1
Ce livre a été écrit à différents moments, différentes
périodes et situations, conséquences de la vie agitée de l’auteur. Ce qui
explique que certains chapitres soient écrits au passé, d’autres au présent.
Il aurait été possible d’unifier au passé. Mais le présent donne une idée,
une représentation plus forte, plus nette, et l’auteur, qui a éprouvé
l’impression de revivre directement ce qu’il a décrit a cru préférable,
et même utile, de transmettre cette impression aux lecteurs; donc, de laisser
en l’état les descriptions qui suivent.
«Maintenant
je peux mourir, j’ai vu réalisé mon idéal.» Cela m’était dit dans une
des Collectivités de la région levantine (dans la province de Valence, si mes
souvenirs sont exacts), par un des hommes qui avaient lutté toute leur vie pour
le triomphe de la justice sociale, de l’égalité économique, de la liberté
et de la fraternité humaines.
Son
idéal, c’était le communisme libertaire, ou l’anarchie. Mais l’emploi de
ce dernier mot risque fort, surtout en langue française - et en d’autres
langues sans doute - de déformer dans les esprits ce que le grand savant et
humaniste Elisée Reclus définissait comme «la plus haute conception de
l’ordre». D’autant plus que très souvent, et ce fut le cas en France, les
anarchistes semblent s’être évertués à donner raison à leurs adversaires,
et à justifier l’interprétation négative et nihiliste que l’on trouve déjà
dans telle ordonnance ou tel édit de Philippe le Bel. C’est donc trahir le
sens de ce que me disait le vieux militant qui avait tant combattu et tant
souffert, et qui probablement est mort sous les balles franquistes, que s’en
tenir à la simple énonciation d’un mot si diversement interprété. Voyons
donc plus à fond.
Dans
sa brochure El Ideal Anarquista, Ricardo Mella, qui fut le penseur le
plus authentique et le plus original de l’anarchisme espagnol, donnait de cet
idéal la définition suivante: «La liberté comme base, l’égalité comme
moyen, la fraternité comme but.» Retenons-le bien: le but ultime, le
couronnement était la fraternité, où la liberté serait à la fois une base
et une conséquence, car peut-il y avoir fraternité sans liberté, mais également
peut-on priver son frère de liberté ?
Ces
conceptions n’avaient du reste pas pénétré en Espagne avec le vocable si
discuté, et si discutable d’anarchie.
Dans
son livre auquel il faut toujours revenir, El Proletariado militante,
Anselmo Lorenzo, qui fut après Mella le penseur le plus qualifié de
l’anarchisme espagnol, raconte comment elles lui avaient été révélées
d’abord par la lecture, faite avant 1870, de quelques livres de Proudhon,
parmi lesquels De la capacite politique des classes ouvrières qu’
avait traduits Pi y Margall, philosophe et apôtre du fédéralisme républicain
qui fut - pas pour longtemps - un des présidents de la première République
espagnole (1873-1874). Ces livres, et les articles publiés par le même Pi y
Margall dans son journal La Discusión lui avaient montré la réalité
du problème social, tandis que d’autres hommes luttaient pour une république
qui ne pouvait être que bourgeoise, et s’affiliaient au carbonarisme, ou à
quelque autre socrété secrète européenne.
C’est
alors que pénètre en Espagne l’influence bakouninienne. Le messager en est
une très belle figure de lutteur, l’Italien Giuseppe Fanelli, ancien
combattant garibaldien. puis député libéral indépendant, qui ayant rencontré
Bakounine, sans doute lors de son séjour à Florence, avait adhéré à sa pensée
sociale.
Bakounine
défend et propage le socialisme. A cette époque, le mot anarchie est pour lui
synonyme de désordre, chaos, déliquescence. Aussi a-t-il fondé à Genève,
avec une trentaine d’amis parmi lesquels des intellectuels de premier ordre
1
bis, I’Alliance
internationale de la Démocratie socialiste. Il avait connu Proudhon lors de son
séjour à Paris, pendant les années 1844-1848
2.
Comme celui de Proudhon, son socialisme est antiétatique. Il répond à sa
psychologie slave, à sa large nature russe, à sa vision cosmique des choses,
à l’ample philosophie humaine basée sur la science expérimentale qu’il
s’est construite. Sa pensée a mûri pendant les douze années de forteresse,
de prison, de déportation sibérienne qu’il vient de subir. Le comportement
de l’autoritaire et dictatorial Marx pendant cette longue et douloureuse période
n’a fait que renforcer sa méfiance et son aversion de la dictature, même
appelée populaire.
1
bis Non seulement les frères Reclus, mais des hommes comme James
Guillaume, jules Guesde, Benoît Malon, Ferdinand Buisson, Victor Dave, Alfred
Naquet faisaient partie de l’Alliance.
2
Expulsé de France par Guizot en 1847, il y revint
quand se produisit la révolution de février 1848.
Aussi
lorsque, en 1869, Fanelli expose la doctrine de l’ Alliance aux nouveaux amis
qu’il s’est faits à Madrid et à Barcelone, peut-il citer les sept articles
du programme de cette organisation secrète, écrits de la main de son
fondateur:
«L’Alliance
se déclare athée; elle veut l’égalisation politique, économique et sociale
des individus des deux sexes». . . «La terre, les instruments de travail,
comme tout le capital, devenant la propriété collective de la société tout
entière, ne peuvent être utilisés que par les travailleurs, c’està-dire
par les associations agricoles et industrielles.»
«Elle
veut pour tous les enfants des deux sexes, dès leur naissance à la vie, l’égalité
des moyens de développement, c’est-à-dire d’entretien et d’instruction
à tous les degrés de la science, des industries et des arts». . . «Elle
reconnaît que tous les Etats politiques et autoritaires actuellement existants
devront disparaître dans l’union universelle des libres fédérations, tant
agricoles qu’industrielles». . . «La question sociale ne pouvant trouver sa
solution définitive et réelle que sur la base de la solidarité internationale
des travailleurs de tous les pays, l’Alliance repousse toute politique
fondée sur le soidisant patriotisme et sur la rivalité des nations». . . «Elle
veut l’association universelle de toutes les associations locales par la
liberté.»
Dans
ce programme, Bakounine dépasse Proudhon, par exemple sur l’égalité des
droits de la femme - il l’a déjà dépasse avant, entre autres dans son Catéchisme
révolutionnaire - ; il dépasse Marx
dans sa vision de société nouvelle construite sur la base des organisations économiques
internationale des travailleurs. Car les Statuts de l’Internationale ne vont
pas si loin, ils n’impliquent pas une technique précise de réorganisation
sociale en même temps qu’une doctrine politique (ce qui laissera le chemin
ouvert à bien des surprises, et mènera à la conquête du Parlement et de
l’Etat).
Mais
il est surprenant de voir avec quelle célérité, quelle facilité, quelle précision
les deux noyaux espagnols - à Madrid et à Barcelone - allaient assimiler et répandre
la doctrine fondamentale de l’ Alliance.
Car
un an plus tard, exactement le 19 juin 1870, avait lieu à Barcelone, au Palacio
de Bellas Artes, le premier congrès de la section espagnole de la Première
Internationale.
Ce
congrès, où sont représentés 40.000 travailleurs, sur une population de 18
millions d’habitants, se caractérise par le sérieux et la profondeur des débats,
des problèmes étudiés, des résolutions prises. La nécessité d’en finir
avec la domination du capital et l’exploitation de l’homme par l’homme,
l’établissement d’une tactique propre à la classe ouvrière indépendamment
des partis politiques, le besoin de se préparer à prendre la relève de la
société bourgeoise grâce aux associations ouvrières furent amplement
approfondis. Et dès le début, les modes d’application de l’idéal firent
élaborer des directives que l’ on trouve dans la résolution relative à l’organisation
des travailleurs :
«1º
Dans chaque localité on organisera en sections spécialisées les
travailleurs de chaque métier; on constituera, en outre, la section
d’ensemble qui comprendra tous les travailleurs appartenant à des métiers
n’ayant pas encore constitué de section spéciale: ce sera la section des métiers
divers.
«2º
Toutes les sections de métiers d’une même localité se fédéreront et
organiseront une coopération solidaire appliquée aussi aux questions
d’entraide, d’instruction3, etc.,
qui présentent un grand intérêt pour les travailleurs.
3 Observons l’importance donnée dès le départ
à l’instruction, et que l’on retrouvera jusqu’en 1936-1939.
«3º
Les sections d’un même métier appartenant à différentes localités se fédéreront
pour constituer la résistance et la solidarité dans leur profession.
«4º
Les fédérations locales se fédéreront pour constituer la Fédération régionale
espagnole qui sera représentée par un Conseil fédéral élu par les congrès.
«5º
Toutes les sections de métiers, les fédérations locales, les fédérations de
métiers, de même que la Fédération régionale se régiront d’après leurs
règlements propres, élaborés par leurs congrès.
«6º
Tous les travailleurs représentés par les congrès ouvriers décideront, par
le truchement de leurs délégués, des modes d’action et de développement de
notre organisation.»
Certes,
les postulats fondamentaux de l’idéal sont l’æuvre de Bakounine, ont été
apportés par Fanelli. Mais on trouve ici une vaste conception d’organisation,
et une initiative créatrice qui, s’avançant sur tout ce qui jusqu’alors a
été fait en Europe, montrent à quel degré l’idéal a été compris et
assimilé. Dans cette structure complexe - comme la société -, et complète,
les principes guident l’ action, mais l’action à venir guidera et complètera
les principes. D’autre part, nous nous trouvons devant un esprit novateur, une
volonté active et un sens de l’éthique qui dépassent d’un seul coup les
limites du corporatisme syndical. On ne pense pas seulement à créer une
organisation de caractère professionnel, mais humaniste et sociale au large
sens du mot. En même temps que l’on invente une arme efficace pour lutter
dans l’immédiat contre l’adversaire de classe, on pose les fondements
d’une société nouvelle.
Déjà
ce qu’on appellera plus tard organisation verticale constituée à base de fédérations
nationales, complète l’organisation horizontale. En même temps, les fédérations
locales, constituées dans les centres quelque peu importants, où il existe
différents syndicats de métiers, réunissent et fédèrent ces derniers pour
les luttes communes. En France, cela se produira trente ans plus tard, sous la
forme de bourses du travail, et il faudra pour cela que Fernand Pelloutier, venu
de la petite bourgeoisie, s’en fasse l’apôtre.
Mais
l’idéal apparaît aussi dans d’autres résolutions adoptées, d’autres tâches
sont envisagées dans l’immédiat - bien que souvent l’âpreté de la lutte
sociale ait empêché l’application de décisions prises. A ce même congrès,
on s’occupa aussi des coopératives. Pour des hommes qui envisageaient la
transformation radicale de la société dans un temps tres court, celles-ci
pouvaient sembler un frein dangereux. Mais bien qu’ils ne connussent pas
encore le programme des pionniers de Rochdale, les délégués ouvriers du congrès
de Barcelone trouvèrent sur cette question des solutions de bon sens et de
parfait équilibre. Le paragraphe 3 de la résolution votée stipulait que :
«Quand
les circonstances l’imposent, la coopération de production doit préférer la
production d’objet de consommation immédiate pour les travailleurs, mais nous
la réprouvons quand elle n’étendra pas, en fait, sa solidarité aux grandes
organisations de travailleurs.»
Toutefois,
le principe de la solidarité universelle étendue à tous les exploités semble
particulièrement praticable par la coopération de consommation, «la seule qui
non seulement puisse être appliquée dans tous les cas, et toutes les
circonstances, mais qui doit aussi servir d’éléments et de moyens de
formation générale de tous les travailleurs dont le retard culturel rend les
idées nouvelles difficilement accessibles.»
Enfin,
le sixième et dernier paragraphe stipule qu’«à côté de la coopération de
consommation, et comme complément, on pourra placer des coopératives de
secours mutuels et d’instruction publique»
4
4
Souligné par moi.
Rappelons
que nous sommes en juin 1870. A cette époque, le livre de Marx Le Capital est
encore inconnu, le Manifeste communiste lui-même est ignoré, et la
Commune de Paris n’éclatera que l’année suivante. Le socialisme fédéraliste
et libertaire se développe donc en Espagne d’après l’impulsion del sa
force propre. D’un seul coup, l’idéal a été précisé dans ses grandes
lignes, et ce que plus tard on appellera le syndicalisme révolutionnaire
francais, est formulé dès cette époque.
Mais
ce qui a été élaboré dans ces journées historiques n’en sera
pas moins enrichi et confirmé dans les congrès qui suivront pendant dix ans.
Ainsi, l’année suivante, la Conférence des organisations composant la «Section
régionale espagnole de la Première Internationale «met davantage encore les
choses au point. Les militants les plus capables sont allés en Suisse prendre
contact avec Bakounine qui inspire leur action grâce à une pensée
constructive et à des dons d’organisateur embrassant la vie à l’ échelle
planétaire. Mais ils ajoutent à ses idées leurs idées propres. Aux fins de
la lutte immédiate, de la résistance ouvrière et de l’organisation de la
société nouvelle, l’ Espagne est organiquement divisée en cinq régions par
les délégués présents à cette conférence: Nord, Sud, Est, Ouest et Centre.
Comme il avait été décidé l’année précédente, les fédérations locales
et nationales de métiers ont été fondées. On ébauche un type de coopération,
par métier également afin de pouvoir faciliter, et contrôler, cette partie de
l’activité générale. Le 1er septembre 1871, après huit jours de
débats sur différents sujets une déclaration de principes contre le républicanisme,
ennemi politique, mais non social du régime monarchique, est approuvée:
«Considérant
que la signification réelle du mot «République» est «chose publique»,
donc ce qui est propre à la collectivité et englobe la propriété collective ;
«Que
«démocratie» signifie le libre exercice des droits individuels, ce qui
n’est praticable que dans l’Anarchie, c’est-à-dire par
l’abolition des Etats politiques et juridiques au lieu desquels il
faudra constituer les Etats ouvriers
5
dont les fonctions seront purement économiques;
5
L’emploi du mot Etat a ici le sens de nation, comme on le verra par ce qui
suit.
«Que
les droits de l’homme ne peuvent être soumis aux lois car ils sont
imprescriptibles et inaliénables;
«Qu’en
conséquence la Fédération doit avoir un caractère purement économique;
«La
Conférence des travailleurs de la région espagnole de l’Internationale des
Travailleurs réunie à Valence déclare:
«Que
la véritable république démocratique et fédérale est la propriété
collective, l’Anarchie et la Fédération économique, c’est-à-dire la
libre fédération universelle des libres associations ouvrières, agricoles et
industrielles, formule qu’elle adopte intégralement.»
On
ne peut qu’admirer la richesse de cette pensee qui n’a jamais éte atteinte
par aucun mouvement ouvrier depuis qu’elle a été formulée. Il a fallu
trente-cinq ans au mouvement ouvrier français pour en arriver à la Charte
d’Amiens, bien inferieure pour son contenu théorique et doctrinal, à
l’ampleur des visions constructives dans l’ordre pratique, et quant à ce
sens d’universalité et d’internationalisme élevant les esprits et guidant
les actions. Ici, l’inspiration essentielle est d’abord un idéal fraternel.
Il s’agit avant tout d’étendre à tous les peuples, à tous les habitants
de la terre, la pratique de la solidarité humaine.
L’année
suivante - 1872 - l’Internationale est déclarée hors la loi par le
gouvernement de Madrid, malgré la brillante défense qu’en fit au Parlement
Nicolas Salmeron, noble figure et grand juriste républicain. En Italie, le
gouvernement prend la même mesure. En France, où sévit toujours la loi Le
Chapelier, les tribunaux n’ont cessé de condamner les internationalistes à
des peines d’emprisonnement sévères. Mais tandis que les internationalistes
italiens guidés par Malatesta, Covelli, Andrea Costa, Carlo Caffiero et autres
jeunes gens enthousiastes sortis de la bourgeoisie, proclament leur joie de
cette mesure qui, disent-ils, hâtera la révolution, et se lancent dans des
tentatives insurrectionnelles échevelées qui provoqueront la dissolution complète
du mouvement, les militants d’Espagne ne perdent pas de vue les buts de caractère
constructif, et l’action organique immédiate qui en découle. Ils commencent
par confirmer leurs aspirations positives dans un Manifeste à l’opinion
publique que lance le Conseil fédéral de la section espagnole de la Première
Internationale:
«Nous
voulons que la justice soit réalisée dans toutes les relations humaines;
«Nous
voulons l’abolition de toutes les classes sociales et leur fusion dans une
seule classe de producteurs libres, honnêtes et cultivés;
«Nous
voulons que le travail soit la base sur laquelle repose la société; que le
monde se convertisse en une immense fédération de libres collectivités ouvrières
d’une localité qui, se fédérant entre elles constituent une fédération
locale complètement autonome; que les fédérations locales d’un canton
constituent la fédération cantonale, que les diverses fédérations cantonales
d’une région constituent la fédération régionale, et enfin que toutes les
fédérations régionales du monde constituent la grande fédération
internationale;
«Nous
voulons que les instruments de travail, la terre, les mines, les chantiers
navals, les transports maritimes, les chemins de fer, les fabriques, les
machines, etc., devenus propriété de la société tout entière, ne soient
utilisés que par les Collectivités ouvrières qui les feront produire
directement, et au sein desquelles l’ouvrier recevra le produit intégral de
son travail
6 ;
6
Nous verrons plus loin que la formule du produit intégral de son travail à
l’ouvrier fera place, par l’introduction du principe communiste, à une
vision plus généreuse des choses.
«Nous
voulons pour tous les individus des deux sexes, l’enseignement intégral de la
science, de l’industrie et des arts
7
afin que disparaissent les inégalités intellectuelles, fictives en leur
presque totalité, et que les effets destructeurs de la division du travail ne
se reproduisent pas; on obtiendra alors les avantages uniques, mais positifs de
cette force économique par la production de ce qui est destiné à satisfaire
les nécessités humaines;
7
Phrase nettement bakouninienne.
«Nous
croyons que par l’organisation de la société en une vaste fédération de
Collectivités ouvrières basées sur le travail, tous les pouvoirs autoritaires
disparaîtront, se convertissant en simples administrateurs des intérêts
collectifs, et que l’esprit de nationalité et le patriotisme, si opposés à
l’union et à la solidarité des hommes s’effaceront devant la grande patrie
du travail, qui est le monde entier.
«Tel
est le socialisme que proclame l’Internationale dont les deux affirmations
essentielles sont : en économie, le collectivisme, comme principe politique,
l’ anarchie. Le collectivisme, c’est-à-dire la propriété commune des
instruments de travail, leur utilisation par les Collectivités ouvrières qui
les feront produire directement, et la propriété individuelle du fruit intégral
du travail de chacun. L’anarchie, ou l’abolition des gouvernements, c’est-à-dire
leur conversion en simples administrateurs des intérêts collectifs.»
Ces
derniers paragraphes ne nous rappellent-ils pas la formule de Proudhon: «L’atelier
fera disparaître le gouvernement» ? Ou mieux peut-être celle de Saint-Simon: «Remplacer
le gouvernement des hommes par l’administration des choses» ?
Toujours
en cette année 1872, la section espagnole de la Première Internationale
continuera de mettre au point principes et moyens de réalisation. Un nouvel
apport massif sera fait au congrès de Saragosse, juste avant la mise hors la
loi. La hauteur morale des questions traitées, des résolutions prises,
l’emporte souvent de beaucoup sur les problèmes et les solutions économiques,
le tout généralement s’interpénétrant pour la première fois dans le
mouvement ouvrier. Il sera traité du sort de la femme «dont l’émancipation
est intimement liée à la question de la propriété», des sections coopératives
de consommation, des comités de consommation organisés par les sections ouvrières
de résistance, et par une Fédération coopérative spécialisée. Un long
rapport, digne d’un juriste, montre combien, avec quelle minutie les auteurs
ont étudié le problème de la propriété. Mais le rapport sur «l’Enseignement
intégral» retient le plus notre attention, car c’est la première fois que
ce sujet donne lieu à une analyse aussi profonde.
Il
est stupéfiant de trouver d’abord les considérations scientifiques
d’ensemble, et l’énumération, par ordre d’importance, des rapports entre
le développement biologique et celui des facultés psychologiques de l’enfant
qui furent alors emises. On est tenté de dire que, depuis, aucun des grands maîtres
de la pédagogie n’est allé plus loin. En vérité, ce rapport fut l’æeuvre
d’un intellectuel rallié aux travailleurs avec lesquels il collabora, mais
combien il était honorable pour ces métallurgistes, maéçons, typographes,
mancæuvres, tisserands, débardeurs, de patronner le lancement d’idées pédagogiques
en avance d’un demi-siècle sur l’époque!
Considéré
dans l’ensemble, cet esprit constructeur était exceptionnel. Nous en trouvons
la preuve dans la troisième Résolution votée au Congrès de Saint-Imier célébré
les 15 et 16 septembre 1872. Ce Congrès réunissait les sections de la Première
Internationale qui ne s’inclinaient pas devant la dictature de Marx et devant
la dissolution de cette Association comme réplique aux protestations de la
majorité des sections contre l’expulsion frauduleuse de Bakounine, James
Guillaume et la Fédération du Jura
8.Parmi les questions à l’ordre du jour, l’une d’elles avait pour sujet: «L’organisation
du travail, statistiques». Le rapport présenté avait visiblement été écrit
par Bakounine, et se terminait par ces mots:
8
Non seulement le prétexte de l’expulsion était faux, mais Bakounine
n’avait pas été prévenu de ce qui se tramait. Il était absent, et une
partie des délégués qui votèrent dans le sens voulu par Marx étaient munis
de faux mandats.
«La
Commission propose de nommer une Commission qui devra présenter au prochain
congrès un projet d’organisation universelle de la résistance, et des
tableaux complets de statistiques du travail dans laquelle cette lutte puisera
sa lumière. Elle recommande la section espagnole comme la meilleure jusqu’à
ce jour.»
L’année
suivante, et bien que, comme nous l’avons vu, la Fédération espagnole ait été
mise hors la loi, les statistiques enregistrent 162 fédérations locales, et 62
autres en formation. Un an plus tard, selon l’historien belge Laveleye, le
nombre des adhérents s’élève à 300.000, ce qui nous paraît excessif, et
doit plutôt exprimer l’influence exercée par la section espagnole de
l’Internationale. Puis, le mouvement étant devenu clandestin à cause des
persécutions, ses effectifs diminuent. Il n’empêche qu’en 1876, une Conférence
de fédérations cantonales énumère à nouveau les principes qui devront être
appliqués au moment de la révolution:
1º
Les localités où les membres de l’Internationale pourront triompher grâce
au mouvement international se déclareront libres et indépendantes et déliées
de la structure nationale
9.
9
Il s’agit de la structure politique de l’Etat, pour construire une autre
structure comme on va le voir.
2º
Chacune déclarera immédiatement que ce qu’elle renferme en son sein lui
appartient, que rien n’appartient individuellement à qui que ce soit, excepté
les meubles, les vêtements et autres objets personnels.
5º
Organisation de la fédération des forces populaires de toutes les fédérations,
de tous les cantons, de tout le pays.
6º
Les conseils locaux se subdiviseront en autant de commissions qu’il sera nécessaire:
défense, subsistance; administration, travail, instruction, relations
internationales, et interfédérales, etc.
9º
Dissolution de tous les organes constituant l’Etat actuel; destruction et
autodafés de tous les titres de rente et de propriété, des hypothèques,
valeurs financières, obligations, etc. : saisie et concentration de toute
monnaie métallique ou fiduciaire, des bijoux et pierres précieuses existant
dans la localité; centralisation de tous les articles de consommation et
concentration partiale dans des ateliers utilisables, des outils et des
machines.
11º
Les congrès cantonaux et régionaux prendront en charge, grâce à des
commissions spéciales, la gestion de tout ce qui ne pourra pas être fait par
les seules communes: la défense cantonale et régionale, l’organisation des
services publics, de la marine, des chemins de fer, des postes et télégraphes,
etc. ; nomination des délégués de la région au Congrès universel et
dans d’autres régions.»
Visiblement,
les problèmes ont continué d’être étudiés dans l’ordre théorique, ce
qui n’empêcha pas le mouvement d’atteindre une puissance matérielle
surprenante. A cette époque, les «grèves sauvages» se produisent dans les
campagnes, particulièrement du Levant et d’Andalousie. Selon les régions et
les provinces où les gouverneurs, délégués et représentants du pouvoir
central ont le droit de suspendre les garanties constitutionnelles, de fermer
les locaux, d’arrêter et de déporter administrativement qui bon leur semble,
où la police torture, où le chômage sévit, où les «agitateurs» et leur
famille sont réduits à une telle misère qu’une paire d’espadrilles est
souvent un luxe, des journaux propageant l’idéal apparaissent, publiquement
ou clandestinement.
Qui
en saura jamais le nombre? Prenons un exemple. Dans la seule petite ville de La
Corogne, située sur la côte au nord du Portugal, dont, de 1874 à 1923, le
nombre d’habitants passa de 30.000 à 60.000, on compte 4 hebdomadaires
successifs, communistes libertaires ou anarchistes, et naturellement aussi
syndicalistes : La Bandera Roja, La Emancipación, El Corsario, La
Lucha Obrera. Plus tard, après une période prolongée de répression, on
en comptera cinq autres: Germinal, La Emancipación, La Voz del Obrero,
Tierra et Solidaridad Obrera (l’auteur a collaboré aux deux derniers).
Il
serait
impossible,
à moins de disposer des archives du ministère de l’Intérieur, d’énumérer
toutes les publications parues de 1870 à 1936. Mais citons les chiffres que
nous connaissons de cette dernière année - dont
probablement la liste ne sera pas exhaustive: 2 quotidiens: Solidaridad
Obrera, organe de la C.N.T. qui paraît à Barcelone et tire de 40.000 à
50.000 exemplaires; et C.N.T., organe madrilène de la même
organisation, qui tire en moyenne à 30.000 exemplaires. Parmi les périodiques
- une dizaine en tout - le vétéran barcelonais de la presse anarchiste
espagnole Tierra y Libertad, qui tire, à Barcelone, 20.000 exemplaires;
Vida Obrera paraît à Gijon (Asturies); El
Productor paraît à Séville; Cultura y Acción paraît à
Saragosse; comptons encore Acracia, dont nous avons oublié le lieu de
parution.
Ce
n’est pas tout. Il faut ajouter les revues. Voici Tiempos Nuevos, qui
paraît à Barcelone et tire à 15.000 exemplaires; La Revista Blanca, au
tirage minimum de 5.000, publiée aussi en Catalogne; Esfuerzo, encore à
Barcelone, même tirage; Orto, même tirage aussi, mais localisé à
Madrid, et surtout Estudios, publiée à Valence, et dont le tirage moyen
est de 65.000 exemplaires, mais qui tire jusqu’à 75.000.
Dans
toute cette presse, les mêmes buts sont continuellement formulés. Tandis que
dans d’autres pays, et durant les époques de lutte l’accent n’a été mis
que sur la critique, la seule revendication immédiate, la dénonciation des
maux de la société, l’imprécation souvent, les idées directrices et
constructives sont ici continuellement rappelées. Même dans une période de
clandestinité, un journal comme El Municipio Libre, qui paraissait à
Malaga, publiait cette synthèse en mai ou juin 1880:
«Nous
voulons la constitution de communes libres, indépendantes de tout lien
centralisateur, sans autre union que celle résultant de pactes fédéraux
librement acceptés et toujours révocables par les communes contractantes.
«L’appropriation
par les communes du sol, des instruments de travail concédés à titre
d’usufruit aux Collectivités agricoles et industrielles.
«La
reconnaissance des droits sociaux aux seuls individus des deux sexes qui
contribuent à la production.
«L’enseignement
intégral, et l’application à l’éducation des enfants de tous les moyens
de développement moral et physique.
«Un
régime municipal garantissant les droits de l’individu dans toute leur plénitude.
«L’organisation
du travail permettant à chaque travailleur de bénéficier du produit intégral
de son travail.
«Des
avances faites à toutes les activités qui permettront à l’humanité de
profiter de toutes les inventions et de tous les progrès, fruits du génie de
l’homme».
Certes, quelques objections de
détail peuvent être faites quant aux conceptions d’organisation économique,
a condition que l’on se situe à l’époque, que l’on tienne compte, par
exemple, des structures économiques de l’Andalousie et d’autres régions.
Mais l’important, ce sont les grandes lignes, l’esprit constructeur toujours
présent, et qui fait que les erreurs d’anticipation seront, le moment venu
vite corrigées
10.
Et retenons ce retour incessant à «l’enseignement intégral». On a pu écrire,
avec raison, que Joaquin Costa, le grand leader sociologue républicain,
autodidacte de génie, qui lutta tant pour élever le niveau culturel du peuple
espagnol, et fit de l’instruction publique une des idées-force de son combat,
avait été devancé par ces ouvriers et ces paysans libertaires dont la vie matérielle
était si terne et l’âme si lumineuse.
10
Le fait s’est produit pendant la révolution; certains libertaires en étaient
restés à la formule de la commune libre, autarcique; ils rectifièrent aisément.
La
période de clandestinité commencée en 1872-1873 passe, et après neuf ans
pendant lesquels d’innombrables combats ont été livrés, l’organisation
syndicale à nouveau nationalement articulée tient un congrès à Barcelone. A
la fin des travaux, un Manifeste est adressé au peuple espagnol. Emphase
à part, le même Idéal est rappelé avec la même ténacité:
«Nous,
les travailleurs, qui sommes les vrais artisans de la société, sa force créatrice
et vitale, qui par nos efforts matériels et intellectuels11
bâtissons les villes et les villages; qui travaillons la terre et extrayons de
ses entrailles les produits les plus précieux; qui construisons les navires qui
sillonnent les mers pour transporter les richesses que nous produisons; qui
construisons les chemins de fer qui unissent les régions les plus éloignées;
qui installons au fond des océans les câbles grâce auxquels le Vieux Monde
peut aujourd’hui communiquer avec le Nouveau; qui perçons les montagnes,
construisons les aqueducs et creusons les canaux; nous qui prenons part, de nos
mains rudes. à tout ce qui est produit par l’humanité . . . . . par l’effet
d’une contradiction terrible nous ne profitons pas de ces richesses. Pourquio ?
Parce que la domination du capital et de la bourgeoisie fait de notre sueur une
marchandise que l’on estime au taux du salaire, qui porte le sceau de
l’esclavage et est la source d’où découlent tous les maux qui nous
oppressent.»
11
Notons ici que l’esprit prolétarien n’excluait pas un critère
donnant aux travailleurs intellectuels une place dans le combat.
Une
fois de plus on voit comment le problème des classes sociales est nettement posé.
Voici maintenant, et à nouveau, l’énonciation des méthodes de lutte et du
but à atteindre:
«Notre
organisation, purement économique, se sépare de tous les partis politiques,
bourgéois et ouvriers; elle leur est opposée parce que tous ces partis
s’organisent pour la conquête du pouvoir politique, tandis que nous nous
organisons pour détruire tous les Etats politiques actuellement existants et
les remplacer par une LIBRE FÉDERATI0N DE LIBRES ASSOCIATIONS DE TRAVAILLEURS
LIBRES.»
Un
nouveau commentaire s’impose. Ce paragraphe vise nettement le marxisme
international, et naturellement Marx, qui avait entraîné ses partisans sur le
chemin du parlementarisme et de l’Etat, en faisant voter, au congrès de La
Haye (septembre 1872) une résolution déclarant que «la conquête du pouvoir
politique est le premier devoir du prolétariat». La polémique publique entre
les deux écoles du socialisme commençait en Espagne. Elle n’a fait, depuis,
que s’étendre et s’accentuer.
Puis
le Manifeste insiste sur l’internationalisme, l’universalité des buts
poursuivis et la vision d’avenir :
«Le
problème social n’est pas seulement national, il intéresse les prolétaires
des deux mondes, car l’accaparement des matières premières, l’introduction
des machines, la division du travail, la concentration des capitaux, les opérations
de banques et les spéculations financières, le développement des moyens de
communication sont autant de forces économiques qui ont favorisé l’avènement
complet de la bourgeoisie et de sa domination exclusive sur les intérêts
sociaux.»
Le
lecteur quelque peu informé constate que les rédacteurs de ce document avaient
lu Proudhon, particulièrement Qu’ estce que la Propriété ? et les Contradictions
économiques. Mais il constate aussi que ces ouvriers dont certains -
Ricardo Mella, Anselmo Lorenzo, Rafael Farga, Pellicer, Federico Urales -
s’étaient élevés à la hauteur de sociologues12
analysant la structure du capitalisme et son développement avec une
connaissance dont la profondeur surprend.
12
L’ouvrier chapelier, Ricardo Mella, deviendra ingénieur des mines.
Ces
progrès, ces développements repris en toute occasion favorable furent
plusieurs fois signalés par Pierre Kropotkine qui dans le journal Le Révolté,
qu’il avait fondé et était le seul journal anarchiste de langue française
alors existant, écrivait (éditorial du 12 novembre 1881) que le mouvement
ouvrier reprenait «avec une force nouvelle en Europe». Puis, se référant à
l’Espagne:
«Mais
c’est surtout en Espagne qu’il prend en ce moment un développement sérieux.
Après avoir couvé pendant huit ans, comme le feu sous la cendre, il vient de
se manifester ouvertement par le dernier congrès de Barcelone auquel 140
organisations ouvrières se sont fait représenter par 136 délégués. Non pas
des sections de 7 ou 8 membres que le hasard a réunis dans un quartier, mais
des sections d’ouvriers du même métier, dont les membres se connaissent
parfaitement et se voient chaque jour, qui sont animés des mêmes espérances,
et qui ont pour ennemi commun le patron, et un but commun - celui de
s’affranchir du joug du capital; bref, une vraie organisation.
«Nous
parcourons les numéros de La Revista Social, journal fait par les
ouvriers eux-memes, et chacun nous apprend soit la création de nouvelles
sections de métiers, soit l’adhésion de groupes existants, soit la fédération
de groupes jadis isolés. En lisant le bulletin du mouvement espagnol nous nous
sentons transportés vers les meilleurs temps de l’Internationale avec
seulement cette différence: plus de netteté dans les aspirations, une
conception plus claire de la lutte qu’il faut soutenir, et un tempérament
plus révolutionnaire dans la grande masse du groupement.
«Une
comparaison vient immédiatement sous la plume: la comparaison du mouvement qui
s’opère en Espagne avec celui qui s’opère en France, toute à l’avantage
de l’Espagne, toute au désavantage de la France.»
Après
quelques autres considérations, Kropotkine
insiste sur la différence entre les deux pays:
«Fidèles
aux traditions anarchistes de l’Internationale, ces hommes intelligents,
actifs, remuants ne vont pas faire bande à part pour poursuivre leur
petit but; ils restent dans la
classe ouvrière, ils luttent avec elle, pour elle. Ils apportent leur énergie
à l’organisation ouvrière et travaillent à constituer une force qui écrasera
le capital au jour de la révolution: le corps de métier révolutionnaire.
Sections de métiers, fédération de tous les métiers de la localité, de la région,
et groupes de combat indépendants de tous les métiers, mais socialistes avant
tout
13 Voilà comment ils
constituent les cadres de l’armée révolutionnaire.
13
Observons
que le mot socialiste était encore employé par Kropotkine à cette époque.
«...
Nous ne saurons trop recommander aux ouvriers français de reprendre, comme
leurs frères espagnols, les traditions de l’Internationale, de s’organiser
en dehors de tout parti politique en inscrivant sur leur drapeau la solidarité dans
la lutte contre le capital.»
Qu’il
nous soit permis de commenter ce commentaire. Nous constatons d’abord qu’il
a fallu, à cette époque, qu’un Russe publie le seul journal anarchiste
existant en France, les anarchistes francais n’étant ni assez nombreux, ni
assez capables d’initiatives pour le faire eux-mêmes;
tandis qu’en Espagne. . . Cette différence est lourde de
signification.
Ensuite,
il ne pouvait pas être question, pour les ouvriers francais, de revenir aux
traditions de la Première Internationale, pour la simple raison que celle-ci
n’avait jamais existé en France comme mouvement organisé, et que les
quelques sections locales qui purent se constituer furent persécutées avec
acharnement, tandis qu’en Espagne le mouvement disposa de quelques années
pour prendre conscience de lui-même et apprendre à s’organiser.
Puis
il manquait un Bakounine. Malgré toutes ses qualités, Kropotkine ne pouvait
exercer cette influence, cette fascination qui caractérisaient le grand
lutteur, qui fut aussi un grand penseur et grand organisateur. Il
n’avait pas ce don de séduction, de compréhension humaine directe,
qui faisait qu’un paysan ou un mancæuvre se sentait de plain-pied en parlant
avec celui qui, parce que et quoique il était héréditairement un «barine»,
comprenait lhomme du peuple et savait se placer à son niveau.
Tout
cela nous explique pourquoi, bien qu’il fût partisan de l’activité et de
l’organisation ouvrières, Kropotkine ne put exercer sur ses camarades une
influence comparable à celle de Bakounine. De plus, à cette époque le
mouvement italien était, par l’impatience et la maladresse de ses personnalités
les plus éminentes, presque réduit á l’etat squelettique; et la féderation
du jura se trouvait dans une situation identique.
Cela
nous explique aussi pourquoi le mouvement anarchiste français se constitua sur
la base de groupes «de
7 ou 8 membres que le hasard a réunis dans un quartier», poursuivant «leurs
petits buts» et délaissant les grandes tâches de la transformation sociale.
Kropotkine
revint, au mois de juin de l’année suivante, sur l’exemple espagnol. Effort
inutile. Il fallut l’activité terroriste et désastreuse de l’époque dite «héroïque»,
et une certaine désagrégation intérieure à conséquence de déviations
diverses, pour qu’une partie des anarchistes se décide, vers 1895 et les années
suivantes, à entrer dans les syndicats où ils apportèrent non seulement la
pratique de la violence, comme l’écrivait Georges Sorel, mais un corps de
doctrine dont les éléments principaux furent repris par l’école, maintenant
si réduite, du syndicalisme révolutionnaire.
Revenons
en Espagne. Des années ont passé, nous sommes en 1887; un congrès vient d’être
célébré, qui lance un Manifeste publié dans le journal El Productor
14
. Nous y lisons:
14
Vers cette époque, la rédaction de El Productor discutait
avec celle des Temps Nouveaux, continuation du Révolté, sur
l’utilité de l’activité au sein du monde ouvrier. Les Temps Nouveaux
la niaient.
«Nous
proclamons l’acratie
15 (pas
de gouvernement) et nous aspirons à un régime économico-social dans lequel,
par l’accord des intérêts et la réciprocité des droits et des devoirs tous
seront libres, tous contribueront à la production et jouiront du plus grand
bonheur possible, qui consiste en ce que les produits consommés soient le fruit
du travail de chacun, sans exploitation, et par conséquent sans les malédictions
d’aucun exploité.
15
Mot employé pour anarchie.
«La
terre ne doit pas avoir de maître, pas plus que l’air et la lumière, les
richesses du sous-sol, les forêts et tout ce qui n’est pas le fruit du
travail des hommes.
«La
science ne peut pas avoir de maître, pas plus que les moyens de production,
conséquences et applications des connaissances scientifiques.
«La
Terre, la Science, les machines de la grande industrie n’ont pas été créées
par leurs détenteurs, mais elles se créent soit par des causes indépendantes
de la volonté de l’homme, soit par le travail continu de tous les hommes. . .
«L’unité
sociale est essentiellement le producteur. . . Le premier groupe social est le
groupe de producteurs d’une même branche de travail. Le contrat fondamental
se conclut entre le producteur et le groupe respectif de producteurs de la même
branche.
«Les
groupes de producteurs d’une même localité établissent un contrat par
lequel ils constituent une entité facilitant l’échange, le crédit,
l’instruction, l’hygiène et la police locale; et ils concluent des contrats
avec les autres localités pour le crédit et pour l’échange dans une sphère
plus vaste, tels les communications, les services publics généraux et réciproques.
. .
«La
terre, les mines, les usines, les voies ferrées, et, en général, tous les
moyens de production, de transport et d’échange sont concédés en usufruit
aux collectivités de travailleurs. Le but final de la révolution est:
«La
dissolution de l’Etat.
«L’expropriation
des détenteurs du patrimoine universel.
«L’organisation
de la société sur la base du travail de ceux qui peuvent produire; la
distribution rationnelle des produits du travail; l’assistance de ceux qui ne
sont pas encore aptes au travail ou qui ont cessé de l’être; l’éducation
physique et scientifique - intégrale - des futurs producteurs. . .
«Pour
ces raisons, le congrès, qui considère la Fédération régionale espagnole
comme un groupement libre dans lequel les travailleurs peuvent résoudre tous
les cas particuliers par l’initiative commune lorsqu’une action unanime est
nécessaire, reconnaît la liberté des individus et des collectivités pour
qu’ils puissent se développer selon les conditions spéciales qui règlent la
vie de chacun. . .»
De
telles déclarations, de tels programmes où s’ajoutent souvent des
conceptions ou des initiatives complémentaires montrent que les préoccupations
constructives demeurent toujours au premier plan. Et sous ces préoccupations il
y a invariablement une base doctrinaire fondamentale, inspiratrice des plans et
des projets. Dans ce dernier Manifeste, ce qui demeure c’est la conception
collectiviste proposée par Bakounine, et mitigée par la conception mutuelliste
proudhonienne dont le trait caractéristique est la formule du contrat. Mais à
la même époque il se produit une évolution importante, qui prouve que les
cerveaux travaillent. Jusqu’à maintenant, suivant la doctrine collectiviste,
et ainsi que nous l’avons vu à différentes reprises, chaque producteur
devait jouir «du produit intégral de son travail». Naturellement cette
formule avait pour but de faire disparaître tout vestige d’exploitation de
l’homme par l’homme; mais un problème nouveau avait été posé par l’école
communiste de l’anarchisme - et au fond, était pose implicitement dans les
conceptions constructives de Bakounine: une partie importante des membres de la
société, souvent la majorité n’étaient pas aptes au travail, entendu comme
apport producteur. La société était donc obligée de maintenir cette partie,
et pour cela elle devait prélever, inévitablement, le nécessaire sur la part
qui, selon le principe admis jusqu’alors, revenait aux producteurs. Ceuxci ne
pourraient donc pas «jouir du produit intégral de leur travail». La formule
qui s’imposait de plus en plus était celle du véritable communisme «à
chacun selon ses besoins, de chacun selon ses forces», que Louis Blanc avait préconisée
et que Proudhon attaquait en partie parce qu’elle était conçue sous la forme
de communisme d’Etat, en partie aussi parce qu’il repoussait,
instinctivement, et l’on pourrait presque dire viscéralement, ce qu’il
appelait «la communauté». Nous accédons maintenant à une morale de
solidarité intégrale, qui sera pratiquée par les collectivités de 1936-1939.
Sous
l’impulsion de Marx et Engels, qui ont envoyé Lafargue sur place afin de
combattre les internationalistes espagnols qui ne se soumettent pas à leurs
directives, une autre organisation syndicale, marxiste et réformiste est née
(ses fondateurs, groupés à Madrid, étaient 7). Mais elle ne présente ni la
force morale, que donnent les convictions philosophiques et sociales basées sur
un large humanisme, ni les caractéristiques de volonté et d’activité
historique nées de l’idéal incorporé à l’action. En Espagne
l’anarchisme, disons plutôt le socialisme fédéraliste antiautoritaire a précédé
le socialisme autoritaire et d’Etat, bénéficiant ainsi de l’avantage du
temps. Mais par l’influence qu’il a exercée sur les esprits il a aussi
mieux conquis les hommes; car non seulement il refusait l’autorité extérieure
à l’individu: il influençait la société par son æuvre culturelle répandue
dans les masses. N’oublions pas qu’en 1882 La Revista social, dirigée
par Luis de Oteiza tire à 20.000 exemplaires, et est probablement la plus lue
d’Espagne. D’autre part, dans l’histoire de l’anarchisme international
nous ne connaissons pas de manifestation culturelle comparable à celle du Secundo
Certamen Socialista
16 et
il n’est peut-être pas inutile de souligner, une fois de plus, avec quelle
facilité les anarchistes espagnols se classent comme une école du socialisme.
En France, un tel comportement aurait été jugé, et condamné comme une
impardonnable hérésie. . .
16
Deuxiùme concours socialiste, appelé «concours» parce que des récompenses y
furent données selon la valeur des travaux.
On
comprendra mieux l’importance atteinte par ce mouvement quand on saura qu’en
1903, à Madrid, Tierra y Libertad qui sera par la suite - nous l’avons
dit - le périodique traditionnel de l’anarchisme espagnol, devint quotidien
sous la direction d’Abelardo Saavedra
17.
17
Journaliste de talent, issu de la petite bourgeoisie et rallié au peuple,
excellent orateur qui aurait pu faire carrière parmi les privilégiés, et qui,
jusqu’à sa mort, fut un exemple de dévouement à la cause qu’il avait
embrassée. Quand je le connus en 1917, il avait déjà été vingt-deux fois
emprisonné.
Pendant
la période suivante, on enregistre un certain flottement dans la pensée
jusqu’alors si lucide et précise de l’anarchisme espagnol. Car
malheureusement, l’anarchisme français, si en retrait sur Proudhon et
Bakounine, exerçait sur lui une influence intellectuellement et spirituellement
restrictive. Son intervention tardive dans le mouvement syndical n’entraînait
qu’une partie des militants. L’habitude des petits groupes que déplorait
Kropotkine s’était trop bien implantée. Certes, on parlait bien de faire la
révolution, mais on entrevoyait celle-ci comme l’apothéose du Grand Soir,
romantique à ce point que Jean Grave et Charles Malato durent polémiquer avec
leurs propres camarades pour qui toute organisation était forcément
autoritaire et attentait aux droits de l’individu. Puis, comme la révolution
tardait à se produire, on s’occupa de choses secondaires. L’individualisme
apparut, avec sa revendication stirnérienne plus ou moins bien interprétée du
«moi»; la révolte devint purement négative, quand elle ne déviait pas sur
de nombreux dadas marginaux: végétarisme, crudivorisme, naturisme, esthétisme,
exaltation nietzschéenne, etc.
La
France jouissait en Espagne d’un prestige immense. C’est de France
qu’avaient été introduites, ou réintroduites bien des idées nouvelles,
dont celles du républicanisme, du socialisme et de l’anarchisme. Bientôt les
déviations anarchistes françaises furent importées par un certain nombre
d’anarchistes espagnols
18.
18
L’exil en France dans les périodes de répression ou de chômage prolongé
qui faisait aller gagner son pain au-delà des Pyrénées, favorisa la prise de
contact avec les nombreux groupuscules où les longs cheveux, les sandales et la
cravate lavallière étaient les distinctifs généralisés de l’individualité
supérieure de chacun.
Ces
nouveautés se confondaient avec celles d’un certain anarchisme communiste qui
rejetait l’activité syndicale, et la large prévision organique de l’avenir
des anarchistes d’Espagne. Mais d’une part l’intensité même du problème
espagnol limita ces fantaisies. D’autre part, le sentiment social naturel et
l’esprit de solidarité si fortement présents dans la nature de l’Espagnol
étaient trop puissants pour qu’un tel mouvement pût sombrer dans ces
mortelles inepties. Aussi, l’existence des groupes anarchistes n’empêcha-t-elle
pas l’activité sociale, d’abord, syndicale ensuite, de fomenter cette
dynamique presque mystique de l’histoire qui pousse aux grands rêves et aux
grandes actions.
L’idéal
demeure au fond de l’âme espagnole. Pour le militant moyen, il ne s’agit
pas d’abstractions philosophiques, mais de justice sociale, de travail organisé
solidairement, de fraternité active grâce à la jouissance égalitaire des
biens et des services. Le dernier paysan anarchiste sait cela, - en partie sans
doute parce que son sort est si dur qu’il ne peut chevaucher des chimères
quand il s’agit de la question sociale. Et le congrès du théâtre de la
Comedia, célébré à Madrid en 1919 confirme ce qui a toujours été: le but
de la C.N.T. est le communisme libertaire ; pour y atteindre on décide de
transformer les syndicats traditionnels de métiers en syndicats d’industrie
19 afin de mieux assurer la gestion de
l’économie nouvelle. Ce que ratifiera, après dix ans de dictature civile et
militaire le congrès de Saragosse de 1931, qui marque un nouveau départ de
notre organisation syndicale.
19
Malheureusement, sous l’influence de démagogues éloquents, le congrès
repoussa la constitution de fédérations d’industries, si nécessaire. On ne
la commenca qu’en 1931, et ce retard se fit sentir pendant la révolution.
Disons-le
nettement : la résolution de caractère constructif votée-par les délégués
dans une situation qu’on sentait prérévolutionnaire fut inférieure à la
plupart de celles qui avaient été votées dans les congrès précédents. Mais
l’incessante répétition des buts et des moyens, la volonté d’activités
constructives des syndicats, des fédérations locales, cantonales, régionales,
nationales, de leur cohésion, l’idée d’activités communales, de
l’instruction généralisée, de vastes ateliers remplacant ceux, vétustes, où
les artisans et les petits entrepreneurs étaient si mal récompensés de leur
travail, tout cela était demeuré dans l’esprit des militants de base, chez
tous ceux qui, jusqu’alors, s’étaient donnés corps et âme au triomphe de
l’idéal. Et l’on est surpris de voir comment, bien que les textes en soient
ignorés par la génération qui fit la révolution, les résolutions des congrès
de 1870, 1871, 1872, 1882 et autres sont appliquées, souvent comme à la
lettre, dans les Collectivités agraires et les réalisations syndicales
industrielles de 1936-1939.
Rappelons,
avant de terminer ce chapitre, que pendant les cinq années de république (de
1931 à 1936), de nombreux essais avaient été publiés, qui s’efforçaient
de préparer les réalisations constructives de la révolution. Pour la première
fois dans l’histoire de l’anarchisme mondial, successivement Diego A. de
Santillan, Higinio Noja Ruiz, Gaston Leval traitaient ces problèmes non sous
forme d’utopies et d’anticipations imaginaires, mais en se basant sur la réalité
concrète de l’économie du pays, à la lumière des statistiques concernant
la production industrielle et agraire, le problème des matières premières, de
l’énergie, des échanges internationaux, des services publics, etc.
D’autres études, moins documentées, dont celle du docteur Isaac Puente intulée
El Comunismo libertario et des essais de moindre importance parurent
aussi. Et l’on traduisit du français cinq ou six livres d’économistes
comme Cornelissen, de théoriciens militants syndicalistes révolutionnaires
comme Pierre Besnard, de sociologues moins rigoureux comme Sébastien Faure.
Tout cela, édité avec bien d’autres livres et de nombreuses brochures par au
minimum trois organismes éditoriaux, contribua à préparer la masse des
militants pour ses tâches futures.
L’idéal
poursuivi par les anarchistes communistes espagnols fut donc celui que les plus
hauts esprits de l’humanité ont poursuivi, propagé depuis Platon, et peut-être
certains stoïciens, jusqu’à nos jours. La révolution espagnole a réalisé
ce que demandaient les premiers chrétiens, ce pour quoi au XIVe siècle
luttèrent les Jacques, en France, et les paysans anglais conduits par John Ball
en Angleterre, ceux d’Allemagne, que Thomas Münzer mena deux siècles plus
tard, les niveleurs anglais inspirés par Everald et Winstanley, les frères
Moraves, disciples de Jean Huss; ce qu’ont préconisé Thomas Morus dans l’Utopie,
et François Bacon, et Campanella dans La Cité du Soleil, et le curé
Jean Meslier dans son célèbre Testament, trop méconnu, et Morelli dans
son Naufrage des îles flottantes, et Mably qui, comme Morelli, inspira
les meilleurs esprits de la révolution américaine, et les «enragés» de la révolution
française, dont Jacques Roux, le «curé rouge». Et la légion de penseurs et
de réformateurs du XIXe siècle et du premier tiers de celui-ci.
Elle est, dans l’histoire du monde, le premier essai d’application du rêve
poursuivi par ce qu’il y eut de meilleur dans l’humanité. Elle est parvenue
à réaliser, intégralement dans bien des cas, le plus bel idéal qu’ait conçu
l’esprit humain, et ce sera sa gloire éternelle.
Les
hommes et les luttes
Pour
la plupart de ceux qui s’occupent d’histoire sociale, de réalisations ou de
possibilités révolutionnaires, c’est à peu près exclusivement dans les régions
industrialisées et chez le prolétariat industriel qu’il faut enquêter. Les
régions agraires et les travailleurs de la terre sont, d’emblée, écartés.
Plus encore, la classe sociale des petits paysans est réputée fatalement
contre-révolutionnaire, surtout par la «science» marxiste selon laquelle les
conditions d’existence et les techniques de travail condamnent leurs usagers
à être les soutiens de la réaction, ou son incarnation. Marx insistait sur
cette «loi» de l’histoire, affirmant même que la lutte entre la ville et la
campagne avait été l’un des aspects dominants de la guerre des classes.
Il
est vrai qu’en cette matière, maintes fois les paysans sont restés en arrière
sur les citadins. Toutefois, rien n’est absolu, et les faits nous prouvent
qu’on ne peut prétendre enfermer le déroulement de la vie des peuples dans
des formules indiscutables. L’Espagne en est un exemple. En effet, s’il est
vrai que le socialisme collectiviste antiétatiste préconisé par Bakounine
apparut en 1869 à Madrid et à Barcelone, il ne tarda pas à se répandre dans
des régions nettement agricoles, et aussi dans les villes dont l’économie était
liée aux activités générales de l’agriculture. En fait le mouvement social
et socialiste anarchiste s’étendit au nord, surtout en Catalogne, la plus
industrielle, et au sud, en Andalousie, région où l’agriculture domine, qui
embrasse presque tout le midi de l’Atlantique, au sud du Portugal, à la région
du Levant, sur les côtes méditerranéennes.
C’est
dans ces deux régions que lon vendait, avant la révolution espagnole et depuis
longtemps, le plus de journaux de propagande, de revues, de brochures, et que
l’activité sociale, les luttes soutenues ont été parmi les plus intenses.
On
peut en donner des explications diverses. Psychologiques d’abord, car
l’Andalou est peut-être le plus rétif des Espagnols aux ordres venus du
dehors, à la tutelle de l’Etat et de l’autorité représentée par
l’homme de loi, ou le fonctionnaire. Economiques ensuite, car la structure de
la propriété agraire sous la forme de très grandes fermes (cortijos) couvrant
souvent des milliers d’hectares, qui employaient sur place, à demeure, un
personnel salarié nombreux, misérablement payé, prédisposait les
travailleurs à s’entendre pour la résistance et facilitait leur groupement.
Ceux qui ont connu cette époque nous racontaient
comment, le soir, laboureurs et moissonneurs, exténués par le labeur du
jour, se réunissaient dans la grange où ils dormaient, et là, à la lueur de
la lanterne unique celui qui savait lire faisait connaître à ses camarades le
contenudes journaux révolutionnaires édités à Barcelone, ou dans les villes
andalouses. Ainsi se répandait la Bonne Nouvelle.
Cela
pourtant n’explique pas tout. Car, comme on le verra plus loin, c’est dans
certaines provinces, le plus souvent parmi les petits propriétaires pouvant
lutter plus librement grâce á leur indépendance économique, que se sont touvés
nos militants les plus tenaces, les plus héroïques et les plus efficaces.
D’autre
part, si la faim, le chômage, la misère endémique constituaient des facteurs
et des causes de guerre sociale, d’autres facteurs poussaient les adhérents
dans leurs efforts de rénovation sociale. Nous revenons aux caractéristiques
de la nature humaine. Abelardo Saavedra nous racontait comment, lorsque
Francisco Ferrer entreprit de répandre la pédagogie nouvelle sous forme d’«escuelas
modernas», il avait, toujours dans cette vaste région andalouse - il était
lui-même natif de Séville - fondé 148 petites écoles. Ferrer fournissait
l’argent et le matériel, Abelardo Saavedra organisait. Mais il lui fallait
trouver sur place des éléments de soutien matériel et des instituteurs. Les
syndicats ouvriers les fournissaient. Presque toujours les enseignants étaient
de jeunes militants ouvriers, autodidactes, qui s’attelaient à ces nouvelles
tâches et y réussissaient.
Il
en fut de même hors de l’Andalousie. En 1919-1920, j’ai visité dans la région
du Levant, particulièrement la province de Valence, plusieurs de ces écoles où
l’on continuait au mieux l’æuvre du martyr de Montjuich
1
. Elles existaient surtout dans ce que nous pouvons appeler les petites villes
rurales. Les ressources autrefois fournies par le grand fondateur manquant, le
Syndicat local qui réunissait des travailleurs de tous les métiers, ou la fédération
locale quand il existait plusieurs Syndicats, apportaient les fonds prélevés
sur les cotisations versées. Souvent, l’école devenait le but principal,
presque mystique, de l’association ouvrière. Et j’ai connu des paysans qui
se privaient de tabac, leur seul plaisir de luxe, pour verser tous les mois un
douro - cinq pesetas - afin de soutenir l’école maintenant appelée «rationaliste».
1
Montjuich, fort de Barcelone où Ferrer fut fusillé en 1909.
On
pourrait écrire des pages émouvantes sur le combat mené localement autour et
à propos de ces réalisations où le caractère moral prédominait, Car,
naturellement, elles se heurtaient à l’hostilité active des «caciques»,
grands propriétaires terriens, maîtres de la vie locale, qui faisaient bloc
avec le curé, la garde civile, parfois le pharmacien et le médecin. Souvent,
appliquant une vieille coutume, on arrêtait l’instituteur non officiel, et on
le déportait à pied, menottes aux mains, entre deux gardes civils à cheval,
vers des régions lointaines où il restait en résidence surveillée. Alors,
presque toujours, le militant le plus instruit de l’endroit prenait la relève.
Presque toujours aussi c’était son tour de connaître la déportation. Et un
autre ouvrier ou paysan lui succédait, qui partait aussi, de prison en prison,
pour les provinces lointaines. Parfois les autorités finissaient par fermer
l’école. Et il arrivait que sur la résolution du Syndicat les élèves
partent tous les matins, dans la montagne, avec un dernier maître improvisé,
qui les faisait lire, leur enseignait en écrivant en l’air les mots et les
chiffres, ou l’histoire naturelle par observation directe.
Ce
que je viens d’écrire ne dépeint qu’un des aspects des luttes sociales
qui, cela va de soi, s’appliquaient aux conditions de vie immédiates, mais étaient
aussi inséparables d’une finalité supérieure. Certes elles revêtaient des
formes multiples, telles les protestations, contre l’Etat qui soulevèrent
tant de fois les paysans de France, d’Italie et d’Europe centrale, contre
les agents du fisc aux siècles des grands rois et des empereurs; mais s’y
ajoutait une guerre de classes qui à cette époque avait pris un caractère
beaucoup plus aigu que ce qu’on avait connu auparavant.
Nous
allons, par des informations puisées à des sources sûres et remontant à une
époque particulièrement troublée, énumérer des faits qui permettront de
saisir l’importance du combat social mené par les deshérités révoltés de
l’Espagne. Elles ne concernent qu’une période très limitée, mais
l’intensité des faits qu’elles rapportent permet d’en imaginer l’acuité
d’ensemble. Elles ne reconstituent pas l’ampleur des grèves générales,
surtout andalouses, dans la dernière partie du XIXe siècle, grèves
qui paralysaient tout dans les villes, les villages et les campagnes, où les pâtres
lâchaient les troupeaux dans les montagnes, les nourrices rendaient les
nourrissons aux dames de l’aristocratie, le personnel domestique se joignait
aux salariés industriels. Toutefois ce qui suit, et qui commence dix ans après
la naissance du mouvement libertaire espagnol, nous permettra de mieux
comprendre le sens de cette lutte sociale.
Année
1879. -
Exécution, au garrot, du paysan anarchiste Oliva, condamné pour des raisons
sociales - sans doute pour avoir commis un attentat contre un «cacique».
Dissolution des sociétés ouvrières à Tarragone (Catalogne) et d’une coopérative
dans le village d’Olivera (province de Cadix). A Valence, grève des fermiers
et métayers qui refusent de payer les propriétaires. Intervention de la garde
civile, nombreuses arrestations, proclamations des grévistes apposées sur les
arbres, 75 paysans grévistes sont déportés, sans condamnation, aux îles
Mariannes (archipel des Philippines, alors colonies espagnoles). A Arcos de la
Frontera (province de Cadix), à Grenade, Ronda, Jaén - tout en Andalousie -
manifestations de chômeurs demandant du travail et du pain. Arrestations
nombreuses. En plusieurs endroits, le peuple pille les boulangeries et les
boucheries.
En
juin et juillet, incendie de récoltes, vignobles, forêts, moisson et granges
des grands propriétaires de Castille, d’Estrémadure, de la région
valencienne, et surtout d’Andalousie où les brasiers continuent pendant le
mois d’août. Un nommé Moncasi est exécuté, sans doute encore au garrot,
pour attentat contre un patron. Il est suivi par Francisco Otero Gonzalez, qui a
tiré sans résultat deux balles de pistolet contre un riche.
1880.
- Des bandes saccagent les églises et les bureaux des percepteurs, ranconnent
les riches dans les provinces de Tarragone, Tolède. Ciudad Real (ces deux dernières
en pleine Nouvelle-Castille). Agitation en Andalousie. D’après La Revista
Social, 4.566 lopins de terres ont été saisis et vendus par le fisc. Puis
51.854 autres lopins sont à leur tour saisis, mais non vendus par manque
d’acheteurs. Dans les premiers mois de 1880, c’est le tour de 39.000 autres
lopins.
En
mai et juin, des incendies de mas, de vignobles des grands propriétaires ont
lieu dans la région de Xérès, en Andalousie. Dans cette ville, depuis
vingt-trois mois, 13 militants sont emprisonnés, accusés d’incendies qui ont
eu lieu à Arcos; deux d’entre eux, Manuel Alvarez et José Campos Rodriguez
meurent. Une bombe éclate devant la maison de l’alcalde, de La Corogne, en
Galice.
Dans
la province de Huelva (Andalousie), extermination des troupeaux par les grévistes
et destruction de plantations d’arbres. Une douzaine - ou une quinzaine de
soulèvements contre les agents du fisc, dans différentes parties du pays
(Valls, Arriate, Orense, en Galice; Almodovar (province de Ciudad Real), etc.
Toujours
en 1880, des incendies sont allumés dans les campagnes de la province de
Cordoue. Des milliers d’hectares de céréales sont détruits, dont 84
appartenant au duc d’Albe. A nouveau des demeures de riches brûlent. La misère
exaspère le peuple. Le journal libéral El Siglo déclare: «Nous préférons
nous retirer dans la vie privée, car nous sommes convaincus que la révolution
triomphant en Espagne tomberait immédiatement aux mains de tous les éléments
démagogiques du pays.» Un pétard éclate au couvent des jésuites de Gandia
(province de Valence). Ceux-ci vont s’établir dans la maison du duc de Pastraña,
qui est incendiée par les révolutionnaires.
Le
3 août, trois auteurs d’un déraillement et de l’attaque d’un train près
d’Alcazar, en Castille, sont fusillés. Le 17, quatre condamnés à mort sont
exécutés à Berzocana, le 18, un à Riaza, le 19, un à Marchena: dix exécutions
en dix jours. Un organe clandestin paraît, El Municipio libre, distribué
dans les villes et les campagnes. La maison du collecteur d’impôts, de Requeña
(province de Valence) est prise d’assaut, les livres comptables sont brûlés
sur la place publique avec une partie des archives de la municipalité. La
troupe intervient, le peuple fait face. Dans la ville-village d’Alcoy,
province de Valence
2 les jésuites
sont obligés de partir devant l’attitude hostile du peuple. Des militants
sont arrêtés à Malaga où l’imprimerie clandestine de El Municipio Libre
est découverte.
2Voir
plus loin les réalisations d’Alcoy pendant la révolution de 1936-1939.
1881.
- Du 24 au 26 septembre, un congres de fédérations «comarcales» (cantonales)
a lieu à Barcelone. Par leurs structure même, nombre de ces fédérations sont
basées sur les travailleurs des champs groupés dans les organisations
syndicales. Deux cents sections sont représentées, 136 délégués y prennent
part. A l’unanimité moins huit voix, une résolution est votée, déclarant
que le but poursuivi est l’anarchisme collectiviste. Les opposants sont
partisans du socialisme d’Etat marxiste.
1882.
- Congrès national (appelé régional, l’Espagne étant considérée par les
libertaires comme une région de l’Internationale), à Séville; 212 délégués,
10 régions organiquement constituées, 218 fédérations locales, 633 sections
syndicales et 59.711 fédérés. Ce dernier chiffre se décompose comme suit:
Andalousie de l’Ouest, 17.021 adhérents; Andalousie de l’Est, 13.026;
Aragon, 689; Catalogne, 13.181; Vieille-Castille
1.036; Nouvelle-Castille, 515; Murcie, 265; Galice, 847; Pays basque, 710;
Valence, 2.355. Chiffres très inférieurs à ceux des gens du peuple qui
prennent part aux luttes sociales.
Il
y a décalage (qui sera rectifié par la suite) entre le total et les chiffres régionaux
ou locaux. L’importance du mouvement n’en apparaît pas moins, étant donné
son caractère idéologique. Soulignons aussi quels efforts, souvent
extraordinaires, impliquait la présence de si nombreux délégués dont une
bonne partie a dû voyager à pied, ou traverser l’Espagne dans des conditions
invraisemblables.
Observons
aussi qu’à ce dernier congrès il a été décidé, presque trente ans avant
que Francisco Ferrer n’entreprenne cette tâche qui lui coûta la vie, de
fonder des écoles non soumises à la tutelle de l’Eglise et de l’Etat.
En
Andalousie toujours, la fédération locale de Séville où, à cette époque,
la vie sociale est solidaire des activités agraires, compte 53 sections
syndicales et 6.000 adhérents. Immédiatement après les congrès de Séville,
sept nouvelles fédérations locales sont organisées dans la province, 19
sections ont adhéré à la fédération régionale andalouse. Chaque numero du
périodique El Trabajo (Le Travail) qui paraît à Malaga, annonce la
fondation d’une vingtaine de sections syndicales où les travailleurs des
champs adhèrent en grand nombre. Sur les 18.000 exemplaires de La Revista
Social, 8.000 sont vendus dans la seule Andalousie. N’oublions pas
qu’alors l’Espagne ne compte que 18 millions d’habitants, dont 65%
d’illettrés. Ajoutons qu’une vingtaine de congrès régionaux
avaient précédé le congrès de Séville pour étudier l’ordre du jour et décider
des propositions qui y seraient émises.
1883.
- La Revista Social annonce qu’à Marchena, un ouvrier gagne de 2 à 3 «réales»
(1 «réal» = un quart de peseta). On compte 30.000 chômeurs dans la campagne
andalouse; la fédération en secourt 3.500 (il y a donc une pratique
d’entraide limitée aux ressources disponibles). Le gouvernement «ferme les
bibliothèques et les écoles ouvrières».
Mais
le caractère violent, exaspéré de la lutte sociale a provoqué la
constitution d’une organisation secrète, la «Mano Negra (la main noire).
Plus de 400 personnes sont arrêtées, accusées d’en faire partie. Des
militants de la province de Valence sont déportés aux îles Mariannes. Bientôt
2.000 travailleurs sont inculpés d’appartenir à cette société mystérieuse;
la terreur règne. Les fédérations locales se dissolvent, des perquisitions
ont lieu à peu près partout dans le pays, des crimes sociaux sont commis, la
garde civile perquisitionne nuit et jour, arrête. emprisonne, torture. Un grand
procès se prépare à Montilla (province de Cadix-Andalousie). A la bibliothèqueécole
de La Linea (province de Cadix), la garde civile s’empare des meubles, tables,
livres, mappemondes, etc.
En
mai, premiers procès de la Mano Negra. L’avocat général réclame trente
peines de mort. Cinq malheureux condamnés seront exécutés. La police prétend
avoir découvert une nouvelle organisation secrète dont vingt membres seraient
arrêtés.
1885-1886-1887.
-
A La Corogne (Galice), révolte des paysans contre l’octroi. Livres, papiers,
registres sont jetés au feu. La troupe tire, l’insurrection dure deux jours.
Les paysans de Canollas 3,
province de Barcelone, refusent de payer les impôts, cent hommes armés de bâtons
obligent le percepteur à se retirer. D’après le journal libertaire El
Obrero (l’Ouvrier), rien qu’en décembre
1886 l’Etat a saisi 75 fermes à Jodar, 32.000 dans la province de Logroño,
4.000 dans les Baléares, pour arriérés d’impôts. A Onteniente, province de
Valence, le peuple prend d’assaut la municipalité au cri de: «A bas les impôts
!» et brûle les documents comptables. On calcule que de 1880 à 1886 le ministère
des Finances a saisi judiciairement 99.931 propriétés rurales et urbaines.
Depuis la Restauration, en treize ans, le total s’élèverait à 999.000 4
3
Le nom de cette localité a dû être mal orthographié.
4Les
luttes contre le fisc expliquent sans doute, en partie, l’hostilité du peuple
espagnol envers l’Etat.
Le
chiffre est énorme, et nous ne pouvons, rétrospectivement, le vérifier.
Toutefois on annonce en mai 1887, que dans la région d’Alcañiz (province de
Teruel), 3.000 fermes doiventêtre, vendues pour non-paiement d’impôts. De
nouvelles et nombreuses émeutes sont signalées en divers endroits contre les
octrois, avec des morts, des blessés, car la garde civile tire, tire. . .
Arrestations dans toute l’Andalousie pour contrecarrer la campagne pour les
martyrs de Chicago. A Grazamela (province de Cadix), 24 hommes et 6 femmes sont
emprisonnés. Dans bien des petites villes (à Rio Tinto, province de Huelva,
Andalousie, par exemple), solidarité active entre les mouvements des ouvriers
d’usine et les mineurs. Misère noire dans de nombreux villages et petites
villes d’Andalousie. A La Loja (province de Grenade), Ecija, Los Arcos,
Sanlucar, Grazamela, les maires télégraphient au gouvernement de Madrid
demandant des secours et des troupes. Le journal portugais Grito do Povo
annonce 414.565 confiscations de propriétés (sans spécifier en combien de
temps), dont 63.562 dans la province de Cuenca (Nouvelle-Castille), 73.395 dans
la province de Saragosse. Les paysans de Vieille-Castille émigrent en masses.
Ce
que nous venons d’énumérer, et qui est forcément incomplet quant aux luttes
sociales menées dans cette période de douze ans, permet de juger de
l’intensité des combats menés par le peuple dans toutes les régions
d’Espagne - excepté probablement le Pays basque.
*
D’autres
facteurs complètent l’explication du comportement des populations des
campagnes, et l’on aurait tort de juger de l’attitude de ces dernières
d’après les seules révoltes désespérées dont nous venons de donner l’idée.
Certes, la lutte est en dents de scie, il est des périodes où elle s’atténue,
où la répression qui met hors la loi, pendant des années, les Syndicats
paysans, prend le dessus, où une certaine résignation semble s’emparer du
plus grand nombre. Mais les militants libertaires sont toujours là, comme un
ferment, comme un levain. Ils continuent d’influencer par l’action, ou par
la propagande, la diffusion des journaux et des revues, la création de bibliothèques,
même l’adhésion à la section locale du parti républicain quand il en
existe une. Ils font preuve d’une volonté, d’un stoïcisme, d’un héroïsme
souvent bouleversants. C’est par centaines, par milliers qu’ils ont connu
– souvent pour combien d’années! - la prison, le bagne, la déportation,
l’exil, le boycottage des «caciques» et de leurs administrateurs, des
patrons, des commerçants refusant le crédit, les persécutions sans
nombre. Mais cette lutte a trempé les hommes, forgé des volontés admirables.
Nous avons dit, et nous verrons davantage que, souvent, les petits propriétaires
jouissant d’une certaine indépendance matérielle, pouvaient agir et lutter
avec plus d’efficacité que les salariés. Ce sont ces petits propriétaires
libertaires, indépendants qui avaient le plus contribué, pendant les années
1915-1920, à la renaissance du mouvement libertaire dans la ville même de
Valence où, sous le régime monarchiste, le républicanisme avait accaparé
l’opposition. Le dimanche matin, délaissant leurs travaux, ils descendaient
des villages, des montagnes, ou venaient de la Huerta, apporter leur concours à
ceux qui, dans la ville, s’efforcaient de
remettre sur pied les forces que les répressions avaient balayées. Ils furent
les soutiens, les principaux artisans de cette réapparition.
*
C’est
dans la région du Levant que j’ai connu Narciso Poimireau
5
qui habitait le village de Pedralva, dans la région montagneuse et pauvre de la
province de Valence, où il possédait des terres et pouvait figurer parmi les
bien nantis de l’endroit. Et pourtant, Narciso Poimireau, grand, sec, au cæeur
d’or et à l’esprit illuminé, était l’agitateur par excellence du canton
de Liria, qui offre peut-être l’histoire sociale la plus intéressante de la
région du Levant.
5
Le nom est Plus francais qu’espagnol. Peut-être Narciso Poimireau, était-il
un lointain descendant de ces paysans dont nous parle Taine et qui, ruinés par
les exactions du fisc de Louis XIV, durent, chassés par la misère, émigrer en
Espagne.
Il
travaillait ses terres, et le soir, partait à pied pour ne pas fatiguer sa
mule, qui comme lui, devait travailler le lendemain - parcourant les chemins
rocailleux, allant d’un village à l’autre, prêchant l’évangile
libertaire, et organisant les paysans. Il avait fondé de ses deniers, et
maintenait une école rationaliste dont sa fille était l’institutrice. En même
temps que la lutte contre les riches exploiteurs il menait le combat contre le
curé. Il parlait aussi dans les meetings; mais au sein de notre mouvement il était
dans la région, par sa hauteur morale, le guide éclairé et pondéré, qui
calmait les élans de la colère et s’opposait aux fureurs de la haine.
Quand
les troupes franquistes arrivèrent, ses adversaires locaux qu’il n’avait
pourtant pas poursuivis pendant la période antifranquiste l’arrêtèrent. On
n’entendit pas parler de lui durant un certain temps, puis un jour les autorités
convoquèrent les habitants sur la place du village. Et devant eux, par dérision,
elles firent circuler une charrette sur laquelle se trouvait une grande cage de
bois. Dans la cage, Narciso Poimireau enfermé comme Don Quichotte à son retour
lamentable, et donné en spectacle public aux moqueries des gens autoritairement
rassemblés. «Mais les gens ne se moquèrent pas de moi; ils me regardaient
avec peine, les franquistes en furent pour leurs frais», racontait-il dans la
prison à celui qui m’a rapporté ces faits. Narciso Poimireau que j’avais
connu, chez qui j’étais descendu deux fois quand j’étais allé parler à
Pedralva, fut fusillé par les franquistes.
*
Passons
au nord de l’Aragon. Voici un autre de ces hommes exceptionnels qui forcent
l’admiration. Il s’appelle Juan Ric, il vit encore, quelque part en France.
Il habitait Binéfar, dans la province de Huesca, était propriétaire de 15
hectares de bonne terre irriguée - une fortune - élevait et revendait une
centaine de moutons par an, possédait deux mules et tenait, avec sa femme, une
épicerie lui appartenant. En même temps il était le principal animateur du
mouvement syndical libertaire local et cantonal.
Toujours
se dépensant avec une vitalité inépuisable, il fut à plusieurs reprises
poursuivi pour activités subversives. Une tentative insurrectionnelle prématurée
ayant eu lieu en décembre 1934, et des gardes civils étant tombés dans la
lutte, il se vit condamné deux fois à perpétuité (la condamnation à perpétuité
était alors de trente-trois ans), et à une quinzaine d’années supplémentaires.
En tout quelque quatre-vingt-deux ans: Ric ne sait plus au juste. Il sortit de
prison avec l’amnistie de 1936, et naturellement reprit aussitôt la lutte.
Naturellement aussi, il fut quelques mois plus tard à l’avant-garde de la
contre-offensive antifranquiste. Naturellement encore je le trouvai, toujours
actif et souriant, principal animateur de l’organisation collectiviste du
canton de Binéfar dont il sera question plus loin. Il dut passer les Pyrénées
au moment de l’avance franquiste, connut les camps de concentration francais
6,
puis celui de Dachau où l’emmena la police hitlérienne et dont il revint par
miracle et il est prêt, demain, s’il peut retourner à Binéfar où la
population refusa d’acheter ses terres que les franquistes avaient mises aux
enchères, à recommencer l’expérience d’une collectivité égalitaire et
libertaire avec le même enthousiasme, la même volonté, la même foi illuminée.
6
Ces camps de concentration dont personne, ou presque, ne s’émut à l’époque,
étaient gardés par la garde mobile et des tirailleurs sénégalais. Il y
mourut des centaines de réfugiés. Ric s’en évada et prit part à la lutte
contre les forces nazies, dans la région du Rouergue et, dénoncé parles
communistes (le cas ne fut pas unique), fut arrêté et envoyé à Dachau d’où
il revint pesant 35 kilos.
Combien
d’autres biographies, riches, passionnantes d’hommes exceptionnels, de révolutionnaires
libertaires, paysans, petits propriétaires et salariés, apôtres obstinés de
la révolution parce qu’apôtres de la justice et de l’amour pourraiton écrire
! J’ai sous la main un bref récit de lutte sociale qu’a rédigé sur
ma demande un de ces hommes, qui fut la figure de proue des luttes paysannes à
Navalmoral de la Mata, petite ville de 7.500 habitants dans la province de Cacérès,
en Estrémadure. Il fut deux fois condamné à mort, grièvement blessé dans
les combats contre les forces franquistes passa dix-huit ans au bagne, et s’il
en avait la force et les possibilités, serait, lui aussi, j’en suis certain,
prêt à recommencer les luttes que je vais résumer à mon tour. Mais ce héros
inconnu, modeste et obscur, éprouve, avant de parler de lui, le besoin de
rendre hommage à un autre héros modeste et inconnu. Lisons
le:
«Je
veux, avant de commencer, parler d’Alfonso Gonzalez, le plus vieux militant de
Navalmoral. Il fut notre père à tous en anarchie, emprisonné maintes fois,
deux fois condamné à mort, arrêté par les franquistes le 22 juillet 1936, et
remis en liberté en 1942; puis arrêté
de nouveau en 1944 parce quil servait d’agent de liaison aux guerrilleros de
la région, il fut condamné au bagne et enfermé dans le pénitentier d’Ocaña.
Il purgea sa peine, et revint; à 84 ans, les autorités l’expulsèrent de
Navalmoral. Il passa six mois au village deTalayuela, et revint à Navalmoral où
il mourut six mois plustard. Par testament devant notaire, il exigeait un
enterrement civil. Les autorités voulurent passer outre, mais le notaire obtint
que fût respectée la volonté du vieux lutteur. On ouvrit une brèche dans le
mur du cimetière pour que le passage du corps dans les allées bénies Par Dieu
et par les prêtres ne contaminât pas les autres tombes, et on l’enterra dans
un coin à part.»
Espérons
que les générations futures élèveront un monument à Alfonso Gonzalez. Mais
il faudrait en élever tant d’autres!
Et
voici, résumé, ce qui concerne Ambrosio Marcos:
«L’opposition
libérale, qui constituait déjà un pas important à Navalmoral, apparut, aux
temps de la monarchie, vers la fin du siècle dernier, en la personnalité de républicains
éminents, qui laissèrent un beau souvenir dans la mémoire du peuple. L’un
d’eux fonda une grande bibliothèque publique où l’on trouvait tous les
livres de culture générale et ceux traitant du problème social, donc on le
comprend, des livres de sociologie anarchiste si nombreux en Espagne. Cela
n’est nullement surprenant, car certains courants républicains maintenaient
un contact fraternel avec le mouvement ouvrier révolutionnaire dans
l’opposition anti-monarchiste. Les conflits sociaux se produisirent sous forme
de grèves agraires, de luttes contre les grands propriétaires. Les détails
nous manquent, mais au début du siècle, on parle de la Main Noire qui causait
une telle terreur que les mères en menaçaient leurs enfants! Elle remplaçait
le diable.»
En
1905, le peuple de Navalmoral se soulève pour défendre l’alcade libéral qui
vient d’être élu, et contre qui le marquis de Comillas, qui passe pour
l’homme le plus riche d’Espagne et possède des terres dans la juridiction
de Navalmoral comme dans beaucoup d’autres régions, a opposé son veto. Une
compagnie de la garde civile accourt, avec fusils et mitrailleuses, soutenir les
forces locales; après des escarmouches, elle finit par se retirer et le peuple
triomphe. Dans les années suivantes, on enregistre des manifestations contre la
cherté de la vie. En 1916 une Fédération ouvrière locale est fondée, qui
adhère à l’Union générale des Travailleurs (socialiste et réformiste).
Mais se trouvent sur place des militants libertaires qui, un an plus tard, entraînent
cette Fédération à la Confédération nationale du Travail. Des conflits
sociaux habituels se produisent, et en 1924 Primo de Rivera établit sa
dictature. Les Syndicats sont fermés, comme dans de nombreuses autres villes et
régions d’Espagne, ou l’agitation sociale est intense. Alors apparaît
cette espèce de génie de la clandestinité que nous avons déjà constaté. Le
mouvement syndical se maintient malgré, la fermeture des Syndicats, les syndiqués
cotisent, se réunissent dans les champs (ailleurs ce sera dans les montagnes ou
dans les bois). Comme la loi n’interdit pas la constitution de groupes de
travail, ni même de certaines formes d’association, les charretiers
s’organisent en collectivité de travail. En pleine répression, ils vont
au-delà du salariat. Des travailleurs d’autres métiers font comme eux
7.
7
Ambrosio
Marcos ne nous dit pas lesquels.
Primo
de Rivera abandonne le pouvoir en novembre 1930. Le Syndicat se reconstitue immédiatement.
En un mois il compte 1.500 adhérents. Les paysans s’inscrivent à leur tour.
Ils sont bientôt 400, les uns sans terre, les autres ne possédant que quelques
ares de «secano» (terre sèche). Ambrosio Marcos s’est occupé de
l’organisation mutualiste agricole, qui avait été fondée par des militants
catholiques, ou socialement neutres. Terrien lui-même, et aidé par d’autres
ouvriers et paysans, il influe sur les adhérents, les gagne à la lutte pour la
terre, et en janvier 1931, les travailleurs des champs et les paysans pauvres
s’emparent des propriétés du marquis de Comillas et d’autres très grands
possesseurs de ces terres toujours incultes, dont ils avaient envie depuis
toujours. Ils y vont en masse, se mettent à labourer, à désherber, à semer.
La garde civile intervient, les hommes feignent de céder, se retirent, avec
leurs bêtes, leurs charrues, leurs outils; la garde civile reste sur le
terrain, victorieuse. Mais au lieu de rentrer chez eux, les paysans vont de
l’autre côté du village, sur une autre terre, où ils recommencent le même
travail. Les femmes et les enfants leur apportent à boire et à manger et
restent sur les routes pour prévenir de l’arrivée de l’ennemi qui finit
par se lasser de ce jeu de cache-cache, et par laisser aux paysans le fruit de
leur installation.
En
avril 1931, la République est proclamée. Les nouvelles autorités font ce que
n’ont pas fait celles de l’époque monarchique. Un procès contre les
paysans durera plusieurs mois. Il sont condamnés à payer une indemnité pour
l’usage de la terre mais ne paient pas. Juillet venu, ils emportent la récolte.
L’hiver (1931-1932) arrive. Les propriétaires veulent récupérer leurs
biens, les paysans résistent. La garde civile intervient, toujours fusil au
poing, mais de nouveau bat en retraite.
Un
jour de printemps une caravane de 500 laboureurs reprend le chemin des champs.
Fourmilière humaine qui se met à travailler. L’affaire fait grand bruit, la
presse madrilène en parle, des reporters, journalistes et photographes vont
enquêter sur place. Dans d’autres régions, d’autres paysans envahissent
les propriétés non cultivées, et la garde civile, maintenant républicaine,
commence à tirer. Pour le moment les armes se taisent encore à Navalmoral de
la Mata, «car ils ont peur de nous» écrit Ambrosio Marcos. L’année 1933
arrive. Le labourage collectif continue dans les terres occupées, mais les
rapports sont de plus en plus tendus. Les conflits sont continuels entre les
grands terratenientes, les caciques ou leurs administrateurs appuyés par
la force armée d’une part, et les paysans, les Syndicats ouvriers, d’autre
part. Au mois de mars, huit des principaux militants, dont naturellement
Ambrosio Marcos, sont arrêtés, la nuit, clandestinement. Ordre a été donné
de leur appliquer la «loi de fugue»
8.
Mais en une heure la nouvelle est connue, le téléphone marche, toute la
population descend dans la rue, coupe au loin des routes pour empêcher
l’arrivée des détenus à la prison provinciale de Cacérès. Les autorités
font changer l’itinéraire des voitures, on n’ose pas appliquer la loi de
fugue, et à trois heures du matin nos camarades arrivent sains et saufs à l’établissement
auquel ils étaient destinés. Mais quand le jour se lève à Navalmoral, non
seulement toutes les routes demeurent coupées: la mairie est enlevée
d’assaut, les autorités sont prises comme otages par les paysans, les
travailleurs, salariés ou non.
8
Selon cette toi, la police, garde civile ou autre, avait le droit de tirer
sur tout détenu, qui essaierait de s’enfuir pendant son transfert à la préfecture,
en prison ou en déportation. La garde civile, spécialiste de ces fait,
assassinait ainsi les militants sous prétexte qu’ils avaient voulu
s’enfuir.
On
ne relâcha pas les emprisonnés, car on voulait décapiter coûte que coûte le
mouvement d’expropriation. Mais ils furent remplacés par d’autres
militants, et l’agitation continua à Navalmoral de la Mata.
Grève
des journaliers paysans en mai et en août, au moment de la récolte chez les
propriétaires moyens. Les autorités gouvernementales républicaines, très
différentes des figures apostoliques du premier républicanisme, interviennent.
Mais le mouvement s’étend dans les villages environnants, à Peralta de la
Mata, village sans importance, où notre organisation compte 500 adhérents, à
Valdeuncar, où elle en compte 200, à Josandilla de la Vera, à Villanueva de
la Vera. Et il gagne la prochaine province castillane de Plasencia, séculairement
endormie.
En
décembre 1933, pour réagir contre le triomphe électoral des droites, une
tentative de grève générale nationale, qui sera une erreur tactique, est décrétée
par la Confédération nationale du Travail. A Oliva de Plasencia, la mairie est
prise d’assaut, mais c’est à Navalmoral que l’attaque se montre la plus
puissante, Pendant trois jours le peuple est maître de la ville. Il y a
bataille, et la garde civile et la garde d’assaut finissent par faire battre
en retraite les forces de la C. N. T.
Trent-cinq
militants, presque tous des paysans, comparurent devant le tribunal et furent
condamnés au bagne. Ils en sortirent quand les gauches triomphantes aux élections
d’avril 1936 accordèrent l’amnistie. Pendant ce temps, devant les forces
supérieures de l’adversaire, les paysans de Navalmoral de la Mata avaient
perdu une partie du terrain gagné. Mais ils avaient aussi conquis certains
droits d’usufruit de la terre. Ambrosio Marcos résume modestement le résultat
de cette épopée, qui termina, hélas, par le triomphe des forces franquistes,
bientôt présentes et victorieuses après leur attaque du 19 juillet 1936:
«On
peut dire, à propos de l’organisation de l’agriculture, que nos Collectivités
n’étaient pas l’application du communisme libertaire’intégral
9,
mais que, si nous tenons compte des circonstances, il n’y eut pas un seul échec.
C’est le plus important, car tout échec cause un recul et sème le désarroi.
Il fallait prouver que nos idées étaient viables, que notre programme était réalisable.
Malgré les autorités et les propriétaires, le premier essai de la culture en
commun fut réalisé. Les plus malheureux furent secourus, les plus forts aidèrent
les plus faibles. Des ouvriers se firent paysans pour prendre part à cette réalisation
nouvelle. On aida les gens d’autres localités. Quand eut lieu, dans les
Asturies, la grève de Duro-Felguera
10
on envoya un wagon de pois chiches et de nombreux sacs de pommes de terre aux grévistes,
ainsi que de l’argent. Les grévistes du central téléphonique de Madrid
furent aussi aides par nous, et d’autres actes de solidarité
s’accomplirent.»
9
Cette affirmation est discutable, comme on va le voir par ce qui suit. Mais les
militants libertaires de base voulaient toujours aller au-delà.
10
Grève des mineurs, dramatique comme presque toujours.
Nous
n’avons jusqu’ici que donné un aperçu - limité dans le temps et même
quant à l’aire géographique espagnole -, de l’acuité de la lutte sociale
dans les zones paysannes et agraires espagnoles. Mais malgré son intensité,
parfois sauvage, cette lutte fut peut-être surpassée par celle qui se livra
dans les villes. D’abord, en Andalousie, particulièrement, ville et campagne
marchèrent souvent ensemble, les conflits sociaux s’interpénétrant. Mais
dans les zones industrielles, surtout celle de la Catalogne, le mouvement acquit
rapidement une ampleur et une vigueur surprenantes.
Dès
le début du siècle, la Catalogne concentrait 70% de l’industrie espagnole.
L’utilisation des chutes d’eau descendues des Pyrénées, le contact
permanent avec la France, la large ouverture sur la Méditerranée, l’apport
de capitaux francobelges et l’initiative des hommes firent que cette région,
sans matières premières de base, développa à temps une industrie de
transformation qui atteignit une très grande importance.
Les
conditions étaient donc réunies pour la constitution de Syndicats ouvriers qui
étaient apparus déjà dans la première moitie du XIXe siècle
(comme ils étaient apparus en Italie), si bien qu’en 1840, il existait non
seulement des sociétés de résistance ouvrière, mais des fédérations de métiers
qui, comme celle des Tisserands s’étendaient dans toute la région, et celle
des trois industries de la vapeur qui, fédérées, pouvaient être comparées
par Anselmo Lorenzo aux trade-unions constituées en Angleterre.
Et
à partir de 1870, le mouvement syndical anarchiste est une école révolutionnaire,
libre d’interférences, dans laquelle les organisations ouvrières les plus
importantes assument leur destin. Grèves partielles, grèves genérales,
sabotages, manifestations publiques, meetings, combat contre les briseurs de grève
(il y en avait aussi), emprisonnements, déportations, procès, insurrections,
lock-out, attentats parfois...
L’auteur
de ces lignes arriva à Barcelone en juin 1915. A ce moment, la Confédération
nationale du Travail d’Espagne, fondée cinq ans plus tôt, traversait une période
difficile. Les meetings contre la guerre mondiale organisés par les nôtres
attiraient moins de monde que n’en attiraient ceux des républicains réclamant
l’intervention de l’Espagne aux côtés des Alliés. Pourtant il y avait, à
Barcelone, quatre centres ouvriers appelés «Ateneos» parce qu’on trouvait
dans chacun d’eux une bibliothèque, des tables où s’installer pour lire,
et l’on y donnait des conférences. Le mouvement des groupes anarchistes
agissait en concordance avec la C.N.T.
Mais
vint la révolution russe, dont l’influence déferla sur l’Occident, et qui
éveilla tant d’espérances. Immédiatement les Syndicats virent grossir leurs
effectifs, les grèves se multiplièrent, la lutte sociale s’intensifia,
toujours de force à force, d’organisation ouvrière à organisation
patronale. C’est le, moment où notre hebdomadaire, Solidaridad Obrera,
que Francisco Ferrer avait contribué à fonder, devint quotidien. Deux ans plus
tard (1919) nous avions six quotidiens du même nom (à Barcelone, à Bilbao,
Saragosse, Madrid, Valence, Séville), et une dizaine d’hebdomadaires
paraissaient dans différentes régions d’Espagne. A quoi il faut ajouter des
revues comme Pàginas libres, magnifique publication que dirigeait à Séville
le docteur Pedro Vallina, et La Revista Blanca, éditée à Barcelone.
Dans
les campagnes d’Andalousie, les récoltes flambaient, mais dans les villes, en
Catalogne, en Aragon, dans certains centres industriels du nord de l’Espagne,
les grèves succédaient aux grèves.
La
plus importante est restée dans l’histoire sociale de l’Espagne sous le nom
de grève de La Canadiense (La Canadienne), déclenchée en décembre 1920, à Lérida,
chef-lieu de la province du même nom, à 150 km de Barcelone. Cette entreprise
canadienne construisait un barrage important qui devait permettre
l’installation d’une grande centrale électrique. Quelques ouvriers furent
renvoyés, leurs camarades firent aussitôt grève de solidarité, et devant la
résistance de la compagnie, le mouvement s’étendit à toute la province
d’abord, puis aux trois autres provinces catalanes. On a rarement vu grève générale
plus complète, plus absolue, plus impressionnante. Non seulement les ateliers,
fabriques et usines, mais tous les moyens de transport furent paralysés. Les
forces ouvrières faisaient la loi dans la rue. Seuls les médecins avaient le
droit de circuler. Cafés, hôtels, restaurants, tout était fermé. Le soir,
obscurité complète dans tout Barcelone. Cette grève, qui dura du 5 février
au 20 mars 1919 fut une extraordinaire bataille livrée contre le patronat et
les autorités.
Mais
la répression fut déclenchée. La loi espagnole permettait - et elle ne cessa
pas de permettre - même pendant la République qui au contraire aggrava la législation
répressive - d’emprisonner administrativement soit des délinquants de droit
commun, même s’ils avaient purgé leur peine, soit les adversaires
politiques, et surtout les militants ouvriers jugés subversifs, ou dangereux
pour l’ordre public.
Cela
donnait au pouvoir politique des possibilités d’action dont il usait
largement. Dans la période qui va de 1920 à 1924, il y eut des moments où les
emprisonnés se comptaient par milliers. Non seulement la «carcel modelo»
(prison modèle) de Barcelone en regorgeait, mais il fallut les parquer dans les
Arènes monumentales, et en charger des bateaux entiers dans l’avant-port,
comme en France on avait fait après la Commune en utilisant les pontons. Qui a
vécu ces heures d’intense effervescence ne peut oublier.
Mais
ce n’était pas tout. Tant que l’Espagne avait eu des colonies, on y déportait
les ennemis du régime comme les communards l’avaient été en Nouvelle Calédonie.
A l’époque de la grève de la Canadiense, à part l’île de Fernando Po, où
l’auteur de ces lignes faillit bien aller, on disposait de l’île de Mahon,
dans la Méditerranée. C’était trop peu. Aussi eut-on recours à la déportation
dans l’Espagne même. Des convois étaient formés de prisonniers enchaînés
deux par deux reliés par une même corde. C’est pourquoi on appelait ces
convois les «cuerdas de deportados». On les emmenait ainsi 30, 40, 50, sur les
routes, escortés par la garde civile à cheval, toujours prête à faire usage
du fusil Mauser dont chaque homme au bicorne ciré était armé. Il s’agissait
de reléguer ces ouvriers révolutionnaires dans les régions les plus isolées,
à 500, 600 km ou plus afin de les couper des masses. Mais quand la foi possède
les hommes, ces moyens ne suffisent pas. Les «cuerdas de deportados» donnaient
finalement des résultats contraires à ceux poursuivis.
Sur
le chemin parcouru, le spectacle qu’offraient les déportés excitait la pitié,
la générosité, la solidarité. L’annonce de l’arrivée ou du passage
d’une «cuerda» courait dans les villages, et avant que le convoi eût
franchi les premières demeures, les voix s’élevaient:
-
Los presos! Los presos! (Les prisonniers! Les prisonniers!)
Et
les portes des maisons s’ouvraient, des femmes, des enfants, des vieillards
sortaient, offrant des grappes de raisin, du pain, des melons, des hommes dévalaient
les pentes des champs, apportant du tabac. C’était une offrande collective
que la garde civile était bien obligée de tolérer.
Et
comme là où ils arrivaient, c’est-à-dire dans les régions les plus arriérées,
nos camarades prenaient part aux travaux des champs, apportaient des
connaissances techniques plus avancées, apprenaient à lire aux enfants, le résultat
fut que la Bonne Nouvelle pénétra dans les campagnes socialement les plus arriérées.
Toutefois,
les formes de la répression ne s’arrêtèrent pas là. A Barcelone, fin 1919,
un lock-out patronal fut déclaré dans toutes les industries, afin de briser
une fois pour toutes le mouvement syndical. Il dura sept semaines. Mais bien que
l’organisation des travailleurs en sortît très affaiblie, elle n’était
pas abattue. Alors le gouverneur suspendit les garanties constitutionnelles (ce
à quoi on avait eu recours en bien d’autres occasions, et on eut recours bien
souvent ensuite), et notre mouvement fut mis hors la loi. Les «centros obreros»
furent fermés, ainsi que les Ateneos. Et commença la chasse aux militants de
la C.N.T.
Combien
furent assassinés à coups de pistolets dans les rues de Barcelone? J’ai sous
les yeux une liste qui n’est pas exhaustive, et on en compte 101. Parmi eux,
des hommes de la valeur de Salvador Segui, ouvrier manuel autodidacte et orateur
qui faisait évoquer Danton, Evelio Boal, notre meilleur organisateur syndical,
et bien d’autres dont certains furent mes amis. Des blessés graves s’en tirèrent
par miracle, dont Angel Pestaña, qui reçut une balle dans la gorge et une
autre dans un poumon en sortant de la gare de la petite ville de Mataro où il
allait faire une conférence. Il survécut inexplicablement. En sortant de l’hôpital,
il alla faire directement la conférence annoncée deux mois plus tôt.
Materiaux pour une revolution
Sur
une superficie de 505.000 km2
1,
y compris les îles méditerranéennes et atlantiques (Baléares et Canaries),
l’Espagne comptait, le 19 juillet 1936, date du déchaînement de l’attaque
franquiste, de 24 à 25 millions d’habitants, soit 48 au kilomètre carré.
Cette faible densité pouvait faire supposer que dans ce pays où
l’agriculture prédominait, les ressources économiques assuraient le bonheur
de la population. Mais la richesse d’un pays, même considérée du seul point
de vue agraire, ne dépend pas seulement de son étendue. Lucas Gonzalez
Mallada, le meilleur géologue espagnol, doublé d’un excellent géographe, a
classé comme suit - et ses conclusions sont toujours valables - la valeur économique
du sol:
1
France, 550.000 km 2
10%
de roches pelées;
40%
de terres franchement mauvaises;
40%
de terres médiocres
2;
2
Les terres «médiocres» en Espagne sont généralement «mauvaises» en
France.
10
% de terres qui nous donnent l’illusion de vivre dans un paradis.
Ces
conditions naturelles sont confirmées par d’autres chiffres de base qui
dissipent toute illusion: sur les 50 millions d’hectares, la surface moyenne
cultivée s’élevait à 20 millions; le reste était à peu près improductif;
on ne pouvait qu’y faire paître des moutons ou des chèvres. Ajoutons que sur
ces 20 millions d’hectares cultivables, ou arables, on en laissait toujours
une moyenne de 6 millions en jachères afin que le sol puisse se renouveler,
selon le système appelé «año y vez» - un an sur deux. Si bien qu’en réalité
la terre cultivée en permanence ne comprenait que 28% de la surface du
pays.
La
structure orographique aggrave ces données premières. L’altitude moyenne est
de 660 m, la plus haute d’Europe après la Suisse nous dit le géographe
Gonzalo de Reparaz. Au centre, le plateau castillan s’étend sur 300.000 km2
et sa hauteur moyenne est de 800 m. Au nord, la chaîne des Pyrénées, plus
importante sur le versant espagnol que sur le versant français, couvre 55.000
km2 - le dixième de la France. On compte en Espagne 292 pics de
1.000 à 2.000 m, 92 de 2.000 à 3.000 m, 26 de 3.000 à 3.500 m. Ce relief
montagneux influe très fortement sur le climat, et à son tour le climat
conditionne l’agriculture. D’autre part, la direction des sierras, qui
coupent et cisaillent la péninsule en tous sens, interrompt et dirige souvent
à contresens les pluies bienfaisantes. Aussi ce n’est pas seulement
l’hiver, avec le froid propre à toute zone élevée qui joue contre les
conditions de vie: c’est encore l’été, avec ses sécheresses; toutes ces
conditions justifient l’affirmation si souvent répétée : «L’Afrique
commence aux Pyrénées»3.
3
Il
est courant, en Espagne, de donner à cette affirmation un sens différent. Mais
il nous semble que cette interprétation géographique est la plus juste.
Prenez
la carte d’Espagne: au nord, continuant la chaîne pyrénéenne, vous y voyez
les monts cantabres qui, s’étirant parallèlement à 50 km du littoral
atlantique, s’élèvent à 2.500 m, et forment un écran barrant le passage
des nuages que le vent pousse de l’Océan. Il pleut beaucoup dans les
Asturies, comme il pleut au Pays basque espagnol, dans la province de Santander,
et jusqu’en Galice, au nord du Portugal. On enregistre dans toute cette zone
de 1.200 à 1.800 mm de pluie par an (bassin parisien, 700 mm en moyenne). Mais
de l’autre côté des montagnes asturiennes, sur le plateau castillan, grenier
de l’Espagne, il ne pleut, en moyenne, que 500 mm par an, et dans de vastes régions
du bassin de l’Ebre, le fleuve le plus important de l’Espagne, nourri des
eaux qui descendent les Pyrénées, on enregistre parfois moins de 300 mm de
pluie. Toutefois, ces seuls chiffres ne donnent pas une impression suffisante de
la réalité. Car, dans l’ensemble, la porosité du sol et l’ardeur du
soleil font perdre, par infiltration et par évaporation jusqu’à 80% des précipitations
atmosphériques.
Il
y a pire, parfois: telles les conditions géographico-économiques de ce que
Gonzalo de Reparaz dénomme le «tragico sudeste». Sur environ 500 km, de
Gibraltar à Murcie, on connaît des années sans pluie. L’Espagne, précise
le même auteur, est le seul pays d’Europe où ce fait se produise sur une
aussi vaste échelle.
L’aridité
du sol est donc fréquente dans le bassin de l’Ebre, qui s’étend sur 5
millions d’hectares, soit le dixième du pays; «les déserts alternent avec
les oasis, mais les premiers y prédominent; la steppe ibérique qui s’étend
le long de ce fleuve est la plus vaste d’Europe».
Il
faudrait ajouter d’autres steppes, et tout d’abord celle de la Manche qui
commence aux portes de Madrid et atteint Carthagène. Au total, 40% de la
superficie de l’Espagne sont composés de steppes.
La
«Huerta» de Valence, les jardins potagers de Murcie et de Grenade chantés par
les poètes ne sont que des îlots qui trompent certains voyageurs épris de poésie.
Aussi le rendement moyen de la culture du blé, la plus importante à l’époque,
était-il de 9 quintaux à l’hectare, exceptionnellement de 10, assez fréquemment
de 8, alors qu’il était en France de 16 à 18 quintaux (moyenne établie sur
dix ans dans les deux cas) en terre non irriguée, et de 22 quintaux en
Allemagne et en Angleterre. Les plus hautes moyennes des terres irriguées
donnaient, toujours en Espagne, de 16 à 18 quintaux, et les donnent encore,
alors qu’aujourd’hui, sans irrigation artificielle la moyenne française est
de 32 à 35 quintaux
4.
4
Actuellement, le rendement moyen est, en Espagne, de 9 à 11 quintaux de blé.
L’un dans l’autre il semble que l’augmentation ait été de 1 quintal par
hectare en trente ans.
Nous
avons pris le blé comme exemple parce qu’il constituait la base et
l’essentiel de l’agriculture espagnole. Le reste était à l’avenant, sauf
pour la production de pommes de terre, dont les moyennes soutenaient la
comparaison avec celles des autres pays d’Europe, mais étaient obtenues en
terre irriguée. L’importance du troupeau de moutons (18 à 20 millions de têtes)
et celle de la culture de l’olivier
5
constituent des preuves irrécusables des difficultés de l’agriculture
espagnole: dans tout le pourtour de la Méditerranée le mouton et l’olivier
sont toujours l’indice de terres pauvres, aux maigres rendements.
5
En 1936, calculée en pesetas, la valeur du rendement d’un hectare
d’oliviers était le tiers de celle d’un hectare de blé.
*
Quand,
il y a longtemps, l’auteur entreprit d’étudier sérieusement l’économie
espagnole, il crut d’abord, devant le bilan décevant de l’agriculture,
qu’à cause des circonstances historiques, politiques et religieuses qui
avaient présidé à la vie économique de l’Espagne, surtout après
l’expulsion des Arabes, le pays avait pris et suivi un chemin contraire à ses
possibilités naturelles. «L’Espagne, écrivaient certains commentateurs,
possède le sous-sol le plus riche du monde» (es la bodega màs rica del
mundo). Raison de cet optimisme, que ne partageaient pas d’autres spécialistes,
mieux informés: le sous-sol contenait du charbon, du fer, du plomb, de l’étain,
du cuivre, du zinc, du mercure, de l’argent, du wolfram. Apparemment il y
avait là des bases pour y asseoir des industries dont l’ensemble aurait changé,
ou changerait le caractère économique du pays. Mais si l’on étudiait les
statistiques sérieuses publiées par les géographes, les géologues, les ingénieurs
hydrauliciens, et même les bureaux officiels spécialisés, on constatait que
ces différents minerais n’existaient qu’en petites quantités, et le
mercure mis à part - mais son importance économique était infime sur
l’ensemble de la production nationale - ne pouvaient ouvrir des perspectives réconfortantes.
Les
mines d’Espagne ont été exploitées par les Phéniciens, les Carthaginois,
les Romains, les Arabes, les Anglais, même les Espagnols. Elles n’étaient
pas inépuisables, et maintenant elles sont, dans l’ensemble et excepté
celles fournissant le minerai de fer, dont les réserves ne sont pas vraiment
importantes, a peu près vidées de leurs richesses. En 1936, le pays ne
fournissait que 0,40 à 0,50 du cuivre mondial: les mines de Rio Tinto n’étaient
plus rentables, et depuis longtemps la Rio Tinto C°
avait commencé à déplacer ses capitaux vers d’autres régions du globe. Le
plomb? Sa valeur marchande s’élevait,
en 1933, à 21.754.000 de pesetas - et sans doute, à un chiffre comparable en
1936. Pour en juger, rappelons que la récolte de blé valait, en moyenne, 10
milliards de pesetas.
Le
charbon et le fer sont, et étaient plus encore à l’époque, à la base de
l’industrie. Or l’Espagne produisait bon an mal an 7 millions de tonnes de
houille médiocre - la France de 48 à 68 millions de tonnes. Actuellement même,
quand sous la pression gouvernementale la production a été élevée à 11-12
millions de tonnes, on calcule que les réserves «potentielles» assurent le
charbon et le lignite pour environ cent quarante ans... à condition que la
consommation ne s’élève pas davantage. Or, au taux actuel de la consommation
nécessaire pour un développement industriel moyen, il faudrait réduire ce
temps des deux tiers...
L’Espagne
n’est pas mieux partagée pour le fer. Toujours d’après les réserves «potentielles»,
mais non prouvées, elle n’aurait de minerai, si nous nous basons sur la
consommation moyenne par habitant en France, que pour une quarantaine d’années.
Et n’oublions pas que sa population augmente à raison de 300.000 habitants
par an (aujourd’hui elle approche de 33 millions).
Dissipons
d’autres illusions sur un point concernant l’agriculture. Nombre de gens,
qui n’ont pas le temps de s’informer sérieusement, et souvent n’en éprouvent
pas le besoin, croient au miracle de l’irrigation. Malheureusement cet espoir
n’est pas fondé. Le volume d’eau que charrient les fleuves et les rivières
d’Espagne ne permet pas d’aller bien loin
6:
environ 50 milliards de mètres cubes par an, alors que le Rhône seul en
charrie en moyenne, à la hauteur d’Avignon, une soixantaine de milliards.
Etant donné qu’on ne peut assécher complètement tous les rios de
l’Espagne, que même une partie d’entre eux, qui coulent vers
l’Atlantique, ne peuvent pas être utilisés, car il pleut déjà trop dans
ces régions
7, les calculs
les plus optimistes permettent de prévoir tout au plus d’irriguer 5 millions
d’hectares: exactement le dixième du pays. Et sur ces 5 millions, 2 millions
au moins le sont déjà.
6
Le Miño, qui coule en Galice, puis fait frontière avec le Portugal, est le
second fleuve d’Espagne quant à son débit. Mais comme il pleut déjà trop
dans la région où il se forme, son eau n’est pas utilisée.
7
Cas du Miño.
Depuis
le départ des Arabes qui avaient multiplié, dans le Levant, les «acequias»
(canalisations étroites et rigoles), on a construit beaucoup plus de barrages
que ne supposent bien des commentateurs. Primo de Rivera même, et Franco ont
mis en pratique une certaine politique hydraulique qu’avait préconisée
Joaquin Costa. Le malheur fut souvent qu’après avoir construit de nombreux réservoirs
artificiels, on s’est aperçu qu’il n’arrivait pas assez d’eau pour les
remplir. Et qu’il a fallu, dans bien des cas, remplacer la production
hydraulique d’électricité par la production d’origine thermique.
*
Telle
était la cause naturelle de la misère sociale du peuple espagnol en 1936;
telle est la cause de l’émigration continuelle à laquelle nous assistons de
nos jours. Mais il en est une autre qui, parce qu’elle dépend des hommes,
peut - et c’est à cela que s’est efforcée la révolution espagnole - être
corrigée par eux.
Le
problème de la propriété agraire revêt dans ce pays une importance capitale.
Il se présentait sous deux caractéristiques essentielles: le latifundia
(grande propriété) et le minifundia (extrême petite propriété). L’Espagne
a de nombreux petits propriétaires; les chiffres du cadastre daté du 31 décembre
1959 en accusaient exactement 5.989.637. Proportion énorme sur la population
totale actuelle. Mais d’abord, la plupart des parcelles possédées sont de «secano»,
c’est à-dire de terres sèches qui, par leur improductivité poussent en ce
moment même les foules paysannes vers les cités où elles s’entassent dans
les bidonvilles, «ciudades miserias».
En
1936, on n’avait recensé qu’une partie du sol et des propriétaires. Mais
les chiffres connus donnaient un aperçu suffisant de la terrible réalité
sociale, que nous aurons maintes occasions de voir confirmée dans les chapitres
qui suivent.
Sur
un total de 1.023.000 propriétaires, 845.000 n’obtenaient pas de leur terre
la valeur d’une peseta par jour - et le pain coûtait en moyenne 0,60, 0,70
peseta le kilo. Ils devaient travailler comme journaliers, comme bergers, chez
les riches, ou comme cantonniers, aller chercher, sinon «voler» du bois dans
les maigres futaies, évitant de se faire arrêter par les gardes civiles et
n’y parvenant pas toujours, parcourant 5, 10, 15 km et plus, poussant devant
eux leur âne, pour aller revendre à d’autres, plus fortunés, le produit de
leur course, de leur «vol». Ou encore, ils allaient travailler en ville, comme
manœuvres pendant certaines périodes de l’année.
La
deuxième catégorie se composait de 160.000 propriétaires moyens, qui vivaient
indépendamment et sobrement.
La
troisième était celle des grands propriétaires. Ils composaient 2,04% du
total recensé, mais possédaient 67,15% des terres cultivées. Leurs propriétés
couvraient de 100 à plus de 5.000 ha.
On
comprendra l’intensité de la misère paysanne; or, les paysans constituaient
plus de 60% de la population espagnole. Croire que cette masse humaine
supporterait, indéfiniment résignée, son sort lamentable, tenait de
l’inconscience. Car le peuple espagnol n’est pas de ceux qui se résignent
servilement. Autrefois, Andalous, Extremeños, Galiciens, Asturiens, Basques,
Castillans émigraient nombreux en Amérique centrale et du Sud pour y trouver
des moyens d’existence, et ils continuent d’émigrer maintenant - surtout en
Europe. Mais au long de son histoire, que ce fût pour une cause juste ou
injuste, le peuple espagnol a été capable de combat et d’aventure. Il a
sommeillé longuement après le traumatisme causé par l’expulsion des Arabes,
par la domination catholique et l’Inquisition, par les conséquences de la
conquête de l’Amérique, mais il s’est enfin réveillé avec son esprit et
son caractère, capable de courage; avec, aussi, ce fonds mystique qui le prédispose
à lutter pour de grandes causes, pour lui et pour les autres, dans un élan
spirituel presque cosmique
8 ;
et ce capital de dignité humaine qui lui fait supporter de force la mainmise
autoritaire, et se révolter contre elle quand il le peut; et puis aussi avec un
sens de la solidarité et de l’égalité qui marque autant la morale de l´ouvrier
de Barcelone que celle du paysan d’Andalousie.
8
Keyserling écrivait qu’après le peuple russe, le peuple espagnol était, de
tous les peuples d’Europe, celui qui possédait la plus grande réserve de
force spirituelle.
Ces
deux facteurs, la misère sociale et la dignité individuelle, alliés à la
solidarité collective, prédisposaient un large secteur de la population à
accepter les idées libertaires.
*
En
1936, deux organisations révolutionnaires incarnaient ces idées: la Confédération
nationale du Travail (C.N.T.), et la Fédération anarchiste ibérique (F.A.I.).
La première se composait de fédérations régionales qui, à leur tour, étaient
intégrées par les fédérations «comarcales» (cantonales), et locales; ces
dernières rappelaient les Bourses du Travail françaises, mais plus structurées,
plus solidaires et ne devant absolument rien
à l’aumône gouvernementale. En 1936, la C.N.T. groupait un million d’adhérents.
On comprendra mieux l’importance de ce chiffre si l’on se souvient du nombre
d’habitants à l’époque: de 24 à 25 millions.
La
C.N.T. avait pour but, spécifié dans sa déclaration de principes, le
communisme libertaire. Elle était l’œuvre exclusive des anarchistes qui
luttaient sur le plan syndical, et purement idéologique, et qui en étaient les
organisateurs, les propagandistes et les théoriciens.
Dès
la proclamation de la Deuxième République, le 14 avril 1931, la marche vers
une grave crise sociale apparut inévitable. Dès sa naissance la vie du nouveau
régime politique était aléatoire. La monarchie n’avait pu être mise en déroute
que grâce à l’appoint de la C.N.T., et des anarchistes qui militaient en
dehors de cette organisation (mais c’était surtout la C.N.T. qui comptait et
qui apportait un million de voix). Parmi les forces qui s’étaient prononcées
contre la royauté et avaient contribué à la renverser, on trouvait des salariés
industriels et des paysans adhérant aussi au parti socialiste et à l’Union générale
des Travailleurs, ou votant ordinairement socialiste, ce qui faisait environ un
autre million de voix. Venaient ensuite les communistes, très peu nombreux du
reste, les républicains fédéralistes, ennemis de la république jacobine et
centraliste, et des forces régionales séparatistes comme celles dominant en
Catalogne et au Pays basque.
De
l’autre côté, les droites comptaient encore des forces considérables.
Monarchistes, conservateurs de tout poil, réactionnaires dominant dans les
provinces encore endormies, forces cléricales traditionnelles. Sur l’ensemble
des voix, celles qui provenaient des véritables républicains devaient
atteindre à peu près 25% du total. Si bien que le comte de Romanonès, chef du
parti libéral monarchiste et le plus intelligent de ce secteur, pouvait résumer
la situation en disant humoristiquement: «Je vois bien une république, mais je
ne vois pas de républicains.»
Dans
ces conditions, le nouveau régime ne pouvait s’installer durablement qu’en
entreprenant des réformes sociales hardies qui auraient affaibli l’armée,
l’Eglise et le vieux caciquisme encore maître de presque toutes les
provinces. Mais les réformes envisagées, et celles réalisées par les
socialistes et les républicains de gauche qui gouvernèrent pendant les deux
premières années (de 1931 à 1933) ne pouvaient paraître hardies et très
importantes qu’aux juristes, aux professeurs, aux avocats, aux journalistes et
aux politiciens professionnels qui composaient la majorité des députés. Elles
n’étaient rien, ou à peu près, pour l’ensemble du peuple. Si avant la République,
pour beaucoup de paysans et d’ouvriers, le menu ordinaire se composait surtout
de pois chiches à l’huile, il continua de se composer de pois chiches à
l’huile avec la République, et ceux qui allaient en savates ne purent pas,
plus qu’avant, acheter des chaussures.
Et
le peuple espagnol avait faim, faim de pain et de terre. Pour ceux qui avaient
voté républicain avec des sentiments et des espoirs républicains, la République
était synonyme de véritable liberté, de véritable égalité, de véritable
fraternité; elle impliquait, avant tout, la disparition de l’injustice
sociale et de la misère.
Devant
les lenteurs d’application de la réforme agraire, les paysans commencèrent
à travailler pour leur compte, en les envahissant collectivement, les terres
que les grands «terratenientes» ne faisaient pas produire - et en vérité
elles étaient généralement très peu rentables. Alors, sur l’ordre du
gouvernement, la garde civile, qui servait la République comme elle avait servi
la monarchie, intervenait. Dans les deux premières années de république
socialisante, 109 paysans d’Estrémadure, d’Andalousie, d’Aragon, de
Castille furent massacrés au nom de la légalité républicaine. La tragédie
de Casas Viejas, en Estrémadure, où des pauvres parmi les pauvres familles
payaient à 5 sous (un réal) par mois les vêtements achetés à crédit, où
tant de paysannes gardaient la même jupe pendant presque toute leur vie (cela
se voyait aussi en Galice) se contentant de la retourner le dimanche, - cette
tragédie, disons-nous, souleva l’indignation de la population
9.
9
Toute la famille d’un nommé Seisdedos (nom qui lui était donné parce
qu’il avait six doigts à une main) fut massacrée: quatorze (ou seize)
personnes, parce qu’il avait refusé de laisser saisir ses pauvres biens, sur
l’ordre du fisc.
La
deuxième période fut la conséquence de la première. Ecœurée et indignée,
la majorité du peuple vota pour les conservateurs «républicains», c’est-à-dire
pour les droites qui avaient eu beau jeu de critiquer leurs adversaires et de
promettre de faire mieux. Mais leur triomphe impliquait un recul dangereux, et
les mineurs asturiens se dressèrent, en une insurrection formidable, contre
l’arrivée au pouvoir de ceux qui, visiblement et légalement, ouvraient la
voie au fascisme. Trop localisée par manque d’accord préalable avec les
forces similaires des autres régions, l’insurrection
fut écrasée implacablement.
Si
ce qu’on a appelé le «bienio, negro» (les deux années noires), ne fut pas
plus désastreux que le «bienio» dit libéral, il fut aussi dur, et des
tentatives insurrectionnelles s’étant produites, particulièrement en
Catalogne et en Andalousie, la répression fut élevée à la hauteur d’une
pratique permanente de gouvernement. Les deux années passèrent sans la moindre
amélioration du niveau de vie des masses. En outre, la crise économique née
aux Etats-Unis, et qui avait déferlé sur l’Europe sévissait aussi en
Espagne où l’on comptait environ 700.000 chômeurs dont au moins la moitié
figuraient parmi les travailleurs industriels. Or, le secours aux sans-travail
était ignoré. D’autre part, le nombre d’emprisonnés - condamnés, en
instance de jugement et prisonniers administratifs - appartenant a 99% à la
C.N.T. et la F.A.I. s’élevait à 30.000
10
.
10
Le premier parlement avait voté une «ley de vagos», ou «loi des fainéants»,
et fait établir des camps de «vagos». Ceux que l’on internait ainsi étaient
des chômeurs, des travailleurs sans emploi plus ou moins protestataires. Ce
furent aussi des révolutionnaires qui dénonçaient l’incapacité du régime.
L’imagination créatrice des gouvernants de gauche n’allait pas plus
loin.
Devant
les promesses des partis condamnés à l’opposition, les travailleurs républicains
se reprirent à espérer. A nouveau les gauches non politiques, oubliant leurs
griefs se sentirent solidaires et se rapprochèrent des partis. Et quand les élections
eurent lieu, en avril 1936, le Frente popular alors constitué emporta la
majorité.
Mais
il ne la gagna pas aisément. Encore une fois, pour éviter le pire, les membres
de la C.N.T., qui n’oubliaient cependant pas leurs principes d’action
directe, votèrent pour empêcher l’accès légal du fascisme au pouvoir. Mais
malgré ce renfort, le bloc des gauches obtint 4.540.000 voix, tandis que la
droite en obtenait 4.300.000; il eût suffi d’un décalage de 150.000 voix
pour que triomphent les admirateurs de Mussolini et de Hitler. Donnée complémentaire:
on comptait 6 partis politiques de droite, 6 du centre, 6 de gauche. En tout,
18. Ce n’était pas une garantie de solidité.
Par
l’application d’une loi électorale malhonnête, le bloc des droites
n’obtint que 181 sièges; son adversaire, 281. Et dès ce moment, les vaincus
activèrent la préparation du coup d’Etat. Personne ne l’ignorait. Des
rapports parvenaient au ministère de la Guerre, au ministère de l’Intérieur.
La presse de gauche, particulièrement la presse libertaire, dénonçait les
conciliabules et les réunions clandestines des hauts officiers de l’armée et
de la marine qui n’avaient pas démissionné, bien que le premier gouvernement
les eût invités à le faire, s’ils n’étaient pas d’accord avec la république.
Le
gouvernement de Madrid ne fit rien, contre le danger qui augmentait sans cesse.
Il aurait pu armer le peuple, licencier les troupes, arrêter ou révoquer les généraux
comploteurs. Il ne bougea pas, se contentant d’énergiques déclarations. Et
quand l’armée soulevée attaqua, bon nombre de gouverneurs républicains passèrent
à l’ennemi et l’aidèrent très efficacement à arrêter les antifascistes
les plus déterminés.
Dans
cette conjoncture, ce furent les anarchistes qui, aidés, il faut le dire, à
Barcelone par les gardes d’assaut
11,
firent reculer les onze régiments d’infanterie que le gouverneur militaire général
Batet avait lancés dans la ville. Le même fait se produisit à Malaga. Dans
les autres régions, socialistes madrilènes de la base, cénétistes et
anarchistes catalans, séparatistes libéraux du Pays Basque, bien peu de républicains,
même catalans, tous se battant souvent sans armes, obligèrent Franco et ses généraux
à lutter pendant près de trois ans avant de triompher.
11
Police spéciale organisée par la République, et qui jusqu’alors s’était
montrée particulièrement féroce contre les anarchistes.
*
C’est
pendant ces trois années qu’eut lieu l’expérience sociale dont ce livre
apporte le témoignage. Cette expérience fut exclusivement l’œuvre du
mouvement libertaire, surtout de la C.N.T. dont les militants, formés aux
pratiques de l’organisation syndicale, purent rapidement creer, en
collaboration avec les massès les nouvelles formes d’organisation sociale que
nous allos décrire. Même quand des hommes appartenant à d’autres tendances
ont, eux aussi, réalisé quelques entreprises semblables, ils n’ont fait que
copier l’exemple de nos camarades. Ce sont les libertaires qui ont apporté
les idées fondamentales, les principes sociaux, et proposé les nouveaux modes
d’organisation basés sur le fédéralisme a-gouvernemental directement
pratiqué. La révolution espagnole fut l’œuvre du peuple, réalisée par le
peuple, mais avant tout par les libertaires, hommes du peuple, qui étaient au
sein du peuple, et des organisations syndicales.
D’autre
part, le succès de nos camarades aurait été impossible si les conceptions
libertaires n’avaient pas répondu à la psychologie profonde, sinon de la
totalité, d’une très grande partie des travailleurs, ouvriers et paysans.
Si, surtout parmi ces derniers, en Aragon, en Castille, dans le Levant, en
Andalousie, en Estrémadure, la sociabilité naturelle, l’esprit à la fois
individuel et collectif n’avaient pas permis ces réalisations uniques dans
l’histoire du monde.
L’auteur,
qui avait auparavant vécu et lutté en Espagne, résidait en Amérique du Sud
quand la guerre civile éclata. Devant voyager illégalement, il ne put revenir
et débarquer à Gibraltar qu’au mois de novembre. Vite convaincu que les
antifascistes finiraient par perdre la guerre, et constatant l’importance de
l’expérience sociale que ses
camarades avaient entreprise, il n’eut plus qu’un seul souci: pousser par sa
propagande, à approfondir et élargir
cette expérience qu’il avait depuis longtemps contribué à préparer et en
enregistrer les résultats pour l’avenir.
Il
l’a fait dans la mesure que lui permirent les circonstances, et bien qu’avec
un grand retard dû aux avatars de sa vie de lutteur, il présente le résultat
de son enquête personnelle qui fut facilitée non seulement par ses recherches
directes dans les Syndicats, les usines, les Collectivités villageoises, mais
aussi par l’apport spontané de documentation que lui firent les camarades
fraternels avec lesquels il s’entretint dans sa quête d’informations.
Il
n’a pas la prétention d’apporter une histoire générale de la révolution
espagnole, même envisagée du seul point de vue constructif; car celle-ci a été
beaucoup plus vaste que ce livre pourrait le laisser supposer. Particulièrement
en ce qui concerne les Collectivités agraires, il regrette que, d’une part,
le triomphe des staliniens qui en furent les ennemis implacables, et d’autre
part son emprisonnement en France en juin 1938, ne lui aient pas permis de
pousser plus loin ses études.
Ce
qu’il présente est donc un ensemble de matériaux pour une histoire générale
de la révolution espagnole que du reste il ne désespère pas d’écrire lui-même
s’il peut, un jour, retourner en Espagne libérée du franquisme.
A
moins qu’occupé lui aussi à faire l’histoire, il n’ait pas non plus,
comme ses camarades hier, le temps de l’écrire.
Une
situation révolutionnaire
Quand,
le 19 juillet 1936 se déclenche l’attaque fasciste, la réplique se centre
entièrement sur la résistance à l’armée insurgée, contre la menace qui
non seulement met en danger le gouvernement légal, mais dans leur existence même,
toutes les forces de gauche et du centre, ainsi que les libertés bien
relatives, mais cependant appréciables, que représente la République.
Déjà
la veille, la C.N.T. a donné l’ordre de grève générale, et presque partout
cet ordre est suivi. Il ne s’agit pas de révolution sociale, de proclamation
du communisme libertaire comme on a essayé de le faire prématurément en
d’autres circonstances. On ne prend pas l’offensive contre la société
capitaliste, l’Etat, les partis et les défenseurs de l’ordre établi: on
fait face au fascisme. Comme nous l’avons vu, en Catalogne, à Barcelone
particulièrement, ce sont surtout les forces de la C.N.T. et de la F.A.I.,
appuyées par les gardes d’assaut, qui font reculer les régiments
d’infanterie que leurs officiers ont, sur les ordres du commandant de la place
militaire, lancés dans la rue.
D’abord,
empêcher le triomphe du fascisme; car s’il gagne la partie, c’en est fini
des républicains des diverses tendances, des socialistes prietistes ou largo
caballeristes, des catalanistes de gauche (les plus nombreux) et même de ceux
de droite, menacés parce que séparatistes, des libéraux et des autonomistes
basques, des communistes, de l’Union générale des Travailleurs (U.G.T.) et
de la C.N.T. La solidarité s’établit spontanément à différents degrés,
selon les villes, les villages, les régions. A Madrid, socialistes, ugétistes,
républicains, groupes libertaires et syndicats cénétistes prennent ensemble,
d’assaut, les casernes d’où peut venir le danger, arrêtent les fascistes
notoires, envoient des forces reconquérir certaines localités tombées aux
mains de l’ennemi, se retranchent et arrêtent les troupes du général Mola,
dans la sierra de Guadarrama que l’armée napoléonienne avait eu tant de mal
à franchir.
De
fait, il n’y a pas de résistance officielle car le gouvernement est désemparé.
Les ministres font des discours énergiques, à la radio, gesticulent dans le
vide, tournent en rond, car ils ne disposent plus de forces structurées, de mécanique
militaire en état de fonctionner, pas même d’organisation bureaucratique en
état de servir. Le corps des officiers, le gros de l’artillerie, l’aviation
sont passés à la sédition; ce qui reste de troupes manque d’unité, hésite;
les sous-officiers qui ne suivent pas les fascistes n’inspirent pas plus
confiance que les quatre ou cinq généraux fidèles au régime et dont on ne
sait s’ils ne vont pas trahir aussi d’un moment à l’autre. Un
gouvernement, un ministère sont faits pour commander à un ensemble
organisationnel qui fonctionne dûment et réglementairement. Tout cela manque.
Oui,
la résistance est dans la rue, et par cela même le gouvernement ne la commande
pas. Le pouvoir politique est déplacé, et les hommes qui viennent de donner un
coup d’arrêt au fascisme, font peu de cas des ordres officiels, car les
ministres, la veille si inférieurs à leur tâche, ont perdu grande partie de
leur crédit. En tout cas, ils l’ont perdu entièrement auprès des masses
libertaires ou libertarisantes qui reprochent, non sans raison, aux politiciens
de gauche, membres du gouvernement, de n’avoir rien fait pour conjurer la
menace opiniâtrement dénoncée.
Toutefois,
en Catalogne, qui jouit d’un statut autonome, la situation revêt un aspect
particulier. Au lendemain du triomphe sur les forces militaires, après la prise
des casernes qui a coûté tant de victimes, Companys, président du
gouvernement catalan demande à la C.N.T. et à la F.A.I. de lui envoyer une délégation
pour un entretien important. Quand il a devant lui les délégués encore noirs
de poudre et épuisés par le combat, il prononce ce petit discours:
«Sans
vous, les fascistes triomphaient en Catalogne. C’est vous, anarchistes, qui
avez sauvé la Catalogne, et je vous en remercie; mais aussi vous avez gagné le
droit de prendre en mains la direction de la vie publique. Nous sommes donc prêts
à nous retirer et à vous laisser la responsabilité de la situation.»
Garcia
Oliver, un des militants anarchistes les plus en vue, qui rapporte cette
entrevue, lui répondit qu’il ne pouvait en être question: l’heure était
trop grave, il fallait maintenir l’unité antifasciste. Companys devait rester
à la tête du gouvernement catalan, et celui-ci assumer les responsabilités du
moment
1.
1
En fait, les raisons profondes de l’attitude de Garcia Oliver furent tout
autres. Il les exposa dans des conversations privées à des camarades. «Qu’aurais-je
fait du pouvoir? Je n’étais préparé à rien de ce qu’il impliquait, la
situation était telle que je ne pouvais qu’échouer.» Et c’était bien
ainsi. Garcia Oliver, comme tout les tribuns plus ou moins démagogiques de la
F.A.I., était dans la plus profonde ignorance des mesures à prendre pour
diriger la vie, la production, le ravitaillement d’une ville comme Barcelone.
Il en était de même pour Federica Montseny. Cela ne les empêcha pas de
devenir ministres de la République. C’était moins difficile qu’organiser
une Collectivité.
Mais,
de fait, le gouvernement était plus nominal que réel. La force dominante se
trouvait bel et bien dans les Syndicats de la C.N.T. et dans la F.A.I. (beaucoup
moins dans cette dernière). Les milices de résistance s’improvisaient, des
groupements d’action constitués par des hommes portant des brassards rouges
et noirs remplaçaient la police républicaine, qui s’effaçait; l’ordre révolutionnaire
s’installait non seulement à Barcelone, mais dans toutes les villes de
Catalogne. Il arrivait même que, dans de nombreuses localités, comme à
Igualada, Granollers, Gérone, les partis politiques locaux composés de
catalanistes de gauche, de socialistes, de républicains fédéralistes, parfois
même de républicains centralistes du parti de Manuel Azaña, et de libertaires
cénétistes, se réunissaient en un seul faisceau au sein de la municipalité,
et que les autorités communales nouvelles, libres de liens avec le gouvernement
catalan, et plus encore avec le gouvernement central (qui de Madrid passa assez
vite à Valence), constituaient un bloc gestionnaire local. La vie prenait ainsi
un caractère communal presque autonome.
La
déliquescence de l’Etat républicain fut encore plus accusée en Aragon. Coupée
à l’ouest de la Castille où dominaient et d’où menaçaient les forces
franquistes, confinant au nord à la France par les Pyrénées, ayant à l’est
la Catalogne qui n’exerçait pas de pouvoir sur elle, cette région n’était
en contact avec la zone où s’efforçait de dominer le gouvernement central
que par ce qui restait de limites communes au sud et au sud-est de la province
de Teruel. Or, cette province était livrée à elle-même. Cela assurait à
l’Aragon l’indépendance presque absolue
2.
2
Une situation semblable s’était créée dans les Asturies et les parties
d’Andalousie et d’Estrémadure que les fascistes ne conquirent pas immédiatement.
En Biscaye, le gouvernement autonome avait la situation en main, entre autres
causes parce que le mouvement libertaire et la C.N.T. n’y avaient pas de force
appréciable, ou tout du moins comparable.
La
guerre civile créait ainsi une situation révolutionnaire, car même dans les
provinces levantines que le fascisme ne menaçait pas encore, l’influence déterminante
exercée par les forces populaires qu’inspiraient la C.N.T. et la F.A.I.
bouleversait l’organisation publique. Dans bien des cas, les autres secteurs
politiques pouvaient, tous réunis, surclasser numériquement ces deux
organisations, mais leurs hommes n’étaient pas ceux de la situation.
L’absence de directives et d’institutions officielles les paralysait tandis
qu’elle facilitait les initiatives des hommes qui faisaient de la lutte révolutionnaire
le ressort essentiel de leur activité historique. C’est pourquoi très
souvent, même quand, dans les comités de villages ou les conseils municipaux,
la représentation de la C.N.T. fut minoritaire, elle fut aussi déterminante,
nos hommes sachant ce qu’ils voulaient et apportant des solutions là où les
autres ne savaient que discourir, poser et se poser des problèmes.
Problèmes
nouveaux, nombreux, souvent immenses, toujours urgents. Celui, d’abord, de la
défense locale contre les attaques possibles venues de villages voisins, ou de
villes environnantes, menace d’une cinquième colonne latente, de forces groupées
dans les montagnes. En Aragon, dans chaque village et dans chaque petite ville,
il fallut sur-le-champ faire face à l’armée franquiste qui, après avoir
pris les capitales de province - Saragosse, Huesca
3
-, avançait sur la Catalogne. Arrêter les envahisseurs, puis les repousser
aussi loin que possible: des localités furent prises, reprises, parfois
reperdues et reprises encore. Dans d’autres cas, la population, après avoir
liquidé le fascisme local, envoya les forces disponibles (le plus souvent des
civils armés de pauvres fusils de chasse) aider ceux qui ailleurs résistaient
ou prenaient l’offensive. Tout cela demandait une organisation spontanée,
mais réelle, malgré des lacunes inévitables. Puis arrivèrent les milices,
improvisées aussi, envoyées par la Catalogne, et dont les effectifs les plus
importants étaient constitués de membres de la C.N.T. qui y perdit nombre de
militants, souvent les meilleurs.
3
Teruel était d’abord restée dans une espèce de «no man’s land». Les
autorités républicaines de Valence envoyèrent, pour s’en saisir, une force
de garde civile qui se retourna contre nos forces, les massacra et livra la
ville aux fascistes.
A
d’autres échelons, et pour d’autres raisons, la necessité d’une
organisation nouvelle représentant un appareil logistique, même sommaire,
s’imposa sans délai. Toujours en Aragon, rares furent les maires républicains
qui restèrent à leur poste, ou les édiles qui assumèrent leurs responsabilités
civiques. Effrayés, débordés, inaptes à la lutte, ou d’accord avec les
fascistes, presque tous s’effacèrent ou disparurent. En échange, dans bien
des cas apparaissaient à la pointe du combat les militants cénétistes
libertaires qui souvent prenaient la direction de la situation. La lutte terminée
- elle fut, à l’arrière du front, généralement brève - il fallut
improviser une organisation d’ensemble dans les villages, établir une cohésion
indispensable à la vie locale. Là encore, dans l’immense majorité des cas,
les mêmes hommes prirent les initiatives nécessaires. Leur expérience
d’organisateurs syndicaux les prédisposait à occupèr des charges
d’admistration publique locale. Ils avaient l’habitude des assemblées
populaires, des comités responsables, des commissions administratives, des tâches
de coordination. Rien d’étonnant que, dans la plupart des cas, sinon de tous
ceux où les autorités locales s’étaient éclipsées, ils aient convoqué à
une assemblée générale, sur la place publique ou dans un local - la mairie,
par exemple – l’ensemble des habitants du village (comme hier ils
convoquaient les membres de l’organisation syndicale à une assemblée ouvrière)
afin d’examiner avec eux la situation et de décider ce qu’il fallait faire.
Et partout, toujours dans ces villages d’Aragon abandonnés de leurs autorités,
on nomma non pas un autre conseil municipal basé sur des partis politiques,
mais un «Comité» d’administration chargé de prendre en main la
responsabilité de la vie publique.
Cela
fut fait à la majorité des voix ou à l’unanimité, et l’on ne se
surprendra pas que dans l’ensemble les hommes connus pour leur dynamisme, si nécessaire
à ce moment, aient été choisis. Puis le furent aussi, en moindre nombre, et
souvent sur l’insistance des militants cénétistes eux-mêmes, des militants
de l’Union générale des Travailleurs, parfois des républicains de gauche
qui, dans leur conduite personnelle, n’avaient pas toujours suivi les
directives officielles de leur parti, et attribuaient encore au républicanisme
le contenu social qu’il avait fait espérer auparavant.
Mais
cette diversité d’appartenance n’impliquait pas la constitution d’autorités
foncièrement politiques. Sans s’embarrasser de grandes définitions, et
s’inspirant des normes que notre mouvement avait toujours préconisées, nos
camarades proposèrent une nouvelle structure de toute la vie collective. Pour
eux, qui avaient tant combattu, tant souffert et tant espéré, contre l’inégalité
sociale et pour la justice également sociale, puisque la république s’était
effondrée, l’occasion se présentait d’instaurer un régime nouveau, une
vie nouvelle. Et au lieu de reconstruire sur le modèle ancien ils proposèrent
une structuration naturelle et fonctionnelle accordée à la situation locale
intégralement considérée.
La
guerre venait au premier plan. Mais venaient aussi l’existence de chacun et de
tous, les problèmes de consommation générale, la production agraire, toutes
les activités nécessaires à la vie collective. On proposa donc de désigner
un responsable chargé de diriger, ou de coordonner les travaux agricoles;
suivait l’élevage du bétail
4
pour lequel un autre délégué fut chargé du recensement, des soins
d’ensemble, et de l’augmentation rapide des animaux de boucherie. Puis
venaient les petites industries locales dont il fallait assurer la continuité,
et si possible le développement. En même temps, l’instruction publique,
obsession permanente de notre mouvement devant les proportions inadmissibles de
l’analphabétisme, était l’objet de mesures immédiates. Et les services de
salubrité de l’urbanisme, de la voirie, l’organisation des échanges et du
ravitaillement. Les différents délégués constituèrent le Comité
5. Parfois, selon l’importance des localités,
un même camarade assumait deux fonctions. Et le plus souvent ces hommes
travaillaient aux champs ou à l’atelier, il n’en restait qu’un pour dans
la journée, faire face aux affaires urgentes.
4
En Espagne, l’élevage du bétail est considéré séparément de ce qu’on
appelle l’agriculture.
5
On retrouve ici, mis en application, presque toutes les mesures et les modes
d’organisation préconisés dans les programmes que nous avons résumés au
chapitre intitulé l’Idéal. On ne pourrait dire pourtant que ce
passage de la théorie au fait fut délibéré.
Il
va de soi que cette révolution s’accompagnait d’une autre, tout aussi
profonde, dans la distribution des biens de consommation, non seulement comme
conséquence des nouvelles nécessités nées de la guerre, mais aussi de la
nouvelle éthique sociale qui s’instaurait. Toujours dans les villages
d’Aragon - et cela commença très vite dans la région du Levant - la lutte
contre le fascisme parut incompatible avec l’ordre capitaliste et ses inégalités.
Aussi, dans les assemblées successives des villages, souvent même dans la
première, on établit le salaire familial qui égalisait les possibilités
d’existence pour tous les habitants, hommes, femmes et enfants.
Les
finances locales se trouvèrent bientôt aux mains du Comité élu comme nous
l’avons vu, et qui mettait sous séquestre, souvent contre reçu, l’argent
trouvé dans les succursales des banques, quand il y en avait, ou chez les
riches qui, généralement, avaient pris le large. Ou l’on imprimait une
monnaie locale, sur la base nominale de la peseta, des bons de consommation dont
il sera question plus loin. Dans d’autres cas, on supprimait radicalement
toute monnaie, et l’on établissait une table de rationnement unique pour
tous. L’essentiel est que l’égalité des moyens d’existence apparaissait,
et que du jour au lendemain se réalisait, presque sans secousse, une révolution
sociale.
Pour
mieux assurer la libre consommation, ou pour éviter soit le gaspillage, soit
des occultations fort possibles, le Comité prenait sous son contrôle
l’organisation de la distribution. Dans certains cas les commerçants mêmes
étaient chargés de cette besogne ou y contribuaient. Dans d’autres, le
commerce disparaissait comme tel, et l’on créait un ou plusieurs dépôts, un
ou plusieurs magasins municipaux, généralement appelés coopératives, et dont
souvent aussi étaient chargés d’anciens professionnels de la distribution.
Parfois on toléra, par humanité, des petits boutiquiers qui, au fond, ne
faisaient de tort à personne, et purent vendre à des prix contrôlés les
marchandises qui leur restaient. Leurs stocks écoulés, ils s’incorporaient
à la Collectivité.
Rappelons-nous
que l’insurrection fasciste avait éclaté le 19 juillet. A cette date, les blés
étaient mûrs, et le départ des grands «terratenientes» (qui, en majorité,
habitaient plutôt les immeubles qu’ils possédaient dans les villes) ou de
leurs administrateurs - presque toujours petits despotes locaux dominant une
forte partie du paysannat - entraînait l’abandon et la perte de la moisson.
La question de la récolte se posa donc immédiatement après la prise en main
de l’administration générale.
Et
d’accord avec les délégués à l’agriculture, les animateurs paysans
convoquèrent leurs camarades. On réquisitionna les machines trouvées dans les
grandes exploitations - les seules qui en possédaient -, les bêtes de somme,
les moissonneurs hommes et femmes qui, si souvent, coupaient encore les céréales
à la faucille. Le blé fut fauché, les gerbes furent faites et rentrées, la
moisson fut engrangée dans les magasins communaux improvisés. Froment, pommes
de terre, betteraves à sucre, légumes, fruits, viandes devenaient des biens
collectifs placés sous la responsabilité du Comité local nommé par tous.
Toutefois,
on n’atteignait pas encore à la collectivisation au sens plein du mot. La
prise de possession de la propriété usurpatrice ne suffisait pas. Le
collectivisme - terme généralement et spontanément adopté - supposait la
disparition de toutes les propriétés privées, petites, moyennes, et surtout
grandes, disparition volontaire pour les premières, obligatoire pour les
autres, et leur intégration dans un vaste système de propriété publique et
de travail commun. Cela ne se fit pas partout de façon uniforme.
Si,
en Aragon, 80% des terres cultivées appartenaient aux grands propriétaires,
dans d’autres régions, particulièrement dans le Levant, et surtout en
Catalogne, la petite propriété dominait souvent, ou occupait une place
importante, selon les villages aux cultures très diversifiées. Et bien que nos
meilleurs camarades fussent souvent des petits propriétaires, bien que dans de
nombreux cas les autres petits propriétaires eussent adhéré d’enthousiasme
aux Collectivités, et même les aient organisées, il est arrivé que, dans la
région du Levant (provinces de Castellon de la Plana, Valence, Murcie, Alicante
et Albacete), surgissaient des difficultés ignorées en Aragon. D’abord parce
qu’à cette époque de nombreux habitants de la région se croyaient préservés
du danger fasciste par la distance qui les séparait du front, et par la supériorité
des armes républicaines (la démagogie officielle trompa les gens jusqu’au
dernier moment). Ensuite parce que les différents partis politiques n’avaient
pas disparu; après un moment de panique ils s’étaient repris, en même temps
que le gouvernement central se consolidait et organisait sa bureaucratie et sa
police. Si l’installation de ce dernier, à Valence, libéra de sa pression la
région du Centre, ce qui facilita l’apparition des Collectivités
castillanes, elle augmenta dans le Levant les possibilités de résistance
antisocialisatrice non seulement des partis, mais encore de la bourgeoisie, des
petits commerçants, des paysans attachés à leur propriété.
L’action
expropriatrice se porta donc sur les grands domaines dont les possédants étaient
soit des fascistes - ce qui facilitait les choses -, soit considérés comme
tels. De toute façon, les grands domaines ne pouvaient être défendus
ouvertement, du moins dans la première période, par ce qui restait d’autorités
locales. La culture de l’oranger, qui est une des caractéristiques de la région
levantine, exige de très grands frais; si bien que presque toutes les
orangeraies appartenaient à des sociétés capitalistes souvent anonymes, et,
parfois, embrassaient la juridiction de plusieurs villages. En moindres
proportions, la situation était souvent la même dans la zone, beaucoup moins
étendue, de riziculture. La mainmise sur ces grandes propriétés se justifiait
donc dans cette période où le politique et le social s’interpénétraient,
car la nécessité de désarmer le fascisme économique complétait son désarmement
politique et militaire. Et d’une façon ou d’une autre, la révolution
s’implantait.
Elle
s’implantait aussi par d’autres chemins. Toujours dans la région levantine,
et désireux de ne pas provoquer de heurts avec les autres secteurs
antifascistes, car la lutte contre l’ennemi commun demeurait au premier plan,
nos camarades durent prendre des initiatives dont les républicains, les
socialistes et les autres hommes respectueux de la Loi se montraient incapables.
Dans les villages, numériquement plus importants que ceux d’Aragon, parce que
le sol et le climat permettaient une plus grande densité de production et de
population, dans les petites villes agricolo-industrielles de 10 à 20.000
habitants, le ravitaillement se paralysait ou diminuait de façon alarmante
parce que les intermédiaires, doutant du lendemain et souvent de l’issue de
la guerre, hésitaient à se démunir de leur argent, et même à vendre les
marchandises qu’ils possédaient en réserve (l’intention spéculative
guidait certainement une partie d’entre eux). Ajoutons que, pour d’autres,
favorables au fascisme, c’était une forme de résistance passive. Et les
produits d’épicerie, de mercerie, d’hygiène, les engrais, les semences sélectionnées,
l’outillage, certains comestibles se raréfiaient assez vite, ce qui commençait
à perturber la vie de tous les jours. Alors, devant l’inertie des autres
secteurs, nos camarades qui, presque partout, étaient entrés dans les conseils
municipaux où ils multipliaient les propositions et les initiatives, firent
adopter des mesures inédites. Souvent, grâce à eux, la municipalité
organisait des centres de ravitaillement qui réduisaient l’emprise du
commerce privé et commençaient la socialisation distributive. Puis,
rapidement, la même municipalité se chargeait d’acheter aux paysans, encore
rétifs, les produits de leur travail, qu’elle leur payait mieux que les
habituels intermédiaires ou grossistes. Enfin, étape devenue complémentaire,
des Collectivités intégrales, quoique partielles par rapport à l’ensemble
de la population locale, apparaissaient à leur tour et se développaient.
Quant
à la production industrielle des petites villes et des grandes cités, la
situation rappelait souvent celle créée par le petit commerce et
l’agriculture. Les petits patrons, les artisans occupant un, deux, trois,
quatre ouvriers hésitaient souvent sur ce qu’ils devaient faire, n’osant
pas risquer leurs faibles ressources monétaires. Alors, nos Syndicats
intervenaient, recommandant ou exigeant, selon les cas, le maintien de la
production.
Mais
inévitablement de nouveaux pas étaient rapidement franchis. Certes, en général,
la bourgeoisie industrielle catalane était antifranquiste, ne fût-ce que pour
cette raison première que Franco, fils de la Galice et nationaliste espagnol,
était anticatalaniste, et que son triomphe représentait pour les Catalans
l’annulation de l’autonomie régionale difficilement conquise et la
suppression des droits politiques ainsi que des privilèges linguistiques. Mais
il est probable, qu’entre ces dangers et ceux représentés par les forces révolutionnaires
préconisant le communisme libertaire et l’expropriation des patrons, le
premier mal lui sembla bientôt le moindre. Aussi l’interruption du travail
par la fermeture des usines et des ateliers au lendemain de la défaite infligée
aux forces armées pouvait-elle, à bon droit, être considérée comme une aide
indirecte apportée aux fascistes insurgés. La misère, déjà représentée
par le chômage auquel la République avait été incapable de porter le moindre
remède, allait augmenter, et serait un facteur de désordre des plus efficaces
dont l’ennemi profiterait. Il fallait donc que le travail continue, et pour
s’en assurer on constitua dans toutes les entreprises, sur l’initiative de
la C.N.T. ou de ses militants agissant spontanèment, dès comités de contrôle
charges de superviser les activites de production.
Ce
fut le premier pas. Mais une autre raison, indiscutablement fondée, obligea
d’en faire un autre, et dans certaines industries de faire presque simultanément
les deux. Il fallait fabriquer, sans attendre, des moyens de combat pour un
front encore mobile qui se trouvait à 250 km de Barcelone, à 50 km des limites
de la Catalogne, et qui pouvait se rapprocher dangereusement (le terrain était
facile sur presque tout le parcours). Nous avons vu que, dès que les forces armées
employées par les fascistes, sans être forcément toujours fascistes elles-mêmes
(composées souvent de simples soldats) eurent été refoulées dans les
casernes de Barcelone, des milices avaient été organisées, qui partirent immédiatement
pour l’Aragon. Il fallut pour cela remettre les trains en marche. Le Syndicat
des cheminots s’en chargea sans attendre. En même temps, celui de la métallurgie
donnait d’abord l’ordre de reprendre le travail interrompu par la grève générale,
puis refusait, ainsi que les autres syndicats, la diminution des heures de
travail proposée par le gouvernement catalan; enfin il chargeait les ateliers métallurgiques
de blinder des camions et des camionnettes pour les envoyer vers les lieux de
combat
6.
6
C’est ce qu’on appelait des tanks. Pauvres tanks, il est vrai, et combien
insuffisants, contre lesquels les balles ricocheraient peut-être, non les obus,
mais qui, en tout cas, réconfortaient ceux qui partaient.
Et
c’est ainsi, qu’au nom des mesures nécessaires pour assurer la victoire,
bon nombre d’entreprises industrielles furent expropriées, leurs possesseurs
étant considérés comme des fascistes réels ou en puissance, ce qui était
vrai dans un très grand nombre de cas. Dans les entreprises de moindre
envergure, les choses ne s’arrêtèrent pas là, car par une évolution irréversible
et systématiquement poursuivie, le comité de contrôle se mua en comité de
gestion, où le patron ne figura plus comme tel, mais comme technicien quand il
était capable de l’être.
On
le voit, la révolution sociale qui s’accomplit alors ne provint pas d’une décision
des organismes de direction de la C.N.T., ou des mots d’ordre lancés par les
militants et agitateurs qui tenaient publiquement les premiers rôles, et furent
presque toujours inférieurs à leur tâche historique. Elle se produisit
spontanément, naturellement, non pas (évitons la démagogie) parce que «le
peuple» dans son ensemble était devenu tout à coup capable de faire
des miracles, grâce a une science révolutionnaire infuse qui l’aurait
brusquement inspiré, mais parce que, répétons-le, au sein de ce peuple, et en
faisant partie, il y avait une minorité nombreuse, active, puissante, guidée
par un idéal, qui continuait à travers l’histoire une lutte commencée au
temps de Bakounine et de la Première Internationale
7;
parce que dans d’innombrables endroits il se trouvait des hommes, des
combattants qui, depuis des décennies, poursuivaient des buts constructifs
concrets, doués qu’ils étaient de l’initiative créatrice et du sens
pratique indispensables aux adaptations locales, et dont l’esprit
d’innovation constituait un levain puissant, capable d’apporter des
orientations décisives aux moments nécessaires.
7
Il n’y a pas de commune mesure entre l’importance numérique des forces
libertaires espagnoles de 1936 et celle des bolcheviques en 1917. Ni quant aux
aptitudes de ces forces sur le terrain de la production, du travail, des activités
créatrices immédiates. Les bolcheviques étaient en tout de 200.000 à 250.000
pour 140 millions d’habitants. Et ils comptaient beaucoup d’éléments
d’alluvion.
La
situation était donc révolutionnaire tant par la volonté des hommes que par
la force des choses. Et cela nous oblige, avant d’entrer plus profondément
dans l’exposé des processus et du développement des réalisations nouvelles,
à réfuter certaines affirmations se rapportant à ces éléments fondamentaux
de la situation.
Nous
nous référons d’abord à la situation contradictoire née de la
participation politique de notre mouvement au gouvernement central, et au
gouvernement régional catalan. «Puisque vous collaborez au gouvernement, ont répété
maintes fois les antifascistes ennemis des collectivités, vous n’avez pas à
agir en marge de la légalité gouvernementale.»
Théoriquement
l’argument semblait logique. En fait, les choses étaient beaucoup moins
simples. D’abord, nous n’eûmes que 4 ministres sur 16 au gouvernement de
Valence; nous étions constamment mis en minorité par les autres secteurs
coalisés contre nous, et les ministères-clés - les Finances et la Guerre, par
exemple - étaient réservés à ces autres secteurs. Il aurait été trop
habile, et trop facile, de nous obliger à la passivité révolutionnaire en échange
d’une concession apparente sur le plan gouvernemental. Et certes, trop
souvent, nos ministres n’avaient que trop tendance à accepter un tel état de
fait.
On
pourra nous dire que cette collaboration avait été ratifiée par les assemblées,
les plénums et les congrès de notre mouvement. Mais en fait il arriva que,
submergés par les flots d’éloquence de nos interminables discoureurs, les délégués
des provinces, des petite villes, des villages approuvaient la collaboration
ministérielle parce que débordés par une situation qu’on leur peignait sous
les couleurs les plus sombres, et manquaient d’informations et d’habileté
oratoire pour réfuter les promesses, les explications invérifiables, les
arguments dont ils ne pouvaient contrôler la valeur. Mais de retour dans les
villes et les villages, ils continuaient de construire la société nouvelle.
Ils ne se sentaient pas liés par les manœuvres politiques, et ils avaient
raison, car nous n’en aurions pas moins perdu la guerre, et la magnifique expérience
de la révolution espagnole n’aurait pas eu lieu.
Mais
certains de nos adversaires, particulièrement les staliniens, firent jouer un
autre argument qu’ils emploient toujours où qu’ils soient, tant qu’ils ne
sont pas assez forts pour s’emparer d’une situation: le moment de la révolution
n’était pas encore venu, il fallait maintenir l’unité entre les secteurs
antifascistes, vaincre d’abord Franco. En expropriant les industriels, les
propriétaires, les patrons, les actionnaires, les terratenientes, on risquait
de les pousser dans le camp adverse.
Sans
doute cela s’est-il produit, dans de bien petites proportions. Mais tant que
la situation n’est pas encore assez mûre pour qu’ils puissent s’en
emparer, les staliniens diront toujours que les initiatives de leurs partenaires
qui ne se soumettent pas à leur direction sont prématurées, même contre-révolutionnaires.
D’autre part, croit-on que sans socialisation, les possibilités de victoire
eussent été plus grandes? Si oui, c’est ne pas tenir compte des réalités
qui composaient la situation.
D’abord,
l’hostilité des patrons dépossédés n’atténuait en rien l’ardeur
combattive des masses ouvrières et paysannes, qui fournissaient l’armée des
miliciens. Nous avons vu que, dans l’ensemble, les membres de la bourgeoisie
et des partis politiques demeuraient inertes ou s’agitaient dans le vide
devant cette situation qui les dépassait. La lutte étant déplacée du
Parlement et des urnes dans la rue, la riposte à l’attaque fasciste ne
pouvait que s’adapter aux circonstances nouvelles et suivre le chemin
qu’elle a suivi. Si l’on avait dû attendre le triomphe de l’organisation
officielle dûment mise au point, le franquisme aurait triomphé en un an, peut-être
en trois mois
8.
8
A l’autre bout de la chaîne se trouvait Trotski. Il
nous reprochait de ne pas balayer toutes les forces, les partis, les formations
de la bourgeoisie et du socialisme réformiste, de ne pas prendre le pouvoir
pour continuer la guerre comme les bolcheviques l’avaient fait en Russie. Il
fallait son parti pris aveugle pour confondre deux situations absolument
dissemblables. Le moindre bon sens indique qu’il nous était absolument
impossible de mener à la fois la guerre contre Franco, et, à l’arrière, de
faire une seconde guerre contre les autres secteurs antifranquistes qui ne se
seraient pas laissé anéantir si facilement. C’eût été une stupidité et
un crime. La guerre de mouvement qui favorisa les forces de l’Armée rouge en
Russie était inapplicable en Espagne où l’ennemi s’empara bientôt des
centres sidérurgiques et de fabrication d’armes, et où l’on ne disposait
pas des forces militaires et de hauts officiers comme ceux venus du tzarisme,
parmi lesquels figuraient des spécialistes de la guerre comme le général
Brussilof, une des gloires de l’armée russe, et Toutkatchevski, qui était
sans doute le stratège n° 1 de l’Armée Rouge quand Staline le fit fusiller.