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CHAPITRE XIV

 

LA GUERRE DEVORE LA RÉVOLUTION

 

«Il y a un point sur lequel notre collaboration pourrait être menacée. Quel est ce point, c’est mon secret aussi bien que celui des anarchistes.»

(Companys.)

 

Nous avons vu la guerre des classes coïncider avec la défense républicaine. L’Espagne révolutionnaire, dans sa joie de créer une nouvelle société, faisait des efforts héroïques pour venir à bout de son Etat sergent. A trois reprises, en juillet, en novembre et en février, la levée en masse révolutionnaire a battu le fascisme militariste. En décembre, l’avance des généraux semble arrêtée; la transformation de la Catalogne en pays syndicaliste paraît acquise; la réforme agraire a fait un bond en avant; l’organisation politique de la Péninsule en démocratie fédéraliste et République de type progressif se dessine; les milices organisées sous le commandement unique d’un gouvernement embrassant toutes les forces antifascistes semble l’ébauche d’un pouvoir populaire de demain.

Mais la guerre continue et soumet à son empire toute l’organisation politique, économique et militaire du gouvernement. Les milices qui font la guérilla peuvent se permettre de chérir les idées libertaires; les milices qui font une guerre moderne doivent adapter ses méthodes, son esprit, sa discipline, son matériel, sa tactique. En se transformant en Armée populaire, les milices prennent l’esprit militaire; en se battant avec le militarisme, elles se soumettent à lui. Cette armée qui se bat pour la liberté et qui perd chaque jour un morceau de sa liberté ― c’est la véritable image de la tragédie qui se déroule dans le camp de la liberté. C’est la victoire suprême des généraux d’avoir obligé leurs adversaires à se conformer aux lois de la guerre. Ils ont transféré la barricade au milieu du camp gouvernemental, voire, dans le cœur de chaque milicien. Il faut choisir: ou bien mourir avec l’idéal, ou bien prendre les armes pour le défendre ultérieurement.

La guerre était plus forte que la révolution. Ses nécessités semblaient d’abord appeler des solutions revolutionnaires; mais son organisation élimina l’organisation civile de la révolution.

«Nous devons créer les milices sous un commandement unique, mais d’abord, nous devons garantir la collaboration de tous dans sa direction, pour que l’union sacrée que nous préconisons contre le fascisme soit mise sur une base indestructible... La politique vieux style est en divorce avec les organes nouveaux de l’économie et de la politique qui ont surgi de la révolution, et c’est précisément cette confusion qui peut causer l’échec», dit la CNT.

Mais le Conseil de Défense qu’elle préconise, ne voit pas le jour; les anarchistes finissent par céder, comme nous l’avons vu, et la révolution reste sans organe civil qui la dirige et qui impose à l’armée sa façon de voir. Au contraire, les organismes civils se confondent l’un après l’autre à l’organisation militaire. La mobilisation des classes se substitue à la levée en masse, la mobilisation des ouvriers dans les usines remplace la collectivisation. L’appel à la discipline prend la place de l’appel révolutionnaire.

Dans l’absence, ou par le recul des institutions civiles de la révolution, les milices elles-mêmes deviennent de nouveau le foyer de la lutte révolutionnaire. Elles s’insurgent contre le rétablissement d’une autorité non-révolutionnaire. Durutti dit à ses camarades: «Tu lutteras pour le commandement unique exercé par le Conseil national de Défense au nom du peuple, par le peuple et pour le peuple. Pu exigeras que le gouvernement s’incline devant la souveraineté du peuple. Tu extermineras sans pitié tout individu qui voudrait s’ériger en despote.» C’est clair.

En septembre, pour la première fois, la «Colonne de fer» anarchiste descend du front de Teruel, où elle lutte avec acharnement contre l’ennemi, à Valence pour exiger le désarmement de la Garde républicaine, l’envoi immédiat au front de tous les autres corps (gardes d’assaut, Sûreté, carabiniers, douaniers, etc.) et la destruction immédiate des archives et fichiers des institutions de l’ancien Etat. Elle se bat victorieusement avec les gardes civils et le gouvernement la supplie de retourner au front, en promettant de prendre en considération ses revendications. Elle déclare: nous nous préoccupons au même degré des problèmes de l’arrière que des mesures du front; nous avons décidé d’intervenir lorsque Valence, loin d’être pour nous la sécurité, est devenu un motif d’anxiété.

La mobilisation des classes 32 et 33 et l’application du code militaire font bondir non seulement les anarchistes, mais encore toutes les milices.

«C’est renoncer au principe fondamental de la révolution, le milicien ne veut pas être un instrument passif d’une volonté étrangère au peuple.

C’est désarmer le peuple qui a sauvé la République; jamais nous n’admettrons que nous soient enlevés les fusils conquis au prix de notre sang.»

La CNT fait connaître à ceux qui se réjouissent de son incorporation au gouvernement: «Vous ne nous connaissez pas.» En effet, une lutte clandestine et sournoise est engagée entre les différents services gouvernementaux ; les syndicalistes sont prêts à sacrifier leurs idées, à exécuter tout ordre du commandement unique, mais ils ne laissent pas les armes. Leurs unités de milices conservent leur caractère de groupements révolutionnaires; ils continuent à contrôler les officiers; ils n’acceptent pas les commissaires du ministre de la Guerre. Ils continuent d’exproprier et d’administrer les terres occupées. Les commissaires du ministre de la Guerre luttent contre les responsables des organisations; les milices sont encore loin de se considérer comme organes de guerre.

Les syndicats, eux aussi, sont soucieux de ne pas perdre leur influence. CNT et UGT concluent un pacte en Catalogne, publient un journal commun à Valence; elles s’opposent à la nationalisation et à la municipalisation des entreprises qu’elles contrôlent.

Désireux de laisser libre cours à la révolution sans entraver les opérations de guerre, les anarchistes s’abstiennent d’ériger une dictature anarchiste et s’engagent dans la voie de la collaboration avec l’ancien Etat.

Parmi tous les leaders anarchistes, Durutti seul avait l’esprit assez clair pour exiger, au milieu de l’enthousiasme général de la communauté antifasciste, le délogement des anciens leaders politiques. On ne l’écoutait pas. Et Durutti lui-même s’en allait en guerre, pour combattre le fascisme, et ne se mêlait pas des tactiques de l’arrière. Son esprit généreux, qui aimait la lutte plus que la discussion, offrit ce sacrifice; il tomba victime d’une balle lâchement tirée par derrière.

Les anarchistes ont appuyé leur tactique sur cet argument grave: si nous avions pris le pouvoir, isolés dans le monde et en face d’une guerre sans quartier, nous aurions compromis notre œuvre. Nous avons agi comme nous l’avons fait pour pouvoir developper notre action sociale à l’abri d’une coalition démocratique dans l’action militaire. En effet, les anarchistes ont essayé d’agir sur deux plans différents, laissant l’entière liberté politique à toutes les tendances révolutionnaires et poussant en avant l’organisation socialiste par la prise du pouvoir économique. L’organisation syndicale devait se développer librement et se substituer, en la délogeant, à l’organisation politique devenue caduque. On ne peut guère qualifier ce raisonnement de tactique, c’est une façon de penser, gràce à laquelle les anarchistes sont arrivés à conserver leurs cadres et dans leurs organisations, leur influence dans l’armée, l’esprit anti-étatiste de leurs adhérents; c’était un parti gouvernemental qui n’était ni parti ni gouvernemental, c’était une opposition qui offrit au gouvernement, en toute sincérité, tous ses bons services.

C’est donc le «double gouvernement» qui est la constitution de l’Espagne pendant six mois: les pouvoirs syndical, régional, milicien, municipal, organisent la vie quotidienne et la «petite guerre»; le gouvernement de «l’Etat fossile» organise la guerre internationale, la politique étrangère et les finances nationales. Dans l’esprit des révolutionnaires, cette ancienne machine est un organe purement exécutif et parfaitement neutre, qui, un jour, après la victoire, sera superflu et mourra.

Il n’en est pas ainsi: cette vieille machine s’avère difficile à manier; elle a sa propre volonté; elle centralise, elle organise la guerre à sa façon, elle impose sa façon d’être aux milices; bref, elle traduit l’esprit de la guerre et fausse l’esprit de la révolution.

De plus, de nouvelles forces se dressent derrière l’ancien Etat, forces que l’Espagne n’a jamais connues: le jacobinisme représenté par les communistes, les amis de Prieto, les commissaires, les militaires de Madrid, le ministre des Affaires étrangères. Ces forces se fussent-elles alliées aux tendances révolutionnaires que la guerre n’aurait pas dévoré la révolution!

Or, les «jacobins» misaient sur l’aide franco-anglaise, sur l’armée populaire, sur «l’Ocident».

Les forces «occidentales» ne pouvaient guère espérer accéder au pouvoir sans combattre la conception révolutionnaire de la guerre. C’est ainsi qu’elles se faisaient les champions de la guerre nationale et de l’Etat populaire, traduisant ainsi l’esprit de la guerre.

Plus la guerre dégénéra en guerre internationale, plus elle devint, du côté gouvernemental, une guerre d’indépendance contre l’envahisseur étranger. Dans un discours prononcé en janvier, le ministre des Affaires étrangères constate:

«Un nouveau patriotisme est en train de donner à l’antifascisme une cohésion de granit, dans laquelle on n’aperçoit souvent qu’à grande peine les limites des différents blocs qui le composent.»

Les anarchistes eux-mêmes ne se dérobent qu’à grand-peine aux exigences de la nouvelle situation. A Barcelone même, la cause de la guerre n’est pas moins populaire que la cause de la révolution.

La guerre dévorera-t-elle la révolution ou la révolution organisera-t-elle la guerre?

Certes, la guerre elle-même exige des mesures révolutionnaires telles que la nationalisation des industries de guerre, l'expropriation des ennemis de l'arrière, la destruction de tous les cadres éventuels de désorganisation, la mise sur pied d'une économie de guerre, mesures que les autorités de l'Etat ne sauraient prendre sans laisser aux syndicats le soin de les exécuter.

La balance oscille encore longtemps, car, à l'opposé des généraux, le gouvernement doit toujours solliciter le concours librement consenti des masses; elle penche définitivement en faveur de la guerre, lorsque les questions de politique extérieure commencent à peser sur le développement révolutionnaire.

Le 27 avril, les anarchistes constatent qu'ils sont trahis:

« On conspire contre la révolution à l'intérieur et à l'extérieur, on conspire dans les hautes charges officielles comme dans les postes les plus insignifiants. Il existe des éléments antifascistes qui ne s'arrêtent pas une seconde, développent une extrême activité dans la but prémédité d'annuler la vigoureuse avance que réalise le prolétariat... La tentative échouée de médiation que prétendirent nous faire accepter "nos amis les Anglais" est un embryon contre-révolutionnaire qui compte un certain nombre d'oadeptes dans certaines zones de lantifascisme incolore qui est une caractéristique de quelques personnages de premier plan... La formule antiprolétarienne proposée par M. Churchill rencontre de grandes sympathies parmi les hommes d'affaires britanniques et parmi les spéculateurs de la politique d'Espagne. Déjà, dans un récent éditorial, nous fixions notre position. Il convient d'ajouter que les amis du  « il ne s'est rien passé » projettent de fendre l'opposition de granit des organisations ouvrières en créant la zizanie parmi les ouvriers dans le but de se battre, dans le bloc prolétarien, et une brèche par laquelle pourrait s'infiltrer le projet d'amnistie ourdi par la réaction capitaliste internationale, très dignement représentée, en l'occasion, par la démocratie anglaise. Il n'est guère nécessaire de citer des cas concrets qui mettent en évidence ce souci anti-unitaire de quelques secteurs antifascistes. Ils sont de tel calibre que tous les travailleurs peuvent facilement les apercevoir... »

Une semaine plus tard, la guerre est devenue tripartite.

La bataille de Barcelone marque le point tournant; le peuple démocratique et «foncièrement anarchiste », comme dit le Comte de Mondèque, oppose une dernière résistance à l'emprise de l'Etat, de la guerre et du jacobinisme, à tout ce qui est « occidental » en Espagne, Subjugué, il renonce à sa conception de la guerre révolutionnaire, se soumet aux exigences de la guerre nationale et se fait intégrer dans l'Etat républicain.

La révolution spécifiquement espagnole prend fin en mai 1937.

 La vieille Espagne, l'Espagne rêveuse et libertaire quitte la scène, une nouvelle nation naît, forgée par la guerre « à l'européenne ». C'est l'heure des jacobins.

 


 

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