrié : « Si du moins ils volaient les églises !— mais ils ne font que les détruire.
» Evidemment, il se méfie
du saint, mais il comprend le voleur.
Finalement,
le gouvernement parvint à introduire un principe d'ordre et de légalité dans
les mesures punitives ou prohibitives de la suppression. Il établit des
tribunaux révolutionnaires où l'accusé avait quelques garanties de procédure
judiciaire et interrogatoire contradictoire.
Les
Comités et le gouvernement. —
A l'organisation spontanée inhérait cependant un inconvénient : elle laissait
tout aux organisations rivales et engendrait ainsi la confusion du
multigouvernement. Personne ne savait à qui s'en tenir, et ce qui était
plus grave, on n'avait pas de commandement capable de coordonner les milices.
Les organisations se disputaient l'honneur de se battre dans tel secteur
important, d'assurer la police dans tel quartier, d'organiser tel service économique.
De lourdes pertes et des fautes sérieuses de stratégie en résultaient. Ce ne
fut qu'en septembre qu'on parvint dans la vallée du Tage, à rassembler une
milice, toujours fort mal organisée pourtant et d'une valeur éphémère.
La
révolution n'eut pas le temps de se développer librement, il fallait d'abord
gagner la guerre, et c'est cette dernière qui imposait ses lois. Il fallait établir
une autorité révolutionnaire le plus vite possible et c'est de là que naquit l'autorité
des Comités.
Le
Comité des milices antifascistes de Catalogne était celui qui revêtait le
caractère le plus révolutionnaire, grâce à la prédominance des anarchistes
dans le mouvement ouvrier catalan et aux traditions révolutionnaires du pays.
Les
organisations révolutionnaires formèrent un Comité
central des milices antifascistes, composé de 10 représentants des
organisations ouvrières, de 5 représentants des organisations républicaines
et de 4 fonctionnaires de la Généralité de Catalogne. Ce Comité exerça le
pouvoir suprême à partir du 22 juillet. De même comme Companys, pour garder
les apparences, avait « décrété » la formation des milices qui montaient déjà
la garde devant son bureau, la Généralité « décréta » la formation de ce
Comité (d'abord sous le nom de Comité de
Liaison), « nomma » Lluis Prunes, l'élu des milices, commissaire à la Défense
et apposa son sceau aux décrets issus de ce Conseil. La petite formalité qui hâtivement
revêtit la révolution des haillons de la légalité devait s'avérer grave de
conséquences dans le futur, car elle finit par rétablir l'autorité de
l'ancien Etat ; les décrets émis par la Généralité en juillet, tout en étant
inutiles au point de vue de l'organisation — parce qu'ils ne firent qu'entériner
les résolutions du Comité central — ont sauvegardé la légalité de la
constitution républicaine.
Le
Comité central se subdivisait en comités techniques, tels le Comité de
Guerre, le Comité de Santé et de Ravitaillement, le Comité des Transports, le
Comité de la Sûreté, le Comité de Contrôle, duquel relevaient les Patrouilles
de contrôle, organe de la police ouvrière, et le Comité des Milices qui
assurait l'enrôlement et l'organisation des milices. Les dirigeants des partis
et des organisations syndicales les plus en vue furent délégués comme secrétaires
dans ces Comités, On avait changé de rôles : tandis que jusqu'en 1936, le
peuple s'était contenté du rôle de spectateur dans la politique, c'était
maintenant les délégués de la Généralité qui devenaient de simples
observateurs, et l'exécutif était contrôlé par les organisations ouvrières.
A
Valence et à Catellon, on était moins avancé. Le gouvernement avait nommé
une junte sous la direction de Martinez Barrio, qui devait organiser la défense.
Le prolétariat de son côté forma un Comité exécutif populaire qui
assuma toutes les tâches d'un gouvernernent local. La dualité de ces deux
organismes donnait lieu à des difficultés qui ne furent aplanies qu'en août ;
profitant du caractère moins vigoureux du mouvement prolétarien dans cette
ville, les autorités ne s'empressaient pas de légaliser tous les actes du
Comité. A Malaga un comité du salut public avait gagné le pouvoir, en Aragon
reconquise, un conseil de défense, véritable soviet (conseil) anarchiste appuyé
sur les conseils du village, Quoi qu'il en fût, on arriva tant bien que mal à
organiser l'activité révolutionnaire et la défense. Dans le Levant,
l'ancienne police conservait son caractère professionnel et ne se confondait
pas avec les milices. L'Etat y restait intact dans une plus large mesure qu'en
Catalogne.
Ce
fut à Madrid que l'Etat récupéra le plus vite tout son pouvoir. Le passeport
syndical fut supprimé dès le 26 juillet, le service de la police régulière
fut rétabli le 27. Les syndicats organisaient l'enrôlement des milices et leur
ravitaillement, mais leurs fonctions dérivaient d'une délégation
gouvernementale. La proximité de la Guadarrama écartait toute pensée de révolution
intégrale. Combattre l'ennemi d'abord, faire la révolution après, tel fut le
mot d'ordre de Madrid. Les ouvriers se contentaient du rôle exécutif, Ils
occupèrent les petits comités de village et les postes administratifs abandonnés
par les caciques.
Mais
à quelques kilomètres de la capitale déjà, le pouvoir du gouvernement trouve
des limites : il se heurte au pouvoir local d'un comité révolutionnaire qui
s'obstine à réaliser le socialisme dans son village. Il y a des endroits où
les représentants du gouvernement central risquent de se voir arrêter ; en
novembre encore, lors de sa fuite à Valence, le gouvernement se voit interdire
le passage de certaines routes contrôlées par des villes libertaires. Les
comités n’obéissent qu'aux ordres de leurs organisations. Les miliciens ne
luttent qu'en partisans de leurs partis ou syndicats. L'organisation du pays à
ce momentlà est déterminée par l'émiettement d'un peuple en armes qui
ne sait pas encore quel usage il va faire de sa liberté reconquise. Les
entreprises sporadiques et spontanées sont la force motrice de ces premiers
instants de la révolution. Borkenau constate ces variétés : dans les villes
à prépondérance anarchiste, le « Comité » est toutpuissant ; dans
les villes à prépondérance socialiste, le Comité réside à côté de
l'ancien alcade ou ayuntamiento. D'autres ayuntamientos se sont contentés de
coopter quelques socialistes. Dans les villes à tradition syndicale, les hommes
mûrs dominent les Comités ; dans les villes du centre, nouvellement acquises
au socialisme, les jeunes occupent le premier plan.
En
terre conquise, en Aragon, où par le fait même de la conquête on était débarrassé
de tout residu de l'ancien Etat, l'organisation revolutionnaire était complète
et partant plus efficace. Sous la direction de l'anarchiste Ascaso, on constitua
un Conseil de Défense. Sans tenir
compte de l'ancienne constitution ni de l'administration des provinces, on réunit
les députés de tous les villages et villes libérés et fit acclamer le
Conseil composé des chefs de milice quelle que soit leur opinion politique.
C'est là que la fédération des
barricades de la première heure se confondit avec le gouvernement des Comités,
le commandement unique des milices et l'organisation du nouvel ordre social et
politique.
Le
Gouvernement Giral ne correspondait plus à la vraie situation du pays ; la
capitale exceptée, le pays entier le considérait comme un anachronisme, résidu
d'une ancienne société déjà en miettes. Le vrai pouvoir était aux mains des
Comités des milices antifascistes
; à Valence, les souscommissions du Comité
exécutif populaire furent même
appelées « ministères ». Rien n'empêchait les Comités de chasser le
gouvernement central et de saisir de jure tout
le pouvoir qu'ils exerçaient déjà de facto,
surtout en Catalogne. S'ils ne l'ont pas fait, c'est qu'ils ont sousestimé,
soit par négligence soit par manque d'éducation politique, l'importance des
formalités, à l'aide desquelles les anciens organismes politiques
s'introduisaient peu à peu dans le cours des affaires. Ils croyaient que
Companys, tout en étant leur prisonnier, ferait bonne figure en face des
puissances étrangères et des petitsbourgeois ; ils estimaient le
gouvernement de Madrid réduit à un simple organisme « technique » de
coordination. Sachant la totalité du pouvoir entre leurs mains, ils ne songeaient pas
à l'importance politique d'un organisme
central. Ils pensaient qu'il conviendrait de conserver la forme de l'Etat, pour
des raisons d'opportunité, à la seule condition de changer son contenu. En
effet, dès que le gouvernement fit mine de contrôler les Comités, on répondit
en lui disputant sa raison d'être. A Malaga, par exemple, le Comité de
Salut public interdit au ministre de faire effectuer des perquisitions parce
qu'elles ne relevaient pas de sa compétence.
D'ailleurs,
le ministère faisait obstacle à toute
action efficace, soit
par incompréhension, soit par incompétence, soit dans le but d'évincer les
organismes rivaux. Pendant tout le mois d'août, l'activité du ministère
consistait à destituer les fonctionaires ayant pris les armes contre le
gouvernement. Les fascistes continuaient à exercer leurs fonctions à Madrid,
si bien que le général Miaja apprit son relèvement du poste de Cordoue par un
parlementaire de Queipo de Llano.
Un
pas en avant, deux en arrière. —
De bonne heure, Claridad, l'organe de
Caballero, avait déclaré :
«
Nous ne sommes pas descendus dans
la rue pour rien ; il faut donner
aux travailleurs les moyens techniques et
économiques d'organiser une nouvelle société. »
En
fait, le gouvernement est incapable d'organiser la défense et l'économie de
guerre. Les Comités de contrôle ouvrier rivalisaient avec les offices de
l'Etat. La dualité des pouvoirs empêche tout travail d'organisation, et en
matière économique et en matière militaire. Pour mettre fin au désordre, il
faut, tout d'abord, refondre le commandement et l'administration civile. Il ne
suffit plus d'épurer les services d'Etat des fascistes notoires ; il faut
substituer à l'ancienne bureaucratie un organisme adapté aux besoins de la
guerre et aux conditions de la révolution. Dès le milieu d'août, une
commission syndicale travaille au ministère de la Guerre, mais elle contrôle
plutôt qu'elle ne collabore aux décisions. Il faut coordonner les services qui
élaborent les décrets avec les services qui les exécutent. Aucune
organisation de la guerre n'est possible si l'organe délibérant n'est pas pénétré
des mêmes idées que les organes exécutifs.
L'ancienne
bureaucratie, fidèle à son éducation de caciques et de formalistes, pense
qu'il suffira de rendre plus « populaire » le Front populaire en élargissant
la base du gouvernement. En Catalogne, on forme un ministère sous la direction
du conseiller Casanova et on y fait entrer trois militants du PSUC ; les
anarchistes devinent que ce ministère va concurrencer le Comité central
et ranimer la vie de
l'Etat désuet ; en obligeant les socialistes à se retirer de cette
combinaison, ils ramènent l'Etat à l'impuissance et déjouent la manœuvre.
A
Murcie et Carthagène, Martinez Barrio essaie de former un gouvernement de même
composition. L'intervention des milices fait échouer la tentative. Des milices
submergent les services gouvernementaux en y collaborant, mais elles ne
souffrent pas qu'un gouvernement — de gauche soitil — s'établisse en
pouvoir indépendant.
Mais l'Etat détient un moyen puissant: l'argent
de la Banque d'Espagne. C'est donc lui qui fournit les moyens de continuer
la guerre et fixe la solde des miliciens. Grâce à ce pouvoir, le gouvernement
réussit à incorporer une grande partie des milices, surtout dans le secteur du
centre, dans l'armée régulière. Il leur fournit la possibilité d'augmenter
leur traitement et d'assurer l'avenir de leurs familles s'ils se conforment aux
règles imposées par le commandement central. Tout de suite les anarchistes déclarent
qu'ils ne veulent ni soldes ni uniformes, ni titres ni ordres et qu'ils préfèrent
rester des militants de la liberté indépendants. Les différences entre les
organismes au service de la République et ceux au service de la révolution s'ébauchent
et se reflètent dans la différence des tenues des uns et des autres. L'Etat
central se réédifie.
Mais
les milices et les syndicats ne veulent pas voir reparaître l'ancien divorce
entre la société et l'Etat ; ils tiennent à contrôler l'œuvre
d'unification. Ils s'installent
dans les services des ministres, comme ils contrôlent
déjà les usines. L'appareil de l'Etat fonctionne sous ce contrôle
et en marge des fonctionnaires et des ministres. Le
ministère Giral est devenu une superstructure inutile. En face du danger qui menace Madrid, il
cède le pouvoir au socialiste Caballero ; celuici forme, le 4 septembre,
un cabinet composé de tous les partis appartenant au Front populaire, y compris
les Basques. Tous les ministères importants sont aux mains des socialistes ;
les communistes obtiennent l'Agriculture et l'Education publique. Caballero
pourratil asseoir la défense sur de nouvelles bases et faire
comprendre aux miliciens les nécessités de l'heure ?
On
raconte cette version intéressante sur la formation de ce ministère ;
Caballero, l’UGT et la CNT auraient préparé,
après la perte de Badajoz, un coup d'Etat, dans le but de constituer un
gouvernement ouvrier. Réunis en conseil provisoire, les représentants
syndicaux informèrent le président de la République que le cabinet cesserait
d'exister dans quelques heures. Azana déclara alors se démettre de sa
fonction, ce qui ne fit pas revenir sur leur plan les conjurés. C'est alors
que Rosenberg, ambassadeur de l'URSS, fut alarmé ; il intervint auprès des intéressés et leur fit
comprendre que la situation internationale n'était pas propice à un changement
de régime (le Comité de nonintervention devait se réunir le 9
septembre) ; sur quoi, on tomba d'accord sur une solution de compromis ;
gouvernement de coalition à direction socialiste, mais à participation libérale.
C'était là la première occasion d'une intervention de l'URSS et du chantage
de la politique étrangère. Caballero, en garda rancune contre les communistes
et les anarchistes ne cessaient de réclamer la formation d'une junte de Défense
capable de trouver des solutions appropriées à la situation du pays.
Par
les conditions de sa formation, le cabinet Caballero n'était pas un
gouvernement révolutionnaire. Mais il jouissait d'une plus grande autorité que
son prédécesseur. Il établit une collaboration plus étroite entre l'Etat et
les organismes d'autoadministration. D'une part, il fit droit aux
revendications régionalistes en accordant un statut
fédéral au pays basque, de l'autre, il reconnut l'échec de l'expédition
à Majorque et concentra les troupes pour la défense de Madrid. D'une part, le
ministre communiste proclama la révolution agraire — nous verrons cependant
de quelle façon timide — d'autre part, Caballero créa une force armée
centrale — mesure que les anarchistes s'efforcèrent de contrecarrer tout de
suite en créant une Colonna
Espana.
Les
décrets de ce gouvernement portaient toujours le label syndical, car pour l'exécution
des mesures on était obligé de s'en remettre à eux ; le pouvoir ouvrier se
trouvait renforcé par la collaboration officielle que les organisations prêtaient
au gouvernement. Caballero ne manqua pas de déclarer que la
structure sociale de lEspagne se trouvera foncièrement changée après la
guerre. Mais en même temps, le gouvernement se considérait,
par sa composition, comme le représentant direct de toutes les forces qui
combattent sur les différents fronts pour le maintien de la République démocratique,
déclaration qui prêtait à équivoque : les anarchistes qui n'étaient pas
représentés dans le cabinet, les syndiqués unitaires et surtout les miliciens
les plus ardents ne combattaient point pour le maintien de la République. Le
gouvernement ne représentait pas la majorité des combattants, et un de ceux
qui en firent parti, le ministre communiste Hernandez, reprochera au président
du Conseil, un an plus tard, de s'être comporté en cacique.
A
vrai dire, le gouvernement n'arrivait que lentement à unifier le commandement,
et moins encore à organiser la vie économique ; les Comités continuaient
à gouverner ; les centrales syndicales avaient voix aux délibérations ministérielles ;
le gouvernement ne possédait aucun appareil de fonctionnaires à ses ordres.
Les comités et les syndicats s'infiltraient dans les services gouvernementaux
en se faisant octroyer un statut de service au sein du ministère ; en
Catalogne, le Comité central était
le seul organisme exécutif des ministères de la Guerre et de l'Intérieur, et
son Conseil économique supplantait
les ministères économiques de la Généralité ; dans chaque ministère, un Conseil
exécutif, composé de représentants syndicaux et de chefs des milices,
fonctionnait depuis la fin du mois d'août. A Malaga, les communistes dominaient
les milices ; un Comité du salut public, composé
de représentants ouvriers, remplissait les fonctions exécutives de l'Etat. A
Valence, les syndicats imposaient leur volonté à l'Etat. A Madrid seulement,
les services syndicaux fonctionnaient à côté de l'Etat, la capitale était
sensiblement en retard sur la province.
Toute
cette période de l'organisation révolutionnaire est remplie de luttes entre le
gouvernement central et les organismes exécutifs du pouvoir ouvrier qui
s'incorporent peu à peu dans le pouvoir central. C'est
ainsi que la forme du gouvernement est conservée ; l’Etat ne fut pas renversé
par les organismes révolutionnaires, mais ces derniers furent intégrés dans
l’Etat. Simple question de formalité, disaient les uns ; faute qui aura
de graves conséquences, disaient les autres.
Les
socialistes de droite et les républicains réussirent de faire triompher
l'autorité de l'Etat sur les forces révolutionnaires dans quelques domaines
limités. Le ministre de la Jutice, par exemple, créa des tribunaux
populaires destinés à substituer aux tribunaux
révolutionnaires des jurys mixtes présidés par des juges professionnels.
C'est ainsi que le principe même de la révolution consistant à confondre les
organismes révolutionnaires avec l'Etat fut faussé ; le code pénal des
tribunaux populaires était celui de la justice militaire en vigueur avant le 19
juillet.
Cette
formalité fournit aux organes de l'Etat les moyens de rétablir un pouvoir indépendant.
Negrin,
comme ministre des Finances, détenait tout le mécanisme de crédit et se
gardait d'accorder des avances aux industries collectivisées — au détriment
de la production de guerre. Caballero luimême, incompétent en matière
militaire, n'était pas capable de faire du ministère de la Guerre, un ministère
des milices ; il donnait les postes dirigeants aux militaires professionnels qui
établirent un commandement unique en marge des milices. L'Etat, bien que devenu
démocratique, ne correspondait pas à la situation du pays.
La
dualité désastreuse des pouvoirs subsistait. Dans l'intérêt de la défense,
il fallait unifier et coordonner les organismes législatifs et
exécutifs. La situation des anarchistes, en particulier, prêtait à équivoque
: ils exerçaient le pouvoir en maints endroits, sans assumer la moindre
responsabilité. Plus la situation militaire devenait critique, et plus les voix
qui réclamaient la participation des anarchistes au gouvernement devenaient
nombreuses. En effet, le gouvernement n'était que l'ombre d'une fiction utile.
L'apogée
du pouvoir révolutionnaire. - La Catalogne, toujours la plus avancée des régions,
réalisa la première le pouvoir intégral des forces révolutionnaires et
antifascistes. Le
26 septembre, il fut créé un conseil de la Généralité composé de trois
membres de la CNT, deux du PSUC, un du POUM, trois de l'Esquerra, un de l'Action
catalane, un Rabasseiro et le lieutenant-colonel Sandino, indépendant. La
dualité était enfin liquidée et les organismes révolutionnaires faisaient
partie intégrante du nouveau ministère. Le Comité central des milices
antifascistes fut dissous, ses délégués entrèrent dans le gouvernement en
qualité de ministres, ses services furent incorporés dans les ministères.
L'on pouvait dire que le pouvoir révolutionnaire s'était confondu avec le
pouvoir constitutionnel. C'était là le moment où le pouvoir ouvrier était à
son apogée et que la révolution marquait déjà le pas à la base. Comme la révolution
d'en bas n'apportait plus de nouvelles solutions, ainsi que nous le verrons au
prochain chapitre, il n'y avait aucune raison de ne pas normaliser et légaliser
l'état de choses acquis, par la formation d'un gouvernement.
«
Ma gestion consista à convertir en réalité légale les conquêtes de faite
», affirma Garcia Oliver dans son compte rendu de mandat. Au
moment où elle a atteint son but, chaque révolution est dans l'obligation
d'arrêter l'ébullition révolutionnaire, de normaliser les procédures du
nouveau droit et de substituer à l'arbitraire de nouvelles garanties
constitutionnelles. Si ce moment est choisi trop tôt ou trop tard, l'œuvre de
normalisation se tourne contre les révolutionnaires. La guerre obligea les révolutionnaires
espagnols à accepter le « retour à la normalité » avant qu'ils n'aient
construit les cadres d'une nouvelle organisation sociale. De là cette situation
ambiguë des anarchistes : « La CNT était au gouvernement non comme élément
d'ordre, mais comme "element ordenador" de ce qui était entre les
mains des ouvriers. »
Un
accord formel entre la CNT et l'UGT catalanes engageait les deux centrales
syndicales à exécuter les résolutions du conseil de la Généralité et à
poursuivre l'œuvre de la révolution économique, d'une part, à militariser
les milices d'autre part, L'unification politique et militaire faisait
d'ailleurs des progrès dans tout le pays. En
Catalogne, les conseils municipaux des villes et villages furent réformés à
l'image du Conseil central par un décret ordonnant qu'ils seraient composés,
dans la mesure du possible, de la même façon que la Généralité ; dans le
Levant, le Conseil économique collaborait déjà avec le gouvernement ; à
Madrid, les délégués syndicaux assuraient déjà les services ministériels.
Le règlement militaire était appliqué dans beaucoup de formations miliciennes
; une sorte de justice militaire régnait de fait ou de droit presque partout.
D'autre
part, les techniciens et les quelques officiers républicains n'étaient pas
disposés à se soumettre à l'autorité d'un Comité révolutiormaire. Le
commandement unique, tant souhaité par toutes les organisations, se heurta à
la composition complexe des cadres antifascistes. D'un côté, on ne pouvait pas
mobiliser les classes, ni, par surcroît amener les masses anarchistes à une
participation efficace à la lutte sans leur donner plus d'influence sur
l'organisme central du pays, de l'autre, les républicains et le ministre des
Affaires étrangères n'acceptaient pas la transformation du gouvernement en
junte révolutionnaire. Devant la menace qui pesait sur Madrid dès octobre, il
fallait choisir entre la défaite et des concessions de principe. Le chantage
de la guerre s'exerçait d'une façon fatale. La mobilisation générale,
enfin, créa une nouvelle situation qui semblait offrir aux anarchistes une
solution dilatoire.
En
effet, cette mesure tendait à transformer les milices en armée régulière et
à les soustraire au contrôle de leurs organisations. Les organisations ouvrières
y virent un danger pour la révolution. Durruti les mit en garde, les objurant
de ne pas se laisser militariser et de veiller eux-mêmes à la discipline des
formations pour éviter leur incorporation dans l'armée régulière et
l'application du code pénal militaire aux milices. Mais une fois acquise, la
militarisation des milices entraîna comme conséquence inévitable l'entrée
des anarchistes dans le gouvernement parce que les miliciens révolutionnaires
n'acceptaient pas de contrôle exercé par le gouvernement républicain. Devant
le danger fasciste et considérant la situation de l'organisation de la défense,
les anarchistes finirent par céder. Ils
abandonnèrent leurs scrupules révolutionnaires de principe et, au commencement
de novembre, ils se firent intégrer dans un gouvernement constitutionnel composé
de :
-
2 représentants régionaux : le Catalan Aiguade et le Basque Irujo, tous deux
ministres sans portefeuille ;
-
2 communistes : Uribe (Agriculture), Hernandez (Education) ;
-
4 anarchistes : Montseny (Santé), Lopez (Commerce), Juan Peiro (Industrie),
Garcia Oliver (Justice) ;
-
4 républicains : Julio Just (Travaux publics), Espla (Propagande),
-
6 socialistes : Caballero (présidence du Conseil de Guerre), Prieto (Marine),
Del Vayo (Affaires étrangères), Negrin (Finances), Galarza (Intérieur),
Gracia (Travail).
Dans
son ouvrage, Del Vayo révèle la raison qui poussa les socialistes à inviter
les anarchistes à entrer au gouvernement : si dans la situation critique de
Madrid, on n'avait pas permis aux anarchistes leur part de responsabilité, ils
auraient profité du départ pour Valence, déjà envisagé, pour former leur
propre junte à Madrid. En effet, les ministres anarchistes s'opposaient au départ
du gouvernement.
Maintenant,
les anarchistes espéraient contrôler l'Etat, ou du moins une grande partie de
ce mécanisme. La révolution et la guerre avaient poussé l´Etat de plus en
plus à gauche, le jour où les fascistes firent leur entrée passagère à
Madrid, l'Espagne républicaine avait obtenu l'Etat le plus populaire qu'elle
ait jamais eu ; le gouvernement représentait la presque totalité des citoyens
et reposait sur le concours de toutes les classes.
Les
conséquences se firent sentir aussitôt. Les miliciens anarchistes affluaient
vers Madrid et se battaient avec une énergie inégalée. L'organisation de
l'arrière devenait plus souple et plus forte grâce à l'unification des
services de l'Etat, des milices et des syndicats. L'organisation
syndicale ou municipale se confondait avec la constitution de la nation, et le
gouvernement acquit l'apparence d'un organisme exécutif des organisations
populaires. La révolution populaire transmit au peuple, par l'intermédiaire de
ses organisations, les leviers de l'organisation nationale. L'Espagne était
devenue une nation dans le sens le plus large de ce mot : « Nous sommes les
vrais nationalistes, dit Federica Montseny, nous sommes un peuple de
chefs qui marche à la tête de toutes les nations. » Un
bulletin officiel de la CNT déclara que le nouvel Etat ne serait plus un
pouvoir répressif et que les ministres anarchistes se conformeraient toujours
aux désirs exprimés par l'organisation syndicale dont ils n'étaient que les
fidèles instruments.
Personne,
pourtant ne prétend que la révolution soit faite. Le
nouveau gouvernement n'est que l'instrument de la défense : son but est de
gagner la guerre. C'est la guerre qui, par ses nécessités, inspire tous ses décrets.
Les ministres anarchistes font savoir qu'ils ne considèrent pas l'état de
choses actuel comme définitif, qu'ils restent fidèles à leur idéal antiétatiste
et que le nouveau gouvernement ne marque qu'une étape dans la marche de la révolution.
Les
dirigeants militaires, de leur côté, ne tardèrent pas à mettre les
anarchistes en demeure, dès leur entrée dans le gouvernement, de faire tout
leur possible pour mettre fin à l'indépendance et à l'indiscipline des
milices. L'unité n'était pas acquise au sein du ministère même ; les comités
locaux et ceux des organisations et des milices continuaient à se méfier du
gouvernement central, l'autorité de l'Etat rivalisait avec l'autorité des petits
gouvernements. Les autorités s'opposaient énergiquement au
multi-gouvernement et les tribunaux populaires mettaient fin à la justice
sommaire des tribunaux révolutionnaires.
Il
se produisit alors le phénomène d'une nouvelle dualité. Le double
gouvernement des premières étapes consiste en la survivance de l'ancien
Etat, sous forme des ministres à Madrid et de la Généralité à Barcelone, à
côté des comités. La nation qui était en train de s'organiser de bas en haut
évoluait en marge de ce résidu de l'ancien Etat et l'on pouvait prévoir qu'un
jour les comités finiraient par former une junte centrale.
Maintenant,
les exigences de la guerre et de la situation internationale décidèrent les
organisations ouvrières à adopter une autre tactique, celle d'incorporer les
organisations de base dans l'ancien Etat. Cette infiltration fut légalisée par
la formation du nouveau gouvernement comprenant toutes les organisations et régions
en lutte. Or, les représentants des organisations se trouvaient, au sein du
ministère, encadrés par les organismes de l'Etat et, partant, en quelque sorte
soustraits au contrôle syndical. L'Etat, nonobstant la nouvelle forme que lui
donnait le gouvernement « syndical », tendait à se constituer en organisme
indépendant. Les ministres se conformaient plutôt à la guerre qu'à leurs
organisations, comme ils l'avaient promis. Les organismes de base se séparaient
de plus en plus de « leur » Etat ; et cette fois, la dualité prenait un
aspect tout à fait différent de celui qu'elle avait eu avant le 5 novembre :
maintenant les organismes de base étaient en état de défense, et les
organismes centraux du gouvernement arrivaient à la préséance. Bien que
l'Etat fût encore assez faible, l'on commençait à lui adresser les demandes.
Et comme il était résolu d'utiliser l'argent de la Banque nationale, il se
reconstitua le lendemain de la fuite à Valence. Ceci n'était plus le vieil
Etat des caciques républicains, mais un Etat populaire, dont le gouvernement
dirigeait cette lutte que le peuple entier avait embrassée comme sa propre
cause ; chaque ministre était étroitement lié à un organisme de base, le
ministère dans son ensemble tendait à se constituer en pouvoir national. La «
Fédération des barricades » avait créé des « faits révolutionnaires »,
le gouvernement révolutionnaire décrétait des règlements.
Les
discussions perpétuelles sur la réorganisation des milices, sur le commandement
unique, sur la militarisation des ouvriers dans les usines et des miliciens
au front, sur la mobilisation générale, sur la justice populaire, sur
les grades et titres des commandants, sur les insignes de l'autorité, reflètent
le tournant politique. Les questions de la révolution n'ayant pas reçu de réponse
de la part du gouvernement, tous les problèmes restaient en suspens ; les mots
d'ordre commandement unique, discipline révolutionnaire - ne servaient plus à
intensifier la révolution, mais à retourner à la normalité. Les yeux
fixés sur Madrid et sa junte de défense, les républicains et les
antifascistes perdaient de vue le but révolutionnaire ; l'autorité dont
jouissaient les généraux Miaja et Kléber allait croissant de jour en jour. On
était prêt à sacrifier tout pour les aider à tenir la capitale et à gagner
la guerre. En effet, la guerre dévorait la révolution.