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REGRESE A LIBROS


 

SECONDE PARTIE

 

GUERRE ET RÉVOLUTION

 

Les choses en étaient là, lorsque le pronunciamiento vint couper court à toute tentative de solution pacifique des problèmes espagnols.

Ceux qui prennent les armes ne veulent pas la guerre civile, ils veulent la révolution. Le pronunciamento une fois vaincu, ils veulent organiser cette société qui, pour la première fois dans l'histoire, respire le souffle de la liberté intégrale. Mais pour la protéger, il faut combattre l'ennemi qui s'est rangé hors des murs de la cité - et hélas ! il y a trop d'hommes qui regrettent le passé, qui préfèrent la guerre civile à la révolution. Notre seconde partie raconte comment la guerre révolutionnaire se transforme en guerre tripartite. Les événements qui se passent entre le 19 juillet et le commencement de décembre 1936 décident de l'évolution future de cette guerre. Nous verrons surgir les forces révolutionnaires qui ont sauvé la démocratie le 19 juillet et en même temps nous verrons une nouvelle société s'organiser; nous verrons comment les lois de la guerre se sont imposées à la révolution, comment elles ont défiguré la révolution. Nous assisterons à la lutte héroïque et tragique d'un peuple contre un ennemi doté d'un matériel abondant et d'une technique de guerre perfectionnée. La Guerre imposera ses lois à la Révolution.

 

CHAPITRE VII

 

Du pronunciamiento á la guerre

 

La Virgen del Pilar dice que no quiere ser feixista Es el capiton general del movimiento anarquista.

« Les trois glorieuses ». - La guerre civile, latente entre l'Etat et le peuple depuis le commencement de ce siècle et qui risquait de prendre la forme d'un combat ouvert depuis deux ans, change d'aspect d'un jour à l'autre. Le gouvernement, placé entre les forces réactionnaires et les forces révolutionnaires, s'efface. Ni le peuple d'un côté ni les rebelles de l'autre ne lui laissent le temps de réfléchir. Le peuple se dresse pour défendre les droits qu'il avait acquis avec tant de peines, - et pour en finir avec tout l'ancien régime.

Avec quel courage, quelle ardeur, quel enthousiasme ! Les ouvriers révolutionnaires passent à l'attaque. Là où ils restent dans leurs maisons à attendre l'assaut de l'ennemi, comme ils l'ont fait à Séville, les généraux accomplissent une boucherie horrible. Mais à Madrid, à Valence, à Barcelone, à Carthagène, à Malaga, le peuple prend l'offensive et met le siège aux casernes, érige des barricades dans les rues, occupe les points stratégiques telle la Place de Catalogne avec le grand building de la Telefonica. De partout, les ouvriers accourent à l'appel de leurs syndicats; les paysans envahissent les villes, après avoir tué les gendarmes dans leurs villages. Ils savent se procurer des armes; ils assaillent les arsenaux, ils surprennent des patrouilles de police, ils s'emparent des cargaisons d'armes connues par le syndicat des marins ou par celui des dockers, ils les prennent à l'ennemi, La victoire glorieuse du peuple dans presque toutes les grandes villes oppose un démenti aux théories qui prétendent que le temps des barricades est passé; en désarmant la police, le prolétariat espagnol désarme en même temps la social-démocratie, le parlement, le gouvernement. La poitrine découverte et les mains nues, les ouvriers révolutionnaires se lancent à l'assaut des positions ennemies. Grâce à la terreur massive qu'ils inspirent dans leur ensemble et grâce à l'esprit de sacrifice qu'ils offrent individuellement, ils enlèvent à l'ennemi les premiers canons, ils obligent les soldats à Passer dans leurs propres rangs.

Le général Mola est bien loin du compte. Il se voit d'abord déçupar la flotte. Les matelots, désarmant les officiers, se mettent au service de la République; la traversée du détroit par les troupes marocaines en est menacée. Les autonomistes basques lui assènent le deuxième coup; bien que bons catholiques et ennemis du Front populaire, ils ne suivent pas les insurgés; Mola est menacé par derrière. Mais la plus grave erreur des généraux était leur mépris du peuple. Incapables de voir que les temps étaient changés et que l'Espagne allait s'engager dans la voie de la démocratie, ils pensaient, avec leur petit esprit de caciques et de militaires, que la révolution se bornait à une question de gouvernement. Les insurgés, battus à l'intérieur de la cité, doivent se regrouper hors d'elle. Le pronunciamiento se transforme en guerre.

Mais les miliciens partent déjà de Madrid et repoussent le général Mola jusqu'à la montagne de la Guadarrama. A Valence, à Barcelone, les soldats sont vaincus par les ouvriers qui s'en vont conquérir l'Aragon. Les armes prises aux soldats servent à équiper les premières milices qui s'organisent sous la direction des syndicats. Albacète, ville qui coupe le chemin de Madrid à Valence, est reprise; Gijon, port de guerre du Nord, est repris également. L'échec de l'insurrection est patent le 20 juillet, A Tolède, les insurgés sont chassés de la ville et enfermés dans l'Alcazar. Guadalajara Siguenza est reprise de haute main, et ainsi est brisé le cercle asphyxiant que le comité madrilène avait lieu de redouter. A la fin du mois, Paredes qui domine l'est de Madrid est prise.

Les effectifs et la situation. - Au début l'avantage appartenait au gouvernement. Il était maître des riches régions du Levant, de la Catalogne, du pays basque; il occupait la moitié de l'Andalousie et les provinces du Centre, par l'Estrernadure il coupait les forces insurgées en deux. Les rebelles ne dominaient qu'au Maroc, dans l'ouest de l'Andalousie avec Séville, en Navarre, dans le Léon et la Vieille Castille. L'aviation et la flotte étaient favorables au gouvernernent, les organisations ouvrières purent facilement mobiliser des milliers de miliciens. En outre, il lui était resté la majorité des Guardias d’Asalto environ douze mille hommes, quelques gardes civils; mais 200 officiers seulement étaient loyaux et quelques milliers de soldats. L'armée, en revanche, comptait 15 000 officiers et sous-officiers, 38 000 soldats indigènes et légionnaires au Maroc, et entre 50 000 et 100 000 soldats réguliers. A cela s'ajoutaient 1000 officiers et soldats du corps de Sûreté, 1000 officiers et 30 000 gardes de la police, d'une part, une trentaine de milliers de Requetes navarrais de l’autre. Les phalangistes ne comptaient guère.

L'offensive de Mola fut arretée à la Guadarrama et celle des Requetes en Aragon. Queipo de Llano était tout occupé à soumettre les villes qu'il avait « conquises » à la TSF. Franco était isolé au Maroc.

Ni le gouvernement libéral ni le général Pozas ne firent rien pour exploiter la situation. L'incompétence des généraux gouvernementaux restera, pendant toute la guerre, le défaut principal de leur armée. Trois fois seulement, à Brunete, à Teruel et à l'Ebre, ils ont produit des idées stratégiques, encore fort discutées.

Le général Yaguë s'est moqué de ses adversaires qui sont tombés dans le même piège trois fois au cours d'un jour. Le général Baratier trouve enfantines les connaissances tactiques des gouvernementaux: « On se borne à résister de front et à contre-attaquer droit devant soi, en cas d'échec. » Ils ne prenaient pas les mesures les plus primitives connues de chaque soldat, ils n'essayaient pas la moindre manceuvre et leurs armes n'étaient pas appropriées à leurs objectifs. Ce sont là des causes d'inefficacité qui ne peuvent pas être ramenées au manque de discipline. D'autre part, le moral des milices fut gravement affecté par le sabotage des officiers. Les miliciens avaient tout lieu de se méfier d'une « grève perlée ».

Les miliciens, en revanche, offrirent tout ce qu'ils étaient en mesure de donner; ils

« firent preuve de bravoure dans l'attaque et de ténacité dans la défense. Jamais, cependant, faute de cadres subalternes militairement formés, elles ne purent acquérir cette mobilité qui leur aurait permis de s'opposer par des contre-manceuvres aux continuels mouvements tournants d'adversaires plus souples et mieux en mains » *.

* Général Baratier, in « Revue politique et parlementaire », avril 1938.

jusqu'au début du mois d'août, les unités républicaines et révolutionnaires n'étaient que des rassemblements d'hommes. A la fin de juillet, cependant, les organisations se décidèrent à former de véritables milices. Les dirigeants de la CNT avaient du mal à faire accepter cette décision à leurs compagneros. Les milices confédérales finirent par accepter, parce qu'on leur confia la protection des adductions d'eau à Madrid. Ces milices étaient nécessairement construites sur la base des organisations politico-syndicales, autrement un commandement aurait été impossible.

Cette deuxième cause de l'impuissance gouvernementale subsistait également pendant toute la première période de la guerre: l'insuffisance de l'encadrement. Les insurgés, de leur côté, savaient mettre en valeur leur petite troupe bien encadrée et extrêmement mobile qui a réalisé, grâce à la motorisation, des avances surprenantes. Badajoz fut prise par 3 000 Maures et légionnaires, toute l'Estremadure par 10 000 au plus, l'avance vers Madrid fut réalisêe avec 20 000 soldats. De l'autre côté, la capitale d'un million d'habitants fut défendue avec 50 000 combattants. Jusqu'à l’arrivée des Italiens, la guerre fut conduite avec un minimum d'hommes. Cipriano Mera libera Cuenca avec 80 hommes. La Sierra de Gredos fut défendue par 4 000 hommes.

Les gouvernementaux ne savaient pas organiser la guérilla qui aurait harcelé ces petites unités; ils ne savaient pas tirer avantage du fait que les insurgés devaient laisser derrière leurs avant-gardes combattantes d'importants contingents destinés à assurer l'ordre à l'arrière. Au début, ils n'avaient même pas d'état-major et les commandants des secteurs ne savaient pas utiliser les qualités des milices pour mener la guérilla. Leur idéal politique était l'armée régulière.

Le général Weygand fait cette juste remarque que l'action militaire est toujours fonction d'une conception politique. Or, l'idéal politique du gouvernement n'était pas conforme à l'idéal et au caractère des milices qu'il commandait. Quant au matériel de guerre, les effectifs se balançaient, les gouvernementaux possédant l'aviation et les rebelles les armes lourdes, jusqu'au moment des envois massifs de l'Allemagne, époque où la situation stratégique du gouvernernent était déjà renversée.

Par organisation, on comptait en août, 50 000 combattants de la CNT, 30 000 de I’UGT, 10 000 communistes et 5 000 poumistes. Les effectifs de l'armée gouvernementale se limitaient, le 18 août, à trois divisions d'infanterie, savoir; la première division (Madrid), la troisième (Valence) et la quatrième (Barcelone), à quoi s'ajoute la première brigade de montagne, casernée dans la région pyrénéenne de la Catalogne. D'apres les informations soviétiques, il restait, le 18 août, de l'armée espagnole loyale: 30 bataillons d'infanterie, deux régiments de cavalerie, un régiment de chars, un régiment d'artillerie á cheval, un groupe d'artillerie antiaérienne, douze batteries de campagne, trois bataillons de génie, le régiment des chemins de fer et diverses petites unités. Le 15 juin, les recrues de la classe 1935-1936 avaient été libérées, l'armée ne comptait donc que ses cadres, forts de 40 000 soldats; mais les jeunes recrues de la classe 1936-1937 étaient déjà sous les drapeaux. Le général Baratier (Le Temps, 26 mars 1937) donne le chiffre de 70 000 soldats et de 15 000 officiers, dont les deux tiers se trouveraient dans les rangs nationalistes. Le budget de 1936-1937 prévoit cependant 148 000 soldats; en admettant que les deux tiers se trouvaient sous part les Requetes navarrais - un minimum de valeur combative des « civils ». Le général Duval dit, non sans un certain mépris, que « les nationaux firent flèche de tout bois ». Le manque d'appui populaire pour les nationalistes éclate quand l'on étudie la géographie militaire. En dehors de la Navarre, vieux domaine du carlisme et des Requetes, le soulèvement n'a été victorieux que là où l'armée a pris l'initiative. Santander, Cuenca, étaient des villes de droite, n'ont pas bougé, car la troupe n'était pas là ; au contraire, Vittoria, Séville, Cordoue, Grenade furent prises par l'armée, bien que ce fussent des villes à majorité de gauche.

Dans son livre « Pourquoi mentir ? », M. Héricourt, de l'Action française, fait état de la quantité de matériel de guerre d'origine française que les insurgés ont prise à l'ennemi, pour en conclure à la livraison illicite d'armes françaises aux gouvernementaux. Il relève notamment des trépieds pour mitrailleuses Saint-Etienne datant de 1895, des obus 37 du type employé en 1916 ainsi que des canons Schneider, des fusils Lebel, des cartouches gras de la « Société française des munitions » et des mitrailleuses Saint-Etienne ; en ce qui concerne ces dernières, il note cependant : « Les belles cartouches 8 mm manquaient » ; ensuite des cartouches datant de 1886 et de 1915. Or, de l'énumération que fait M. Héricourt on peut conclure que le « matériel de guerre » fourni par des particuliers aux gouvernementaux était en grande partie démodé. Les miliciens se plaignaient constamment de ce que les cartouches bouchaient les canons des fusils - ce qui semble prouver que cet assortiment d'armes de musée n'avait même pas les munitions appropriées. La conséquence la plus désastreuse de la variété des armes fut l'impossibilité où se trouvait l'aviation gouvernementale d'exécuter des vols d'escadrille qui seuls permettent des opérations efficaces.

Le général Baratier indique une autre cause de l'insuffisance des armes gouvernementales : de nombreux dépôts d'armes et de munitions ayant été secrètement évacués, avant la rébellion, sur des localités estimées favorables aux nationalistes.

L'approvisionnement du gouvernement en armes était tellement précaire qu'à Madrid, en novembre encore et en dépit de la publicité donnée par les nationalistes et les communistes aux livraisons fantaisistes de l'URSS, on n'avait que 20 000 fusils ; les miliciens étaient littéralement obligés d'attendre qu'un des leurs ait été mis hors de combat pour avoir un fusil. De plus, on manquait de poudre pour la fabrication des cartouches.

D'autre part, la situation des rebelles s'améliorait journellement. Surtout en aviation ils furent bientôt supérieurs aux gouvernementaux. Ils possédaient une artillerie lourde, mais celle-ci n'entra en fonction que devant Irun, en août.

Partie remise ? — A la fin de juillet 1936, les rebelles dominent dans 27 provinces sur 49, au Maroc, aux Canaries et aux Baléares. En Galice, ils sont aux prises avec les partisans paysans ; en Aragon, ils tiennent Saragosse et Huesca menacées d'un siège. Dans les Asturies, la seule ville d'Oviedo, la ville des mineurs, théâtre du grand combat d'octobre 1934, est tombée entre leurs mains par suite des hésitations du leader socialiste Pena, mais les mineurs l'assiègent. Minorque est aux mains des gouvernementaux et les milices se sont embarquées pour la conquête de Majorque. L'offensive appartient aux gouvernementaux.

Le désordre politique règne chez les rebelles, ils manquent d'argent. Le premier acte de la Junte de défense nationale sous la direction du général Cabanellas (armée du Nord) est de relever l'impôt, et d'annoncer un programme de travaux forcés. En général, d'ailleurs, un pronunciamento qui ne réussit pas au cours de la première semaine est considéré comme un échec, Tout penche en faveur du gouvernement. Chaque jour les milices accumulent des expériences tandis que l'armée risque de perdre son moral. Le temps travaille pour le gouvernement; il n'a qu'à s'adresser aux forces qui puissent achever la victoire. Il émet un bulletin rassurant qui dit que l'aviation restée fidèle réduira les troupes et que le gouvernement français enverra des machines nouvelles.  

Mais au cours de la première semaine d'août, l'offensive du peuple est arrêtée. Les miliciens ne manquent pas de courage mais ils manquent de matériel de guerre, d'expérience, d'entraînement, et surtout d'encadrement. Tandis que les rebelles exécutent un plan stratégique, le ministre de la Guerre gouvernementale n'a aucun plan, et s'il en avait un, les milices ne sauraient pas l'exécuter ; ils émiettent leurs forces en attaquant partout. Les mêmes qualités révolutionnaires qui ont engendré les victoires spontanées dans la guerre de rues s'avèrent être des défauts dans la bataille du camp. Le feu fait des hécatombes parce que les miliciens dédaignent de se couvrir ; les anarchistes ont tiré sur ceux de leurs camarades qui ont voulu se protéger. La Rosas est atteint par une balle à la tête qu'il n'a pas voulu coiffer d'un casque d'acier ; d'autres chefs se font tuer en haranguant les soldats du haut du barrage. A tout reproche visant cette imprudence, il est répondu : Un Espagnol libre (ou libertaire) ne se comporte pas comme un militariste ; la discipline et la science seront remplacées par le courage et le sacrifice. Don Quichotte antimilitariste ! rien de plus émouvant.

Les offensives sporadiques se brisent, l'effort moral est vain visà-vis de la machine militaire bien montée. Les officiers et les Requetes maintiennent la discipline — avec leurs révolvers.

Au manque d'organisation et de stratégie s'ajoute le manque de matériel de guerre. Les miliciens abîment par une utilisation maladroite plus de matériels qu'ils n'en ont conquis par leur courage ; le gouvernement possède des usines d'armes, mais les ingénieurs se sont enfuis le jour de l'insurrection et les ouvriers ne savent pas faire des dessins mécaniques. Ils confectionnent des avions qui s'élèvent mal et qui s'écrasent en atterrissant. En guise de tanks, on n'a que des camions hâtivement couverts de quelques bandes de fer, sur lesquelles en revanche éclatent les initiales des organisations ouvrières. On a conquis des canons, mais on manque de techniciens capables d'en enseigner l'usage aux miliciens : l'état arriéré du pays se fait sentir chez les gouvernementaux. Les matelots ont conquis les bateaux, mais ils ne savent ni naviguer ni mener un combat de mer. Les lourdes murailles de l'Alcazar résistent au petit canon des milices et protègent les officiers qui se sont réfugiés derrière elles — non sans emmener comme otages des femmes et des enfants.

Extraite de « Estampas de la revolucion esbanota 19 julio de 1936 », édiié par les Bureaux de la Propagande de la CNT-FAI, 1936.

 

L'expérience, la discipline, la machinerie de guerre d'un côté, l'enthousiasme de l'autre ; ces deux forces s'équilibrèrent durant deux semaines. Le front était en stagnation dès le commencement du mois d'août; Il importait donc de savoir lequel des adversaires serait capable de s'assurer des forces supplémentaires qui feraient pencher la balance en sa faveur.

Changement des forces. — L'aide étrangère était acquise aux rebelles depuis longtemps. L'Allemagne leur avait fourni des obus, des bombes, des grenades par l'intermédiaire de certaines maisons de commerce ayant siège aux Canaries. Les marques de fabrique trouvées sur les obus en témoignent. L'Italie leur fournit des avions avec les pilotes ; pièces à conviction : les avions italiens égarés dans le Maroc français et obligés d'y atterrir. D'autre part, le gouvernement espagnol avait passé à une usine française une commande importante d'avions de guerre quelques mois avant l'insurrection. Devant le danger imminent, le gouvernement espagnol demanda à la France la livraison immédiate de quelques unités. Le gouvernement français ayant livré quelques vieux types d'avions d'une valeur de combat limité, l'opposition parlementaire l'a attaqué de sorte que le ministère du Front populaire cessa les livraisons, celles mêmes des appareils qui avaient été commandés antérieurement, et cela même avant que le pacte de non-intervention ne fut conclu. Premier facteur décisif qui commença à jouer en faveur des rebelles dès la deuxième semaine d'août : l'isolement du gouvernement espagnol, en face de l'aide délibérée prêtée aux factieux par leurs coreligionnaires.

Les rebelles ont pu compter, dès le commencement des hostilités, sur la légion étrangère et les mercenaires marocains, troupes bien entraînées, habituées à la lutte et soumises à une discipline rigide. Nul doute que ces troupes étaient redoutables, pourvu qu'elles passassent le détroit de Gibraltar. La conscription des recrues, enfin, était une question politique. Les insurgés n'osaient pas demander à la population de s'inscrire et lorsqu'ils s'y virent acculés ils ne prirent que des illettrés.

Mais le gouvernement ne pouvait-il empêcher les Marocains de s'allier avec l'ennemi ? L'état d'esprit dont était imprégné le gouvernement Giral lui défendait de décréter l'indépendance du Maroc ; il était plus impérialiste que les militaires. Franco n'avait aucun scrupule de promettre aux Maures la liberté, de les envoyer combattre les chrétiens qui les avaient chassés de la belle Espagne, de les conduire au sac des églises, au ravage du pays, au meurtre, au rapt des femmes espagnoles. Les militaires, toujours plus résolus, étaient moins disposés à agir selon leur propre idéologie. La supériorité de la mentalité guerrière dans la technique de la guerre est bien illustrée par cet épisode marocain.

Le gouvernement qui ne voulait pas libérer les Maures ne voulait pas non plus faire appel au peuple révolutionnaire. Il ne voulait ni partisans, ni guérilla, puisqu'ils entraînent l'ingérence des masses dans les affaires politiques. Il aurait pu proclamer la révolution agraire pour déclencher un vaste mouvement révolutionnaire. En Russie, en 1917-1919, les paysans devenus propriétaires ont défendu la terre bec et ongles, parce que le gouvernement leur avait dit : prenez-la. En Espagne, le gouvernement déclara nationalisée toute terre comme tout autre bien appartenant à un rebelle, mais il ne fit rien pour inviter les paysans et ouvriers à l'occuper. Il ne pouvait guère solliciter le concours des masses sans leur donner le contrôle des opérations militaires et de l'administration sociale et économique. « Qui a du fer a du pain », a dit Blanqui, et c'était précisément cette perspective qui faisait peur aux ministres libéraux. Pour éviter la révolution, ils ne font pas appel aux masses, d'autant plus que la diplomatie les met en garde contre le peuple espagnol. La question militaire devient une question politique.

Deuxième facteur qui joue en faveur des rebelles. Les militants socialistes et anarchistes luttent en partisans, tandis que le gouvernement veut éviter la guérilla. Il n'a qu'un point de vue de militaire ; en conséquence, les partisans qui luttent derrière le front des insurgés sont rares : en Andalousie seulement, où les syndicats anarchistes sont forts, des contingents importants de paysans ont menacé les insurgés.

La traversée des Marocains est effectuée à l'aide d'un navire allemand qui se place dans la ligne de tir des gouvernementaux, et au moyen d'avions de transport italiens. Les actions Rio T'into gagne 50 points à la Bourse de Paris. Le 7 août, Franco dispose de 5 000 Marocains dans la Péninsule, ce qui le rend plus fort sur le plan purement militaire, plan sur lequel le gouvernement s'est laissé placer sans aucune nécessité. Dans la guerre ouverte, les vertus révolutionnaires du combat de rue ne peuvent être mises en valeur. La structure de guérilleros des milices ne permet pas de faire valoir la ligne intérieure, dont le gouvernement dispose à cette époque, Le déplacement des forces se fait sentir immédiatement : Meride, centre de liaison entre Madrid, la frontière portugaise, l'Andalousie et la vieille Castille, est prise.

Dès ce moment, l'offensive passe aux insurgés et ils ne la lâcheront plus. Dans la guerre civile, plus encore que dans la guerre nationale, le moral de la troupe dépend de l'offensive. En perdant l’initiative, le gouvernement  a virtuellement        perdu la guerre dès la troisième semaine de combat.

Le gouvernement, immobile, attend. Il ne peut pas envoyer des renforts aux défenseurs de Badajoz, parce qu'il n'a pas de troupes. Les milices de la guérilla ont cet inconvénient que chacune ne défend que sa région, son organisation, sa ville, sa maison et sa famille. Les Basques restent dans leur pays sans attaquer Mola ; les mineurs asturiens tiennent à régler leur compte avec la ville d'Oviedo ; les Catalans envahissent l'Aragon, ce qui n'inquiète pas outre mesure les insurgés qui visent Madrid ; les anarchistes ne se battent pas pour les « autorités » de Madrid ; les communistes envoient une expédition de Malaga à Cordoba, ce qui fait honneur à leur organisation, mais ne dérange aucunement le plan stratégique des insurgés.

Les insurgés peuvent choisir le point d'attaque, leur armée n'est pas fixée en un lieu, ils n'ont aucune considération sentimentale pour la population ; ils peuvent opérer comme s'ils étaient en pays ennemi : ce ne sont pas leurs femmes qu'ils font marcher devant leurs troupes d'assaut pour se couvrir. Ils n'ont rien à espérer en cas de défaite, alors que la défense républicaine est gravement entravée par des considérations politiques.

Les 13-14 août, Badajoz tombe aux mains des insurgés. Le gouverneur se réfugia en territoire portugais, après avoir conduit la défense d'une façon singulière : il lança à l'encontre de l'armée insurgée un petit détachement de miliciens aussitôt détruit, il se replia dans l'enceinte de la ville devant une colonne d'avant-garde, il se fit enfermer et capitula sans offrir un combat de barricades dans les rues. C'était le premier de ces cas d'incompréhension et d'incompétence volontaire frisant la trahison dans le camp gouvernemental*. Le RioTinto passe à 1045 à la Bourse de Paris. La liaison est faite, le train de Burgos à Séville reprend son service, Cabanellas assiste au défilé des troupes marocaines à Valladolid. La joie des réactionnaires français n'est pas assombrie par la nouvelle, publiée le 16, selon laquelle le général Yaguë a fait mitrailler 200 prisonniers dans le Cirque de Badajoz.

* Ramon Sender rapporte que beaucoup d'officiers se sont suicidés après avoir commis des actes de sabotage. Malraux cite le cas d'un officier d'artillerie qui dirigea le feu sur les milices au lieu de tirer sur l'ennemi. D'autres cas de cet aloi nous sont relatés par des miliciens Borkenau (cf, op, cité) se plaint de la conduite indigne des commandants de secteurs et de leur état major.

Outre le sabotage prémédité, il y eut cet autre sabotage, pour ainsi dire involontaire, découlant de l'incompréhension qui régnait entre les officiers professionnels et les miliciens, On en trouve des exemples dans presque chaque reportage du côté gouvernemental. On cite de nombreux cas où des officiers sont passés dans les rangs nationalistes. Le plus grave est celui du constructeur du « Ceinturon » de Bilbao.

Après un mois de combat, le moral des insurgés s'est amélioré : ils se sont avérés supérieurs en campagne ouverte ; ils ont des soldats spécialistes de la guerre civile qui acceptent toute fatigue par vocation professionnelle et qui ne parlent pas la langue dans laquelle on leur crie : « Frères prolétaires, ne tirez pas. » En face, le gouvernement ne peut compter que sur un enthousiasme porté vite au paroxysme et rapidement brisé quand le succès ne correspond pas à l'effort. Plus la guerre durera, et plus le soldat primera le civil volontaire. Le temps commence à travailler pour les insurgés.

L'incompétence de la défense républicaine s'est montrée à maints endroits. Les chefs des milices ne connaissent pas l'art de la guerre, les quelques officiers qui sont dans les rangs gouvernementaux ne sont pas capables de s'adapter à l'esprit des miliciens ; ou ils les traitent en soldats, faisant ainsi croître le mécontentement, ou ils négligent de leur enseigner la tactique de la guerre. Les gouverneurs civils empêchent toute initiative populaire, de peur que ce soit la révolution administrative. La République est défendue par des caciques et des bureaucrates qui ne savent pas trouver les moyens tactiques de la guérilla révolutionnaire et qui n'ont pas appris à faire la guerre sans armée régulière.

Prudhommeaux situe bien le problème :

« Il apparaît de plus en plus nécessaire de se demander si le militarisme parviendra à imposer ses propres formes de lutte aux révolutionnaires, ou si, inversement, nos camarades parviendront à désagréger le militarisme en lui opposant des méthodes d'action aboutissant à la liquidation du front militaire et à l'extension à toute lEspagne de la révolution. Les fascistes disposent d'un matériel abondant, d'une discipline draconienne, d'une organisation militaire complète et de la terreur. Ces éléments de succès se trouvent valorisés par la tactique de la guerre de position, de front continu, avec transport de forces massives vers les points où l'on veut obtenir la décision. — Du côté populaire, les éléments de succès sont d'ordre absolument contraire : abondance d'hommes, initiative et agressivité des individus et des groupes, sympathies actives de l'ensemble des masses travailleuses de tout le pays, arme économique de la grève et du sabotage dans les régions occupées par les fascistes. La pleine utilisation de ces forces morales et physiques, en elles-mêmes bien supérieures à celles dont dispose l'adversaire, ne peut se réaliser que par une lutte généralisée de coups de mains, d'embuscades et de guérilla s'étendant à l'ensemble du pays... La volonté de certains éléments politiques est de combattre le militarisme en lui opposant une technique militaire du même ordre, en lui faisant une guerre « en règle »... bref, en copiant plus ou moins parfaitement le fascisme... Le problème est plutôt d'élever la technicité propre des formations miliciennes en s'inspirant des conceptions tactiques du Groupe de combat et de l’Ecole de section en vigueur dans les principales armées européennes. Agir autrement, ce serait attendre la décision d'une bataille napoléonnienne, dont tous les instruments sont encore à créer. Il faut utiliser pleinement nos armes propres. »

Pour appliquer cette stratégie, le gouvernement aurait dû appliquer un programme révolutionnaire.

Néanmoins, en dépit de ces défauts de l'organisation républicaine, Franco n'ose pas attaquer la capitale, mais se dirige contre Irun pour couper au gouvernement le chemin de fer vers la France. A cette nouvelle, Rio Tinto recule à 1010.

Guerre de mouvement. — Le deuxième mois de la guerre voit les grands succès des rebelles. Les milices sont découragées devant la supériorité des armes insurgées et leur compétence technique. Dans la vallée du Tage, ils reculent ; ils s'enfuient en désordre. Le gouvernement croit les encourager par des bulletins bavards, il leur promet des tranchées fortifiées, qui sont en vérité des sillons hauts de quelques centimètres. Le gouvernement fait preuve d'une incompréhension fatale de la situation morale et militaire. Les miliciens, qui ne savaient que « résister de front », et cela bravement, voyaient que leur courage était impuissant en face du matériel et de la stratégie. C'était alors le découragement. Il faut y ajouter l'effet inaccoutumé des avions. La première intervention massive des trimoteurs se faisait à Talavera le 4 septembre. C’est à la suite de la perte de cette position que le lieutenant-colonel Saravia, ministre de la Guerre, eût une crise de nerfs et abandonna le commandement au colonel Ascensio.

Dans la région montagneuse du pays basque, les Maures ne procèdent que lentement ; les héros du peuple, aidés par quelques volontaires internationaux, défendent Irun pouce par pouce contre un matériel de guerre abondant...

A la frontière française, bien protégée par les gardes mobiles d'un autre gouvernement de Front populaire, les wagons d'armes destinées aux miliciens attendent, et des touristes blasés contemplent le spectacle d'un héroïsme impuissant qui succombe. On ranime le courage des milices en leur montrant un canon antiaérien — hélas, il y manque le téléviseur : Irun est prise après un combat acharné, après l'incendie de la ville ; les milices qui franchissent le pont international montrent leurs gibernes vides de cartouches. La communication directe entre la France et Madrid est coupée, les insurgés ont gagné une victoire stratégique et morale.

A Saint-Sébastien, les anarchistes et les nationalistes basques s'entretuent ; les uns veulent défendre la ville à tout prix, les autres ne consentent pas à sacrifier leurs richesses, leurs maisons, leurs usines. Après une tuerie atroce, la police est maîtresse de la situation — elle ne fera qu'évacuer la ville importante, capitale du Guipuzcoa. La perte morale est encore plus grande que la défaite matérielle.

En même temps, la guérilla à Séville est terminée, une boucherie sans pitié ravage les quartiers ouvriers. La résistance héroïque des mineurs de Rio Tinto est réduite et la célèbre mine est aux mains des insurgés. Elle est cotée en bourse à 1045.

Le gouvernement Giral est découragé. Les libéraux n'ont pas su organiser la résistance. Pour sauver la République, il reste un seul moyen : remplacer ce gouvernement par un pouvoir démocratique et révolutionnaire, qui s'adapte à la façon de voir des milices. Le nouveau ministère, sous la direction du socialiste Caballero, émet deux vœux : unifier le commandement et créer une nouvelle structure sociale et politique. Rio 7ïnto recule à 940 : la Bourse avait plus de confiance en l'efficacité d'une stratégie révolutionnaire que le gouvernement.

Changement tragique de la situation : au premier mois de la rébellion, les colonnes politiques des milices, les ouvriers syndiqués, les volontaires libertaires et anticapitalistes étaient partis en guerre pour achever la vieille Espagne, et ne s'étaient guère souciés du gouvernement. Maintenant, le « Lénine espagnol », comme se fait nommer Caballero, vient prendre le pouvoir, non pour organiser une guerre révolutionnaire, mais pour apprendre aux milices à faire la guerre et rien que la guerre. Le mot d'ordre de la révolution est remplacé par le mot d'ordre de défense antifasciste.

En effet, la discipline des milices laisse beaucoup à désirer. Au lieu de l'ordre révolutionnaire, il y a tout simplement manque d'ordre. De tous les côtés, on cherche à imposer la discipline. Les anarchistes appellent à la discipline ; Marguerita Nelken supplie les miliciens de penser à leurs parents ; le gouvernement les conjure de se souvenir des gestes héroïques de leurs ancêtres ; les organisations socialistes leur rappellent l'honneur du prolétariat mondial qui les regarde. En vain.

« Les troupes régulières se jouent littéralement des forces de milice, qui tentent de leur barrer la route. La manœuvre, presque toujours la même, est d'ailleurs fort simple : l'ennemi est menacé de front par une colonne, pendant que deux autres colonnes, l'une à droite, l'autre à gauche, débordent ses ailes, Devant la menace d'encerclement les gouvernementaux lâchent pied, poursuivies par le feu des mitrailleuses.»                         (Baratier.)

Les avions italiens et allemands découragent les meilleures volontés ; la position importante de Maqueda est abandonnée dès que l'adversaire y fait son apparition. Le prolétariat, qui pense toujours aux grands combats de rue où il s'est honoré dans le passé, est incapable de mener une guerre de campagne. Les officiers ne sont pas disposés à sacrifier leur vie pour la cause de la révolution et ne font rien pour contenir l'avance de l'adversaire. La bataille que l'on comptait livrer dans le camp de Talavera n'aura pas lieu. Talavera est prise le 5 septembre ; le général Yaguë avance dans la vallée du Tage en perçant un couloir d'une longueur de quelques kilomètres seulement dans la « Castille républicaine ». Les gouvernementaux n'ont pas la stratégie qui voit la position dangereuse de cette armée.

Ainsi s'écoule le deuxième mois de la lutte, sans que les généraux rencontrent la moindre résistance. Ils s'approchent de Tolède et la prennent « par erreur », parce que leur avant-garde a été coupée de l’armée et se voit obligée d'avancer. Ils libèrent les assiégés de l'Alcazar qui leur fournissent une excellente occasion de propagande*. Rio Tinto monte de 1100 à 1500 en quatre semaines. Il est évident que Madrid ne tiendra pas. On y décore les rues de placards énonçant : Ils ne passeront pas ! Madrid sera le tombeau du fascisme. Mais on ne prépare pas encore la lutte. Le gouvernement Caballero, tout comme son prédecesseur, fait semblant d'ignorer la gravité de l'heure.

* Les insurgés mentent. Il n'y avait que huit « cadets » à l'Alcazar, les autres ayant été convoqués à Madrid le 17juillet. L'Alcazar, assiégé par 400 miliciens, fut défendue par 650 gardes civils, 150 gardes du 14e Tercio de Madrid et 130 officiers.

Il y a, cependant deux mouvements importants qui se dessinent en marge du gouvernement : d'un côté, les anarchistes forgent leurs colonnes de fer et s'apprêtent à prendre la direction de la guerre, de l'autre, les communistes forment le cinquième regiment et les brigades internationales.

La discipline républicaine et militaire faisant défaut, les partis imposent l'ordre et créent l'esprit de combat.

Dès la fin septembre, Durruti fait ressortir la nécessité de mobiliser l'infinité des flâneurs et viveurs à l'arrière-garde, de faire aux Madrilènes prendre en mains leur propre défense ; il fait travailler une double journée de pelle et de pioche à ceux qui « carottent » le service ; il fait jurer à ces compagnons de lutter jusqu'à la dernière cartouche et pour le commandement unique en même temps.

D'ailleurs, les miliciens se sont rendus compte du faible effet de l'artillerie insurgée. Un officier français écrit : « Elle agit bien plus sur les nerfs que sur les choses. » La même observation vaut pour les bombardements aériens.

De plus, l'armée madrilène est devenue plus nombreuse que celle des insurgés. Elle se chiffre maintenant à 60 000 hommes face à 15 000 du côté rebelle. Et les volontaires antifascistes continuent d'affluer de l'étranger. Rien ne saurait être comparé à l'effet moral qu'ont exercé à Madrid les défilés des Brigades internationales et de la troupe catalane bien disciplinée qui revenait de l'expédition manquée à Majorque, au moment le plus critique. Le « miracle » du redressement républicain s'annonce.

La levée en masse. — Qui a fait ce miracle ? Bien entendu, chaque partenaire de la coalition antifasciste revendique l'honneur d'avoir eu la plus grande part dans la défense victorieuse de la capitale, et ce ne sont pas toujours les plus actifs qui ont le moyen de se faire entendre à l'étranger. Tenons-nous en aux faits.

Dès le mois d'octobre, l’UGT engage une lutte contre la négligence des officiers. A défaut de bons instructeurs, elle réunit 600 vieux militants et les envoie au front comme « commissaires ». La CNT en fait autant. Le commissaire sera dorénavant l'âme de la troupe ; il l'organise, il s'occupe du ravitaillement, du moral de la troupe, de l'armement, de la discipline. Tout d'un coup, les griefs des miliciens s'évanouissent. Il reste toujours bien des improvisations ; Caballero se rendant compte, lors d'une visite au front, que les miliciens manquent d'eau, met la main sur un dépôt d'eau minérale et l'envoie à la Guadarrama. Niaiserie ? Peut-être, mais c'est justement cette sorte de choses que les officiers ne savent pas faire. Le ravitaillement de la troupe, ressort de sa valeur combative, se fera mieux sous la direction des organisateurs syndiqués ; plus tard, lorsque les communistes créeront leurs commissaires politiques, ils leur donneront pour première tâche de s'occuper du ravitaillement. Les organisations ouvrières ont découvert ce secret au troisième mois de la guerre seulement. Mieux vaut tard que jamais.

La renommée des « commissaires » devient rapidement telle que la CNT, qui avait fait la chose dès le début, en adopte maintenant le nom. Le commissaire occupe bientôt la place la plus importante dans l'organisation de la guerre, Il veille à l'éducation politique des miliciens et au caractère politique de leur action ; il organise le roulement qui assure à chaque milicien son repos ; il s'occupe de la répartition des travaux de pelle et de pioche et en montre aux miliciens la nécessité ; il est responsable du moral de la troupe ; il surveille les éléments douteux ; il impose la discipline et l'obéissance au commandement ; il enseigne aux officiers le respect du caractère politique et volontaire des milices ; il fait la liaison entre les milices et les autorités centrales ; il fait élire un comité d'autoadministration des milices ; il établit les bonnes relations des milices avec la population des villages occupés ; il restreint les réquisitions au strict minimum ; il enseigne aux miliciens ainsi qu'à la population civile les précautions qu'il faut prendre contre le bombardement ; il fait comprendre aux miliciens quand il faut prendre l'initiative de leur propre chef et quand il faut attendre les consignes du commandement. Ainsi, il les arme contre le sabotage des officiers en matière tactique et les soumet au commandement en matière stratégique. Bref, la première occupation du commissaire politique est l'homme, comme dit le règlement que le parti communiste a donné à ses commissaires. Devant le danger imminent, les syndicats acceptent la « militarisation ». Le 10 octobre, on mobilise les classes 1932 et 1933, et on soumet les milices non syndiquées au règlement de l'armée. Cette mesure a l'effet immédiat de renforcer les rangs. A Navalcarnero et à Illescas, les républicains offrent une belle résistance et arrivent même pour la première fois à exécuter un mouvement tournant destiné à arrêter l'avance de l'avantgarde nationaliste qui est en flèche. En effet, le 21 octobre, l'ennemi est obligé de reculer.

« Les organisations ouvrières ont mobilisé tout le prolétariat de Madrid qui a répondu à l'appel comme un seul homme... Les forces syndicales mobilisées doivent prendre en mains dès à présent les travaux que la bureaucratie civile et militaire est incapable de réaliser », dit Claridad, organe de Caballero.

Les milices s'invitent mutuellement à sacrifier leur fétichisme de parti. On attend le salut du « commandement unique », qui à cette époque, ne veut dire que l'unification de tous les efforts.

On fait appel aux anarchistes afin qu'ils ne restent plus en dehors du gouvernement. Dès septembre, le comité national de la CNT conspire avec Caballero contre Prieto qui ne veut pas d'anarchistes dans le Conseil. L'UGT et la CNT concluent un pacte formel par lequel ils s'engagent à gagner la guerre et à faire la révolution. Les anarchistes se préparent à prendre leurs responsabilités dans le pouvoir. La guerre les amène au contrôle du peuple en armes ; il paraît que toute la direction de la guerre est déjà noyautée par des militants syndicalistes des deux tendances et que sous forme d'un commandement unique le prolétariat syndiqué exerce le pouvoir. Le parti communiste adhère à cette nouvelle formule. Au commencement de novembre, la nouvelle combinaison ministérielle est formée. Les représentants des syndicats occupent les postes les plus importants; les commissaires de guerre auprès de la troupe sont les camarades de travail des miliciens. Tout le monde ouvrier est mobilisé pour l'oeuvre de la défense, On hésite encore à conclure qui a fait le miracle. C'était une levée en masse dont Carnot même n'aurait pas eu honte.

Madrid. — Mola prédit qu'il prendrait son café dans un restaurant madrilène. Le 4 novembre, le général Yaguë est dans les faubourgs de la capitale et les actions Rio Tinto dépassent 2 000. Les journaux allemands annoncent, le 5, la prise de Madrid. D'importance infime du point de vue stratégique, Madrid est devenue le bastion le plus fort des gouvernementaux, grâce à ce « facteur moral » qui est si important dans la guerre civile. Tout semble perdu. Prieto conseille d'abandonner la ville ; on dit que Caballero a menacé de mort quiconque parlerait de capitulation. Le gouvernement, cependant, s'est sauvé sans bruit, sans prévenir le peuple. De Valence, il émet une proclamation disant qu'il organisera la défense du dehors. Le gouvernement adjure les Madrilènes de tenir « trois jours seulement », jusqu'à ce que les armes russes soient arrivées.

Alors, le miracle se produit : le général Queipo de Llano se voit obligé de démentir à la radio la nouvelle de la prise de Madrid. « On ne prend pas une ville comme une tasse de chocolat », mais il annonce la chute de la ville pour la semaine pochaine. Madrid tiendra encore pendant deux campagnes d'hiver ; ce petit ruisseau qu'est le Manzanarès s'avère infranchissable. Dans le bois de la Casa del Campo et dans la Cité universitaire, les miliciens offrent une résistance acharnée : ils arrivent même à encercler certains détachements de l'adversaire ; s'ils avaient eu à ce moment-là l'agilité qu'ils ont acquise plus tard, ils auraient détruit l'armée centrale des fascistes. Au point où on en est, le succès est d'avoir arrêté l'avance de l'adversaire. Franco apprend qu'il a sous-estimé le peuple. Ses Marocains et mercenaires essuient d'immenses pertes. Pendant quelques semaines, il les pousse d'attaque en attaque, qui se brisent comme devant un mur. Le moral du peuple espagnol remonte, le prolétariat mondial s'enthousiasme ; entre l'angoisse et l'espérance, on recommence à croire à l'élan de la révolution. Le temps travaille de nouveau pour le gouvernement. Celui-ci pourra réorganiser la défense pendant l'hiver, le front tient.

C'est l'effort humain qui a eu raison de l'agression armée. Les avions russes sont arrivés dans la deuxième semaine de novembre seulement, Il est vrai que les tanks apparurent le 27 octobre et que l'aide du prolétariat international est venue à la fin d'octobre. A Irun déjà, des combattants italiens et allemands s'étaient distingués ; à Madrid, ils ont fait leur effort suprême. Sans doute, leur valeur militaire, grâce à leur expérience de la guerre mondiale, était supérieure à celle des Espagnols. Mais ils n'étaient qu'au nombre d'un mille au plus. A côté d'eux, Durutti était accouru avec sa Colona Espana* les communistes avaient formé la « colonne Lister ». Enfin, tout le Madrid ouvrier a fourni un immense effort humain. Cette levée en masse n'est comparable qu'à l'enthousiasme des Trois glorieuses.

* Mais Durruti lui-même ne pouvait soutenir le feu ennemi. Il dut abandonner la Casa del Campo.

Sous le feu de l'ennemi, les gars du bâtiment ont construit des tranchées, les organisations ouvrières ont formé des bataillons de combat, elles ont entraîné les ouvriers à l'usage de l'arme et aux mouvements tactiques. Il n'y avait ni journée de 8 heures ni semaine de 40 heures ; ni considérations familiales ni raisonnements libertaires. Il n'y avait rien que le Manzanarès au-delà duquel était l'ennemi mortel.

A l'opposé de l'épopée de l'Alcazar qu'exaltent les fascistes du monde entier, le prolétariat mondial peut fièrement évoquer l'image des défenseurs de l'Escurial, Ce monastère, moins bien protégé que la forteresse, livré à des bombardements et à des assauts furieux, était fortement en flèche. Ses défenseurs ne détenaient ni otages, ni femmes, ni enfants, mais ils risquaient chaque jour de voir coupé le seul chemin qui fait la communication avec Madrid. Selon toute prévision, ils étaient perdus. Mais l'Escurial était la pierre angulaire de la ligne de défense de la Guadarrama et de celle du Manzanarès ; sa chute aurait sensiblement affaibli la défense de la capitale. Donc, les défenseurs ne l'abandonnèrent point.

Plus héroïque encore est l'attitude de la population madrilène. En dépit du bombardement par terre et par les airs, en dépit de l'alimentation restreinte, le peuple ne donne aucun signe d'inquiétude. Au lieu de se réfugier ailleurs, on reste à Madrid. Au lieu de chercher un abri, on va dans la rue regarder les avions ennemis. Le quartier ouvrier de Cuatro Caminos est particulièrement éprouvé par les obus ; mais personne ne bouge, Le gouvernement lance des invitations vaines à évacuer la ville ; on est résolu à se défendre sur place. A l'opposé de Saint-Sébastien, où les trois quarts de la population avaient quitté la ville avant l'arrivée des troupes fascistes, Madrid reste une ville d'un million d'habitants. On prend le métro pour aller au front ; on surveille avec intérêt et inquiétude la construction de barrages.

La « cinquième colonne » de Franco qui devait achever la résistance en agissant à l'intérieur de la capitale à l'approche des légionnaires, est empêchée à faire son apparition, grâce à un système ingénieux de surveillance syndicale et milicienne. Il n'y a pas de traîtres où les ouvriers sont vigilants, Du reste, les obus de Franco achèvent de désagréger la « cinquième colonne ». La violence fait des alliances.

Enfin les avions russes apparaissent dans le ciel dangereux de Madrid. Les raids aériens de l'ennemi deviennent de plus en plus rares après les premières descentes forcées, La joie du succès augmente le courage des milices et du peuple. « Madrid sera le tombeau du fascisme.»

Franco est obligé de changer de tactique. La troupe de choc ne suffit plus ; la guérilla est transformée en véritable guerre. Le matériel de guerre devra décider du sort de la bataille. Le mouvement insurgé est arrêté net et la guerre des tranchées commence, où l'on se bat pour l'avantage d'un mètre carré et où attaque et contreattaque ne changent plus l'aspect de la position. La traversée du Manzanarès, qui aurait été décisive au début de la guerre, n'a plus qu'une importance secondaire. Franco est battu pour la deuxième fois. A la fin de novembre, la situation s'est stabilisée, aucun parti ne fait plus de progrès. Franco doit abandonner tout espoir de gagner la guerre en 1936, Pendant tout l'hiver, il n'y aura aucun événement militaire au front, tandis qu'à l'arrière-garde la réorganisation sera effectuée. Le bombardement quotidien ne fait que rappeler aux Madrilènes que Franco est toujours là, il est sans valeur du point de vue militaire. La tuerie au front est entièrement inutile sous l'aspect militaire.

La guerre ne s'arrête pourtant pas. Si elle n'est plus menée au front, elle se fait sentir à l'arrière, et encore, elle se mène dans les rangs des combattants mêmes. L'arrêt des hostilités donne l'occasion aux deux adversaires de poursuivre l'œuvre de réorganisation, Devant la menace d'une guerre totale, les deux adversaires doivent se préparer en s'adaptant aux conditions de la nouvelle situation. C'est pendant ces mois de trêve que les deux camps réalisent la militarisation de leurs milices. Dans le camp fasciste, les organisations extrémistes sont éliminées de la direction. Le chef phalangiste est jeté en prison, les Requetes sont transformés en police auxiliaire. L'influence des officiers allemands et italiens prend le dessus. Dans le camp républicain, la guerre dévore la révolution. Les organisations ouvrières s'affaiblissent tandis que les autorités militaires et la bureaucratie de l'Etat renforcent leurs positions. L'armée populaire est transformée en armée régulière.

En même temps, l'intervention de l'étranger devient. Le plus en plus marquée. L'offre de médiation est faite à plusieurs reprises *. Si elle est rejetée des deux côtés simultanément, elle arrive pourtant à établir des liens nouveaux entre les dirigeants espagnols des deux côtés et la diplomatie internationale. L'appui de l'étranger sera décisif dans les événements qui suivront en 1937.

* Burnett Bolloten, « Le Grand Camouflage », a fait une étude de toutes les tentatives de négociation pour mettre un terme à la guerre.

Guerre de position. — Cependant, on s'arme et on renforce les effectifs en vue de la lutte élargie et aggravée qui est prévue pour le printemps. On mobilise les classes mobilisables, on cherche à s'assurer des armes et des effectifs à l'étranger. On fait des travaux de fortification, on arrête les plans stratégiques pour la campagne de l'année 1937.

   En décembre, Franco a perdu la guerre. Les correspondants étrangers sont unanimes à affirmer que ses troupes sont fatiguées et qu'il lui manque des réserves. Si l'Espagne est laissée aux Espagnols seuls, les Etats fascistes ont perdu le capital qu'ils y ont investi. Il est naturel que Franco s'en remette à eux pour obtenir des renforts et qu'ils consentent à faire de nouveaux sacrifices. Un matériel énorme et des troupes fraîches sont amenés devant Madrid. S'il n'est pas possible d'attaquer la capitale de front, on lui coupera les communications avec le reste du pays. Madrid n'a plus qu'une seule communication avec Valence, l'autre est sous le feu continu de l'adversaire. Franco se décide à réduire la ville par la faim et à couper cette dernière route, qui passe par Alcala de Henares à l'ouest de la ville. A un moment donné, le plan est sur le point de réussir, la communication directe est sous le feu et il faut faire le ravitaillement en vivres et matériel de guerre par des chemins de détour. Mais les milices arrivent à déloger l'adversaire de ses positions et à protéger les voies de communication.

La menace cependant est grave. Contre la guerre totale que Franco est résolu à faire, il faut un matériel à la hauteur des exigences de la situation. Avec angoisse, le gouvernement voit les miliciens se sacrifier pour couvrir de leur corps la capitale. Il supplie le gouvernement soviétique de lui fournir les armements nécessaires. A Barcelone, les bateaux russes ne déchargent pas leur cargaison. Ils attendent jusqu'à ce que le gouvernement se soit conformé aux demandes moscovites. Ce ne sera qu'après certains changements politiques, intervenus en décembre, que l'aide russe deviendra efficace.

Tous ces changements, la militarisation des milices, l'ingérence étrangère, la transformation de la guerre en guerre totale, le nouveau rôle de la diplomatie, la réorganisation politique, etc., marquent une époque dans le développement de la situation intérieure et extérieure, césure dont l'importance nous sera révélée lorsque nous examinerons l'évolution survenue à l'arrière républicain. Nous interrompons donc l'analyse de la situation militaire pour nous rendre compte des répercussions qu'elle a eues sur la révolution, pendant cette première période de la guerre qui coïncide avec les six premiers mois de la lutte.


 

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