Les 14 et 15 février 1937 eut lieu, à Caspe, petite ville de la province de Saragosse qui avait été libérée du fascisme par les forces venues de Catalogne, le Congrès constitutif de la Fédération des Collectivités d'Aragon 1. Vingt-cinq fédérations cantonales étaient représentées. En voici la liste: Fédération du canton d'Angüés Alfambra, Aïnsa, Alcorisa, Alcañiz, Albalate de Cinca, Basbastro, Benabarre, Caspe, Enjulve, Escucha, Graus, Grañen, Lécéra, Monzón, Muniesa, Màs de las Matas, Mora de Rubielos, Puebla de Hijar, Pina de Ebro, Pancrudo, Sàstago, Tardienta, Valderrobres. Chacune de ces fédérations cantonales (comarcales) représentait de 3 à 36 villages plus ou moins importants. Le total de ces villages, dont nous possédons la liste intégrale, s'élevait à 275. Le nombre des familles affiliées, à 141.430. Mais à cette époque, le fait collectiviste était en pleine expansion. Si bien que très vite de nombreuses collectivités s'ajoutèrent à cette première liste.
1 Une réunion préparatoire, où la convocation de ce congrès constitutif fut décidée, avait eu lieu précédemment à Binéfar; lés représentants des Collectivités déjà constituées y étaient accourus en foule.
D'autre part, celles existantes virent leurs effectifs augmenter rapidement. Si par exemple à ce congrès le canton de Màs de las Matas comprenait 19 villages dont seul le cheflieu était intégralement collectivisé, 18 autres villages l'êtaient aussi intégralement lors d'un plénum célébré trois mois plus tard. Si le canton d'Augüés comptait 36 Collectivités au congrès de Caspe, il en comptait 70 au plénum suivant. Dans la même période, le nombre des Collectivités fédérées du canton de Barbastro était passé de 31 à 58. Le développement était si rapide que pendant le temps demandé pour l'impression des dernières statistiques, les chiffres les plus récents étaient presque toujours dépassés.
Rappelons que ce mouvement s'étendait - et avec quelle rapidité! - malgré les difficultés causées par la guerre, souvent à quelques kilomètres du front - cas de Grañen, Aïnsa, Pina de Ebro, etc. - et alors que nos militants étaient mobilisés en grand nombre dans les forces armées - on ne peut qu'admirer le sens de l'organisation et de la solidarité dont firent preuve, dès le début, les Collectivités libertaires aragonaises.
Voici maintenant les résolutions pratiques qui furent prises à la suite de débats et d'examens dont on devinera la substance:
1° Suppression de la monnaie au sein des Collectivités, et constitution, par un apport général, d'un fonds commun de marchandises et de ressources financières devant servir aux échanges avec d'autres régions et avec l'étranger. Un carnet unique de consommation sera édité, valable pour tous les collectivistes 2.
2 Voir le chapitre intitulé «Comptabilité collectiviste».
2° L'examen des structures d'organisation donna lieu à ce qui constituait une innovation, en attribuant le rôle le plus important à l'organisation communale: «Nous acceptons l'organisation communale parce qu'elle nous permet de mieux contrôler l'ensemble des activités dans les villages.»
Puis on modifia les délimitations géographico-administratives traditionnelles d'après les besoins de la révolution et la logique de l'économie sociale opposée aux découpages arbitraires et capricieux de l'Etat historique.
3° Le texte adopté à ce sujet précisait que: «En constituant les fédérations cantonales, aussi bien que la Fédération régionale, il faudra éliminer les limites traditionnelles des villages entre eux; d'autre part, seront destinés à un usage commun tous les instruments de travail et les matières premières mis indistinctement à la disposition des Collectivités en ayant besoin.»
Cette solidarité intercollective et intercommunale – car chaque Collectivité englobait, sinon un village entier, du moins une partie dominante de chaque village -, est complétée par d'autres dispositions pratiques:
«Dans les Collectivités ayant un excédent de main-d'œuvre, et qui ne pourront l'employer à certains moments de l'année pour les travaux agricoles, les Comités des Fédérations cantonales se mettront d'accord pour envoyer ces camarades là où l'on aura besoin de leurs services.»
Ainsi tout en maintenant l'esprit et la pratique fédéralistes, qui impliquent une liberté intérieure et l'autonomie de la gestion, on dépasse immédiatement l'esprit de repli sur soi-même, ou la seule vision autarcique d'organisation découlant d'une conception étroite du communalisme. Mais cela n'est-il pas la conséquence pratique et presque automatique des conceptions et des pratiques de l'organisation syndicale guidant, souvent à leur insu, les organisateurs des Collectivités?
On passe maintenant aux projets de développement et d'amélioration de l'agriculture. La résolution recommande, comme première mesure, l'organisation de fermes et de pépinières expérimentales, afin d'améliorer d'une part le cheptel - ovin, porcin et bovin – d'autre part les variétés végétales, par l'adaptation de races et de semences sélectionnées. Dans chaque localité, dit la révolution, on devra réserver à ces essais «ne serait-ce qu'une parcelle de terre aux fins d'acclimatation de nouvelles cultures arboricoles».
On établit ensuite un projet de division du territoire aragonais en trois zones où de vastes étendues seront réservées à la production de semences pour l'ensemble des Collectivités, «même si elles n'appartiennent pas à la zone réservée à cette production»; c'est-à-dire, même si elles ne sont pas aragonaises. Ainsi, après avoir dépassé l'esprit communaliste, on dépasse l'esprit régionaliste, ce qui est un pas très important pour qui sait combien attaché aux traditions était resté l'esprit espagnol en matière de régionalisme. A ce point de vue, la pratique créatrice dépasse, presque toujours, certaine littérature théorique un peu trop répandue.
«Prenons l'exemple des pommes de terre, dit la Résolution. Il faut produire la semence dans le Haut-Aragon, et la livrer ensuite aux Collectivités des autres zones, car cette plante résiste mieux aux parasites dans les zones de haute montagne que dans celles de faibles altitudes où le climat est humide et chaud.»
Les trois grands secteurs dans lesquels l'Aragon est spécialement divisé «échangeront leurs semences au fur et à mesure des besoins, et d'après les résultats des recherches des stations expérimentales qui devront travailler en complet accord et sous la direction des techniciens pratiquant toutes les recherches nécessaires».
Nous voici arrivés à une conception planificatrice de l'économie agraire, qui, dans la pratique des choses, ne devait certainement pas s'arrêter aux pommes de terre. On conçoit très bien la réunion des techniciens des différentes zones confrontant leurs expériences et en tirant les leçons d'autant plus utiles que les rivalités d'intérêt ne se seraient pas opposées à la généralisation des méthodes de travail les plus efficaces.
Le troisième grand thème à l'ordre du jour fut celui de la conduite à tenir envers les petits propriétaires qui refusaient d'entrer dans les Collectivités. Une Commission d'études avait été nommée. Elle était constituée par F. Fernandez, du canton d'Angüés, Julio Ayora, de Montoro, R. Castro, d'Alforque, R. Bayo, de Gudar, E. Aguilar, de Pina, et M. Miro, de Ballobar. Par 6 voix contre 1, la Résolution suivante fut proposée par la Commission - puis adoptée par la majorité.
1. Les petits propriétaires qui veulent rester en marge de la Collectivité se considèrent donc capables de se suffire à eux-mêmes quant à leur travail; ils ne pourront donc pas bénéficier des bienfaits de la Collectivité. Toutefois, leur droit d'agir ainsi sera respecté, à condition qu'ils ne portent pas atteinte aux intérêts de la Collectivité.
2. «Toutes les propriétés, agraires ou urbaines, ainsi que les biens des fascistes qui ont été saisis demeureront en usufruit aux mains des organisations ouvrières qui existaient au moment de la saisie, à condition que ces organisations acceptent la Collectivité.»
3. «Toutes les terres des propriétaires auparavant travaillées par des fermiers, ou métayers, passeront aux mains de la Collectivité.»
4. Tout petit possédant resté en marge de la Collectivité ne pourra conserver que les terres qu'il pourra cultiver lui-même; l'emploi de salariés est absolument interdit.
«Pour contrecarrer l'esprit de propriété égoïste propre aux petits propriétaires, leur propriété ne sera pas enregistrée au cadastre.»
ORGANISATION ET CONTROLE DE LA RÉPARTITION
Monnaies locales, bons et tickets de contrôle, systèmes de points.
Cette dernière mesure rappelle le procédé préconisé par Bakounine en ce qui concernait la conduite à suivre par la révolution envers les petits propriétaires. Pour lui, il fallait éviter une dépossession violente, et la solution du problème lui apparaissait dans la «suppression du droit d'héritage». Il y est revenu plusieurs fois dans ses écrits. Et Kropotkine, dans La Conquête du Pain, écrivait que, non seulement la révolution ne déposséderait pas les petits propriétaires qui s'échinaient à travailler une terre obtenue au prix de tant d'efforts, mais qu'elle leur enverrait ses jeunes gens pour les aider à moissonner et rentrer leurs récoltes. Bien que non formulée spécifiquement, cette conception était généralement partagée par l'ensemble du mouvement libertaire international.
Comme on le verra à maintes reprises, non seulement le droit des petits propriétaires fut respecté, mais, dans la pratique on se montra conciliants, et meme fraternels envers eux.
Le quatrième point à l'ordre du jour fut l'établissement d'un Règlement général qui stipulait les directives d'ensemble des Collectivités aragonaises. En voici le texte:
« 1° Sous la dénomination de Fédération de Collectivités agricoles, il est constitué en Aragon une Association qui aura pour but de défendre les intérêts des travailleurs composant ces Collectivités.
« 2° Les tâches de cette Fédération consisteront en ce qui suit:
« a) Répandre intensément les bienfaits du collectivisme basé sur la pratique de l'entraide.
« b) Contrôler les fermes expérimentales et les stations d'essais qui seront organisées là où cela conviendra le mieux.
« c) Favoriser la formation des jeunes les plus doués grâce à l'organisation d'écoles techniques spécialisées.
« d) Organiser un corps de techniciens qui étudieront la façon d'obtenir de meilleurs rendements du travail dans les diverses spécialisations agricoles.
« e) Rechercher la façon d'établir et d'améliorer les rapports d'échanges en dehors de la région.
« f) Organiser les échanges à l'échelle internationale, grâce à l'établissement de statistiques relatives aux excédents de production de la région; on constituera une Caisse de résistance afin de pourvoir aux besoins des Collectivités fédérées, toujours en bonne harmonie avec le Conseil régional d'Aragon.»
Du point de vue de l'instruction publique, la Fédération se chargera:
« a) De fournir aux Collectivités tous les éléments qui favorisent les loisirs et développent la culture de chacun.
« b) D'organiser des conférences qui contribueront à l'éducation de l'ensemble du paysannat, ainsi que des soirées de cinéma et de théâtre, des sorties, des excursions et toutes les activités de propagande et de culture possibles.
« 3° Il est aussi nécessaire de constituer, dans chaque Collectivité, des établissements d'élevage afin de sélectionner des animaux de races diverses, grâce aux apports de la science moderne, pour obtenir de meilleurs rendements que ceux obtenus jusqu'à ce jour... Toutes ces activités devront être guidées par des techniciens qualifiés... D'autre part, toute exploitation agricole doit englober à la fois l'agriculture et l'élevage... Nous tenons à la disposition des Collectivités des plans divers de fermes expérimentales.»
Telles furent, pour les problèmes majeurs, les Résolutions adoptées par le Congrès constitutif de la Fédération des Collectivités d'Aragon 3. Insistons sur le refus de tout système monétaire, ce qui correspondait à ce que nous pourrions appeler l'orthodoxie communiste libertaire, et sur l'adoption du Carnet de consommation, appelé «Carnet de ravitaillement familial», où le barême de distribution était établi en pesetas, monnaie officielle, comme base de calcul. Cela devait permettre d'unifier, et de niveler plus facilement les rapports sociaux des habitants des trois provinces aragonaises, dont les conditions d'existence étaient déterminées par les possibilités naturelles qui dans cette région montagneuse variaient souvent d'une contrée à l'autre, du simple au double, et au triple, par l'extrême différence du climat et de l'irrigation du sol. Toutefois, on ne put parvenir à la généralisation de ce nivellement égalitaire, qui correspondait à l'esprit de solidarité générale, l'attaque des forces armées staliniennes au mois d'août suivant, ayant empêché de réaliser bien des projets.
3 Nous avons coupé ici les textes, un peu trop chargés de répétitions inutiles.
Il importe pourtant de préciser que si l'ensemble de ces résolutions constitue un tout cohérent qui embrasse les aspects principaux de la vie sociale, nous ne trouvons ici qu'un reflet très insuffisant de ce qui se passait en Aragon. Il faut avoir parcouru les 3 provinces, assisté directement à l'effort créateur des collectivistes, dans les villages, les champs, les ateliers, les magasins de distribution municipaux ou communaux, avoir parlé avec les hommes pleins de foi, soulevés d'enthousiasme et riant au présent et à l'avenir que l'on trouvait alors pour apprécier comme il convient l'œuvre réalisée.
*
La dernière Résolution adoptée par le Congrès de Caspe avait un caractère politique. Devant l'absence pratique d'autorités gouvernementales, en Aragon, et afin de prévenir une offensive des autorités de Valence, les militants libertaires eurent l'idée de constituer un Conseil de Défense qui pourrait suppléer le gouverneur - équivalent du préfet en France - représentant le gouvernement central et empêcherait, ou retarderait le plus longtemps possible la mainmise de ce dernier sur la région.
Mais il va de soi que ce gouvernement ne pouvait tolérer l'existence d'une administration autonome. Il publia donc un premier décret selon lequel les conseils municipaux devaient se constituer partout, selon les normes légales établies. Comme souvent les Collectivités s'étaient substituées aux municipalités, ou avaient en quelque sorte fusionné avec elles, ces organismes reconstitués empiétaient sur ceux que la révolution s'était donnés.
D'autre part, une telle reconstitution provoquait la résurrection des partis politiques qui n'avaient rien à faire dans les Collectivités - pas plus, du reste, que d'autres tendances révolutionnaires constituées en mouvements autonomes: la Collectivité était devenue l'incarnation de l'organisation naturelle, et générale, de l'ensemble des habitants. Toutefois, depuis le 19 juillet, et en de nombreux endroits, bien que les partis fussent démantelés surtout parce que, dans la plupart des cas, ils s'étaient effacés d'eux-mêmes, leurs sections locales reparaissaient timidement, ou s'efforçaient de se reconstituer.
Isolés, leurs membres n'exerçaient aucune influence; unis, ils pouvaient non pas mettre les Collectivités en péril, mais fomenter une certaine opposition gênante. Et les républicains radicaux, de droite et de gauche (ou ce qui en restait), les socialistes réformistes, du moins les officiels, certaines sections locales poumistes 4, les communistes, ainsi que les petits propriétaires anticollectivistes s'efforçaient de constituer une force appuyée sur le gouvernement dans la majorité des cas (poumistes mis à part), et qui pouvait causer des difficultés.
4 Du P.O.U.M,, parti ouvrier d'unification marxiste, de tendance trotskiste.
En fait, et malgré cette situation, nombreux furent les membres de partis politiques qui rallièrent les Collectivités. Mais la résurrection des conseils municipaux officiels, au passe nettement politique, permettrait une certaine intromission, ou pression du gouvernement, les conseils municipaux devant, selon la loi, obéir aux ordonnances émanant du ministère de l'Intérieur.
Devant cette contre-attaque, il fallait improviser une tactique de défense. Et le congrès de Caspe prit la résolution suivante:
«Considérant que les conseils municipaux jouent un rôle différent de celui des Collectivités.
«Que ces conseils sont des organismes légalement constitués, dans lesquels collaborent toutes les organisations antifascistes et dont la représentation la plus élevée est le Conseil supérieur d'Aragon.
«Que les Comités administratifs des Collectivités exercent une fonction différente de celle des Conseils municipaux.
«Que les Syndicats sont appelés à désigner et à contrôler les camarades qui vont représenter la C. N. T. dans ces deux sortes d'organismes.
«Qu'il ne peut y avoir opposition entre la gestion des Collectivités et celles des conseils municipaux.
«Que les uns et les autres sont solidaires de l'organisation syndicale, tant que celle-ci prendra part à la constitution des conseils des Collectivités, les conseils municipaux maintiendront des rapports fraternels grâce au truchement de la C. N. T.»
On réintroduisait ainsi, dans le domaine politique, la C. N. T. et ses Syndicats, force combattante traditionnelle, ce qui avec les Collectivités permettra de parer aux inconvénients du rétablissement des conseils municipaux. Et au moyen de ces trois organes - puisque nos camarades entraient aussi dans les conseils municipaux - le mouvement libertaire donnait une extrême souplesse à son activité créatrice. La protection du Conseil d'Aragon, organe devenu semi-officiel, ajoutait, momentanément du moins, un facteur complémentaire à cette souplesse.
*
Les adversaires des Collectivités, surtout les staliniens d'hier et d'aujourd'hui, affirment souvent que les Collectivités aragonaises furent imposées par nos milices qui, en leur majorité, étaient accourues de Catalogne pour enrayer l'avance de l'ennemi, ce qu'elles parvinrent à faire pendant deux ans au prix de pertes énormes 5.
5 En juillet 1937, on avait perdu 20.000 tués sans parvenir à reprendre la petite ville de Huesca, qui comptait 18.000 habitants.
Certes, la présence de ces forces auxquelles les autres partis ne pouvaient rien opposer, et n'opposaient rien, a favorisé indirectement les réalisations constructives dont nous parlons, en empêchant la résistance active des partisans de la république bourgeoise et du fascisme. Mais d'abord, si ces autres partis n'ont pas agi ainsi, c'est simplement parce qu'ils manquaient de forces combattantes, non seulement venues de Catalogne, mais surtout en Aragon. Car même sans ce rapport de forces notre mouvement aurait joué le rôle prépondérant qui fut le sien. Car il faut le répéter inlassablement, «la situation était devenue révolutionnaire» du fait de l'attaque franquiste et de la carence du gouvernement républicain. Dans ce cas c'est l'élément révolutionnaire le plus important qui devait jouer le plus grand rôle par le fait de sa supériorité et de l'adhésion des masses. Sans la valeur des hommes, des cadres militants qui prirent les initiatives, et s'adaptèrent aux circonstances avec une intelligence tactique souvent merveilleuse, à peu près rien n'aurait été fait. Peut-être, malgré la fringale de terres des paysans n'aurait-on touché qu'insuffisamment à la grande propriété, sans inspiration constructive d'envergure, par manque de directives idéologiques précises. La présence militaire des nôtrès a contribué a libérer la population d'un passé de tradition qui aurait par trop limité son effort: c'est tout.
Mais cette présence est bien loin de tout expliquer. En témoignent les autres régions où, malgré l'existence des autorités légales et des forces militaires non libertaires, la révolution s'est produite aussi. C'est dans le Levant que, comme on le verra, les Collectivités furent les plus nombreuses et les plus importantes. Or c'est à Valence, capitale du Levant, que résidait le gouvernement avec toute sa bureaucratie, et des forces policières nombreuses. Et en Castille, où au début républicains, socialistes et communistes l'emportaient largement sur nous, les Collectivités paysannes naquirent et se développèrent, leur ensemble devenant peut-être plus puissant qu'en Aragon.
En allant davantage au fond des choses, je crois pouvoir dire que, contrairement aux assertions qui attribuent l'implantation et le développement des Collectivités aragonaises au poids spécifique des troupes libertaires, celles-ci n'ont pas joué un rôle positif dans ce fait historique. D'abord, selon mes observations directes, elles ont vécu en marge de l'œuvre de transformation sociale qui s'accomplissait. Monde militaire - même libertaire - et monde civil. Esprit militaire avec ses préoccupations propres et dans une certaine mesure replié sur soi-même, généralement indifférent à ce qui n'était pas la vie du front. Il y eut des exceptions où s'établirent des rapports entre civils et miliciens: elles furent le fait d'un mince pourcentage d'individus. La plupart des soldats, souvent des Catalans, venus des zones industrielles, ont vécu à côté des villages aragonais sans s'y intéresser, même quand ils y étaient hébergés.
Quant à la nouvelle organisation de la vie, de la production, des échanges, la présence militaire a joué un rôle plus négatif que positif. D'une part, les Collectivités ravitaillaient, sans contrepartie économique, ces troupes qu'il fallait nourrir, et bien nourrir, et que le gouvernement laissait à l'abandon. D'autre part, bon nombre de «maños» 6, les plus jeunes, les plus robustes, étaient mobilisés au front et soustraits au travail des champs et des ateliers. Tout compte fait, toujours du point de vue économique, les Collectivités auraient gagné à ce qu'il n'y eût pas de forces armées établies dans la région.
6 Surnom populaire donné en Espagne aux Aragonais.
Mais il est vrai qu'alors les fascistes auraient avancé.
Graus 1
1 Prononcer Graouss.
Graus est situé au nord de la province de Huesca, dans une région, moins propice à la production agraire socialisée que les villages d'Aragon que nous avons visités plus au sud. La topographie du terrain en est la cause principale. Nous sommes ici en pleines Pyrénées espagnoles, parmi des bois assez maigrelets et des rocs beaucoup plus nombreux que les arbres. Les champs sont rares, les surfaces cultivées de petites dimensions. Les cultures s'étagent, irrégulières, entre les formations pierreuses et chaotiques. On y arrive par des sentiers où les machines ne peuvent passer. L'eau ne manque pas; ruisseaux, sources, rivières, torrents abondent. Mais la terre est rare. L'érosion l'a entraînée au long des siècles. Aussi les villages sont-ils perdus dans les masses grisâtres, avec leur petit nombre d'habitants et leurs groupes de demeures mornes, qui n'arrivent pas toujours à 100; on les trouve aussi sur les hauteurs, dominant des vallées minuscules, et entourés d'énormes blocs déchiquetés au milieu desquels ils ressemblent à des nids.
Là où la vie est si paisible, dans des endroits si retirés, le progrès ne pénètre pas aisément. Une tradition séculaire règne, les esprits sont lents. Les idées nouvelles ont peu pénétré dans les hautes montagnes d'Aragon; comme dans tout pays montagneux que ne traversent pas de vivantes artères. L'horizon restreint de la vie sociale, le repli sur soi-même prédisposent peu les habitants à une large pratique collectiviste, ce qui n'exclut, surtout dans cette région, ni la loyauté, ni la noble hospitalité.
Nous sommes en juin 1937. Le canton de Graus compte 43 villages parmi lesquels Capella, Campo, Vesian, Pelatua, Benasque, Bocamorta, Puebla de Castro, Torres del Obispo, Puebla de Fantova, Laguares sont collectivisés à 50%.
L'organisation que j'ai eu le loisir de mieux étudier est celle de Graus, chef-lieu du canton. Ce village - 2.600 habitants -, qui a un peu l'aspect d'une petite ville, est situé au bord de l'Esera, la rivière d'Espagne dont, me dit-on, le débit est le plus constant, qui prend sa source en France et alimente l'immense barrage du canal d'Aragon et de Catalogne.
Entouré, lui aussi, de hautes montagnes et bien arrosé, Graus se trouve à l'intersection de plusieurs routes. Il est donc devenu un centre commercial relativement important, et l'esprit d'initiative y a fait naître de petites entreprises répondant aux besoins de la contrée. En juillet 1936, quarante % des habitants vivaient du commerce; l'industrie et l'agriculture se partageaient soixante % à égalité.
Vingt % de la terre cultivée sont irrigués. On y fait venir des plantes potagères. Dans les terres sèches, on cultive des céréales, la vigne, l'olivier, l'amandier. Mais cette année, dans tout le nord de l'Aragon, les amandes ont été détruites par une nuit de gelée comme, plus au sud, les vignes du canton de Binéfar ont été ravagées par un orage d'une heure.
Quarante % des terres irriguées appartenaient à deux propriétaires. Quarante pour cent étaient plus équitablement répartis, mais la pauvreté des récoltes obligeait les paysans moyens (on peut deviner le sort des absolument pauvres) à se procurer, hors du travail des champs, le tiers, et souvent la moitié, de leur ressources. Ils s'employaient dans l'industrie locale, comme journaliers sur la terre des riches. Ou encore, ils partaient faire un travail saisonnier dans d'autres régions. Dans les travaux industriels, les salaires oscillaient de 6 pesetas pour les manœuvres à 8 pour les maçons et les mécaniciens. Mais des calculs précis montraient que, compte tenu du chômage, les maçons gagnaient en moyenne 5 pesetas par jour. Quant aux manœuvres...
Durant ces dernières années, les jeunes gens émigraient pour aller vivre en Catalogne ou en France; vingt % des jeunes filles partaient se placer comme domestiques dans les villes.
Les commerçants et les petits industriels ne vivaient guère mieux. Leurs dettes dépassaient depuis longtemps le montant de leur capital.
Dès que les antifascistes, guidés par nos camarades, eurent pris la situation en main, ils entreprirent les réformes sociales que nous allons décrire.
On l'a vu, les conditions d'existence des différentes couches de la population étaient très différentes. Un journalier travaillant aux champs gagnait par jour la moitié de ce que gagnait un mécanicien. On instaura donc immédiatement le salaire familial, qui assurait à tous le même droit à la vie. Ce salaire fut d'abord payé en bons. Au bout d'un mois, on mit en circulation des tickets divisés en points plus ou moins nombreux. Plus tard, la relative importance commerciale de Graus, sa situation sur les routes très frêquentées, firent reprendre la peseta, monnaie officielle maintenue dans l'ensemble de l'Espagne, comme étalon général des valeurs; puis le Comité émit pour son compte une monnaie divisionnaire locale.
D'abord contrôlé, le commerce fut bientôt socialisé. On remplaça les transactions individuelles par les transactions collectives. Une «coopérative alimentaire» fut installée, où l'on concentra tous les vivres trouvés dans le petit commerce. Puis on ouvrit, une deuxième coopérative 2 pour les tissus et la mercerie, et qui remplaça 23 des 25 boutiques spécialisées - car on en conserva deux. Il y avait aussi 25 ou 30 épiceries, qui furent transformées en deux grands magasins collectifs. Un magasin de chaussures sur trois subsista; les deux quincailleries furent fondues en une seule; sur six, quatre boulangeries et dépôts de pain disparurent, et maintenant il suffit d'un fournil sur trois.
2 Comme dans la plupart des cas, on donnait le nom de coopératives à ce qui était des magasins communaux.
Ce processus de réorganisation et de perfectionnement technique a été de pair avec celui de la collectivisation agraire et industrielle. A Graus, comme dans beaucoup d'autres endroits d'Aragon, la pratique du socialisme a commencé par l'organisation de la Collectivité agraire. Devant la gravité de la situation, le Comité révolutionnaire s'est occupé d'abord des besoins vitaux les plus urgents. Il fallait rentrer les rêcoltes, il faut labourer et semer, obtenir de la terre le maximum de rendement avec - étant donné le nombre de ceux qu'absorbe la guerre - le minimum d'efforts. Sous l'action des camarades de l'U. G. T. et de la C. N. T., les vieux araires tirés par un âne sont éliminés, les bêtes de trait les plus robustes sont rassemblées et lancées, avec les meilleures charrues, sur les terres d'où l'on a arraché les haies séparatrices. Les champs sont emblavés. La Collectivité agraire se constitue le 16 octobre: à peine trois mois après l'attaque fasciste. Ce même jour, les moyens de transport, qui s'étaient collectivisés pratiquement dès le début, le font officiellement. Et d'autres nouvelles étapes sont décidées, selon les indications données par les deux syndicats - le socialiste et le libertaire. La socialisation de l'imprimerie est décidée le 24 novembre 3. Deux jours plus tard vient celle des magasins de chaussures et des boulangeries.
3 Celui qui s'en chargea était un jeune patron, bien organisé.
Le 1er décembre, c'est le tour du commerce, de la médecine, des pharmacies, des maréchaux-ferrants, des serruriers. Le 11 décembre, celui des ébénistes, des menuisiers. Graduellement, toutes les activités sociales entrent dans le nouvel organisme.
La Résolution votée par les agriculteurs fera mieux connaître les lignes essentielles et les principes généraux des Collectivisations successives, puisque dans tous les cas ces principes sont à peu près les mêmes. En voici le texte:
«Les travailleurs de l'agriculture, réunis à Graus le 16 octobre 1936, décident ce qui suit:
1° Ils adhèrent à la Communauté générale de tous les métiers;
2° Tous les adhérents entrent dans la Communauté de leur propre volonté; ils sont tenus d'apporter leurs outils;
3° Toutes les terres des camarades entrant dans la Communauté doivent être apportées pour augmenter les biens communaux;
4° Quand les travailleurs de l'agriculture n'auront pas de travail, ils devront aider obligatoirement les autres professions qui auront besoin de leur concours;
5° On fera par duplicata un inventaire des biens apportés à la Collectivité; un exemplaire sera remis au propriétaire de ces biens, l'autre restera aux mains de la Collectivité;
6° Si, pour des raisons imprévues, la Collectivité devait se dissoudre, chaque camarade aura le droit indiscutable de reprendre les biens qu'il aura aportes;
7° Les adhérents nommeront, dans leur réunion, la Commission administrative de leur profession;
8° Quand les travailleurs de l'agriculture se seront mis d'accord sur ce dernier point, ils devront nommer une Commission administrative composée d'un président, un trésorier, un secrétaire et trois membres;
9° Cette Collectivité agraire maintiendra des relations directes avec la Caisse communale de tous les métiers réunis qui sera créée par le Comité de liaison;
10° Les ouvriers qui viendront travailler en commun toucheront les salaires suivants: pour les familles composées de trois personnes et au-dessous 4, six pesetas; celles composées de plus de trois personnes toucheront une peseta par jour pour chacune d'elles;
4 La limite fut ensuite portée à deux personnes.
11° Le salaire pourra être modifié selon les circonstances, et sur proposition de la Commission administrative de tous les métiers reunis 5;
5 Observons que la collectivité paysanne n'est pas séparée, mais fait bloc, toujours, avec «tous les métiers réunis».
12° Les ouvriers dont les parents n'appartiennent pas à la Collectivité recevront les salaires que le Comité établira 6;
6 Il y eut, en Aragon, et dans d'autres régions, de nombreux cas où les jeunes, garçons et filles, se séparaient de leur famille restée individualiste, pour adhérer à la Collectivité.
13° L'expulsion d'un membre de la Collectivité devra être décidée par la Commission centrale de tous les métiers, dont la section d'agriculture fait aussi partie;
14° Les adhérents à la Collectivité s'engagent à travailler autant d'heures que la Commission administrative, d'accord avec la Commission centrale locale, jugera nécessaire, en apportant au travail l'intérêt et l'enthousiasme indispensables;
Dûment informés, et en plein accord, les travailleurs de l'agriculture prennent acte de cette Résolution.»
Ce document, comme tous les autres du même genre - nous n'en verrons d'exception qu'à Alcorisa - a été rédigé par des paysans qui n'étaient pas des lettrés, et même faisaient d'assez nombreuses fautes d'orthographe; on pourrait aussi y trouver certaines gaucheries rédactionnelles, ou de petites ambiguïtés de termes. Toutefois, les tâches essentielles sont énumérées, et la pratique rendra la pensée plus claire et plus précise.
Pour y contribuer, observons d'abord qu'aucune collectivisation n'est réalisée en dehors de la volonté des intéressés. Quant au Comité révolutionnaire collectiviste, dont le nom change parfois selon les textes, il se borne à convoquer - certainement après accord préalable avec les militants les plus au courant des problèmes et des activités - chaque section de producteurs, qui décide, en toute indépendance, de se collectiviser. Une fois entrée dans la Collectivité, cette section n'est plus autonome 7. Le Comité révolutionnaire, bientôt transformé en Comité de liaison (de enlace), dirige ou coordonne le tout. Il disparaîtra en janvier 1937, avec le rétablissement du Conseil municipal exigé par le gouvernement.
7 Quoique le droit de sécession existe toujours. Mais en fait, l'isolement est impossible.
Là encore, une parfaite harmonie règne entre les deux fractions ouvrières: U. G. T. et C. N. T., qui se sont mises d'accord pour désigner chacune quatre conseillers, et pour que le président, qui joue le rôle de maire, soit un travailleur républicain, choisi par une assemblée générale de tous les habitants du village. L'impartialité et l'entente sont ainsi assurées.
Mais le maire n'est qu'un personnage décoratif; il ne fait qu'appliquer les décisions prises par la majorité du Conseil municipal qui doit représenter le gouvernement central, appeler les soldats pour la guerre, fournir les papiers d'identité, établir le rationnement pour tous les habitants du village, individualistes et collectivistes.
La Collectivité ne dépend que d'elle-même. Le Conseil municipal n'intervient ni dans ses activités, ni dans son administration - et il en est de même pour toutes les Collectivités en général. Elle dirige 90 pour cent de la production (il ne reste d'individualistes que dans l'agriculture), et les moyens de transport, la distribution, les échanges. Sur les huit camarades qui la composent, six sont à la tête de la section pour laquelle ils sont le plus qualifiés. Voici la classification établie pour chaque délégué:
Culture et santé publique qui comprend tout ce qui concerne la vie intellectuelle, y compris le théâtre, le cinéma (il y en a un à Graus, lequel, à l'occasion, sert de salle de réunions). La même section s'étend aussi au sport et aux questions sanitaires en général;
Travail et statistique qui s'occupe du classement et de la répartition des travailleurs, des rétributions, du recensement général;
Ravitaillement (commerce, fourniture de charbon; engrais chimiques, magasins, dépôts et distribution);
Transport et communications (camions et camionnettes, automobiles, chariots, taxis, garage, P.T.T.);
Industrie (fabriques, ateliers, électricité, eau, travaux du bâtiment).
Les deux autres camarades, un de l'U. G. T. et un de la C. N. T., occupent le secrétariat général; ils sont aussi chargés de la propagande.
Dans l'organisation industrielle, chaque atelier désigne un délégué qui travaille et qui maintient les relations permanentes nécessaires avec le secrétaire à l'industrie.
Chaque spécialité industrielle a un compte particulier tenu par la section de comptabilité générale où l'on me montre le Livre majeur dans lequel je relève les sections existantes. Leur liste donne une impression assez complète des activités non agricoles de l'endroit et de l'organisation d'ensemble:
Eau potable, fabrication d'outres, menuiserie, matelasserie, cinématographie, charronnerie, meunerie, photographie, soierie, chocolaterie, charcuterie, fabrication de liqueurs, électricité, huilerie, quincaillerie, hôtels et cafés, forges, lingerie, fours a plâtre, boulangeries, établissements de coiffure, blanchisserie, collectivité des tailleurs, savonnerie, peinture en bâtiment, tuileries, ferblanterie, réparation de bicyclettes, ateliers de couture, atelier de machines à coudre, de confection, imprimerie, vacherie, matériaux de construction.
Tout est donc contrôlé et coordonné. Comme pour la distribution, on a rationalisé l'organisation de la production. C'est ainsi que la fabrique de boissons a été installée par la Collectivité qui a réuni en un seul établissement les petites entreprises où l'on préparait le vin, et fabriquait la limonade, l'eau gazeuse, la bière et les liqueurs. Le travail est maintenant mieux fait, dans des conditions plus hygiéniques pour les producteurs et les consommateurs.
La Collectivité a aussi installé un moulin producteur d'huile d'olive, aux techniques modernes, et maintenant on utilise les déchets pour la fabrication du savon: une industrie dérive de l'autre. Notons encore, parmi les achats, deux grands camions de 8 tonnes, mis au service de tout le village, et une bascule d'une puissance de 20 tonnes, qui permettra, pour la première fois dans l'histoire de Graus, de contrôler le mouvement des marchandises qui entrent et sortent. Ajoutons parmi les acquisitions deux grandes machines à laver électriques, une pour l'hôpital, l'autre pour les hôtels locaux, collectivisés.
Bien entendu, l'agriculture n'en est pas restée à sa production précédente. Etant donné la faible proportion de terres cultivables, la surface irriguée n'a augmenté que de 5% celle des terres sèches de 10%, mais la suppression des anciennes divisions permet de gagner du terrain sur les haies et les chemins inutiles. On travaille la terre plus rationnellement; on ne perd plus tant de petites surfaces non labourées à l'extrémité de chaque champ ; et l'on a semé 50%, de plus de pommes de terre, ce qui permettra d'echanger les tríos quarts de la récolte contre les produits venus de Catalogne ; et si la nature ne réserve pas de mauvais coups, on obtiendra, grâce à un meilleur emploi de l'outillage, des engrais et de l'effort des hommes, plus de luzerne pour le bétail, et le double de betteraves sucrières Pour la population humaine.
De plus, mettant à profit les moindres parcelles de terre, environ 400 arbres fruitiers sélectionnés ont été plantés.
La Collectivité a acheté une batteuse moderne, des charrues modernes, et des semoirs, un tracteur puissant, une faucheuse-lieuse, des sulfateuses, un buttoir. L'emploi de tous ces éléments mécaniques, auxquels s'ajoutent ceux fournis par l'industrie chimique, permet de comprendre qu'entre les terres travaillées par les individualistes - qui finirent par adhérer à l'effort commun - et celles de la Collectivité, la différence de rendement à l'hectare ait atteint jusqu'à 50 pour cent.
Avant juillet 1936, l'élevage avait t négligé à Graus. Mais la localité, trop commerciale, s'est vue, par la diminution même du trafic que cause l'interruption des contacts avec les autres parties de l'Aragon, obligée de changer une partie de ses activités. On a donc intensifié l'élevage en achetant d'abord 310 moutons, point de départ d'un troupeau plus abondant qui pourra se nourrir dans la montagne. Mais il y a mieux.
J'ai visité deux « granjas » - disons fermes - qui donnent une splendide impression d'effort créateur. La ferme n°, 1 est destinée à l'élevage des porcs. On l'a construite loin du village, dans un endroit entouré d'arbres et de champs où la Collectivité installera bientôt des parcs avicoles.
Cette porcherie comprendra deux corps de bâtiment, dont l'un est achevé. Il est construit en excellents matériaux : murs de pierre, sol de ciment, longueur et largeur suffisantes, le tout bien éclairé et aéré. Dans vingt-deux divisions, 162 porcs sont classés selon leur âge et leur race. Une allée centrale sépare les deux rangées de compartiments où les bêtes s'agitent et grognent. Les murs sont peints en blanc , tout est journellement nettoyé au jet d'eau, et en même temps les porcs sont douchés quand on le croit nécessaire. Bientôt, ils prendront, dehors, l'air et le soleil, grâce aux portes déjà percées pour leur sortie quotidienne. Il ne restait qu'à installer l'enclos extérieur, ce qui certainement fut fait par la suite.
Au premier étage, aussi solide, quoique moins haut que le rez-de-chaussée, on a installé les réserves de nourriture et un réservoir d'où l'eau, élevée au moyen d'une pompe à moteur, est distribuée à toute la porcherie. Dehors, au sol, des rigoles spécialement creusées mènent le purin et les excréments dans une fosse d'où ils s'écouleront, après traitement adéquat si nécessaire, et serviront d'engrais pour les cultures environnantes.
Les truies sur le point de mettre bas sont logées séparément, isolées et tranquilles. Quand l'installation en cours sera achevée, la Collectivité élévera au moins 400 porcs de plus que Graus n'en élevait auparavant. Le gain sera plus élevé si l'on tient compte de l'amélioration de la race, et de la plus grande rapidité de l'engraissement.
Le projet d'un vaste parc avicole non loin de cette porcherie ne doit pas faire penser que tout était à entreprendre dans ce domaine, au moment où j'ai visité cette localité et étudié ce qui s'y faisait. La « granja » n° 2 le prouve. Elle fut organisée dès les premiers moments. Le plan en a été tracé d'après les données et les expériences les plus récentes. D'un côté on a construit, - toujours avec une rapidité surprenante, car on ne disposait que de l'énergie humaine, - cinq pavillons, chacun avec son premier étage. De l'autre, un pavillon seul, qui compte sept départements. Puis on a commencé l'élevage en prenant ce qu'on avait sous la main. Ici sont les poules de race Leghorn, là les catalanes du Prat, race excellente et trop méconnue. Puis des races indéfinies. Des centaines de pondeuses. Les ceufs sont réservés aux membres de la Collectivité, bien que certaines familles possèdent une petite basse-cour. Il y a encore de nombreux canetons, des oies, des oisillons pour lesquels on prépare une mare. En outre, les dindonneaux et soixante lapins et lapines sont le début de vastes réalisations.
En juin 1937, 1.500 poussins étaient déjà nés, et 800 se formaient dans sept couveuses artificielles dont cinq avaient été achetées en Catalogne, l'une avait été donnée, et la dernière fabriquée sur place.
Qualité de la construction, conditions d'hygiène, tout est irréprochable. Les poussins sont alimentés d'après les recommandations les plus récentes de la zootechnie : farine de lait, huile de foie de morue, rien ne leur manque. Justement, cette année, on ne sait quelle maladie tue presque tous ceux élevés dans les maisons particulières. Disposant de plus de ressources, l'élevage collectif ignore cette hécatombe. En revenant, je découvre dans une dépendance, trois moulins électriques pour triturer le grain et les os que l'on donne aux volailles, afin qu'elles puissent former la chaux nécessaire à la ponte.
Revenons aux travaux non agricoles. Dans la fabrique de corsets, une trentaine de femmes travaillent en chantant des hymnes révolutionnaires à la gloire de Durruti, tué sur le front de Madrid, ou des « jotas » aragonaises et des « coplas » d'autres régions d'Espagne. Au lieu de corsets, on confectionne des chemises et des caleçons pour les miliciens. La plupart des jeunes filles ne sont pas payées spécialement pour venir travailler, puisque leur existence est assurée par le salaire familial touché au foyer, et dans lequel elles sont incluses. Cependant, elles viennent, en deux équipes, l'une le matin, l'autre l'après-midi ; et elles n'en travaillent pas moins aussi activement que possible. Nous sommes dans le domaine de l'esprit solidaire.
Maintenant, examinons d'un peu plus près les nouvelles conditions d'existence. Nous avons vu, dans la Résolution des travailleurs des champs, qu'un ménage touche six pesetas par jour, qu'on attribue une peseta de plus par personne, toujours d'après ce principe que plus grand est le nombre des membres d'une famille, moins élevé est le coût de la vie par individu. Cette augmentation est uniforme, Par conséquent, une famille de huit personnes touche 14 pesetas, ce qui ne s'était jamais vu, même de loin, car il n'y avait aucune aide sociale pour les familles nombreuses. Puis, devant les progrès des ressources économiques, ce salaire des familles nombreuses a été augmenté de 15 pour cent. En outre, on ne paye plus de loyer, celui-ci étant considéré comme un service public ; le prix du gaz et de l'eau a été diminué de moitié, et les soins médicaux et pharmaceutiques sont gratuits, car, ainsi que nous l'avons vu, ces deux servïces sont socialisés.
Ajoutez qu'il n'y a pas de chômage et que comme dans toutes les Collectivites, le salaire est payé intégralement pour les cinquante-deux semaines de l'année, car, me disait un des organisateurs de Graus, « il faut manger tous les jours ».
Par contre, le prix des vêtements provenant de Catalogne, et des aliments venus d'autres régions, a augmenté de 30 pour cent.
- Si nous voulons comparer, prenons une famille de cinq personnes (chiffre normal en Espagne) et composée du père, de la mère et de trois enfants, ou du père, de la mère, de deux enfants et de l'un des grands-parents : c'est-à-dire une famille où un seul membre est producteur. Prenons aussi l'un des anciens salaires les plus élevés : celui d'un mécanicien dont nous supposerons qu'il ne chôme jamais. Ses huit pesetas par jour - très bon salaire pour un village d'Espagne - font 200 pesetas par mois de 25 jours de travail. Maintenant, y compris l'augmentation de 15 pour cent, ces cinq personnes gagnent 310,50 pesetas par mois. Compte tenu de l'élévation actuelle de certains prix, la différence n'est pas si grande que le laisseraient supposer les premiers chiffres. Mais elle donne tout de même un avantage appréciable. De plus, comme nous l'avons vu, cette famille ne paye pas de loyer, qui, avec les frais médicaux et pharmaceutiques, représentait soixante-dix pesetas par mois. Le salaire monte; il monte aussi grâce au petit lopin de terre que l'on a donné, ou laissé à chaque famille, pour qu'elle puisse cultiver ce qui lui plaît. Il monte encore grâce aux semences sélectionnées et aux engrais distribués gratuitement, grâce aussi aux animaux de basse-cour. Et il monte bien davantage pour les maçons, les manceuvres maçons travaillant à l'intempérie, y compris les journaliers des champs, qui gagnaient quatre pesetas par jour six mois par an... Aujourd'hui, il n'est plus besoin d'aller s'employer ailleurs, et les jeunes filles ne partent plus, en Catalogne ou en France, pour aller faire les domestiques.
On peut donc dire que, dans l'ensemble, le niveau des conditions d'existence s'est élevé de 50 à 100 pour cent en quelques mois, que le capital de production a augmenté de façon étonnante, en pleine guerre, bien qu'une partie de la maind'oeuvre, la plus jeune et la plus active, soit au front, Le miracle a été possible non seulement parce qu'on a travaillé avec un enthousiasme collectif admirable, mais aussi par une meilleure économie de l'emploi et des forces de production : rappelonsnous que la population s'adonnant au commerce atteignait 40 pour cent, et comprenons qu'une meilleure distribution des activités a permis, ici comme ailleurs, de libérer une maind'oeuvre, jusqu'alors pratiquement parasitaire, et de l'employer à des tâches enrichissantes pour tous.
L'ensemble du mécanisme économique - production, échanges, moyens de transport, distribution - est aux mains de douze employés, qui tiennent séparément les livres et fichiers de chaque activité. Jour par jour, tout est enregistre, stipulé : mouvement et réserves des biens de consommation et de production, prix d'achat, prix de vente, total des sommes versées et perçues, bénéfice et déficit pour chaque production ou activité.
Et toujours, l'esprit de solidarité est présent, non seulement entre la Collectivité et chacun de ses composants, mais entre les différentes branches de l‘économie. Le déficit de telle branche, utile et nécessaire, est compensé par le bénéfice de telle autre branche. Voici, par exemple, la section des coiffeurs. Les boutiques doivent etre ouvertes toute la journée pour accueillir les usagers, généralement des hommes (les femmes des villages ne se font pas friser souvent), qui peuvent se présenter. Mais en général les hommes travaillent dans la journée, aux champs ou à latelier et ne vont se faire raser que le soir... et pas tous les jours ; à moins qu'ils ne préfèrent se raser eux-mêmes. Comme, d'autre part, on ne vend pas de parfums, la coiffure travaille à perte. En revanche, l'activité des chauffeurs est très rentable, ce qui, de même que la fabrication d'alcool employé en médecine et en usages industriels, laisse des excédents appréciables. Eh bien ! ces excédents compensent le déficit des établissements de coiffure. C'est aussi par ce jeu des compensations entre les sections que l'on achète les produits pharmaceutiques pour tout le monde, et des machines pour les paysans.
La Collectivité de Graus donne d'autres exemples de solidarite. Elle héberge 224 réfugies qui ont fui de leurs villages devant l'avance fasciste. De ce total, seuls une vingtaine sont en condition de travailler, et 145 sont sur le front. Vingt-cinq familles dont les membres responsables sont malades ou impotents touchent leur salaire familial.
Malgré toutes ces dépenses, on a réalisé des travaux publics d'une certaine importance. Cinq kilomètres de routes ont été goudronnés, un canal d'irrigation de 700 m de long a été élargi de 40 cm et approfondi de 25, pour mieux arroser les terres et augmenter la force motrice. Un autre a été prolongé de 600 m. Un large chemin tournant descend à une source jusqu'alors interdite aux habitants du village. Mais ceci vaut d'être conté.
Cette source débouchait dans la dépression d'un vaste terrain que son propriétaire divisait et louait en parcelles. Jaloux et tracassier, l'homme interdisait d'y aller boire parce que, pour y accéder, il fallait emprunter un sentier qui traversait une haie en bordure d'un champ-et d'un petit ravin lui appartenant. Même ses fermiers ne pouvaient, aux jours de grande chaleur, aller s'y désaltérer.
Toutefois, assez fréquemment, et comme il est naturel, les gens désobéissaient aux injonctions du propriétaire. Alors, le bonhomme fit sceller l'orifice de la source, et triompha.
Mais la révolution changea les rôles. Parmi les mesures du Comité révolutionnaire figura, à la joie de tant de gens, non seulement l'expropriation des terres de l'intraitable égoïste, mais aussi la jouissance publique de la source interdite. On décida de construire, même à travers les haies, le beau chemin qui maintenant descend en courbe vers l'eau jaillissante ; et le propriétaire d'hier dut Prendre part aux travaux avec ceux qui avaient été ses fermiers. Quand tout fut construit, avec cet amour que l'eau suscite en Espagne - et dans tant d'autres pays ! - une plaque de marbre fut apposée au-dessus du jet cristallin. J'y ai lu, gravées en lettres d'or, ces paroles vengeresses: « Source de la Liberté, 19 juillet 1936. »
Comme partout aussi, Graus fait une large place à l'enseignement. La création la plus frappante, oeuvre surtout d'un homme illuminé par sa tâche et par son apostolat, est une Ecole des Beaux-Arts que fréquentent, l'après-midi, les élèves des écoles primaires, et, le soir, des jeunes gens travaillant toute la journée. Dessin, peinture, sculpture (ou étude de la sculpture), chorales qui devaient exister avant, car l'Espagne en était couverte : on cultive l'esprit et on l'élève par l'art, l'âme de l'homme et de l'enfant.
Lors de ma visite, quatre-vingts petits réfugies de la zone franquiste étaient installés dans une belle propriété naturellement saisie par la Collectivité, et située à plusieurs kilomètres du village. Deux instituteurs et trois institutrices donnaient l'enseignement à l'ombre des grands arbres. Dans le pavillon principal, des lits de tous modèles, réunis comme on avait pu par le concours de la population, mais suffisants et nets, garnissaient la chambre. Deux femmes spécialisées assuraient la propreté et préparaient le repas dans la vaste cuisine dont auparavant les riches propriétaires ne faisaient usage que quelques semaines par an. Aliments, meubles, linge, salaire du personnel, Graus fournissait tout.
L'endroit était splendide avec son bois qui descendait vers la rivière, son parc, sa piscine, ses basses-cours, ses dépendances variées. Les enfants étaient visiblement heureux, Sans doute n'avaient-ils jamais connu une si belle vie. Si les circonstances nous sont favorables, nos camarades de Graus, ceux de l'U. G. T. et de la C. N. T. réunis établiront, dans la vaste propriété jusqu'ici ostentatoire et humainement stérile, une colonie permanente où tous les enfants de Graus iront tour à tour vivre, s'instruire et jouer au grand air et au soleil.
Je veux terminer sur une dernière impression, un dernier souvenir qui me situe toujours dans le passé vécu.
C'est à Graus que j'ai vu, pour ainsi dire proclamée sur les façades, dans toutes les rues, et avec le plus d'éclat, et d'intensité, la joie de l'effort et de l'ordre nouveau. Tous les lieux de travail, tous les ateliers, les dépôts, les magasins de marchandises, portaient sur leur façade des panneaux de bois aux couleurs rouge et noire, de dimensions diverses, sur lesquels on lisait, selon leur ordre de classement, dans l'appareil collectif de production: Lingerie, comunal N° 1, comunal N° 2 -, Menuiserie, Comunal N°, 3, Comunal N° 4, Comunal N° 5 , Collectivité des tailleurs N°, 1, N°, 2, N°, 3, N° 4 ; Collectivité des boulangers, des charrons, des savetiers, etc. C'était un hymne, une proclamation de tous et de chacun, une explosion de confiance et de bonheur.
Tout cela fut détruit par la brigade du général stalinien Lister et par Franco.
Et tout cela demeure vivant en moi, et y demeurera tant que je conserverai la mémoire des choses et des hommes.
Fraga
Au bord du rio Cinca, qui descend des Pyrénées pour aller se jeter dans l'Ebre, Fraga dresse, sur un monticule, ses très vieilles maisons qui semblent s'appuyer les unes sur les autres, comme feraient des aveugles infirmes ; on a l'impression qu'elles vont s'écrouler toutes ensemble.
La terre ne manque pas, et les 8.000 habitants auraient dû y connaître une existence heureuse. Le territoire municipal s'étend sur 48.000 hectares. Mais, d'abord, 30.000 hectares seulement peuvent être cultivés : le reste est de la steppe à peu près stérile 1. Puis nous retrouvons les méfaits de la propriété privée du sol et des vols historiques qui, le plus souvent, remontent à l'époque de la Reconquête chrétienne sur le monde arabe: les riches possédaient 10.000 hectares de chasse gardée.
1 Voir au chapitre Matériaux pour une révolution ce que le géographe Gonmlo de Reparaz dit des steppes du bassin de l'Ebre.
Pourtant, le vieux droit municipal subsistait du moins en principe. Théoriquement la commune était maîtresse de 35.000 hectares, et n'accordait pour l'agriculture, pour l'élevage et pour la chasse, que le droit d'usufruit. L'élevage constituant une source de revenus importants, les terres non cultivées (car l'habitude est de ne semer qu'un an sur deux, ou sur trois, étant donné la pauvreté du sol), devaient être automatiquement cédées aux éleveurs dont les troupeaux, tout en se nourrissant, répandaient un engrais précieux.
Mais le privilège violait la légalité, et les possesseurs, petite minorité, avaient pratiquement des droits de propriétaires (on peut supposer quelle devait être leur influence au conseil municipal), maîtres de la vie locale. Toutefois, il est juste de reconnaître que les habitants de Fraga atteignaient, dans l'ensemble, un niveau de vie supérieur à celui de la plupart de ceux des autres localités aragonaises.
Notre Syndicat local, qui groupait tous les métiers, avait été fondé en 1918; il fut dissous en 1924 par la dictature de Primo de Rivera. Alors, nos camarades fondèrent la Société culturelle «Aurora», qui poursuivit la propagande de nos idées. La République ayant été proclamée en 1931, le Syndicat fut reconstitué, puis fermé par le nouveau régime dont on attendait mieux. Il fallut revenir à la Société culturelle Aurora qui, plus forte qu'avant, construisit un local où elle fonda une école «rationaliste». Les gauches ayant triomphé aux élections d'avril 1936, on réorganisa pour la troisième fois le Syndicat qui compta bientôt 500 adhérents, tous d'accord sur les principes de la C. N. T.; le Syndicat aurait probablement été fermé une quatrième fois si le mouvement fasciste n'était venu obliger bien malgré lui à aller de l'avant... pour tout détruire ensuite.
Dès les premiers jours du mois d'août, c'est-à-dire deux semaines après l'attaque des droites, la Collectivité commença de se former. Mais quoique nos camarades étaient à la fois le levain et les artisans principaux de cette entreprise, d'autres pétrissaient la pâte avec eux. J'ai vu, dans l'administration socialisée de Fraga, à côté de libertaires chevronnés, des hommes de la classe moyenne, administrateurs professionnels, et républicains, qui collaboraient de tout cœur à l'œuvre entreprise. Le délégué au ravitaillement appartenait au parti républicain de gauche, dont le leader était Manuel Azaña, beaucoup plus jacobin que socialiste. L'ampleur de ses vues, son intelligence, son parfait castillan vous maintenaient sous le charme de la conversation. Comme je lui demandais si, dans le cas où nous gagnerions la guerre, il rejoindrait son parti et abandonnerait la Collectivité, ou adopterait l'attitude contraire, il me répondit, avec cette fermeté de voix qui caractérise les Aragonais: «Je ne sais exactement ce que je ferai alors, mais ce que je puis vous dire c'est que, pour le moment, je suis avec ce qui se fait ici».
Puis il me montra avec un intérêt qui n'était pas inférieur au mien, les fiches correspondant à la partie administrative dont il avait la charge. Ce qui me donna une fois de plus l'occasion de voir comment la communauté des intérèts de toutes les sections d'activité était la grande loi générale.
Sans doute est-ce la tradition communale qui a inspiré à Fraga sa structure d'organisation où la municipalité joue un rôle si considérable. Le conseil local, est le continuateur du Comité révolutionnaire on fonction dès les premières semaines qui suivirent les journées de juillet. C'est lui qui assume la direction de toute la vie sociale, selon les spécialisations de travail que l'on retrouve toujours: agriculture, bétail, industrie, distribution, hygiène, assistance sociale, travaux publics, organisation scolaire. On compte un conseiller pour chacune d'elles. Tous les conseillers sont nommés par les travailleurs intéressés, moins celui au ravitaillement et à la distribution, que désigne une assemblée de représentants do toutes les activités locales, car il s'agit de problèmes intéressant l'ensemble des habitants, collectivistes et non-collectivistes sans exception.
Mais tout on étant ramifié à cet ensemble coordonné, chaque métier a son organisation propre, répondant à ses tâches, ses besoins et ses goûts. Responsable de son travail, il l'organise à sa façon. Ainsi, la Collectivité des agriculteurs et des pâtres, qui comprend 700 familles - la moitié de la population agricole - est divisée on 51 groupes dont 20 s'adonnent a l'agriculture intensive, et 31 à l'agriculture extensive, où domine la production de céréales.
Chaque groupe nomme un responsable, et les responsables se réunissent tous les samedis pour décider des tâches à accomplir. Le conseiller communal à l'agriculture assiste aux réunions générales de cette vaste section, afin d'harmoniser l'activité des cultivateurs, des éleveurs et des paysans individualistes.
Lors do mes visites, les pâtres élevaient et soignaient 6.000 brebis mères, 4.000 agneaux, 150 vaches 2, 600 chèvres et 2.000 porcs. Presque tout ce bétail appartenait auparavant à de grands propriétaires qui employaient les bergers actuels; maintenant les mêmes bergers continuent à travailler, au bénéfice de toute la population.
2 Le nombre de vaches n'était pas élevé; dans la plus grande partie de l'Espagne, les pâturages manquent. On comptait environ 3.600.000 bovins en 1936 contre 15.500.000 en France.
Chaque troupeau compte deux ou trois bergers, dont un responsable nommé par ses camarades. Les responsables se réunissent aussi tous les samedis, le conseiller à l'agriculture assiste également à leurs réunions où l'on décide des lieux de pacage, des mesures à prendre pour les différents troupeaux, de l'importance des reproductions à assurer selon les besoins de la consommation et des échanges de l'entretien des étables, de l'abattage, etc.
Ainsi, le travail est conduit rationnellement. Terres, pâturages, au besoin irrigation sont méthodiquement utilisés. Et les résultats sont évidents. On sacrifie les animaux à point; on ne voit plus 50 moutons paissant où il pouvait on paître 200, ni 100 se disputant une herbe qui peut à peine on nourrir 40 3. Les brebis qu'on vendait autrefois prématurément sont gardées on nombre suffisant pour la reproduction. On réserve dans le même but un nombre approprié de truies et de vaches sélectionnées. Des porcheries collectives, des étables et des écuries pour les mulets employés aux travaux des champs ont été construites en dehors de Fraga. Favorisée par l'utilisation des 10.000 hectares autrefois réservés à la chasse, l'augmentation du bétail est déjà évidente. Elle le serait davantage s'il no fallait ravitailler gratuitement le front, presque intégralement soutenu par les Collectivité d'Aragon. Mais si la Collectivité municipaliste de Fraga n'est pas génée dans son développement, on calcule que les troupeaux seront doublés dans deux ans, et que leur qualité sera sensiblement améliorée.
3 Déjà hà cette époque, la Collectivité de Fraga pratiquait le système des «pâturages tournants», mis en application dans la vallée de l'Inn, en Autriche, et qui était à peu près inconnu en France. Ce système, qui consiste à diviser en parcelles la surface utilisée pour le passage ides bêtes, et à utiliser ces parcelles alternativement, de façon que l'herbe ait le temps de repousser quand les animaux reviennent où ils ont commencé, était, naturellement, plus facile à appliquer dans les étendues possédées par la Collectivité.
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Passons aux activités non agricoles. Les autres métiers constituent un Syndicat général de 30 sections; y compris les cultivateurs et les pâtres, il compte maintenant 950 membres. Ces sections no sont donc pas importantes par elles-mêmes, et souvent l'on peut à peine parler d'industrie: trois scieurs de bois, trois maréchaux-ferrants, trente-deux maçons, neuf plâtriers, vingt-huit tailleurs, vingt-huit couturières... Dans les rapports entre producteurs et usagers, celui qui a besoin d'un complet s'adresse au délégué des tailleurs; qui veut faire réparer sa maison s'adresse au responsable des maçons, pour faire ferrer son cheval, l'individualiste va trouver le délégué des maréchaux ou des forgerons. Les prix sont fixes, établis ensemble par le délégué général du travail, le technicien du Conseil municipal à l'industrie, les représentants de la section productrice, et plusieurs consommateurs; tous se prononcent d'après le coût de la matière première, le temps de travail nécessaire, les frais généraux et les ressources des collectivistes. J'ai relevé, quant aux tarifs de l'ébénisterie, le barème suivant: un lit de bois pour deux personnes, 130 pesetas; pour une personne, 70 pesetas; une armoire à glace simple, 270 pesetas, à trois portes sans glace, 250 pesetas; une table de salle à manger fixe, 50 pesetas; à rallonges, 70 pesetas; une table de cuisine pliante, avec tiroirs, 25 pesetas, sans tiroir, 20 pesetas; un lit d'enfant, 40 pesetas. La qualité des matières premières est spécifiée par écrit.
L'acheteur paye au délégué, qui remet l'argent au conseiller du travail. Le contréle du paiement effectif est vérifié au moyen d'un carnet à souches, avec deux reçus; un reçu est remis à l'acheteur, l'autre au conseiller; la souche reste au pouvoir du responsable de la Collectivité productrice. La vérification est donc simple, aucune tromperie ne serait possible.
Comme dans toutes les Collectivités, les différentes sections ne sont pas, quant à leur comptabilité, autonomes ou indépendantes. Elles constituent un ensemble dont toutes les parties sont solidaires, et s'entraident grâce au mécanisme général. Ici aussi, les maçons qui n'ont pas de travail vont aider les laboureurs, et le contraire se produit en cas de besoin. Et tous les salaires sont égaux, payés en monnaie locale, établis par le conseil de la commune.
Un seul producteur collectiviste touche 40 pesetas par semaine. Un ménage, 45, et ainsi de suite jusqu'à un plafond de 70 pesetas pour une famille composée de 10 personnes, et toujours d'après le raisonnement généralement admis que plus nombreux sont les composants d'un foyer, moins élevé est le coût de la vie par individu. Si, dans une famille, il y a deux producteurs, le salaire familial, toujours hebdomadaire, est légèrement plus élevé, depuis 50 pesetas pour trois personnes jusqu'à 85 pour 10 personnes. Les femmes travaillant ont une même rétribution que les hommes, et sont payées exactement comme eux.
Pour rompre complètement avec le passé, on n'emploie pas le mot salaire, qu'on a remplacé par «crédit».
Les individualistes - 700 familles, dont le nombre tend à diminuer - sèment, cultivent, élèvent des animaux pour leur consommation. Mais, par les soins de la Collectivité, leurs activités s'adaptent au travail d'ensemble. Le délégué à l'agriculture assiste à leurs réunions et, fraternellement, les guide sur ce qu'il convient de semer, de planter, de supprimer ou perfectionner. C'est encore le même délégué qui achète leurs produits, d'après le barème établi par le Syndicat auquel adhèrent aussi les individualistes qui le désirent, et auquel, du reste, n'adhèrent pas tous les collectivistes. Et cela donne comme résultat une liberté de mouvement et de choix extrêmement remarquable, que nous retrouverons dans les Collectivités du Levant.
Ce qui précède montre que la distribution aussi est socialisée, et cela intégralement, de sorte que les producteurs individualistes sont collectivistes quant à cet aspect de la vie sociale. Le conseiller au ravitaillement est chargé des échanges, avec la Catalogne 4, le Levant et d'autres parties de l'Aragon. Connaissant les réserves de blé disponibles, quelles quantités de viande, de laine, de peaux pourront être livrées à tel ou tel moment, il fait à l'avance des propositions de troc d'après les barèmes de prix établis. Ou, suivant une pratique qui tend à se généraliser, il procède aux échanges par le truchement du Conseil d'Aragon qui est aux mains des libertaires et qui se procure en grandes quantités ce que les régions agraires demandent le plus aux régions disposant de surplus industriels: machines, engrais, essence, camions, tissus, produits d'épicerie, etc.
4 Fraga est situé à la limite de la Catalogne et de l'Aragon, au centre d'une steppe presque désertique qui prend au cœur le voyageur qui la traverse à pied.
Comme signe monétaire, on avait d'abord appliqué le système des bons. Mais ce qui réussit dans un endroit no réussit pas toujours dans un autre. Il n'y eut pas d'abus à Calanda, à Rubielos de Mora, ni ailleurs. Il y en out, me dit-on, à Fraga (nous ne savons pas comment ils se produisirent, et les informateurs n'avaient pas le temps de s'arrêter sur ces détails). On recourut donc à la monnaie locale. Puis, simultanément, on rationna les articles les plus difficiles à trouver: économie de guerre, d'autant plus que Fraga se trouve sur la route menant à Saragosse, c'est-à-dire au front d'Aragon. Grâce au rationnement on évite les déséquilibres dangereux. Chaque famille a un livret sur lequel figurent les quantités de produits qu'elle a le droit de consommer d'après ce qu'il est possible de se procurer, ou de fournir.
Sous le contrôle du conseiller au ravitaillement, tous les produits de consommation locale sont distribués dans des magasins communaux, ici aussi applés coopératives. Le commerce privé a disparu. Il y a un magasin général pour le pain, trois magasins généraux pour les produits d'épicerie, trois pour la boucherie, trois pour la charcuterie. Le reste, en proportion de la consommation ou du volume disponible.
La viande est portée directement des abattoirs aux boucheries et aux charcuteries. Les animaux sont consommés selon une statistique précise. Les responsables de la distribution doivent rendre des comptes exacts sur les ventes, d'après le poids des marchandises qu'ils ont reçues. De l'éleveur au consommateur, le processus est parfaitement synchronisé.
Le blé, tant celui livré par les individualistes que par la Collectivité, est entreposé dans un magasin réservé aux céréales. Il est ensuite, au fur et à mesure de la consommation, livré aux moulins communaux qui distribuent la farine aux onze fournils d'où sortent les miches dorées, bientôt remises pour la distribution.
Le Conseil communal applique un systéme de crédit que je n'ai vu pratiquer nulle part ailleurs. Quand un collectiviste, ou un petit propriétaire a besoin d'argent pour un achat important, il s'adresse à l'organisation des finances locales et formule sa demande. On calcule alors, sur la base d'une évaluation faite par deux délégués collectivistes et deux individualistes, la valeur de ce que, dans le laps de temps proposé, l'emprunteur pourra obtenir par son travail, à moins d'accidents naturels toujours prévisibles. On examine d'autre part la moyenne de dépenses normales faite pendant une période de trois mois, et sur cette base un compte courant est ouvert. Naturellement, sans intérêt.
Cela donne plus de souplesse à la vie matérielle des collectivistes, mais s'agissant de ceux-ci, la Collectivité professionnelle à laquelle ils appartiennent est aussi responsable, et garantit le remboursement. Si des difficultés inattendues se sont produites, on accorde à l'intéressé un délai. Jusqu'à présent, le système a bien marché.
Il serait surprenant que l'organisation sanitaire ait été négligée. Dans les établissements publics, dans leur cabinet ou à domicile, deux médecins sur trois ont accepté d'exercer leur profession en accord avec la municipalitd. La médecine est donc presque intégralement collectivisée. L'hôpital a été rapidement agrandi. Il ne contenait que vingt lits, il en contient maintenant cent. Le dispensaire, qui était en construction, a été rapidement terminé. On y assure les soins urgents et on y pratique la petite chirurgie. Les deux pharmacies sont également intégrées dans le nouveau système.
Tout cela est complété, ou accompagné d'une augmentation intense de l'hygiène publique. Comme nous l'avons vu, les étables et les écuries ont été réorganisées hors de Fraga. L'une d'elles, spécialement construite, abrite 90 vaches. Chose qui n'avait jamais pu être réalisée jusqu'à présent, l'hôpital dispose d'eau courante dont disposeront bientôt tous les habitants de l'endroit. La typhoïde en reculera d'autant.
Tout cela fait partie du programme de travaux publics suivant lequel les routes des environs ont déjà été réparées et plantées d'arbres sur une bonne longueur. Grâce à la supériorité de rendement du travail collectif, que Proudhon signalait déjà en 1840 comme une des particularités du grand capitalisme, mais que le socialisme libertaire sait mieux encore appliquer et généraliser, on dispose maintenant, dans les Collectivités, de travailleurs spécialisés dans ce genre de travaux. Jamais la municipalité de l'ancien régime n'aurait pu faire face à de telles dépenses.
Les avantages de l'économie socialisée apparaissent dans bien d'autres cas. La rareté de l'eau, et les problèmes n6és de son utilisation ont provoqué, en Espagne, la formation de nombreuses «comunidades de regantes» (associations d'utilisateurs de l'eau), constituées pour l'irrigation des champs, et qui se partagent plus ou moins équitablement le liquide précieux. Les problèmes, les conflits individuels posés ont donné lieu, à Valence, à l'organisation du fameux «Tribunal des Eaux» qui se réunit tous les jeudis pour résoudre à l'amiable, sans intervention des autorités ni de la justice officielle, les litiges qui lui sont soumis.
Mais de tels litiges disparaissent quand les hommes n'ont plus à se concurrencer et à se battre pour subsister, ou quand la volonté de s'enrichir individuellement ne les domine plus.
Dans la région de Fraga, quinze «comunidades de regantes» couvrant la terre de cinq villages se sont dissoutes. La morale de la solidarité a produit ce miracle. L'ancienne pratique a été remplacée par une administration collectiviste unique, qui coordonne partout la distribution de l'eau, et qui projette maintenant d'améliorer la captation et l'utilisation des rivières, particulièrement du rio Cinca, par des travaux que les villages ne pourraient mener bien isolément.
Comme partout, la solidarité s'est étendue infiniment. Quatre-vingt-dix familles dont, pour des raisons diverses - maladie, décés du soutien principal, etc. - les membres étaient, condamnés à la misère en société individualiste, reçoivent le «crédit» établi pour tous. Les familles des miliciens sont soutenues de la même façon. Une dernière réalisation compléte cette pratique de l'entraide.
Il y avait à Fraga, venus de villages plus petits et plus pauvres, des vieillards, hommes et femmes, abandonnés de tous, épaves douloureuses d'une société dont le malheur est un des éléments naturels. C'est pour ces malheureux qu'a été organisée la «Casa de los Ancianos» (Maison des Vieillards) dans laquelle, le jour de ma visite, ils étaient au nombre de trente-deux. Chambres (ou petits dortoirs), salle à manger, salle de réunion avec un feu de large cheminée, tout respirait la propreté, la chaleur et la cordialité de l'accueil.
Trois femmes étaient à leur service, dont deux anciennes religieuses. Je parlai longuement avec ces hôtes courbés par le destin. Ils étaient sceptiques sur l'avenir. Qui a connu le malheur pendant longtemps ne peut croire en la durée du bonheur, même relatif. Sans doute prévoyaient-ils que tout cela se perdrait un jour, soit par le triomphe de Franco, soit par celui du gouvernement républicain, inspiré par les staliniens, et en moi-même je n'étais pas tellement sûr quils n'avaient pas raison. Mais je devais m'efforcer de leur donner confiance, et je prononçai des paroles d'espoir. Puis je m'informai de la façon dont ils étaient traités. L'un d'eux me résuma l'opinion de tous avec cette concision que conseillait l'Aragonais Gracian («Lo bueno, si breve, dos veces bueno») 5:
5 Le bon, si bref, deux fois bon.
«Nous ne pouvons nous plaindre ni pour la nourriture, ni pour le vin, ni pour le coucher, ni pour l'affection.
Que dire de plus?
Binéfar
Par son esprit et par son dynamisme, Binéfar était probablement le centre le plus important de collectivisation de la province de Huesca. La capacité des militants qu'on y trouvait en avait fait le chef-lieu d'un canton de trente-deux villages. Sur les trente-deux, vingt-huit étaient plus ou moins collectivisés. Esplus l'était intégralement, ainsi que les 500 habitants de Balcarca, et les 2.000 de La Almunia; Alcampel et Peralta de la Sal comptaient 1.500 collectivistes sur 2.000 habitants, Alcayon 491 sur 500. A Binéfar 700 familles sur 800 composaient la société nouvelle.
Un dixième des 5.000 habitants travaillait dans de petites industries qui desservaient tant la localité que le canton: meunerie, biscuiterie, fabrique de vêtements, de chaussures, fonderie, réparations d'instruments aratoires, petite mécanique, etc. Mais cette faible proportion n'empêchait pas l'existence d'un mouvement social d'une certaine importance.
Le Syndicat unique, groupant les travailleurs de différents métiers, fut fondé en 1917. Il connut les difficultés que l'on a vues en d'autres endroits: persécutions, fermetures prolongées, condamnations et déportations des militants. Toutefois, pendant les deux premières années de la République, le nombre des adhérents s'éleva à 600.
La plupart d'entre eux étaient des travailleurs des champs, et comme on s'en doute, leur situation n'était pas très prospère. Le partage inégal des terres en était la cause, car la nature est assez clémente à Binéfar, et les travaux d'irrigation en complètent les bienfaits.
Les 2.000 hectares de terre cultivable dont on dispose sont réservés à la culture intensive. Fourrages, betteraves à sucre, légumes divers, oliviers constituent les principales sources de revenus. Sur ces 2.000 hectares, la grande propriété en possédait 1.200. Le reste était divisé en petites parcelles: presque toutes les familles en possédaient une. Mais une centaine seulement y obtenaient de quoi vivre. Les autres, souvent hommes et femmes, devaient, pour subsister, cultiver la terre des riches, comme fermiers ou salariés.
Nos forces étaient encore désarticulées par une répression récente quand, à la mi-juillet, la menace fasciste se précisa. Les autorités municipales appartenaient au Front populaire où les communistes ne pesaient pratiquement pas. Elles ne voulaient pas du fascisme, mais comme la plupart des démocrates, elles étaient incapables d'action. Heureusement, les militants de la C. N. T. et de la F. A. I. firent, comme à l'habitude, face au danger. Et sur leur initiative fut constitué, le 18 juillet, un Comité révolutionnaire dans lequel ils entrèrent en majorité, A côté de deux membres du Front populaire.
La garde civile hésita devant la décision de ses adversaires. Attendant des renforts, elle se retrancha dans sa caserne avec les principaux réactionnaires et les fascistes de l'endroit. Mais, le 20 juillet, après des pourparlers inutiles, la caserne était enlevée d'assaut, et après un inévitable règlement de compte, nos camarades partaient vers d'autres villages où il fallait en finir avec les défenseurs de l'ancien régime.
On n'attendit pas, à Binéfar, pour prendre les mesures destinées à assurer la vie de tous. Le plus fort de la récolte grillait dans les champs des grands propriétaires qui avaient fui à Huesca. Le Comité révolutionnaire prit sous sa responsabilité la moisson abandonnée, les machines faucheuses et licuses. Les salariés qui avaient travaillé la terre pour le compte des riches décidèrent de continuer pour le compte de tous. Des équipes furent constituées, comme partout ailleurs, avec, comme partout ailleurs aussi, des délégués qui se réunirent pour coordonner leurs efforts, et dans ce but se voyaient d'abord tous les soirs, puis, quand le travail fut mis en route, une fois par semaine.
La récolte rentrée, on socialisa les industries. Vint ensuite le tour du commerce. Et l'assemblée générale des habitants de l'endroit, spécialement convoquée, approuva une Charte dont voici les articles principaux, cités textuellement:
Article premier.- Le travail sera effectué par groupes de dix personnes, et chaque groupe nommera son délégué. Ce délégué devra ordonner le travail et maintenir l'harmonie nécessaire entre les travailleurs; il pourra aussi, le cas échéant, appliquer les sanctions votées dans les assemblées.
Art. 2.- Les délégués devront présenter chaque jour à la Commission de l'Agriculture un rapport sur les tâches accomplies.
Art. 3.- L'horaire du travail sera établi selon les besoins.
Art. 4.- On nommera, dans l'assemblée générale de la Communauté de Binéfar, un Comité central composé d'un membre de chaque branche de production, ce Comité rendra compte, dans l'assembldée mensuelle, de la marche de la consommation, de la production, ainsi que des rapports établis dans le reste de l'Espagne, et hors de l'Espagne.
Art. 5.- Tous ceux qui seront nommés pour diriger les activités de la Collectivité le seront par l'assemblée générale des collectivistes.
Art. 6.- Tout adhérent recevra un inventaire des biens par lui apportés.
Art. 7.- Les membres de la Collectivité auront, sans exception, les mêmes droits et les mêmes devoirs; on ne pourra les obliger à appartenir à une centrale syndicale plutôt qu'à une autre 1, il leur suffira d'accepter pleinement les résolutions prises par la Collectivité.
1 Il s'agit de l'U. G. T. et de la C. N. T.
Art. 8.- Les bénéfices obtenus ne pourront pas être partagès. Ils feront partie du patrimoine collectif, au profit de tous. Les aliments seront rationnés, et l'on veillera à organiser des réserves en prévision d'une mauvaise année agricole.
Art. 9.- Quand les circonstances l'exigeront, comme dans certains travaux agricoles urgents, la Collectivité pourra faire travailler les camarades femmes en nombre nécessaire; cellesci seront aussi employées dans des travaux propres à leur sexe 2. Un contrôle rigoureux sera exercé pour que les camarades femmes assument cet effort producteur.
2 Interprétons: les moins pénibles.
Art. 10.- Les jeunes gens ne commenceront pas à travailler avant l'âge de 15 ans; quand il s'agira de travail pénible, il faudra attendre 16 ans.
Art. 11.- Les assemblées prendront les décisions nécessaires en ce qui concernera l'administration de la Collectivité et le changement de commission administrative.
On voit que la Collectivité embrasse toute la vie sociale. Car sa tâche s'étend, comme nous le constaterons bientôt, à l'instruction, à la salubrité, à tous les services publics. Pratiquement, le Syndicat ne joue aucun rôle. Il a préparé l'ordre nouveau, mais celui-ci s'établit et s'étend en dehors de lui.
Il n'y a pas non plus d'organisation municipale au sens traditionnel, même si nous remontons aux communes du Moyen Age. Le Syndicat est insuffisant, la municipalité est dépassée. La Collectivité est l'organe le plus typique de la Révolution paysanne espagnole, qui embrasse tous les aspects de la vie.
Car il ne s'agit plus, maintenant, de lutter contre le patron, d'obtenir ou d'arracher des réformes, des améliorations de salaires et de conditions de travail tout en étant soumis au régime du salariat, mais d'assurer la production, de remplacer, sur ce point, les exploiteurs et les organisateurs de la veille. Et il faut diriger cette production d'après les besoins locaux directs, les nécessités de l'échange. Production et jouissance des biens, travail et répartition sont liés. Et le mode de répartition, les conceptions morales qui y président, dirigent et influent sur l'orientation du travail. Tout est solidaire, tout s'enchaîne. Les sections de production sont les rouages d'un mécanisme d'ensemble, au service de tous: hommes jeunes ou vieux, valides ou non, femmes travaillant ou non, enfants, malades, impotents, etc.
Cet esprit de solidarité se retrouve dans les rapports entre les différentes parties du mécanisme d'ensemble. Pas d'esprit corporatif, ni de rivalités de métiers ou de spécialisation de travail. La Collectivité est un ensemble humain et fraternel. L'industrie et l'agriculture constituent une caisse commune. Pas de salaire différent pour le mécanicien et le paysan. Les sections de producteurs s'entraident. Une Commission spécialement nommée et composée d'un président (qui coordonne les travaux), d'un trésorier, d'un secrétaire et de deux membres, tient la comptabilité administrative générale, mais en ayant soin de séparer, pour rectifier et adapter, si nécessaire, les comptes de chaque section spécialisée. En outre, deux camarades, en contact permanent avec les délégués des groupes, sont chargés de contrôler le travail et ses résultats.
Les sections spécialisées (métallurgistes, maçons, laboureurs, etc.) se réunissent séparément pour examiner leurs problèmes, décider des travaux, des activités à entreprendre, des modifications à introduire dans les besoins recensés. D'autre part, selon ce qu'imposent les circonstances, la Commission administrative les convoque, ou convoque les délégués afin d'examiner ce qui doit l'être.
Binéfar a suivi la norme généralement adoptée sans accord préalable, comme une réalisation spontanée de caractère presque biologique. On y a centralisé les petits ateliers épars. Il n'y a plus qu'une fabrique pour la confection des habits d'hommes, un vaste atelier pour la fabrication de chaussures, etc. Quant à l'agriculture, on a augmenté de 30 pour cent les terres ensemencées de blé - sans diminuer les autres cultures -, et dans tout le canton on aurait récolté 70.000 tonnes de betteraves au lieu des 40.000 habituelles si le temps n'avait pas trahi l'effort des hommes.
Devant les leçons de l'expérience on a modifié, au bout de quelques mois, la constitution des groupes agricoles et leur organisation du travail. On a fini par délimiter sept zones, chacune constituant une unité, avec son bátiment, et une centaine de travailleurs.
D'autre part plaçant toujours la loi de la solidarité audessus de tout, on fait, quand il le faut, appel aux ouvriers industriels et même aux employés, sans que ceux-ci puissent s'y refuser - résolution d'assemblée - pour aider au travail des champs. Pendant la moisson de juillet 1937, les tailleurs même prêtaient main-forte.
Pour cette mobilisation, des listes sont dressées par rues, avec mention des femmes mariées et des celibataires. Les premières ne sont appelées qu'exceptionnellement. Ce sont surtout les jeunes filles que l'ort convoque par le truchement du crieur public qui va, la veille, de place en carrefour, lire les listes de celles qui sont désignées a tour de rôle.
Visiblement, le travail n'est pas une corvée. En plein été, pour semer les betteraves, les groupes de jeunes filles se réunissaient au petit matin, et partaient en chantant. Sans doute certaines auraient-elles préféré rester au lit, mais il leur était impossible de tricher. Seules pouvaient ne pas répondre à l'appel celles qui avaient de vieux parents ou des petits frères et sœurs dont elles prenaient soin.
Le délégué de chaque groupe agraire, ou de section industrielle, note journellement, sur le carnet de producteur de chaque collectiviste, sa présence au travail. Les infractions (dans le cas où elles se commettraient) ne pouvaient se répéter sans attirer l'attention.
La Collectivité assure gratuitement à tous ses membres le logement, le pain, l'huile (seule matière grasse), les produits
pharmaceutiques. Le reste doit s'acheter en monnaie locale et selon le salaire familial.
Les biens de consommation et les marchandises sont distribués dans les magasins communaux. Binéfar en compte plusieurs: pour le vin, pour le pain, pour l'huile, pour les produits d'épicerie en général, pour ceux de mercerie et les, tissus; ajoutons trois laiteries communales, trois boucheries, un magasin de quincaillerie, un magasin de meubles où l'on centralise la production des ateliers.
Comme chef-lieu, choisi aussi pour sa situation géographique et les moyens de communication, Binéfar est chargé des échanges entre les 32 villages du canton. D'octobre à décembre 1936, on avait échangé avec les autres collectivités de Catalogne et d'Aragon pour 5 millions de pesetas de marchandises (en monnaie demeurée forte). On comptait en dépôt pour 800.000 pesetas de sucre et 700.000 d'huile, sans compter les produits secondaires. Le téléphone et l'électricité avaient été installes dans tout le canton.
Toutefois, l'énumération qui précède ne donne pas une impression suffisante de la réalité, car celle-ci comporte aussi des aspects négatifs, qui dépendaient de la situation. On manquait souvent de viande à Binéfar, voire de pommes de terre, car nous retrouvons ici le mal de la guerre. Le canton entier était d'une générosité sans limites. Sur le front d'Aragon, les milices abandonnées par le gouvernement, manquaient de ravitaillement comme elles manquaient d'armes et de munitions. Binéfar donnait ce qu'il pouvait, ce qu'il avait. Pendant des mois il a envoyé au front de 30 à 40 tonnes de vivres par semaine. Le canton entier donna, pour Madrid, 340 tonnes en une seule fois. En un seul jour il fut remis à trois colonnes de miliciens - la colonne Ascaso, la colonne Durruti et la colonne Ortiz - pour 36.000 pesetas d'huile.
Les Collectivités ne se lassent pas de cette solidarité. Voici à ce sujet un trait caractéristique:
En juin 1937 j'assistais à un plénum où étaient venues des délégations de tous les villages du canton. Un grave problème fut posé: la moisson approchait, et l'on manquait de sacs, de ficelle lieuse, d'essence et de quelques autres éléments nécessaires aux travaux qu'elle impliquait. Le tout, qui devait être acheté par la fédération cantonale et distribué aux villages au prorata de leurs besoins, représentait plusieurs dizaines de milliers de pesetas; pour se les procurer, il fallait soit vendre, soit échanger de l'huile et divers produits alimentaires destinés au front, et par conséquent en priver les miliciens.
Eh bien! pas un seul délégué ne se prononça pour cette solution. A l'unanimité, sans la moindre discussion, l'assemblée déclara qu'il fallait trouver autre chose. On finit par décider d'envoyer une délégation auprès du gouvernement de Valence, démarche vouée à un échec certain, car le sabotage des troupes d'Aragon entrait certainement dans les calculs de la majorité ministérielle qui espérait que les privations pousseraient les miliciens à saccager les Collectivités.
C'est alors que j'envoyai à Solidaridad Obrera, notre quotidien de Barcelone, un appel adressé à ces miliciens, leur expliquant la situation et leur demandant de donner une partie de leur solde pour aider les paysans. L'argent arriva, et la moisson fut sauvée.
Tous ces faits expliquent la rareté de certains produits qu'un journaliste de passage peut enregistrer en passant à Binéfar; surtout si l'on tient compte qu'une moyenne de 500 soldats sont ici hébergés en permanence.
L'esprit de solidarité, qui est l'élément dominant des collectivités, revêt d'autres aspects encore. Ainsi, Binéfar a élargi l'assistance médicale. Un des médecins, établi depuis un certain temps, s'est prononcé pour la C. N. T., et dans un congrès régional des hommes de sa profession, a décidé la majorité de ses confrères aragonais à le suivre. Puis il s'est mis sans attendre au service de la population. Et on a complété la distribution des produits pharmaceutiques, par la construction, en dehors de la localité, dans un endroit choisi pour les conditions favorables qu'il réunit, d'un petit hôpital grâce aux apports faits en matériaux et en argent par le canton tout entier.
Dès avril 1937, une quarantaine de lits étaient installés. Un excellent chirurgien catalan était accouru pour collaborer avec le premier médecin. De nombreux appareils furent achetés à Barcelone. Quelques mois plus tard, on possédait des instruments de chirurgie, d'obstétrique, de traumatologie en quantité suffisante pour le démarrage. Une installation pour l'application des rayons ultraviolets permettait de soigner les enfants chétifs; on monta un laboratoire pour les analyses, on construisit un pavillon de médecine générale, un autre pour les maladies vénériennes - le front, garni de soldats, n'était pas loin - un autre pour la prophylaxic, un autre pour la gynécologie.
Jusqu'alors la naissance des enfants avait été confiée aux soins de sages-femmes le plus souvent improvisées, manquant de moyens techniques pour les cas difficiles - et l'hygiène faisait défaut chez les paysans. Le chirurgien catalan a commencé par faire, auprès de ses camarades installés dans d'autres villages, une campagne pour que les femmes sur le point d'être mères soient envoyées à l'hôpital où elles seront mieux soignées, ainsi que l'enfant qui ne sera pas victime du manque habituel de surveillance médicale.
Un service de consultation a été organisé, et tous les jours des malades viennent d'un peu partout se faire examiner.
Sauf une minorité de 5 pour cent, les petits propriétaires qui menaient une existence supportable avant la révolution, ont conservé leur mode de vie. Ils sont respectés dans tout le canton à la seule condition de ne pas conserver plus de terre qu'ils n'en peuvent cultiver. La section des échanges leur a assigné un livret spécial où sont inscrits face à face leur Doit et Avoir. Dates, qualité, quantité et valeur des produits livrés par eux et reçus se confrontent. On sait ainsi, et les intéressés savent exactement quelles sont leurs disponibilités économiques. Ils ne peuvent, du reste, dépasser les limites de consommation établies pour tous. Ce qui n'implique pas une mesure vexatoire à leur encontre, puisqu'ils ont droit de prendre part aux assemblées collectivistes où les barèmes sont établis. Ils ont du reste aussi, et cela est à peu près général, le droit d'utiliser le matériel technique de travail dont dispose la Collectivité.
Parmi les travaux d'assainissement qui ont été réalisés, citons, outre les écuries construites ou aménagées en dehors du village, l'assèchement d'une fondrière qui couvrait une vingtaine d'hectares. Cette fondrière, où pullulaient les moustiques et les miasmes, appartenait à un grand nombre de petits propriétaires qui en possédaient chacun une parcelle, mais qui n'en faisaient rien, le manque de ressources techniques les empêchant d'entreprendre les travaux d'assainissement et d'aménagement nécessaires. La Collectivité a drainé, râclé, puis semé et récolté. Les rendements obtenus dépassent ceux des terres habituellement cultivées.
Reconnaissons pourtant que tout n'est pas que conscience infaillible chez tous les hommes et toutes les femmes qui composent la population des villages collectivisés. On trouve de temps en temps, des faiblesses humaines. Je me souviens d'une discussion entre une femme d'une cinquantaine d'années, et un camarade beaucoup plus jeune chargé du contrôle du travail et du logement. Elle vivait avec son mari, son fils, sa bru et leurs enfants, et voulait changer de logement:
«Ma bru est devenue insupportable, disait-elle. Je veux vivre de mon côté, on ne s'entend pas.»
Le camarade nommé Turmo - àme d'enfant, courage de lion, voix de tonnerre - se démenait comme un beau diable contre la rouée qui ne perdait pas son calme, mais finit par se retirer en bougonnant. Je demandai alors à Turmo pourquoi il n'avait pas cédé. Il m'expliqua que la proportion des salaires étant plus élevée par individu quand les familles sont composées par un moindre nombre de personnes, certaines grandes familles voulaient se dédoubler afin de toucher davantage, même si leur calcul était faux. Or, on n'avait pas assez de logements, et il faudrait attendre longtemps avant de pouvoir en construire, étant donné le nombre de mobilisés envoyés au front stabilisé à une quarantaine de kilomètres.
C'est un petit trait. Il en est d'autres: et les organisateurs des collectivités doivent y faire face avec sérénité ou bonne humeur, et il est impossible de ne pas éprouver un sentiment d'admiration pour ces hommes pleins d'abnégation qui, constructeurs obstinés, ont fait les choses si vite et si bien. Car à Binéfar, comme dans l'ensemble des collectivités aragonaises, pas un engrenage de l'organisation générale n'a failli, ni dans les ateliers, ni dans le système de distribution, ni dans les travaux des champs. J'ai fait maintes fois le parcours de Tamarite à Binéfar. Un jour, avec un médecin venu aussi de Barcelone, nous longions en voiture - qui n'était pas de luxe - des champs semés de céréales, plantés de vignes et d'oliviers, où les jardins potagers et les vergers alternaient avec les moissons blondes. Je montrais tout cela à mon camarade. «Ces kilomètres de plantations, de culture où rien n'est néagligé, appartiennent à la Collectivité» lui disais-je, avec fierté. Deux jours plus tard, je lui montrais, à Esplus où je l'avais accompagné pour l'organisation de son travail, d'autres vastes plantations de pommes de terre cette fois, des vignes encore; et au long de la route que nous parcourions, je lui répétais presque avec ferveur devant le miracle de cette révolution que nous avions enfin réalisée: «C'est la Collectivité, c'est la Collectivité qui a fait cela !»
P.S.- La brigade commandée par le communiste Lister n'allait pas tarder à làcher le front pour aller détruire «manu militari» presque toutes les Collectivités aragonaises, dont celles de Binéfar et de son canton. Plusieurs de leurs organisateurs, comme les admirables frères Blanco, furent assassinés ou grièvement blessés. On rendit leurs terres aux propriétaires, et l'hôpital fut entièrement saccagé.
Andorra
La superficie du territoire d'Andorra était de 25.600 hectares. Ses 3.337 habitants se divisaient en 909 familles. La grande propriété y était inconnue. Les plus riches travaillaient, comme les plus pauvres, et seul un propriétaire possédait quatre bêtes de trait. La moyenne était de deux bêtes. Au bas de l'échelle sociale, les familles avaient un âne et s'entraidaient pour labourer la terre et moissonner les céréales.
Encore une fois, en Espagne, et dans tant d'autres pays du globe - la superficie du sol n'est pas obligatoirement une garantie de richesse. Il pleut à peine dans la région d'Andorra. Donc, culture extensive. On récolte surtout du froment, du raisin 1, des olives. L'orge, l'avoine et le seigle viennent au second rang. Les quelques terres irriguées ne le sont que par courtes périodes. Pendant les années de sécheresse, les sources tarissent et l'eau ne descend pas des montagnes. Ajoutez les brusques gelées qui, si souvent, détruisent les plantes et les fleurs sur les arbres fruitiers, et la grêle qui n'a permis, cette année, de récolter que 6.000 sacs d'olives au lieu de 28.000 l'année dernière. Si la grande propriété individualiste avait sévi, Andorra serait sans doute un «despoblado» de plus.
1 Calculé en moût, à l'hectare, le rendement moyen des vignobles était de 60% inférieur à celui de la France.
Ces conditions naturelles obligeaient 300 familles à vivre dans de grandes masures appelées fermes, toutes très pauvres, disséminées dans la montagne. Le reste de la population y passait les deux tiers de l'année. Pratiquement, le village était presque toujours sous-habité. Les gens y rentraient le samedi soir, et repartaient le lundi matin, en poussant devant eux leur âne qui portait le pain, le vin, l'huile, les haricots, les pois chiches, les pommes de terre, la morue salée et la viande de porc - enfin, la nourriture achetée pour la semaine.
Il existait pourtant une catégorie sociale encore plus misérable, située au-dessous du bas de léchelle sociale: c'étaient les déshérités qui travaillaient à ferme la terre des veuves, des vieillards, des vieilles filles célibataires, du médecin, du pharmacien, de certains propriétaires impotents ou incapables de faire produire leurs champs. Ces fermiers, des «medieros», ne touchaient que la moitié de la récolte obtenue par leur travail.
Les deux tiers des terres de l'endroit étaient cultivés, mais il faut se rappeler que la moitié au moins des terres sèches d'Espagne est laissée en jachère. A Andorra, même avec les engrais chimiques et les engrais naturels que procure le nombreux bétail, les terres doivent reposer alternativement un an sur deux, quand ce n'est pas sur trois.
Dans les maigres herbages naturels qui avec les rochers couvrent le tiers de la superficie, on élevait environ 13.000 moutons et 2.000 chèvres. Le bétail était vendu aux autres régions. Les paysans ne mangeaient presque jamais de viande 2. Ils vendaient leur blé aux accapareurs locaux qui, naturellement, gagnaient beaucoup plus qu'eux.
2 Dans l'ensemble de l'Espagne, les pâtres et les bergers n'en mangeaient que quand une brebis avait été à moitié dévorée par les loups, ou quand un mouton était tombé dans un précipice et s'y était tué ou gravement blessé.
Jusqu'en 1931, la droite monarchiste triompha aux élections. Mais après la chute d'Alphonse XIII, la gauche républicaine s'impose. En juillet 1936, sa section locale arrive à compter 450 adhérents. Le mouvement ouvrier naît péniblement et cherche sa route à tâtons. La C. N. T. et l'U. G. T. ont un petit noyau de sympathisants; en 1932, chacun fonde un Syndicat. Le manque de formation sociale des militants et des travailleurs fait que cette même année, les deux Syndicats disparaissent. Le 1er mai 1936, autre double tentative. Et chaque Syndicat compte 15 adhérents au moment de la révolution.
A quatre reprises, les fascistes venus d'autres regions furent maltres du village. Refoulés quatre fois, ils partirent enfin, définitivement - du moins pour la période où nous nous trouvons au moment de cette enquête. On nomma alors un Comité révolutionnaire, car ici encore l'initiative devait partir du village, l'appareil d'Etat étant démantelé et le gouvernement ayant perdu tout contact avec l'ensemble des habitants.
Le Comité fut composé de trois membres de la Gauche républicaine, trois de l'U. G. T., trois de la C. N. T. Cette largesse envers les organisations syndicales s'explique tant par la tolérance de la fraction politique locale que par l'inclination croissante du peuple vers les solutions révolutionnaires nouvelles. Le changement fut tel que la Gauche républicaine n'avait plus, on mai 1937, que 80 adhérents. L'U. G. T. on comptait 340, les jeunesses socialistes 160, la C. N. T. 220, et les jeunesses libertaires, 100.
La Collectivité locale, qui embrasse maintenant tout le village et tous les habitants, fut constituée le 1er novembre 1936, quand, sur l'initiative conjointe des trois forces énumérées, le Comité révolutionnaire convoqua une assemblée générale où républicains, socialistes, libertaires prirent la parole pour recommander la nouvelle organisation sociale. L'approbation fut unanime. On laissa la liberté d'action aux individualistes, mais il n'y en eut, et il n'y on a pas un seul.
Au début, le Comité révolutionnaire fut chargé d'administrer la Collectivité. Puis, le Conseil municipal ayant été réorganisé sous l'injonction du gouvernement de Valence, on le chargea de cette tâche confiée à huit conseillers et à un secrétaire. Peu après, et pour assurer la liberté entière de la Collectivité, on constitua une Commission administrative de cette dernière, et c'est elle qui, maintenant, assume les responsabilités vitales de la vie locale. Elle est divisée en cinq sections: présidence et finances, distribution et ravitaillement, industrie et commerce, production agraire et bétail, enfin travaux publics, englobant l'enseignement. Deux sections sont aux mains de l'U. G. T., deux aux mains de la C. N. T., une aux mains de la Gauche républicaine.
Pour l'organisation de l'agriculture, on a divisé le territoire en quatre groupes de fermes. Dans chacune de ces fermes réside un groupe de familles et de travailleurs qui continuent à descendre au village le samedi soir et à remonter à la montagne le lundi matin.
La lecture du règlement les concernant nous permettra de savoir comment ces travailleurs organisent et dirigent leurs activités:
«1º Les travailleurs de chaque groupe de fermes nommeront un délégué et un sous-délégué afin d'assurer la bonne marche du travail.
«2º Le délégué sera chargé d'organiser le travail, naturellement en accord avec les camarades qui sont dans les fermes.
«3º Le délégué doit savoir, à tout moment, où travaillent les camarades des fermes, et ce qu'ils font.
«4º Il aura aussi pour tâche de préparer les éléments de travail dont on aura besoin, et tout l'outillage de la ferme, toujours en accord avec la Délégation du travail qui donnera toutes les instructions écrites nécessaires.
«5º Ce sera aussi la mission du délégué que de contrôler ce qui se fera dans les fermes, d'inscrire dans le livre qu'on lui donnera tous les produits livrés par chaque ferme, et tout ce que la Collectivité remetttra; c'est-à-dire les entrées et les sorties diverses.
«6º Quand des produits seront remis aux fermes, le délégué de ces fermes devra passer a la Délégation du travail pour en faire la déclaration.
«7º Quand un camarade de la ferme devra s'absenter, pour des raisons particulières ou de maladie, il devra en faire part au délégué; si ce camarade ne prévient pas, le délégué portera le fait à la Délégation du travail.
«8º Quand pour des raisons de santé, ou pour toute autre cause, un délégué ne pourra pas remplir sa tâche, les travailleurs du groupe de fermes en choisiront un autre, et s'ils n'y parviennent pas, la Délégation du travail choisira pour eux.
«9º Dans les cas de maladie, d'absence ou d'empêchement quelconque, le délégué sera remplacé par le sous-délégué, qui prendra la direction du travail.»
Article supplémentaire.- Dans tout ce qui concerne le pacage des troupeaux, les cultures de fourrage et autres questions similaires, le délégué des fermes se mettra d'accord avec ceux s'occupant du bétail et avec les pâtres qui travaillent dans le même endroit afin d'assurer la bonne administration et l'entraide pour et entre tous.
Si, pour des causes involontaires, un pâtre ne peut pas lâcher son troupeau, un camarade de la ferme le fera pour lui, et le délégué au bétail cherchera un autre pâre.»
On voit que le travail est la préoccupation majeure, ce qui domine et impose sa loi sur toute chose; il n'y a pas, ici, place pour la revendication de la liberté personnelle ou pour l'autonomie individuelle, Travail, production, solidarité sont au premier plan. Cette conscience des responsabilités dicte la conduite et l'activité de chacun.
Tous les samedis soir, les délégués des fermes se réunissent avec le délégué général au travail, et font leur demande de matériel et de vivres; on contréle les comptes de ce qui a été remis et de ce qui a été reçu; ainsi chaque ferme connaît, jour par jour, le bilan de ses activités.
Plus de 200 hommes sont au front, 53 travaillent dans une mine de lignite ouverte depuis la révolution; 80 vont partir pour l'armée. Dans ces conditions il est naturel que l'on n'ait pas semé plus de céréales cette année 1937 que l'année dernière, mais on a augmenté de 80% les surfaces plantées de pommes de terre; on a ajouté 100.000 laitues, 20.000 pieds de tomates et d'autres légumes en abondance.
Auparavant, ces cultures n'atteignaient que d'infimes proportions; c'est que, dans le régime de la propriété individuelle, l'initiative d'un seul, même excellente, ne se limite le plus souvent qu'à lui, tandis que dans la Collectivité l'esprit nouveau et la pratique nouvelle l'étendent très vite à tous. La conception générale, et la pratique de l'agriculture étaient, ici, rudimentaires. L'esprit créateur de tous l'enrichit d'autant plus qu'il n'y a plus à craindre les difficultés de placement de la production obtenue.
On espère même avoir bientôt assez d'eau pour la culture potagère. Il s'agit de la découvrir, de se procurer les moteurs et les pompes pour l'extraire des dépressions profondes de terrain qui entourent le village. Le petit propriétaire n'a jamais pu entreprendre cette besogne qui dépassait son cadre d'action, ses possibilités matérielles et ses connaissances.
Le travail et l'esprit collectifs font des miracles. J'ai vu effectuer, par des tailleurs en chômage - personne n'est jamais oisif, et, comme à l'habitude, les sections s'entraident - les premiers et modestes travaux de canalisations. Dans quelques années, me disent les collectivistes enthousiastes, Andorra aura assez d'eau pour arroser des centaines d'hectares et remplir des réservoirs qui lui permettront de faire face aux périodes de sécheresse. Mais si la Collectivité était détruite, ce vaste travail serait impossible, et chaque paysan retournerait à l'âpre misère de son passé.
Le bétail est distribué dans les fermes de la montagne par deux délégués qui dirigent le déplacement des troupeaux et les mesures à prendre selon la qualité de la végétation et les soins nécessaires aux bêtes.
Chaque métier a son atelier unique. Comme à Fraga, à Binefar, le collectiviste qui veut un objet quelconque sortant de l'ordinaire, demande à la Commission administrative de le lui faire fabriquer. On lui donne alors un bon avec lequel il se présente au délégué d'atelier qui se charge de l'exécution du travail. Quand il reçoit l'objet, il paie à la Commission administrative.
On a imprimé une monnaie locale, et créé une échelle de salaires selon l'importance des familles. Une seule personne touche 2,25 pesetas par jour; deux grandes personnes, 4,50 pesetas; trois grandes personnes, 6 pesetas; quatre grandes personnes, 7 pesetas; cinq grandes personnes, 8 pesetas. Audelà, le salaire augmente à raison d'une peseta par personne, que les membres de la famille puissent ou non travailler.
S'il y a deux producteurs, on ajoute 1.50 peseta au salaire de base; pour trois producteurs, 3 pesetas, pour quatre producteurs, 4 pesetas. Selon ces principes, les revendications individuelles de chaque travailleur exigeant «le produit intégral de son travail» (formule du collectivisme primitif), ou l'esprit revendicatif du syndicalisme traditionnel, ont disparu. On pratique le «un pour tous et tous pour un» dans lequel chacun est solidaire de tous, et chacun gagne, en fin de comptes à l'échelle de toute une vie.
Le logement, la lumière électrique, l'usage des salons de coiffure, les soins médicaux, les produits pharmaceutiques dont, en juin 1937, on avait déjà payé pour 16.000 pesetas, sont gratuits, ainsi que la consommation du pain, qui n'est pas limitée. On distribue 18 litres d'huile d'olive par personne et par an. La viande, que l'on destine à la consommation des miliciens et de la population des villes, est rationnée à 100 grammes par jour - malgré l'abondance du bétail. L'austérité est dans la nature de l'Espagnol de l'intérieur.
Tous ces biens de consommation sont distribué dans les magasins communaux. L'un d'eux est réservé à l'huile, au savon, et au vin; un autre, à la boulangerie; un autre, ouvert dans l'ancien orphelinat, à la boucherie (il n'y a plus d'enfants orphelins à Andorra, ni dans aucun autre village collectiviste: tout enfant sans parents a trouvé une famille). Sept tailleurs confectionnent des vétements pour les travailleurs qui, jusqu'à maintenant, en achetaient très rarement. Quand donc, auparavant, un pâtre avait-il eu des vêtements sur mesures?
Nous en arrivons à l'instruction qui, est-il besoin de le dire, n'a pas été négligée. Jusqu'en juillet 1936, l'école était installée dans un immeuble sale et obscur. Pourtant, six mois plus tôt, on avait achevé d'en construire une nouvelle, mais des raisons de politique locale, aussi sales et obscures que l'ancienne école, empêchaient d'y commencer les classes. La Collectivité ne perdit pas un jour, les classes commencèrent immédiatement.
L'enseignement est vraiment, maintenant obligatoire. L'ordre nouveau ne tolérerait pas que les parents retiennent leurs enfants en âge scolaire à la maison. Aussi, le nombre des élèves a-t-il fortement augmenté. Une soixantaine de petits bergers, de 12 à 14 ans, qui ne descendaient au village que deux, ou trois fois par an, qui étaient nés et s'étaient élevés parmi les moutons, les chèvres, les chiens et les loups, résident maintenant à Andorra, vont à l'école et apprennent de tout leur cœur. Deux nouvelles classes ont été aménagées pour eux, de nombreux livres achetés à des maisons éditoriales spécialisées de la Catalogne et du Levant.
Les groupes pré-scolaires ont vu leurs effectifs grossir. Sur huit maîtres et maîtresses d'école, l'Etat en paie trois, la Collectivité cinq. Mais elle ne se contente pas d'apporter des moyens matériels d'enseignement. Elle surveille le travail des instituteurs. L'un d'eux, stupide et diplômé, se plaignait de ce que la manière forte ne soit plus tolérée. Toute une révélation.
*
J'ai voulu mentionner séparément la mine d'Andorra. La province de Teruel est assez riche en lignite. Pendant la Première Guerre mondiale on y eut recours pour remplacer le charbon venu d'Angleterre, et normalement ce combustible alimente en grande partie la ville de Saragosse. Maintenant, presque toute l'Espagne antifasciste étant séparée des Asturies, principale zone carbonifère qu'occupent les armées de Franco, le charbon manque. Il était donc naturel de penser à intensifier la production do iignite dans la zone de Teruel. Naturel aussi que le gouvernement n'y ait pas songé. Aussi, les mineurs et les paysans ont-ils continué, ou entrepris l'exploitation des, mines.
En novembre 1936, sept mineurs, qui avaient déjà travaillé dans la région commencèrent à faire, près d'Andorra, des excavations dans un endroit où ils pressentaient l'existence de gisements. Avec des pics et des pelles, ils ont creusé trois galeries do 50 mètres de profondeur. Ils sont maintenant 53, ils seront plus nombreux demain. Pas de machines, à part une pompe à moteur pour extraire l'eau qui suinte partout, ou qui parfois tombe brusquement, en trombe, d'anciens puits creusés depuis des siècles, au temps de la domination romaine ou arabe.
Les pieds dans la boue et l'âme dans le rêve, les paysans improvisés mineurs continuent, en respirant les gaz délétères causés par les explosions de dynamite (il n'y a pas do système d'aération ni d'évacuation), à arracher de la mine encore inorganisée le combustible incomplet. Ces conditions de travail font qu'il y ait toujours sept, huit ou neut d'entre eux à l'hôpital. Quand ils on sortent, après une cure insuffisante, ils reprennent le pic et la pelle.
Ce mode d'exploitation ne permet d'arracher que 30 tonnes de lignite par jour. Dans les mines des Asturies, pauvres par rapport à celles d'autres pays, mais riches par rapport à celles de Teruel, la moyenne extraite par mineur et par jour est de 400 à 450 kilos. Et l'on dispose d'éléments techniques infiniment supérieurs 3. Ici, sans ces éléments, avec des filons beaucoup plus pauvres, la moyenne est de 525 kilos, pour des mineurs en grande partie improvisés. Sainte solidarité, saint amour du devoir!
3 Malgré tout, la minceur des filons ne permet pas d'y employer des haveuses semblables à celles de la Ruhr ou de Pennsylvanie.
«Nous n'en sommes encore qu'à la période préparatoire, d'ici peu nous fournirons du charbon on abondance – m'a dit le responsable, comme en s'excusant.
Mais devant l'eau qui suinte et coule des parois et du plafond de la galerie que je suis allé visiter, quand je sais qu'il a fallu arrêter le travail pendant des semaines, pour assécher le fond, et écarter le danger de glissements, je me demande avec angoisse si ce bel optimisme ne sera pas démenti par une horrible tragédie. Nos mineurs improvisés n'y pensent pas: ils fournissent du combustible qui fait tourner plusieurs usines de Catalogne, ils aident la Collectivité.
Ils touchent, il est vrai, un sursalaire par rapport à leurs camarades exerçant d'autres métiers: un kilo de savon par semaine, une paire d'espadrilles par mois, et une combinaison de travail...
Alcorisa
Je veux d'abord vous parler de Jaime Segovia. Il le mérite bien, ou tout du moins sa mémoire le mérite bien, car il a payé de sa vie son adhésion au plus bel idéal humain, et son dévouement à la cause des travailleurs, des exploités et des vaincus.
Pour qui connaît vraiment la langue espagnole et le sens profond des mots, des syllabes et des sonorités assemblées, ce nom et ce prénom de Jaime Segovia ont des résonances d'ancienne noblesse castillane. En effet, mon camarade et ami avait du sang de vieille famille aristocratique dans les veines. Et sur son visage, avec la bonté et l'intelligence, on lisait quelque chose d'usé, de «fin de race», d'une lignée humaine en dépérissement.
A vingt et un an il était avocat. Quoique la fortune de ses aieux eût été entamée et divisée de génération en génération, ses biens immeubles valaient encore un demi-million de pesetas au début de 1936, ce qui représentait une assez coquette fortune. Il pouvait exploiter des paysans avec ses terres, tirer un large parti de ses titres universitaires; mais il méprisait la seule pensée de cette éventualité. Nos camarades lui semblèrent des hommes qui interprétaient le plus sainement la vie, et étaient le plus pré de la vérité humaine. Rejetant les hypocrisies mondaines pour adhérer à ce qui lui semblait le plus noble, il alla vers eux. Et lorsque la révolution éclata, il lui apporta tous ses biens et toute son énergie.
Alcorisa, dans la province de Teruel, a 4.000 habitants. C'est le centre de dix-neuf villages. La terre y est moins mauvaise qu'ailleurs, l'irrigation est suffisante et la vie économique privilégiée par rapport au reste du canton. Les propriétaires étaient peu nombreux, les fermiers l'étaient moins encore. Les grands «terratenientes» possédaient aussi des terres dans d'autres endroits. L'industrie - meunerie, huilerie, savonnerie, limonade, eau gazeuse et soufre – n'occupait que 5 pour cent de la main-d'œuvre. Les journaliers mal payé dominaient par le nombre.
Notre syndicat, le seul ayant pu s'implanter ici, datait de 1917. Il connut les vicissitudes et les persécutions que nous avons vues dans tant d'autres villages. Et comme partout, nos militants persistèrent dans le combat. Leurs efforts ont abouti.
D'abord tombé aux mains des fascistes, Alcorisa fut reconquis au bout de huit jours par une colonne que nos camarades constituèrent dans la montagne où ils s'étaient réfugiés, et qui obligea la garde civile et ceux qu'elle protégeait à se retirer vers Teruel. Au lieu de se dissoudre, cette colonne se renforça. Des autres villages, les combattants accouraient, armés de revolvers et de pistolets souvent anachroniques, de vieux fusils de chasse à un ou deux coups, de quelques armes prises à la garde civile, de bombes hâtivement et grossièrement fabriquées. Puis sans discipline militaire, ils partirent combattre sur d'autres secteurs du front d'Aragon les forces fascistes bien armées, équipées et disciplinées.
Dès qu'Alcorisa fut repris, on organisa un Comité local de défense composé de deux membres de la C. N. T., de la Gauche républicaine, de l'Alliance républicaine et de la Fédération anarchiste ibérique. Et le lendemain on nomma, sur les mêmes bases, un «Comité central d'administration».
Dans l'ordre économique, ce Comité n'avait qu'une alternative: ou laisser les choses en l'état, respecter le commerce individuel, permettre aux commerçants politiquement douteux de saboter la stabilité du régime nouveau, aux habitants aisés de se procurer trois ou quatre fois plus de vivres que ceux qui ne l'étaient pas; ou contrôler tout afin que personne ne manquât de rien, pour éviter que le désordre économique n'entrainât une situation favorable au fascisme. Il choisit cette dernière solution.
Il fallait tout d'abord établir un contrôle, surveiller le mouvement des vivres et la vente des articles de consommation courante, ce qu'on ne pouvait faire si chaque commerçant disposait des marchandises à son gré La liberté du commerce, au sens bourgeois du mot, fut donc abolie. On ne pouvait non plus laisser chaque famille acheter selon ses seules ressources. L'égalité intégrale commença par la consommation.
Puis la lutte, le départ au front de 500 hommes, la solidarité qui unissait les habitants dans cette période d'exaltation collective firent apparaître d'autres problèmes. Il fallait rentrer la récolte, mais on n'allait pas moissonner avec les faux et les faucilles tandis que les faucheuses mécaniques jusqu'alors possédées par les riches dormaient. Convoquée dès le troisième jour, l'assemblée des agriculteurs décida l'organisation de 23 équipes qui nommèrent chacune leur délégué, répartirent les machines et le travail. La socialisation naquit, ici comme ailleurs, très simplement, presque sans que l'on eût conscience de l'ampleur et de la profondeur de l'œuvre entreprise.
Et trois semaines après la victoire les 23 sections improvisées furent définitivement constituées, d'après une division minutieuse du territoire municipal. Minutieuse, car on tint compte des caractéristiques du sol, des genres de culture à réaliser, de l'importance numérique des habitants, des variétés et du nombre des bêtes, des moyens téchniques dont on disposait. Et en suivant cette voie, on tendait, un an plus tard, à faire de chacune de ces sections une unité économique aussi complète que possible, quoique répondant toujours à une activité d'ensemble dûment concertée.
La Collectivité fut enfin définitivement constituée. Voici l'essentiel des statuts, plus compliqués parce que plus savants, que ceux d'autres Collectivités qui n'avaient pas de juristes à leur lête:
«Biens de propriété.- Les biens meubles et immeubles, ainsi que les machines, les outils, l'argent, les crédits apportés par le Syndicat unique des travailleurs, par le Conseil municipal et par les adhérents à la Collectivité, constitueront les biens do propriété.
Usufruit.- La Collectivité aura en usufruit les biens qui lui seront remis par le Conseil municipal et par le Comité de défense, afin de les faire fructifier, ou ceux qui lui seront provisoirement remis, soit que pour des raisons d'âge, de maladie ou de sexe leurs propriétaires no puissent les exploiter, soit que ceux-ci les laissent à l'abandon.
Membres de la Collectivité.- Tous les adhérents au Syndicat unique des travailleurs seront considérés membres fondateurs de la Collectivité, tous ceux qui adhéreront plus tard en seront également membres. Les personnes qui voudront entrer dans la Collectivité seront admises sur décision de l'assemblée. Toute demande d'adhésion devra être accompagnée des antécédents politiques et sociaux et de la liste des biens de l'intéressé.
Séparation.- Tout membre de la Collectivité pourra s'en retirer volontairement; mais l'assemblée se réserve le droit de se prononcer sur les raisons invoquées. Quand ces raisons ne lui paraîtront pas valables, le démissionnaire ne pourra pas rentrer en possession des biens qu'il aura apportés. Toute personne expulsée perd aussi le droit de revendiquer ce qu'elle a apporté au moment de son admission.
Administration.- L'administration de la Collectivité sera confiée á une commission de cinq membres dont un pour le ravitaillement, un pour l'agriculture, un pour le travail, un pour l'instruction publique, et un secrétaire général.»
Suivent d'autres articles sur le rôle de l'Assemblée générale, les droits et les devoirs des collectivistes, les conditions de dissolution, etc.
On sent ici l'influence des deux avocats - car avec Jaime Segovia il y en avait un autre, tout aussi bon organisateur dont nous n'avons pas retenu le nom - qui travaillaient avec nos camarades paysans. Dans les statuts des autres collectivités, on trouve moins de formules et de science juridiques, mais plus de substance pratique et humaine.
Ce furent les assemblées générales successives qui prirent les résolutions par lesquelles se régit maintenant la Collectivité d'Alcorisa. Maintenant, sur leur décision, les 23 délégués de l'agriculture se réunissent chaque semaine pour diriger le travail des champs.
On a innoyé une formule originale quant au mode de distribution. D'abord, on avait appliqué la libre consommation intégrale, qui répondait le mieux aux principes du communisme libertaire. Il suffisait à chaque famille de se présenter au Comité d'administration et de le demander, pour recevoir un bon où l'on ordonnait aux responsables des magasins d'approvisionnement de remettre au porteur l'huile, les pommes de terre, les légumes frais ou secs, le sucre, les vêtements, etc., qu'il demandait. Ne furent rationnés dans cette période que la viande et le vin, mais le tout dut l'être deux mois plus tard.
Il ne fallait non plus aucune formalité pour aller gratuitement au cinéma, au café, où l'on buvait à peu près exclusivement de la limonade, se faire raser ou couper les cheveux. Ou encore pour recevoir sa part du peu de tabac que la guerre permettait de se procurer.
Mais, me dit-on, il y eut des abus, et pour certains articles, la demande dépassa les possibilités d'approvisionnement. Alors, pendant trois mois, on essaya une monnaie locale qui fut employée exclusivement pour l'achat des vétements, des chaussures, des ustensiles de ménage, du café et du tabac. Un homme disposait d'une peseta par jour, une femme, de 70 centimes, un enfant au-dessus de 14 ans, de 40 centimes... «para vicios» sans doute, comme on disait dans le nord de l'Aragon.
Une fiche fut imprimée. On y stipulait ce que chaque individu pouvait recevoir d'après les possibilités de ravitaillement. Voici la ration qui fut assurée, avec de légères variantes, jusqu'en novembre 1936 (n'oublions pas qu'une part importante des aliments étaient envoyés au front):
Viande, 100 grammes par jour; pain, 500; sucre, riz, haricots secs, 40 grammes par jour; vin, un demi-litre; sardines, une boîte par semaine. Chacun avait en outre droit à un demi-kilo de sel, un kilo de savon, deux sachets de «bleu» pour le linge, un balai et un demi-litre de lessive par mois.
Mais cette solution ne satisfaisait pas les libertaires d'Alcorisa, ni même les républicains, libertaires par tempérament, qui passèrent tous à la C. N. T. après avoir dissous la section de leur parti. Elle semblait trop rigide, involontairement tracassière, obligeant les gens à consommer ce qu'on leur imposait, ou à y renoncer.
D'autre part, les animateurs de la Collectivité voulaient à tout prix éviter le retour de la monnaie, de l'«argent» maudit. Plusieurs se creusèrent la tête, Jaime Segovia passa des nuits à chercher une solution inédite. Et l'on trouva le système des points. Voici en quoi il consiste:
Les 500 grammes de pain comptent pour 4 points et demi, les 100 grammes de viande, pour 5; donc 66,5 points par semaine. Tout le reste: savon, riz, haricots, pâtes alimentaires, lessive, vin, etc., est aussi calculé en points. Sur cette base, un homme a droit à 450 points par semaine, une femme seule à 375, une femme mariée à 362 points, un enfant dès sa naissance, à 167. La somme de points de chaque collectiviste, et la valeur en points de chaque article figurent sur la carte de ravitaillement.
Dans ces limites, chaque famille, chaque individu peut dépenser comme bon lui semble les points qui lui reviennent, prendre plus de viande et moins de légumes sees, plus de vin et moins d'huile, etc. On évite ainsi une consommation excessive tout en respectant au maximum la liberté de chacun.
Pour les chaussures, les vêtements et les articles de ménage, on tient une comptabilité à part. Le calcul en argent a disparu et est remplacé par un livret spécial sur la première page duquel on indique le nombre de points correspondant à chaque famille, pour ce qui n'est pas la nourriture: 24 points pour les ustensiles de ménage par individu et par an, 60 points pour les chaussures, 120 pour les vêtements, etc.
Outre son magasin général, Alcorisa compte quatre épiceries collectivisées, un magasin appelé Coopérative de tissus, une mercerie, quatre boucheries magnifiques de propreté et d'hygiène, où les habitants vont se fournir. Tout le reste est aussi distribué dans les magasins spécialement organisés où l'on inscrit les dépenses de chaque famille à la page du registre général destiné à une étude précise des tendances de la consommation, et à une comptabilité si minutieuse que l'administration est contrôlable à tout moment. Si l'un des membres de la Collectivité perd sa carte, on peut savoir presque immédiatement ce qu'il avait consommé pendant la partie du mois écoulée, et ce qui lui est encore dû.
Nous avons vu que les enfants ont droit à 167 points dès leur naissance. Sur la carte qui leur est octroyée, figurent, en plus, du savon et de la lessive, 100 grammes de viande, et des pâtes alimentaires. Ces nourritures substantielles ne sont certes pas prises par les nouveau-nés, mais par la mère à laquelle on donne une suralimentation dont l'enfant bénéficiera. Elle peut, du reste, donner aux points la destination de son choix.
Alcorisa se ressent de l'absence des 500 hommes partis au front. Cependant, on y a augmenté de 50% les terres cultivées. De si grandes proportions sont possibles parce qu'une partie des champs habituellement en jachère ont été labourés et ensemencés L'effort a été facilité par l'acquisition d'excellentes charrues, dont l'emploi était, auparavant, exceptionnel. Si l'on ajoute les engrais chimiques plus utilisés cette année que les années précédentes, on comprendra les perspectives qui s'ouvrent à l'agriculture.
L'effort redoublé de tous y a contribué aussi. Non seulement celui des hommes restés à l'arrière, mais aussi celui des femmes qui travaillent beaucoup plus cette année que les années précédentes, et celui des miliciens qui envoient régulièrement à la Collectivité la moitié de leur solde 1.
1 Le gouvernement de la république payait les miliciens dix pesetas par jour, équivalant d'un bon salaire moyen dans les villes.
Des modifications ont été introduites dans certaines activités. Une église a été transformée en cinéma, un couvent en école. Sur deux garages concurrents il n'en reste qu'un, largement suffisant. On a installé dans l'autre un salon de coiffure bien organisé, et une petite fabrique de chaussures dans laquelle ont été réunies toutes les machines des ateliers autrefois dispersés. On y fait de très bons souliers, de très bonnes sandales pour les habitants d'Alcorisa et, d'autres localités voisines. Le responsable du travail était auparavant un patron réactionnaire, donc, potentiellement, un fasciste. On s'est contenté de l'exproprier. Quand je lui ai parlé, il m'a dit s'étre convaincu des avantages de la production socialisée, car en travaillant d'après l'ancien système individualiste, on ne pourrait jamais produire le tiers de ce qu'on produisait maintenant.
Une fabrique récemment organisée fournit en salaisons toute la région et une partie des milices du front de Teruel. Il y a un atelier des tailleurs, un de menuiserie, une forge collective. Les maçons qui aménagent un très bel édifice pour le Syndicat, réparent aussi les maisons, sans frais pour les bénéficiaires. La lessive, la limonade et l'eau gazeuse se fabriquent dans un même établissement. Un hôtel a été organisé, et un haras, où des chevaux et des ânes sélectionnés sont destinés à améliorer rapidement les bêtes de trait non bovines d'Alcorisa et des alentours. Enfin, une étable unique réunit de fort belles vaches, propres et bien soignées.
Comme partout, il y avait à Alcorisa des classes parmi les classes, des pauvres parmi les pauvres, des déshérités parmi les déshérités. Et le revenu de tous les petits propriétaires n'était pas le même; celui de certains ouvriers était inférieur à celui de certains paysans favorisés, celui d'un manœuvre à celui d'un ouvrier, celui d'un pâtre à celui d'un manœuvre. La Collectivité a tout transformé en assurant à tous les mêmes moyens d'existence.
Pas plus que dans les autres villages vivant sous le nouveau régime, les petits propriétaires récalcitrants (ils sont une centaine) ne peuvent faire le commerce de leurs produits. Ils les remettent au Conseil municipal, intégralement composé de membres de la C. N. T., et sont payés avec une monnaie spécialement inventée pour eux. Mais quant à la consommation, ils sont soumis au rationnement commun: nous, sommes en guerre.
Les villages du canton d'Alcorisa pratiquent entre eux, l'entraide compensatrice comme ceux des autres régions d'Aragon et de l'Espagne collectivisée, et les rapports d'échange pratiqués s'étendent à 118 villes et villages, d'Aragon, du Levant, de Catalogne et même de Castille.
Dans les débuts, à conséquence des divers incidents de la lutte militaire, l'instruction donnée avait été insuffisante, car il n'y avait que deux écoles au moment où la guerre civile et la révolution commencèrent. Jaime Segovia dut s'improviser instituteur. On fit venir des institutrices formées dans les villes; tout est payé par le régime local.
C'est aussi ce régime qui donne à tout nouveau ménage le logement et les meubles. Le mariage légal a complètement disparu, mais les unions sont officiellement enregistrées sur le livre de la municipalité.
Alcorisa n'est ni un des plus mauvais villages de l'Aragon, ni un village modèle. Les maisons y sont vieillottes, et les rues étroites, parfois encaissées entre des roches, ne sont pas propices à une expansion de l'endroit habité. Nos camarades projettent - et là on reconnaît l'esprit d'initiative de Jaime Segovia – l'installation dans l'aire municipale des vingt-trois unités que l'on a commencé d'organiser. On voudrait qu'au maximum chaque unité ait ses moyens d'existence avec, en plus de la production agricole, du bétail et des animaux de basse-cour, tous les éléments de confort et de culture de l'esprit: électricité, piscine, radio, bibliothèque, jeux, etc. On utilise déjà de petites chutes d'eau pour produire la lumière. On tend à un humanisme, à l'homme aussi intégral que possible.
J'ai visité l'unité dont l'installation est la plus avancée. Sa surface était divisée en deux parties: l'une destinée à l'agriculture, l'autre à l'élevage. Elle couvrait huit km 2. Dans la première partie on produisait des céréales, des légumes, des arbres fruitiers, des vignes, du foin, de la luzerne: tout ce qu'il est normal de trouver dans de bonnes terres bien soignées, bien arrosées. Dans la deuxième, l'effort initial avait donné lieu à la construction d'une vaste porcherie en ciment, avec ses divisions symétriques, et où l'on élevait plus de 100 bêtes qui, comme à Graus, pouvaient sortir séparément au soleil. On allait agrandir incessamment l'installation, et le fait de cette spécialisation montre que les rapports économiques, et bien entendu les autres, devaient se maintenir entre les vingt-trois phalanstères libertaires.
On a poussé aussi l'élevage des agneaux, de nombreuses génisses ont été achetées un peu partout, et l'on projette de construire dans je ne sais quelle unité une étable pour une centaine de vaches. Quant aux animaux de basse-cour, on multiplie surtout la production de lapins pour lesquels la nourriture abonde.
P.S.- A l'arrivée des troupes franquistes, Jaime Segovia, qui ne voulut pas s'enfuir, fut arrêté, torturé pendant six mois, et fusillé.
Mas de las Matas
Au nord de la province de Teruel, Mas de las Matas est le chef-lieu du canton qui porte son nom, et qui comprend 19 villages. On y compte 2.300 habitants. Les autres localités les plus importantes sont Aguaviva, avec 2.000 habitants, Mirambel, avec 1.400, La Ginebrosa, avec 1.300. Seuls six villages sont, en mai 1917, entièrement collectivisés, quatre le sont presque intégralement, et cinq à 50 pour cent. Trois autres viennent de se décider et un seul hésite encore 1.
1 Bientôt, tous ont été collectivisés à 100%.
Ici, le mouvement libertaire a précédé le mouvement syndical. La petite propriété, étant très répandue, ne favorisait pas l'apparition d'associations de salariés. Et à Mas de las Matas, où l'on vit dans une certaine aisance grâce à l'irrigation, tandis que la vie des autres villages, relativement privés d'eau, est misérable, les idées libertaires prirent racine dès le début du siècle. Non pas tant pour une question de classe que de conscience humaine. Si des groupes se formèrent pour lutter contre l'exploitation de l'homme par l'homme, pour l'égalité et la justice sociale, et contre l'asservissement par l'Etat, leur inspiration était surtout humaniste. La dernière génération de ces hommes, est maintenant à la tête de l'organisation collectiviste du canton.
Sous la monarchie, les tendances libérales prédominaient. La république provoqua quelques changements, si timides qu'ils déçurent la majorité de la population. Alors celle-ci s'inclina vers la gauche révolutionnaire; en 1932 apparut le premier syndicat de la C. N. T., et le 8 décembre de la même année, dans une tentative insurrectionnelle qui embrassait l'Aragon et une bonne partie de la Catalogne on proclama le communisme libertaire. La garde civile, au service de la république comme elle avait été au service de la monarchie, liquida en deux jours ce premier essai, et le Syndicat fut fermé jusqu'à la veille des élections législatives d'avril 1936, qui donnèrent la victoire au front populaire. Le Syndicat fut alors immédiatement reconstitué.
Puis le fascisme local échoua trois mois plus tard. Il n'y cut pas même lutte, et vers la mi-septembre, nos camarades lancèrent l'idée de Collectivité agraire. L'initiative fut acceptée à l'unanimité dans une assemblée syndicale. Mais tous les petits propriétaires ne faisaient pas partie du Syndicat. Il fallut donc constituer un groupement à part. On fit circuler une liste d'adhésions volontaires. En quinze jours, 200 familles s'étaient inscrites. Lors de ma visite on en comptait 550 sur les 600 qui composaient la totalité du village. Les 50 familles restantes appartiennent à l'Union générale des travailleurs et obéissent aux instructions de leurs chefs, ou leaders.
Dans tout le canton, le même principe a été appliqué. On est libre d'adhérer à la Collectivité, ou de continuer l'exploitation individuelle du sol. Les différents degrés de socialisation réalisés selon les villages en témoignent.
Dans aucun de ces villages il n'a dé établi de règlements écrits, de statuts. Simplement, tous les mois, l'assemblée des membres de chaque Collectivité indique, hàla Commission composée de cinq membres élus, les directives à suivre, sur des problèmes concrets librement examinés.
Malgré cela, mon souvenir de Mas de las Matas se rattâche, même sans le vouloir, à l'heureuse Icarie dont les utopistes ont souvent parlé 2. Tout était tranquille, heureux, dans l'allure et la démarche des gens, dans l'attitude des femmes assises au seuil des demeures, ou qui tricotaient en causant tranquillement devant les maisons. On devinait, sous-jacente une belle organisation de la vie. Essayons de la découvrir.
2 Ce fut surtout Etienne Cabet.
A Mas de las Matas, 32 groupes de travailleurs ont été constitués; ils sont plus ou moins importants, selon les tâches à accomplir, ou les dimensions des zones agricoles à travailler, et que limite l'encadrement capricieux des montagnes. Chaque groupe cultive une partie de terre irriguée et une partie de terre sèche. Le travail agréable, moins agréable, ou même pénible, est ainsi partagé équitablement.
Les bienfaits de l'eau permettent d'obtenir des légumes et des fruits abondants. Moins heureux, les autres villages n'obtiennent que des céréales, surtout du blé - 9 quintaux à l'hectare, peut-étre moins - et des olives. Dans toutes les Collectivités du canton, les groupes de travailleurs choisissent leurs délégués, nomment leur Commission administrative. Et comme les délégués de Mas de las Matas, qui montrent toujours le chemin, se réunissent une fois par semaine pour organiser le travail, on en fait autant dans les villages jusqu'à maintenant entièrement collectivisés. Comme partout, les efforts sont constamment coordonnés.
Jusqu'à présent il a été impossible d'augmenter la surface localement cultivée. Les terres irrigables étaient déjà totalement exploitées. Mais les terres sèches, qui depuis toujours n'étaient utilisées que pour l'élevage du bétail, seront bientôt destinées à la production de céréales. Et, pour compenser ce changement, on a commencé à parquer les moutons dans les montagnes, maintenant mises librement à contribution, et où il pousse assez de végétation pour les nourrir. En même temps, on commence à préparer la terre qui sera ainsi disponible pour semer du blé, de l'avoine et du seigle. C'est un des nombreux exemples d'organisation rationnelle de l'économie que nous constatons si fréquemment.
On pense, du reste, que l'effort s'intensifiera dès que les hommes mobilisés au front reviendront, et déjà on s'inquiéte de savoir ce qui arrivera dans deux ans, à consèquence de l'augmentation de la production: l'Espagne se trouvera devant un excédent important dû aux améliorations introduites. Mais n'est-ce pas trop anticiper? 3
3 Hélas, la victoire franquiste prouva que ces prévisions étaient trop optimistes.
Il était plus facile d'augmenter le bétail. Le total des moutons s'est accru de 25%; le nombre de truies de reproduction est passé de 30 à 60; celui des vaches laitières, de 18 à 24 (la terre, ici, ne donne pas de pâturages pour le bétail bovin). On a acheté on Catalogne un grand nombre de gorets qui ont été distribués à la population, le temps et la main-d'œuvre manquant pour entreprendre la construction de porcheries collectives que l'on espère commencer incessamment. Chaque famille élève donc un ou deux porcs dont la chair sera salée et distribuée au moment de l'abattage général, selon les besoins des foyers.
Mais la production n'est pas limitée à l'agriculture et à l'élevage. Dans ce chef-lieu de canton, comme dans tous les chefs-lieux et dans tous les villages collectivisés de quelque importance, de petites industries se sont développées: bâtiment, cordonnerie, fabrication de savates et de vêtements, boucherie, etc. Comme à Graus, comme dans tant d'endroits, chacune de ces spécialités constitue une section de la «Collectivité générale» (tel est le nom qu'on lui donne), et travaille pour tous.
Si donc la section agraire a besoin de se procurer certains outils, elle s'adresse, par l'intermédiaire de son délégué, à la Commission administrative qui lui délivre un bon pour le délégué des métallurgistes à qui l'on explique ce qu'on attend de lui et de ses camarades. La commande est en même temps enregistrée sur le livre de comptabilité de la section Métallurgie. Si une famille a besoin de meubles, elle s'adresse aussi à la section administrative qui lui remet un bon de commande pour le délégué des ébénistes, ou des menuisiers (les travailleurs sur bois ne forment qu'un seul syndicat). Tel est le mécanisme par lequel les activités de chaque groupe de producteurs sont contrôlées, ainsi que les dépenses de chaque famille.
On n'emploie ni monnaie officielle (la peseta) ni monnaie locale dans aucune des collectivités du canton.
La socialisation du commerce fut une des premières étapes. Mais elle ne fut pas intégrale. Lors de mon passage à Mas de las Matas, il y avait encore deux petits épiciers récalcitrants, dont le commerce périclitait par manque de ravitaillement. Mais dans l'ensemble, les magasins municipaux remplacent aussi l'ancien mode de distribution.
Pénétrons plus avant dans le détail d'un village collectivisé. Il est très difficile de rendre par écrit une impression suffisante de ce vaste mouvement qui complète la socialisation agraire. Voici, à Mas de las Matas, et dans n'importe quel autre village collectivisé non seulement les écriteaux rouges et noirs apposés devant tous les ateliers, les magasins communaux, les hôtels comme nous avons vu à Graus, mais encore le dépôt cantonal de produits chimiques, ou de ciment, de matières premières pour les différentes industries, où les collectivité des autres villages du canton viennent se ravitailler, selon les normes établies par leurs délégués fraternellement réunis. Dans la boutique d'un ancien commerçant cossu et fasciste, qui a disparu, sont empilés les vêtements destinés aux habitants du canton. Ici, est la section de ravitaillement général dans laquelle on remet aux individualistes les bons qu'ils sollicitent, et où l'on enregistre sur un fichier, les demandes faites par chaque famille.
Dans cette distillerie cantonale on extrait – initiative récente – l'alcool et l'acide tartrique des résidus de raisins envoyé par tous les villages. Et ces villages ont constitué la Commission administrative de la distillerie, qui se réunit périodiquement. Si vous entrez dans la fabrique, on vous montre les innovations techniques faites pour produire de l'alcool à 90º, nécessaire pour la médecine et les opérations chirurgicales au front.
Dans l'atelier des tailleurs, ouvriers et ouvrières coupent et cousent des complets selon les mesures des camarades qui les ont demandés. Dans des casiers, les vêtements de velours côtelé, ou de drap, chacun avec son étiquette portant le nom du destinataire, attendent l'heure de passer à la machine à coudre 4.
4 On alloue, à l'année, pour une famille composée du père, de la mère, et de deux enfants de 6 et 14 ans, la valeur de 280 pesetas en vêtements. Cela représente le double ou le triple de ce qu'auparavant dépensait normalement une famille de paysans.
Les femmes se procurent la viande dans un bel établissement où dominent le marbre et les carreaux blancs. Le pain, que les ménagères généralement surchargées de besognes qui leur sont propres, cuisaient chez elles, est maintenant pétri et cuit quotidiennement dans les boulangeries collectives.
Au café, chacun peut prendre quotidiennement deux tasses d'orge grillée (on n'a pas mieux), deux rafraichissements, ou deux limonades.
Visitons maintenant les alentours de Mas de las Matas. Nous découvrons d'abord une pépinière où, afin d'être repiquées dans tout le canton, d'innombrables plantes potagères sont préparées par une famille qui auparavant s'enrichissait dans ce commerce, et qui, dès le début, est entrée dans la Collectivité.
Dans l'atelier de couture, non seulement on confectionne des vêtements. de femmes, mais comme dans beaucoup d'autres villages, les jeunes filles apprennent à coudre, pour elles et leurs futurs enfants.
Un écriteau attire notre attention. Nous y lisons: «Librairie populaire». C'est en réalité une bibliothèque. Sur ses rayons figurent six, huit, dix exemplaires des livres de sociologie, de littérature, de divulgation culturelle et scientifique mis à la portée de tous, même des individualistes. On y trouve aussi, en plus grand nombre, des livres de texte pour les écoles (histoire, géographie, arithmétique), des contes, des romans, des lectures variées pour les petits et les grands; puis des cahiers, et d'admirables méthodes pour l'apprentissage du dessin, dont les modèles sont parfaitement gradués, selon les techniques les plus récentes.
Ici aussi, quoique l'esprit et la pratique de solidarité générale inspirent la conduite et le comportement de chacun et de tous, on a laissé à chaque famille un petit lopin de terre où les intéressés cultivent des légumes, des fruits ou élèvent des lapins. Cela complète le ravitaillement qui, de son côté, n'est pas unilatéral: on fait les choses de façon que chacun puisse prendre tel ou tel. aliment au lieu de tel ou tel autre. Le rationnement n'est donc pas synonyme de rigide uniformité. L'échelle de consommation - aliments, vêtements, chaussures, etc. - avait d'abord figuré sur le carnet familial. Mais, après la résolution du congrès de Caspe, on crut préférable d'adopter le livret standard édité par la Fédération régionale des Collectivités, et pour toutes les Collectivités, afin d'éviter de trop grandes différences selon la richesse ou la pauvreté des villages, et même des cantons.
Si donc on rationne aussi les vêtements, ce n'est pas que, dans cette partie de l'Aragon, les Collectivités manquent des ressources nécessaires pour s'en procurer. Elles ont généralement assez de marchandises, surtout du blé, pour les échanger contre des tissus, des machines et tout ce qui se produit en Catalogne, où dominent les industries de transformation. Mais on est tendu par l'effort de guerre. Et de plus la valeur du blé, de la viande, des légumes, de l'huile fournis gratuitement pour soutenir le front est énorme. On aide même, gratuitement aussi, Madrid qu'assiègent les armées franquistes. Et il arrive encore que certaines régions industrielles, mal socialisées ou manquant de matières premières pour la fabrication de certains articles, ne peuvent honorer les promesses d'échange.
Les soins médicaux et les produits pharmaceutiques sont gratuits. En plus de la Bibliothèque publique dont nous avons parlé, il existe celle du Syndicat et celle des Jeunesses libertaires. L'instruction est obligatoire jusqu'à l'âge de 14 ans. Dans un groupe de «masias» 5, construit dans la montagne, à quelque distance du village, une école a été ouverte pour de grands enfants qui ne s'étaient jamais assis devant un pupitre d'écolier. Et à Mas de las Matas deux classes nouvelles viennent d'être improvisées pour recevoir chacune 50 enfants dont l'éducation est confiée a deux jeunes filles qui avaient fait - à Saragosse, à Valence, à Teruel? - des études supérieures 6.
5 Equivalant aux mas de Provence.
6 Cinquante enfants, cela paraît beaucoup. Mais, devant le retard de l'organisation scolaire en Espagne, cela constituait un progrès. L'important était d'alphabétiser, même au prix d'efforts exceptionnels. L'auteur avait 52 élèves, de 5 à 15 ans dans l'école «rationaliste» où il dut s'improviser instituteur, à La Corogne. Et il fit face à son travail jusqu'à ce que Primo de Rivera décrétât la fermeture de ces établissements.
Les spectacles publics sont gratuits, pour les collectivistes comme pour les individualistes.
D'après les normes établies dans tout l'Aragon - et en Castille et dans le Levant -, aucune Collectivité ne peut commercer pour son compte. On évite ainsi la tendance à la spéculation qui pourrait se faire jour dans cette période troublée par la guerre, et l'espèce de concurrence qui est si souvent apparue entre les fabriques collectivisées, particulièrement de l'industrie textile, à Barcelone.
Ces mesures, de caractère moral, vont de pair avec le sens de l'organisation qui apparaît dans l'ensemble des villages socialisés. Chaque Collectivité villageoise communique au Comité cantonal la liste de ses produits excédentaires, et de ceux dont elle a besoin. Chacune de celles du canton de Mas de las Matas a donc, dans les registres du chef-lieu, un compte courant où est enregistré ce qu'elle apporte et ce qu'on lui procure, ou lui a procuré. En même temps, le Comité cantonal sait exactement de quelles réserves de vin, de viande, d'huile, de blé, de pommes de terre, ou de betteraves à sucre - très cultivée en Aragon - on dispose dans chaque village.
D'autre part, si le village qui a fourni de l'huile n'a pas besoin du vin qu'on lui offre, il demande d'autres articles. On les lui remet et on fait venir à Mas de las Matas, où il est tenu en réserve pour l'échanger dans une autre occasion, avec d'autres Collectivités du canton, le produit fourni par lui. C'est une espèce de clearing. Ainsi, par le truchement du. Magasin général, ou du dépôt communal, les possibilités de troc, à l'intérieur et en dehors du village existent toujours.
Ce système de compensation se pratique sans la moindre réticence car tout esprit spéculatif a disparu. Le village qui traverse des difficultés spéciales et n'a rien à échanger ne sera pas pour cela condamné à la misère, ou à faire des emprunts dont les intérêts et le remboursement grèveraient son économie pendant des années.
La question ne se pose pas en ces termes dans les cantons solidaires. Ainsi, dans celui de Mas de las Matas, les principales ressources économiques de Seno et de La Ginebrosa ont été, cette année, détruites par la grêle. En régime capitaliste, cela aurait signifié des privations sans nom, et même l'émigration pour quelques années, d'une partie des hommes. Dans un régime de stricte justice, les prêts difficilement obtenus auraient pesé interminablement. Dans le régime de solidarité libertaire, la difficulté a été tranchée par l'effort du canton tout entier. Vivres, plants de légumes, semences, tout a été fourni fraternellement, sans hypothèques et sans contraction de dettes. La révolution a créé une civilisation nouvelle.
Esplus
Pour ses 1.100 habitants, Esplus disposait de 11.000 hectares de terre, dont 9.000 irrigués. Mais le duc de Luna en accaparait 5.500, et la propriéité du monarchiste Alvarado, ancien ministre des Finances, qui prenait certainement mieux soin de ses intérêts que de ceux de la nation, s'étendait sur 1.100 hectares. Un autre propriétaire en possédait autant, quelques-uns, moins. On en trouvait d'autres, moins riches mais très à leur aise, qui disposaient de 70 à 100 hectares chacun.
Il ne restait pas grand-chose pour les gens du peuple dont la moitié étaient exploités par les riches et les très riches, en travaillant leurs terres selon un système dénommé «a terraja», qui consiste à défricher le sol non cultivé, le préparer, le niveler, et le faire produire tout en donnant au propriétaire le quart de ce que l'on obtenait. Il fallait aussi payer un fermage de six pesetas par hectare et par an, et employer obligatoirement une paire de mulets achetés par l'usager pour mettre au point chaque hectare emblavé. Les champs ainsi préparés étaient, par la suite, offerts à des «medieros» qui donnaient, pour payer le fermage, 50 pour cent de la récolte.
L'histoire de notre mouvement a été, ici, aussi accidentée qu'à Belver de Cinca et on tant d'autres localités. Un Syndicat de la C. N. T. constitué en 1920 fut fermé quatre ans plus tard par la dictature du général Primo de Rivera. Il resurgit en 1931, après la proclamation de la IIe République, et comptait 170 adhérents quand, en 1932, le gouvernement de gauche de Manuel Azaña, où Largo Caballero était ministre du Travail et profitait de son ministère pour combattre la C. N. T. au profit de l'U. G. T. dont il était le personnage le plus éminent, ferma le Syndicat local qui fut reconstitué quand les républicains de droite triomphèrent aux élections, mais la République d'Alexandre Leroux fit à son tour comme celle qui l'avait précédée. Si bien qu'après le triomphe du «frente popular», en avril 1936, nos camarades se remirent à construire leur Syndicat pour la quatrième fois, mais ils étaient en tout dix-sept au moment de l'attaque fasciste. Tant de persécutions avaient découragé les travailleurs et les paysans pauvres.
Toutefois il s'était produit, discrètement, ce que nous avons déjà vu dans d'autres endroits. Nos camarades avaient adhéré à la section locale de la gauche républicaine, afin de se préserver contre de nouvelles mesures réactionnaires, et de ne pas êtrre, une fois de plus, arrachés de leurs foyers et envoyés sur les routes, en déportation. C'est pourquoi, en juillet 1936, le Conseil municipal d'Esplus se composait de six libertaires camouflés en républicains de gauche, et de trois républicains de droite, monarchistes cinq ans auparavant, et qui, au fond, l'étaient restés.
La grève générale déclenchée contre le coup d'Etat franquiste dura quinze jours. Un Comité révolutionnaire fut nommé, composé d'une majorité républicaine qui de droite était passée à gauche, et d'une minorité de nos camarades. Mais les deux tendances ne pouvaient s'entendre. Les nouveaux républicains de gauche continuaient de manœuvrer, et très habilement fondaient un Syndicat ouvrier réformiste, adhérant à l'UG.T. afin de s'en servir pour freiner la révolution.
Ils parvenaient à gagner du temps en faisant se prolonger les débats et les discussions au sein du Comité révolutionnaire; alors, comprenant qu'on ne parviendrait jamais à un accord, nos camarades constituèrent un Comité local qui confisqua les grandes propriétés et les prit en charge: c'était la seule façon d'empêcher le partage des terres que réclamaient les politiciens-caméléons et certains paysans ambitieux.
Toutefois, les conservateurs monarcho-républicains devenus ugétistes ne lâchaient pas prise, et un jour, poussant à l'action quelques malheureux travailleurs, ils attaquèrent le Comité local, ouvrant le feu, et se protégeant avec des femmes et des enfants qu'ils poussaient devant eux. Nos camarades répondirent en s'attaquant aux hommes; les conservateurs furent vaincus, et l'on organisa la Collectivité.
Huit mois plus tard il ne restait que deux familles d'individualistes dont les droits étaient respectés, suivant la règle générale.
Le nouveau mode d'organisation avait déjà été nettement imaginé par nos camarades quand ils propageaient clandestinement leurs idées sous la République, et préparaient l'organisation d'une communauté agraire, achetant d'avance des outils, des machines et des semences.
Maintenant, l'ensemble du travail agraire est assumé par dix équipes d'agriculteurs. Principaux auxiliaires: dix paires de mulets par équipe. Quatre équipes supplémentaires s'occupent des travaux les moins rudes (désherbage, tri des semences, etc.). Les jeunes filles aident, quand cela est nécessaire. Les femmes mariées, surtout celles ayant des enfants, n'y sont pas tenues. Mais dans les cas exceptionnellement urgents, on fait, par le truchement du crieur public; appel aux volontaires, et tout le monde accourt. Seules les femmes les plus âgées restent chez elles, pour garder les enfants. Quant aux vieillards, pas un ne manque. Ils ne conçoivent pas la vie sans travail.
Il y a 110 hommes au front. L'augmentation des surfaces cultivées est donc minime: on a plutôt diversifié des cultures; et l'on s'est surtout occupé d'intensifier l'élevage.
Au début de la révolution, trois des anciens propriétaires possédaient chacun 200 moutons et brebis. Un autre élevait 50 bovins. Et la plupart des familles avaient une vache ou un porc. Les cochons étaient tués une fois l'an, mais les paysans pauvres vendaient les jambons aux riches et ne consommaient que les carcasses. Toutefois, à l'époque où j'ai fréquenté Esplus, les jambons étaient spécialement gardés. Il y en avait 400, réservés aux moisonneurs pour le moment de la récolte, leur travail exigeant une alimentation plus riche qu'à l'ordinaire. On comptait quatre kilos par homme. Quand je contemplai les «guitares» suspendues aux poutres d'une vaste pièce en attendant la Fête de la Moisson (on commençait à remplacer les fêtes religieuses traditionnelles par de nouvelles fêtes païennes), je compris mieux l'importance du changement qui s'était produit.
La Collectivité a construit quatre porcheries: une pour les truies mères, une pour les tout jeunes porcs, une pour les adultes, une pour les bêtes à l'engrais en vue d'une prochaine consommation. Deux cents porcs avaient été achetés au début, et en juillet 1937 des centaines étaient déjà nés.
Les vaches sont gardées dans deux bonnes étables. Seules les mauvaises laitières sont sacrifiées 1. Quant aux moutons, et bien qu'on en ait mangé en même temps qu'on en envoyait aux soldats du front, leur nombre est passé de 600 à 2.000.
1 L'habitude était, en Espagne, de sacrifier les vaches pour la boucherie.
Des écuries collectives ont aussi été construites, mais leur nombre est encore insuffisant. Une partie des mulets demeure provisoirement aux mains de ses anciens possédants; ils ne sont employés que d'après la planification rationnelle du travail décidée par la Collectivité.
MUNICIPALITÉ DE GRANOLLERS - COMMISSION DE RAVITAILLEMENT
Tableau de distribution des produits alimentaires (selon le nombre de personnes au foyer).
Soins médicaux, produits pharmaceutiques, logement, éclairage, salon de coiffure sont assurés gratuitement. Comme presque partout, chaque famille dispose d'un lopin de terre à elle cultive des légumes, ou des fleurs, élève quelques lapins ou quelques poules, selon ses préférences. Les légumes frais sont aussi fournis sans qu'il soit nécessaire de rien débourser; mais il faut acheter le pain, la viande, le sucre, le savon. Un homme seul touche 25 pesetas par semaine, un ménage 35 à quoi l'on ajoute 4 pesetas par enfant au-dessous de 14 ans, et 13 à partir de cet âge.
Le prix des marchandises, actuellement si instable en Espagne républicaine, à cause des événements qui bouleversent tout, n'a pas plus augmenté ici que dans la plupart des villages qui impriment une monnaie locale. Les bons monétaires sont garantis par la production. Le mécanisme de leur circulation est très simple: distribués le samedi après midi, ils sont, pendant la semaine, échangés contre des produits au magasin communal de distribution appelé coopérative qui, le samedi, les remet au Comité local, lequel leur imprime à nouveau le même mouvement circulaire.
Les personnes inaptes au travail sont payées comme les autres. C'est le cas d'un malade chronique ayant quatre enfants en bas âge, d'un infirme et de sa fille, etc.
Un hôtel est ouvert pour les célibataires, un autre pour les réfugiés, assez nombreux, du territoire aragonais occupé par les forces de Franco. Tous ceux qui sont ainsi soutenus jouissent des mêmes ressources que les membres actifs de la Collectivité.
Les ouvriers du bâtiment travaillent avec acharnement. Ils avaient commencé par appliquer la journée de huit heures, mais les paysans firent remarquer qu'ils en travaillaient douze. Ils s'inclinèrent donc, et ont fait toutes les réparations qui apparurent nécessaires dans les maisons d'Esplus. Un vaste atelier de menuiserie est en construction. On y installera des machines qui permettront de faire des meubles en série pour tous les habitants de la localité et même, pense-t-on, pour œux des villages des alentours.
Esplus pratique l'échange de produits par l'intermédiaire de Binéfar, chef-lieu de canton. Comme c'est un village naturellement riche, il a livre pour 200.000 pesetas de marchandises que le Comité cantonal distribue soit pour participer au ravitaillement des troupes du front, soit pour aider les villages les plus pauvres.
Ce résumé ne donne qu'une idée très insuffisante de ce qui a été, de ce qui est fait. Par exemple. J'assistais un soir - je suis allé très souvent dans ce village - à la rentrée du bétail ovin qui descendait une fois par semaine de la montagne aux bergeries du village. Moutons et agneaux bêlants, brebis délicates et timides, béliers balançant leurs cloches tintinnabulantes, chiens vigilants, pâtres attentifs... Il n'en finissait pas le troupeau de la Collectivité. Quel bel effort et quel beau résultat !
Quel beau résultat aussi que ces hectares de jardins potagers où, pour la première fois, on cultivait sur une vaste échelle toute sorte de légumes. La variété des plantes et la façon dont elles, étaient soignées provoquaient l'admiration. Et un jour j'ai découvert de nouveaux champs de pommes de terre dont on avait oublié de me parler. On en récoltait pourtant assez pour la consommation locale dans la «huerta» de la Collectivité. Mais on avait fait un effort supplémentaire comme mesure de prévoyance en faveur des villes, beaucoup trop confiantes, pour les soldats, qui sont au front, pour d'autres. villages malchanceux. Ce surplus de production doublait la récolte normale.
Avant de commencer la fauchaison, pour laquelle on craignait de manquer de bras, tant elle était abondante - mais des renforts vinrent d'autres villages - les membres de la Collectivité célébrèrent donc la Fête de la Moisson à laquelle prirent part tous les habitants d'Esplus. L'immense banquet auquel j'avais été invité, cut lieu dans un grand champ dont les blés venaient d'être fauchés. Femmes et enfants aidèrent largement les hommes à déguster les jambons, on chanta des hymnes révolutionnaires et je crois même qu'on dansa quelques jotas aragonaises. Sans que - nous sommes en Espagne - la joie fit oublier la dignité. Ce qui sous-entend qu'il n'y cut pas un seul cas d'ivresse. L'esprit collectif était à la joie comme il avait été à l'effort. Il me fut impossible de participer à cette liesse à laquelle j'avais été fraternellement invité: je devais, ce jourlà, faire une conférence dans un autre village.
Les Collectivités du Levant . Traits généraux
La Fédération régionale du Levant, partie intégrante de la Confédération nationale du travail, et donc constituée de Syndicats ouvriers et paysans, traditionnellement organisés par les libertaires espagnols, a servi de base à la Fédération paraléle des Collectivités agraires du Levant. Elle englobe cinq provinces: ce sont, du nord au sud, Castellon de la Plana, Valence, Alicante, Murcie et Albacete. Le développement de l'agriculture, qui classe les trois premières, toutes méditerranéennes, parmi les plus riches d'Espagne, et celui de leur population - près de 3.300.000 habitants en 1936 - donnent aux réalisations sociales qui s'y sont produites des dimensions souvent insoupçonnées. A notre avis, c'est dans le Levant, grâce à ses ressources naturelles et à l'esprit novateur de nos camarades que l'œuvre de reconstruction libertaire a été la plus ample et la plus complète. Je n'ai pu l'étudier aussi minutieusement que celle des Collectivités d'Aragon, mais me basant sur mon enquête directe où mes camarades me facilitèrent de si bonne grâce toutes les informations possibles, puis sur des témoignages et des documents de première main, j'en donnerai une idée d'ensemble, complétée par quelques monographies qui permettront de saisir presque sur le vif le caractère et la profondeur de la transformation sociale réalisée.
Des cinq provinces levantines il était naturel que celle de Valence accomplisse l'œuvre la plus importante. D'abord, pour des raisons démographiques. On y comptait 1.650.000 habitants au moment de la Révolution 1; par ordre décroissant venait ensuite Murcie, avec 622.000 habitants où les fameux jardins ne s'étendaient que sur une très petite partie du territoire, et qui fut toujours une terre de misère et d'émigration. Alicante, plus riche, arrivait en troisième lieu avec 472.000 habitants, puis Castellon de la Plana avec, 312.000, enfin Albacete avec 238.000.
1 La variété des caractéristiques géographiques et des ressources en dépendant est cependant telle qu'en 1936, des régions d'une même province au sol fertile comptaient 450 habitants au kilomètre carré dans la zone méditerranéenne, et d'autres 18, 19 et 20 habitants seulement à 25 où 30 km de la côte.
Celui qui connaît tant soit peu l'histoire sociale de cette région ne s'étonne pas que dans la province de Valence, surtout en ce qui concerne les réalisations du monde agraire, la socialisation ait pris la cadence la plus ferme et la plus accélérée. Depuis 1870, le mouvement libertaire y avait toujours compté, particulièrement dans les campagnes, des militants souvent héroiques; le cas des «martyrs de Cullera» est resté célèbre dans les annales de l'histoire sociale de la région. Il en fut d'autres, comme on a pu le voir au chapitre «Les hommes et les luttes». Et alors que, dans les villes levantines, le républicanisme dominait souvent l'opposition à l'époque de la monarchie, les combattants des campagnes maintenaient très souvent le flambeau antiétatique: attitude du reste très fréquente chez les paysans. Ainsi, vers 1915-1920, c'est à eux, souvent petits propriétaires, que les propagandistes libertaires qui vinrent d'autres régions, durent souvent faire appel pour remettre en marche le mouvement que les espoirs suscités par la Révolution russe, encore mal connue, contribuèrent à faire renaître.
Nous avions donc, dans de nombreuses localités de ces cinq provinces, des militants économiquement et politiquement libres, pour qui la révolution n'était pas seulement une question d'agitation écervelée ni de simples, changements politiques, mais d'abord l'expropriation de la terre, et l'organisation de la société par le communisme libertaire.
En 1936, les villages de cette province à notre mouvement social s'était implanté, se groupaient en 23 cantons («comarcas») ayant leur chef-lieu à Adamuz, Alborache, Carcagente, Catarroja, Chella, Foyos, Gandia, Jarafuel, Jativa, Moncada, Onteniente, Paterna, Puerto Sagunto, Requeña, Sagunto, Utiel, Villar del Arzobispo, Villamarchante, Alcantara del Jucar, Titaguas, Lombay et Denia.
La province de Murcie comptait six fédérations cantonales, dont le chef-lieu était d'abord à Murcie même, puis à Caravaca, Carthagène, Vieza, Lorca, Mazarron, Mula, Pacheco, Elche de la Sierra, Hellin.
Puis la province d'Alicante venait avec neuf fédérations, toujours cantonales: celles d'Alicante, Alcoy, Almansa, Elda, Elche, La Nucia, Orihuela, Villajoyosa, Villena.
La province de Castellon de la Plana comptait huit cantons organisés, dont chacun groupait toujours des villages plus ou moins nombreux: le canton de Castellon, Albocacer, Alcora, Morella, Nulès, Onda, Segorbe et Vinaroz.
Enfin venait la province d'Albacete, la moins favorisée, où de plus, pendant la guerre civile les Collectivités eurent à souffrir de la présence des hommes commandés par le célèbre communiste français Marty, surnommé «le boucher d'Albacete» pour ses cruautés commises au nom de la lutte antifranquiste. Nous n'y avions que quatre cantons organisés: Albacete, Alcarraz, La Roda et Casas Ibañez.
Signalons que très souvent la structure de notre organisation cantonale n'avait rien à voir avec celle des cantons traditionnels de l'administration publique ou d'Etat. Comme on Aragon on avait souvent remanié d'après les besoins du travail, des échanges, des activités vitales. Plus qu'à un but ou un critère politique, cela répondait maintenant à un besoin d'union directe à la base et de cette cohésion humaine qui a, sans nul doute, exercé une influence décisive dans l'œuvre constructive de notre fédéralisme créateur.
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Le développement et la multiplication des Collectivités levantines stupéfièrent même ceux qui, parmi nous, se montraient les plus optimistes quant aux possibilité de reconstruction sociale. Car malgré des difficultés multiples, malgré l'opposition de nos adversaires souvent coalisés - républicains de diverses tendances, autonomistes valencianistes, socialistes et ugétistes, communistes, éléments nombreux de la bourgeoisie, etc.; on en comptait 340 au congrès de la Fédération des paysans du Levant tenu les 21, 22 et 23 novembre 1937; cinq mois plus tard leur nombre s'élevait à 500; à la fin de 1938, le chiffre de 900 était atteint, et celui des chefs de famille s'élevait à 290.000. En gros, on peut compter qu'au moins 40% de la population faisaient partie des Collectivités.
Pour mieux apprécier ces chiffres, ayons recours à un autre calcul. Les cinq provinces levantines totalisaient, de la plus grande ville au plus petit village, 1.172 localités 2. C'est donc, dans 78% des localités de la région agricole la plus riche d'Espagne que sont apparues, en vingt mois, ces 900 collectivités. Disons qu'en unités elle n'atteignent pas un pourcentage aussi élevé que les Collectivités aragonaises. En Aragon, la prédominance presque exclusive des forces libertaires empêcha, pendant longtemps, l'administration d'Etat, la police municipale ou nationale, l'armée, les partis appuyés par les autorités gouvernementales, les gardes d'assaut, les « carabineros » de faire obstacle aux changements de structure sociale. Tandis que dans le Levant – n'oublions pas que depuis novembre 1937 le gouvernement central siégeait à Valence, devenue capitale de l'Espagne légale , toutes ces forces existaient, et qu'avec les petits commerçants, la bourgeoisie libérale, antifranquiste mais aussi anticollectiviste, elles s'opposaient par tous les moyens, souvent violents, à cette mise en æuvre du socialisme libertaire. Il y eut des batailles rangées où même les tanks de l´armée intervinrent. Dans ces conditions, ce qui a été réalisé tient du prodige.
2 La population espagnole est beaucoup moins dispersée que la population française, et le nombre des communes était, même rapporté à la moindre importance numérique de la population, de beaucoup inférieur. Les chiffres correspondant au Levant n'en sont que plus éloquents.
D´autant plus que, dans la région levantine, et à conséquence de la richesse et de la densité de la population dans certaines zones, les localités sont souvent des agglomérations de 10.000 à 20.000 âmes où les classes sociales et les forces en présence sont plus solidement constituées et peuvent mieux coordonner leurs efforts. Aussi, quand nos camarades prenaient l'offensive socialisatrice, la résistance n'en était que plus vigoureuse. Il fallut toute la souplesse, l'ingéniosité, l'esprit créateur, l'intelligente et utile adaptation aux circonstances, l'énergie qui les caractérisait pour que, malgré tout, l'æuvre révolutionnaire puisse s'accomplir.
C'est une des raisons pour lesquelles les Collectivités levantines sont nées dans la plupart des cas sur l'initiative des Syndicats paysans de chaque localité, car ils apportaient en même temps le crédit moral, la tradition organisatrice, l'habitude du combat et la puissance matérielle.
Mais malgré un contact étroit avec ces Syndicats - souvent ce sont les mêmes hommes qui sont à la tête des deux organisations -, les Collectivités constituèrent d'abord un organisme autonome. Les Syndicats de la C. N. T. ont continué de grouper la plupart de leurs adhérents, mais aussi les « individualistes » non collectivistes et pourtant non réactionnaires, retenus soit par une conception discutable de la liberté individuelle, soit par l'isolement dans lequel se trouvait leur terre, soit par une hésitation plus ou moins fondée sur la crainte d'une réaction gouvernementale après la victoire, ou par la crainte du triomphe fasciste.
Le rôle des Syndicats est donc des plus utiles. Ils constituent une étape, un é1ément d'attraction. Ils ont aussi un autre côté pratique. C'est à eux que les individualistes syndiqués apportent leurs produits qu'ils se chargent d'échanger avec les Collectivités. Des commissions - pour le riz, les agrumes, les plantes potagères, etc. - ont été organisées en son sein. Le Syndicat avait, dans chaque localité, son magasin de ravitaillement auquel se fournissaient les non-collectivistes. Mais la Collectivité avait aussi le sien. On pensa bientôt que cela faisait double emploi, et la fusion fut décidée au profit de la Collectivité, et à représentation égale d'administrateurs dé1égués. Les individualistes syndiqués continuèrent d'apporter leurs produits, et furent ravitai11és, comme les collectivistes 3.
3 Ajoutons qu'un certain nombre de paysans socialistes, ou appartenant à l'U. G. T., adhérèrent aux Collectivités. L'autonomie de ces dernières n'en était que plus nécessaire.
Puis on créa des commissions mixtes pour l'achat de machines, de semences, d'engrais, d'insecticides, de produits vétérinaires. On utilisa les mêmes camions, la solidarité s'étendit, tout en évitant une trop grande confusion des deux organismes.
La socialisation repose donc sur deux bases. Avec cette souplesse merveilleuse que nous observons souvent chez les constructeurs libertaires espagnols, elle embrasse tout ce qu'il est possible d'embrasser, les réalisations intégrales et les réalisations partielles. Les éléments de captation sont complémentaires.
Mais très rapidement les collectivités tendirent à unifier, à rationaliser tout ce qui pouvait l'êre. Le rationnement et le salaire familial furent établis à l'échelle cantonale, les villages les plus riches aidant les pauvres ou les moins favorisés, comme en Aragon, comme en Castille. Dans chaque chef-lieu de canton fut constituée une équipe de techniciens spécialisés, et comprenant des comptables, un expert en agriculture, un vétérinaire, un ingénieur, un architecte, un spécialiste en questions commerciales, etc. Ces équipes étaient au service de tous les villages.
La pratique de l'entraide permettait de distribuer et d'utiliser équitablement les éléments nécessaires à la bonne marche des Collectivités. La plupart des ingénieurs, et des vétérinaires de la région entière étant syndiqués à la C. N. T., ceux employés par l'économie non collectivisée collaboraient aussi, généralement de façon désintéressée, à l'établissement de plans et de projets, car l'esprit créateur de la Révolution entraînait ceux qui voulaient contribuer au progrés économique et social général.
Ainsi, les agronomes proposaient les initiatives nécessaires ou réalisables: planification de l'agriculture, transplantation des cultures que la propriété individuelle ou les intérêts de certaines catégories de propriétaires ne permettaient pas, auparavant, d'adapter aux conditions géologiques ou climatiques favorables. Le vétérinaire de la Collectivité organisait scientifiquement l'élevage. S'il le fallait, il consultait l'agronome quant aux ressources alimentaires dont on pourrait disposer par la suite. Et, avec les commissions de paysans, ce dernier aménageait la production. Mais l'architecte et l'ingénieur étaient aussi appelés à la rescousse pour la construction des écuries, des porcheries, des étables, des granges collectives. Le travail se planifiait, les activités s'intégraient.
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Grâce aux ingénieurs, un grand nombre de canalisations (acequias) et de puits ont été creusés et forés, qui ont permis de changer des terres sèches en terres irriguées. Au moyen de pompes, on a procédé à l'élévation et à la distribution de l'eau, souvent dans des secteurs entiers. La nature du sol, très poreux et très sablonneux, et la faiblesse des précipitations atmosphériques - 400 mm en moyenne quand il en faudrait au minimum le double - rendaient très difficile cette extraction et cette bonne utilisation du précieux liquide qu'il faut aller chercher souvent à 50, 100 et même 200 m. de profondeur. Cela n'était possible qu'aux grands propriétaires terriens, qui cultivaient ou faisaient cultiver des produits de bon rapport, telle l'orange -, ou à la Collectivité.
C'est peut-être dans la région de Carthagène et de Murcie qu'à ce sujet furent faits les plus grands efforts. Près de Villajoyosa dans la province d'Alicante, la construction d'un barrage permet d'irriguer un million d'amandiers qui jusqu'alors avaient souffert de la sécheresse permanente.
Mais les architectes des Collectivités ne s'occupent pas seulement de l'habitat des animaux. Parcourant la région, ils donnent des conseils pour l'habitat humain. Style des maisons, emplacement, exposition, matériaux, hygiène, etc., toutes considérations indispensables auxquelles s'opposaient jusqu'ici, et trop souvent, l'ignorance des uns, les bas calculs des autres.
La quasi-contiguïté des villages facilite cette solidarité active qui met toutes les ressources au service de l'ensemble. Le travail pratique est souvent intercommunal. Telle équipe constituée pour combattre les maladies des plantes, sulfater, tailler, greffer, travaille dans les champs de plusieurs localités ; telle autre le fait pour arracher des arbres, pratiquer à leur place des labourages inhabituels, ou improviser de nouvelles cultures. Tout cela facilite la coordination des efforts et leur synchronisation sur un plan général qui s'élabore non seulement d'après les conceptions abstraites de technocrates ou de techniciens sans expérience, mais aussi selon les enseignements pratiques du travail et du contact avec les faits et les hommes.
C'est une société nouvelle, un monde nouveau qui ont été créés.
Voyons plus à fond certains aspects de l'organisation générale. Les 900 Collectivités sont réunies en 54 fédérations cantonales, qui se groupent et subdivisent tout à la fois en cinq fédérations provinciales, lesquelles aboutissent, à l'échelon supérieur, au Comité régional de la Fédération du Levant, situé à Valence, et qui coordonne le tout.
Ce Comité est nommé directement par les congrès annuels, responsable devant eux et devant des centaines de délégués paysans choisis par leurs camarades, que les discours de bureaucrates ou des agitateurs dominateurs n'éblouiraient pas, car dans leur grande majorité ils savent ce qu'ils veulent et où ils vont. C'est aussi sur leur initiative que la Fédération levantine a été divisée en 26 sections générales selon les spécialisations de travail et d'activités. Ces 26 sections constituent un ensemble qui embrasse, sans doute pour la première fois dans l'histoire considérée hors de l'Etat et des structures gouvernementales, toute la vie sociale. Nous les réunirons en cinq groupements principaux impliquant l'organisation administrative correspondante :
AGRICULTURE. - Céréales (particulièrement le blé, dont la culture a été souvent improvisée, ou stimulée comme conséquence de l'occupation des zones céréalières par Franco) ; riziculture ; agrumes (oranges, citrons, mandarines) ; production fruitière et ses subdivisions (amandes, pêches, pommes, etc.) ; oliviers ; vignobles ; culture potagère ou maraîchère ; bétail, surtout ovin et caprin ; bétail porcin, bétail bovin.
INDUSTRIES ALIMENTAIRES. - La Fédération étant essentiellement paysanne, les industries qu'on y trouve dérivent surtout de l'agriculture. Les sections spécialisées sont les suivantes : vinification ; conserverie de légumes et fruits , huilerie ; fabrication d'alcool ; jus de fruits ; liqueurs diverses, parfums et produits dérivés.
INDUSTRIES NON AGRICOLES (non dérivées de l'agriculture). - Section du bâtiment ; productions diverses ; menuiserie ; fabrication d'emballages pour l'expédition des agrumes, vêtements, etc. Observons ici une tendance à l'intégration de l'ensemble des activités, ce qui amoindrit en partie le rôle du Syndicat que le syndicalisme a toujours considéré comme l'organisateur unique de la production industrielle. Ces problèmes se résolvent sur place, à l'amiable, entre organisations sæurs.
SECTION COMMERCIALE. - A part les exportations sur une vaste échelle dont il sera question plus loin, importations de machines, de moyens de transport routier et maritime, d'engrais, et de produits divers.
SANTÉ PUBLIQUE ET ENSEIGNEMENT. - Ajoutons la section d'hygiène et de salubrité qui coordonnait les efforts tendant à préserver ou à améliorer la santé publique, et celle de l'enseignement qui, grâce à ses écoles, ses instituteurs et l'apport des Collectivités poursuivait avec enthousiasme les efforts lui incombant.
Toutes ces activités étaient synchronisées à l'échelle des 900 collectivités, dont beaucoup embrassaient des milliers de personnes. On saisira mieux maintenant l'ampleur de ces réalisations et la supériorité de cette méthode d'organisation. On comprendra aussi qu'il nous soit impossible de la décrire dans tous ses détails. Ajoutons pourtant quelques précisions à certains aspects déjà énumérés.
La riziculture est un exemple. Dans la seule province de Valence, 30.000 hectares de rizières sur un total national de 47.000 se trouvaient aux mains des Collectivités. La fameuse région de La Albufera, que Blasco Ibañez a si abondamment décrite, était entièrement collectivisée.
La moitié de la production d'oranges, soit quatre millions de quintaux, était aux mains de la Fédération des paysans, des Collectivités fédérées et des Syndicats ; et 70 pour cent de la récolte totale, plus de 5.600.000 quintaux, étaient transportés et vendus sur les marchés européens grâce à son organisation, commerciale appelée Ferecale 4 qui, au début de 1938 avait établi en France des sections de vente à Marseille, Perpignan, Bordeaux, Sète, Cherbourg et Paris.
4 Le Ferecale (contraction de Federación Regional de Campesinos de Levante) fut constitué pour le transport et la commercialisation des agrumes. Il était composé des sections suivantes : éléments techniques ; magasins ; entrepôts ; moyens de transport terrestre ; marché national ; exportations internationales ; comptabilité générale; section maritime de transport. Des délégations générales avaient été constituées à Castellon, Burriana, Gandia, Denia et Alicante.
Il possédait sa flotille de bateaux à moteur de 120 à 150 tonnes. Les commandes arrivées de l'étranger étaient envoyées aux centres d'emmagasinage régionaux dans lesquels se trouvait la qualité des fruits (surtout des oranges) demandés. La marchandise était expédiée de chaque centre à la section d'embarquement correspondante ; et la section de facturation transmettait alors l'enregistrement à la section Comptabilité. D'autre part, les sections de contrôle établies dans les ports transmettaient téléphoniquement les entrées et les sorties au Centre de Ferecale, établi à Valence ; et les dépôts d'où était prélevée la marchandise agissaient de même.
Observons, en passant, que l'importance de la distribution était largement supérieure à celle de la production. Par des renseignements de première main nous pouvons établir les comparaisons suivantes: comme nous l'avons dit, les producteurs des Collectivités levantines composaient environ 40 pour cent de l'ensemble. Par la supériorité de leur organisation technique, ils apportaient de 50 à 60 pour cent de la production agraire; et pour les mêmes raisons le système collectiviste assurait de 60 à 70 pour cent de la distribution générale, au bénéfice de toute la population.
L'organisation d'ensemble et la puissance des ressources qu'elle assurait rendaient possibles d'autres réalisations, et des méthodes de travail sans lesquelles les travaux entrepris auraient souvent échoué, par manque de moyens techniques, l'insuffisance des rendements, ou le coût excessif des efforts entrepris.
L'esprit de solidarité active, la volonté de coordination étaient toujours et partout présents. Quand, par exemple, les membres d'une collectivité, ou un Comité local croyaient utile de fonder une fabrique de liqueur, de jus de fruits, ou d'aliments nouveaux, pour les hommes ou pour le bétail, ils faisaient part de leur initiative à la section industrielle du Comité régional-fédéral de Valence. Celle-ci examinait la proposition, au besoin faisait venir une délégation, avec laquelle elle étudiait le pour et le contre de la proposition. Si, d'après la demande prévisible, les matières premières disponibles, les frais à envisager, et autres facteurs prévisibles l'idée semblait intéressante, elle était adoptée; dans le cas contraire, elle était rejetée, après explications et comme résultat de l'examen auquel on s'était livré. Un autre motif de rejet était l'existence de fabriques déjà installées.
Mais l'acceptation de l'initiative ne signifiait pas que ses premiers promoteurs en seraient propriétaires, même à l'échelle de la Collectivité locale. En employant à sa fondation les ressources fournies par l'ensemble des Collectivités, la Fédération devenait propriétaire de la fabrique nouvelle, la Collectivité locale n'avait pas le droit de vendre pour son seul bénéfice les produits qui en sortiraient.
Dépenses et gains étaient donc affaire de tous. C'est aussi la Fédération qui répartissait les matières premières fournies à toutes les fabriques, et les localités, selon leur genre de production et leurs besoins 5.
5 Sans doute aussi existait-il des dépôts de matières premières répartis dans les cinq provinces, car il va de soi que tout n'était pas concentré à Valence.
La situation obligeait aussi à innover avec rapidité, ce qui n'était pas possible à léchelle du paysan ou du commerçant isolé, ni dans les organisations purement corporatives où l'esprit et la morale individualistes dominaient. Ainsi, jusqu'à la Révolution, d'immenses quantités de fruits se perdaient, pourrissant sur place faute de marchés nationaux et internationaux. C'était alors le cas pour les oranges qui, en Angleterre, se heurtaient à la concurrence de la Palestine et de l'Afrique du Sud, ce qui obligea d'abaisser les prix et de réduire quelque peu la production 6.
6 On aurait pu élargir le marché national en augmentant la consommation du peuple d'autres régions d'Espagne (Castille, Estrémadure, Galice, partie de l'Andalousie), et des ouvriers de bien des villes de l'intérieur. Mais outre le coût des moyens de transport dans ce pays excessivement montagneux, le régime traditionnel ne s'en était jamais occupé.
Mais, outre la guerre civile, la fermeture d'une partie des marchés d'Europe et celle du marché intérieur, occupé et coupé par les troupes de Franco, ainsi que les obstacles opposés sournoisement à l'æuvre de création socialiste libertaire par le gouvernement et ses alliés aggravèrent la situation. Non seulement il y eut excédent d'agrumes, il y eut trop de pommes de terre et de tomates. Alors, une fois de plus, apparut l'initiative des Collectivités.
On s'efforça de mieux tirer partie des oranges en fabriquant des essences extraites de l'écorce sur une plus grande échelle qu'auparavant; on fabriqua un nouvel aliment, une espèce de dessert appelé « miel d'orange », et du « vin d'orange » ; on employa la pulpe pour la conservation du sang dans les abattoirs, ce qui donna un nouvel aliment pour la volaille ; on augmenta la production de conserverie de légumes, et de fruits : les fabriques les plus importantes se trouvaient à Murcie, Castellon, Alfafar et Paterna. Comme depuis longtemps, les paysans allemands faisaient dans leurs coopératives spécialisées, on organisa des séchoirs de pommes de terre afin de fabriquer de la fécule pour l'alimentation humaine et animale, et on fit de même pour les tomates.
Nous avons dit que le siège des fédérations cantonales était très souvent choisi parce que se trouvant près des routes ou des voies ferrées, ce qui facilitait le transport des marchandises. C'est à ces sièges que l'on emmagasinait, à moins de difficultés exceptionnelles, les excédents de production des Collectivités. Les sections correspondantes du Comité fédéral de Valence étaient informées de l'importance des variétés, de la qualité, de la date de production des biens entreposés, et savaient ainsi, exactement, les réserves disponibles pour les livraisons, les exportations, les échanges, ou la redistribution entre les cantons ou les collectivités.
L'intensification de l'élevage des animaux de basse-cour confirme cet esprit créateur. Les poulaillers, les clapiers, les parcs d'aviculture se multiplièrent sans cesse. En juillet 1937, la seule Collectivité de Gandia produisait dans ses couveuses 1.200 poussins tous les 21 jours. Des races de lapins et de volailles, inconnues du simple paysan (souvent trop attaché aux variétés traditionnelles et très peu rentables), sont apparues, les Collectivités qui firent les premiers pas aidant celles qui, pour des raisons diverses, n'avaient pas encore commencé.
Enfin, les efforts d'organisation et de justice économique n'ont pas, non plus, été les seuls. Ici comme partout, l'appétit de culture, le désir intense de répandre l'instruction ont été un des grands ressorts et un des grands buts de la révolution. Ainsi, chaque Collectivité a créé une ou deux écoles avec la même promptitude qu'elle a procédé à ses premières créations économiques. Le salaire familial et la morale nouvelle permettent d'envoyer tous les enfants en classe. Dans leur sphère d'influence, les Collectivités espagnoles donneront en un temps record le coup de grâce à l'analphabétisme. Et n'oublions pas que, dans les campagnes d'Espagne on trouvait, en 1936, 60 pour cent d'illettrés.
Pour compléter cet effort, et dans un but pratique immédiat, une école fondée pour la formation de secrétaires et de comptables a été ouverte à la fin de l'année 1937. Plus de cent élèves y furent immédiatement envoyés par les Collectivités.
La dernière grande innovation a été l'université agricole de Moncada (province de Valence). Elle avait pour but de former des techniciens de l'agriculture. Dans les différentes classes et dans les cours pratiques, on enseignait aux jeunes gens les diverses spécialités du travail de la terre et de la zootechnie (soins à donner au bétail, méthodes de sélection, caractéristiques des races, horticulture, fruiticulture, apiculture, sylviculture, etc.). Quand l'établissement fonctionnait à plein, on y comptait 300 élèves, et il y en aurait eu bien davantage s'il avait été possible de faire plus grand et si les professeurs avaient été plus nombreux. Située au flanc de coteaux couverts d'orangers, l'université de Moncada était aussi à la disposition des autres régions.
Dernier aspect de la solidarité mise en pratique : les Collectivités levantines ont, elles aussi, accueilli un grand nombre de réfugiés, surtout des femmes et des enfants, venus de Castille, qui avaient fui devant l'avance fasciste. Des foyers d'accueil furent fondés en pleine campagne, et des colonies où les jeunes, bien traités, bien nourris, oubliaient la guerre. De longues files de camions partis des villages ravitaillaient gratuitement Madrid. Les Collectivités de Beniopa, Oliva, Jerosa, Tabernas de Valdigna, Beirrairo et Simat (toutes du canton de Gandia) donnèrent, dans les premiers six mois de guerre, 198 camions de vivres. Peu après la chute de Malaga, un simple coup de téléphone leur fit envoyer sept camions de vivres à Almeria, bondée de réfugiés exténués et affamés.
Car devant les nécessités et les responsabilités de la vie, nos camarades n'étaient pas paralysés, ni insensibilisés par l'esprit bureaucratique et la paperasserie de l'Etat. En parfaits libertaires, ils pratiquaient un nouvel humanisme, pour eux et pour les autres, sans tricher, sans spéculer même sur la valeur de propagande de leurs gestes, sans autre récompense que la joie intense de la pratique solidaire.
Carcagente
Plutôt grand bourg campagnard que petite ville, Carcagente, situé dans la province de Valence, comptait, lors de ma première visite, en novembre 1936, 18.000 habitants 1. Bien que son histoire sociale fût moins dramatique que celle de Sueca ou Cullera, notre mouvement y était implanté depuis très longtemps et son importance était grande. Ainsi, toujours en novembre 1936, notre Syndicat des paysans comptait 2.750 membres, dont quelques centaines de petits propriétaires ; celui des emballeurs - ou plutôt des emballeuses d'oranges, car dans ce travail les femmes étaient, de loin, les plus nombreuses, 3.325 , on ajoutait encore 320 travailleurs du bâtiment, 150 cheminots, 120 métallurgistes et 450 travailleurs de professions diverses, tous syndiqués. En tout, 41 pour cent de la population. Si nous tenons compte du pourcentage représenté par les enfants et mineurs qui n'avaient pas atteint l'âge de l'apprentissage, cette proportion est énorme.
1 Il n'y avait pas encore eu d'afflux de réfugiés venus de Castille.
Dans la zone de Carcagente, c'est-à-dire dans la juridiction même de la localité et dans les localités environnantes, mais moins importantes, la grande propriété, à peu près toute spécialisée dans la production d'agrumes, dominait. Et bon nombre de petits propriétaires qui ne pouvaient vivre de la production de la terre qu'ils possédaient palliaient l'insuffisance de leur revenu en travaillant chez les riches ou en ayant recours à des expédients divers. Situation très fréquente en Espagne, et qui devait contribuer à faire basculer du côté de la révolution sociale le bouleversement causé par l'insurrection et la menace fasciste. La conséquence logique en fut l'influence prédominante de notre organisation syndicale qui se mit sans tarder à socialiser les grandes propriétés. Cela d'autant plus facilement que les grands « terratenientes » s'étaient éclipsés et qu'il fallait éviter que les biens de production devenus socialement disponibles fussent répartis entre de nouveaux bénéficiaires qui réintroduiraient, quelque peu modifié dans sa forme, mais identique quant au fond, le régime d'exploitation, de désordre et d'inégalité que l'on venait d'éliminer.
Simultanément, et poursuivant la réalisation de l'idéal communiste libertaire pour lequel ils combattaient depuis si longtemps, nos camarades s'attaquèrent à la petite propriété traditionnelle afin de transformer le plus possible les parcelles individuellement cultivées, éparpillées et morcelées en de vastes étendues rationnellement exploitées grâce à la propriété sociale commune et aux techniques qu'elle permettait d'employer.
J'ai retrouvé, à Carcagente, certains camarades que j'avais auparavant connus à Barcelone ou à Buenos Aires où ils avaient émigré pendant la dictature de Primo de Rivera. Pour ces transformations fondamentales, ils n'ont pas eu, me disentils, recours à la force, surtout en ce qui concerne les petits exploitants. Ceux qui ont adhéré l'ont fait volontairement, suivant l'exemple des militants qui ont commencé par donner l'exemple en apportant leurs terres, leurs bêtes et leurs outils. Il y a bien eu, il y a bien encore quelques récalcitrants, mais nos camarades ont une foi absolue en la supériorité du travail en commun, dans les résultats pratiques et de caractère moral de l'entraide. Ils savent que l'exemple finira par entraîner ceux qui hésitent encore. Leur conviction est telle que, dans plusieurs cas - et je retrouverai, et d'autres signaleront le même fait très souvent - ils n'ont pas hésité, pour compléter certaines étendues collectivisées au milieu desquelles se trouvaient des terres appartenant à des individualistes, à offrir à ces derniers des terres meilleures que celles leur appartenant, et à les aider à s'y installer.
En quelques mois, des résultats positifs sont apparus. D'abord, une crise économique locale a été enrayée. Les difficultés nées de la guerre civile et de ses répercussions avaient causé un certain marasme économico-commercial, qui a gêné le placement des produits récoltés, et chaque petit exploitant, livré a lui-même, a connu des difficultés inquiétantes. Ensuite, la pratique de l'union et de la solidarité a permis, et permet, de trouver des possibilités d'écoulement des mêmes produits, sinon à Carcagente même, à Valence ou dans d'autres provinces.
Mais cela ne remédie que très partiellement au ralentissement des activités. La cassure causée dans le mécanisme habituel des exportations et le blocus, ou semi-blocus commercial de l'Espagne rendent la situation difficile. Et il n'est pas question d'y remédier par l'organisation municipale de la charité publique. Ce qui a poussé, et pousse, vers une plus complète transformation sociale. Aussi, continuellement, les paysans offrent-ils leurs terres à la Collectivité en échange de leur admission. Car seule la Collectivité est capable de prendre des initiatives révolutionnaires et de trouver les solutions nécessaires, par la réorganisation de la vie locale.
J'ai lu des demandes d'admission présentées, après bien d'autres, le jour de ma visite. On y énumérait la surface, l'emplacement dans le territoire de la commune, la qualité des terres apportées, le nombre de membres de la famille, les bêtes et les instruments de travail. Dans tout cela, pas de traces de violence.
Toutefois, et devant la gravité des circonstances créées par la guerre civile, la liberté individuelle ou l'autonomie des producteurs demeurés en marge de la Collectivité ne signifient pas que cette dernière leur permette de freiner ou d'interrompre la production. Nos camarades ont compris dès le premier jour qu'il fallait, par un effort redoublé, collaborer à la victoire. Et sans attendre que les autorités municipales et les partis politiques assument ces responsabilités, le Syndicat des Agriculteurs a nommé une Commission de surveillance du travail qui parcourt la campagne et veille à ce que tant les individualistes que les collectivistes ne relâchent pas leur acharnement au travail.
Mais naturellement, c'est d'abord la Collectivité, organisée par le Syndicat des paysans, et placée sous son contrôle, qui prêche d'exemple. J'ai parcouru de vastes orangeraies, dont l'une s'étendait sur la juridiction de cinq villages, et j'ai été frappé par la propreté, la netteté des cultures. Chaque pied carré était travaillé, comme peigné, avec un soin méticuleux afin d'assurer à l'arbre tous les éléments nutritifs naturels. Le paysan valencien est renommé pour l'amour avec lequel il soigne la terre et ce qu'il y fait venir. Cela apparaissait visiblement. On n'avait pas besoin d'engrais. «Auparavant, me disaient les camarades qui me pilotaient à travers les plantations aux fruits dorés, tout cela, qui appartenait aux capitalistes était cultivé par des salariés assez indifférents aux résultats de leur travail. Les patrons achetaient de grandes quantités d'engrais chimiques ou de guano quand il suffisait, d'avoir soin du sol pour obtenir de bonnes récoltes. »
Et c'est avec joie et fierté qu'ensuite ils me montraient les greffes pratiquées par leurs soins afin de sélectionner les arbres et d'améliorer la qualité des fruits.
Pourtant, en certains endroits, j'ai vu des plantes qui apparaissaient entre les orangers. J'ai demandé de quoi il s'agissait. Alors mes camarades m'ont expliqué que, si la guerre dure, les villes manqueront de nourriture. C'est pourquoi, dans ce sol généralement sablonneux, peu propice à ce genre de culture, ils ont semé des pommes de terre hâtives. Ils ont fait plus encore: mettant à profit les quatre mois qui s'écoulent entre la récolte du riz et les semailles qui suivent, ils ont semé, dans les rizières valenciennes dûment préparées, du blé, lui aussi hâtif.
J'ai, car c'était mon premier contact avec une collectivité agraire, demandé des explications sur l'organisation générale du travail. Et j'ai découvert qu'elle était à la fois beaucoup plus simple et beaucoup plus complète que je n'avais imagine. A la base, une assemblée publique de travailleurs de l'agriculture, à laquelle assistent les syndiqués et non syndiqués (ces derniers étant, comme on s'en doute d'après les chiffres précédemment rapportés, très peu nombreux). Sur la proposition des assistants, individualistes et collectivistes, on nomme, à l'unanimité ou à la majorité des voix un Comité divisé en deux sections : la section technique, composée de six membres, chargée de diriger la production et les problèmes d'écoulement sur le marché espagnol et étranger, et la section administrative, composée de cinq membres, chargée de la comptabilité. La section technique comprend d'anciens exportateurs professionnels dont on connaît et reconnaît la compétence. Ils font bien leur travail et semblent s'être vraiment intégrés à la nouvelle structure sociale.
A Carcagente, la socialisation industrielle a commencé après la socialisation agraire. Mais elle a pris un départ qui inspire confiance. Les travaux du bâtiment sont aux mains du Syndicat de l'industrie du bâtiment, ceux de la métallurgie sont dirigés par le Syndicat des métallurgistes ; le Syndicat des travailleurs du bois - ébénistes, menuisiers et charpentiers - a réuni tous les petits patrons et artisans en un vaste atelier où chacun touche une rémunération décidée en commun, où l'on n'a plus besoin d'attendre impatiemment le client et de se demander comment on paiera ses traites à la fin du mois. Les autres métiers, moins importants, sont groupés en un Syndicat unique. Les boutiques de coiffeurs où la lumière, l'organisation et la propreté laissaient auparavant souvent à désirer, ont été remplacées par plusieurs établissements collectifs propres et confortables. Les concurrents d'hier y sont devenus des camarades de travail.
C'est, comme on l'a vu, l'emballage des oranges pour l'exportation qui occupe la main-d'æuvre la plus nombreuse. Plusieurs bâtiments, disposant des éléments nécessaires dans Carcagente, sont destinés à ce travail. Chacun est dirigé par un comité, nommé par les travailleurs, composé d'un expert professionnel en matière commerciale, et d'un délégué pour chacune des activités spécifiques : fabrication des caisses, tri, emballage, conditionnement, etc. Dans les opérations correspondantes, ouvriers et ouvrières travaillent diligemment, suivant le rythme des trieuses mécaniques auprès desquelles les caisses d'oranges, offrant un certain cachet artistique bien propre aux habitants de cette région, sont alignées en attendant d'être fermées et chargées. Les fruits doivent être envoyés en Angleterre, en Suède, en France, en Hollande, etc. « Nous voulons que l'on voie à l'étranger que, avec la production socialisée, nous travaillons mieux qu'avant » me disent les travailleurs.
C'est aussi un Comité spécialement nommé par l'assemblée des ouvriers qui dirige l'industrie du bâtiment. On ne construit pas de maisons - et probablement n'en construirat-on pas pendant la guerre, non seulement parce que dans les crises graves c'est toujours le bâtiment qui s'arrête le premier, mais encore parce qu'une bonne partie des demeures qui appartenaient aux riches et aux fascistes locaux ont été remises à ceux qui étaient le plus mal logés. Mais on fait des aménagements, des réparations. Une partie des anciens patrons a adhéré aussi à l'æuvre commune, et travaillent aussi bien qu'avant ; un des deux architectes de Carcagente s'est inscrit au Syndicat.
Les briqueteries et la fabrique de parpaings sont organisées selon les mêmes principes et d'après les mêmes normes de rétribution. Il en est de même pour tous les autres métiers.
Lorsque je suis retourné à Carcagente, au commencement de février 1937, le commerce d'exportation des oranges était le seul qui fût socialisé. Mais il ne l'était pas indépendamment. D'abord, la section locale de l'U. G. T. avait adhéré aux réalisations nouvelles ; ensuite, on travaillait en accord avec le Comité régional. Quand les demandes arrivaient de Valence, les sélectionneurs se déplaçaient vers les zones où ils savaient pouvoir trouver les variétés et les quantités demandées. Les mêmes sélectionneurs indiquaient quand il fallait cueillir les fruits, selon la durée du voyage prévu, et les pays acquéreurs.
Pour l'ensemble de la distribution, et malgré les conseils que j'avais donnés afin d'échapper a une hausse des prix lente, mais persistante qui contrecarrait une partie des résultats positifs obtenus dans la production, la boutique locale existait encore. Elle constituait un facteur négatif, et le moment était venu de se demander s'il ne fallait pas entreprendre une nouvelle étape, complémentaire de la première.
On avait fait un premier pas, que l'on retrouve dans bien des cas, surtout dans la région du Levant, en constituant un Comité de ravitaillement qui se chargeait de trouver des vivres non produits sur place et nécessaires à la consommation locale. Ce même comité organisa la pratique des échanges sur la plus large échelle possible. Mon ami Grañén, plus tard fusillé par les fascistes, projetait l'organisation de centres de distribution dans les différents quartiers, ce qui rendrait la population maîtresse du mécanisme des prix et de la distribution des biens de consommation. L'idée, qui prenait forme comme elle prit forme en tant d'autres endroits, ne tarderait pas à être réalisée. Car, un mois et demi plus tard la moitié du commerce de Carcagente était socialisée, et Grañén avait de bons espoirs de socialiser l'autre moitié.
A cette même période, une partie des orangers dont les fruits ne se vendaient pas avait été arrachée et remplacée par des légumes. On marchait vers une intégration économique qui s'opérait aussi ailleurs.
Le soir de ma première visite, en novembre 1936, je dus donner une conférence que mes camarades m'avaient demandée, et qui avait été un des buts de cette prise de contact. Auparavant, j'avais tenu à m'informer, pour ne pas parler inutilement. J'appris alors à peu près tout ce que je viens de rapporter. Et quand je m'adressai a ces hommes et à ces femmes qui attendaient mes paroles avec une ferveur qui rendait leur regard plus brillant, je dus déclarer qu'étant venu pour leur apporter des indications utiles, ainsi qu'il m'avait été demandé, il arrivait que c'était moi qui avais appris d'eux, et non pas eux qui avaient à apprendre de moi. Et je le dis sincèrement.
Dernière touche à ce tableau d'ensemble: mes camarades voulurent avoir pour moi une attention dont les Espagnols sont si coutumiers, et ils m'invitèrent à aller avec eux, manger une paella dans le jardin d'un des plus beaux pavillons expropriés hors de Carcagente. Ce pavillon était situé sur une hauteur d'où l'on distinguait, entre les pins, des orangeraies magnifiques. Mes amis me firent remarquer la beauté du site, la salubrité du climat, combien reposante y était l'atmosphère, verte la colline boisée qui surplombait l'endroit. Je pensai immédiatement que l'endroit serait idéal pour y installer une maison de repos et de convalescence. Mais une fois encore ils n'avaient pas eu besoin de moi. Après avoir consulté les médecins de Carcagente, ils avaient décidé de transformer cette belle demeure en sanatorium.
Jativa
Comme Carcagente, Jativa est située dans la province de Valence. Il m'est impossible, en l'évoquant, de ne pas me rappeler son style, arabe, comme son nom, la belle vallée dans laquelle elle a été construite il y a bien longtemps, son climat merveilleux, et le bleu intense de son ciel éclatant. Avec quelques camarades de l'endroit je suis allé visiter les ruines encore debout et pétries d'histoire d'un grand château maure au long du sommet de collines flanquant la ville, où des mimosas magnifiques poussaient à profusion entre les pierres disjointes. De cette hauteur on contemplait un paysage de rêve qui s'étendait devant nous avec, d'abord, des cultures diverses, puis d'immenses orangeraies dont les fruits d'or pendaient, comme en cascades, le long des branches qui ployaient sous leur poids, et qu'encadraient des feuillages vernissés de vert, qui rutilaient au soleil.
La fondation de la Collectivité de Jativa n'a pas été aussi rapide que celle de Carcagente, qui n'est pourtant pas bien loin. Pourtant, le mouvement social y était aussi très vieux, et nous y avions toujours compté de bons militants.Des 17.000 habitants, 3.000 adhéraient à la C. N. T. L'agriculture dominait, et l'industrie, beaucoup moins importante, se rattachait surtout à la production d'oranges et aux travaux en dérivant, à la production de riz, préparé et moulu sur place, à celle d'olives, transformées en huile dans les moulins locaux.
L'attaque fasciste avait réuni toutes les fractions de gauche qui, comme dans tant d'endroits, convergèrent au Conseil municipal. Bientôt, celui-ci compta, selon l'importance numérique des forces représentées, cinq représentants de la C. N. T., cinq de l'U. G. T., un socialiste, un communiste, un républicain de gauche et un membre du parti autonomiste valencien.
Et bien que l'industrie fût dérivée de l'agriculture, c'est par elle que la socialisation commença. Elle ne fut pas généralisée dans toutes les professions, et en janvier 1937, les coiffeurs se disposaient, parmi les derniers, à collectiviser, avec leurs patrons, les boutiques qu'ils s'étaient, jusqu'alors, limités à contrôler.
Dans le domaine industriel, la structure et le mécanisme fonctionnels sont ceux que nous avons déjà vus : sections techniques d'organisation, sections administratives les Syndicats dirigent les activités des ateliers où les ouvriers élisent les comités chargés de la direction sur le terrain même du travail.
Mais la Collectivité agraire, née le 16 janvier 1937, trois semaines après mon premier passage, me semble plus importante, car elle démarrait avec un tel élan, que j'en ai gardé comme un éblouissement.
Il y avait à cela une raison fondamentale qui nous explique bien des cas semblables que nous avons eu loccasion d'observer: le plus grand nombre des membres de la C. N. T. étaient des paysans, durs à la tâche, habitués au travail responsable, à la création directe, tandis que dans la section locale de l'U. G. T. prédominaient les employés d'administration publique et privée, nombre de commerçants, et la partie conservatrice des petits exploitants dont la centrale socialoréformiste faisait profession de foi incessante de défendre la propriété traditionnelle de la terre.
Cela était en contradiction avec les postulats essentiels du marxisme, avec les vues de Marx et Engels, mais le marxisme des socialistes espagnols était tout aussi anémié que celui des socialistes français. Et Marx et Engels et leurs continuateurs ont dit tant de choses contradictoires !
Nos camarades ne prétendaient pourtant pas enlever de force les biens de personne - à moins qu'il ne s'agît de fascistes, de « terratenientes » ou de caciques ; et sauf quelques cas isolés que nous admettons par hypothèse, on ne peut leur faire ce grief. Au contraire, on est surpris de voir combien grande a été, dans l'ensemble, leur tolérance vis-à-vis des « individualistes ».
La naissance en force de la Collectivité agraire s'explique aussi pour d'autres raisons, compléments de celle que nous venons d'exposer, Avant les événements, les libertaires de l'endroit exerçaient une influence constructive sur de nombreux paysans groupés dans une Société mutuelliste locale. Et c'est maintenant le noyau actif, organisateur et dynamique de cette Société d'entraide, qui constitue l'élément de base du microcosme social en formation. Il est bien difficile de s'improviser organisateur, et très souvent on trouve dans les antécédents de cette révolution, une activité pratique qui explique la sûreté de l'essor et la rapidité de la réussite.
En outre, Jativa offre d'autres traits remarquables de conscience sociale. Tel le cas de ce propriétaire d'un moulin à huile - une fortune à l'échelle locale - qui donna spontanément son capital de travail et ses terres à la Collectivité. Tel celui de son fils, lui aussi privilégié, qui apporta tout son argent et celui de sa femme. Et encore celui du secrétaire 1 qui en fit autant. On ne se surprendra donc pas de l'optimisme idéaliste qui se lisait dans les regards, dans les gestes, dans l'allure, presque dans la démarche de ceux qui s'affairaient à créer un monde nouveau, allant et venant sans cesse pour les multiples tâches dont ils avaient la charge.
1 Ce secrétaire, un tout jeune homme, me surprit par ses connaissances des problèmes de l'agriculture espagnole. Et pourtant, il était inconnu, même dans notre mouvement.
Cet esprit apparaît dans le Règlement rédigé, après de nombreuses délibérations, et edité sur un petit carnet blanc que je conserve toujours avec un soin religieux. En voici les articles qui me semblent les plus caractéristiques :
« Art. 1. - La Collectivisation sera l'oeuvre des paysans, métayers et petits propriétaires, qui adhéreront volontairement et seront agréés par l'assemblée générale.
Art. 3. - Quand la terre d'un petit propriétaire se trouvera au milieu de terres collectivisées, constituant ainsi un obstacle pour la Collectivité, on l'échangera pour une autre, de meilleure qualité et plus avantageuse pour celui qui sera obligé de se déplacer.
Art. 5. - Les veuves n'ayant pas d'autres moyens d'existence que la terre pourront, si elles le veulent, faire partie de la Collectivité.
Art. 10. - La défense de notre production et l'administration des cultures seront assurées par les commissions suivantes :
a) Statistiques ; b) Irrigation ; c) Engrais, semences et cultures nouvelles ; d) Maladies des plantes, désinfection et fumigations , e) Economat, achats et prix de vente ; f) Bétail, aviculture et apiculture ; g) Outillage et machines ; i) Analyses ; i) Aliments du bétail ; k) Moyens de transport de la Collectivité ; l) Production et direction technique appropriée ; m) Travailleurs de la terre.
Art. 15. - En cas de maladie, les membres de la Collectivité ou leur famille seront soignés pour le compte de la Collectivité, qui assumera tous les frais.
Art. 16. - Le loyer des demeures Privées habitées par les membres de la Collectivité sera payé par celle-ci, indépendamment du salaire 2 .
2 Cette mesure fut prise pour les membres de la Collectivité non propriétaires de leur logement. C'étaient, comme on peut le voir, les moins nombreux. Il convient aussi de remarquer que les collectivistes habitaient chez eux, individuellement. Rien à voir donc avec les conceptions d'Etienne Cabet et d'autres réformateurs, dont les essais, en Amérique du Nord, échouèrent au siècle dernier, en grande partie par une communisation excessive et de tous les moments, qui étouffait la personnalité. Cette séparation fut pratiquée dans toutes les Collectivités espagnoles.
Art. 17. - Les meubles des nouveaux ménages seront payés par la Collectivité si les bénéficiaires en sont membres depuis au moins six mois, et s'ils se conduisent comme de véritables collectivistes.
Art. 21. - Les enfants ne seront pas admis au travail avant l'âge de quatorze ans ; ils seront obligés d'aller à l'école dès l'âge de six ans. Les parents ou les tuteurs seront responsables de leur assistance scolaire ; toute absence injustifiée des enfants sera punie d'une réduction de six pesetas sur le salaire des parents.
Art. 22. - La Collectivité aidera, pour qu'ils puissent suivre des études supérieures, pour le bien de l'humanité, les enfants les plus doués. Les frais seront couverts par la Collectivité.
Art. 28. - Quand la Collectivité aura à se plaindre du comportement d'un de ses membres, elle le rappellera à l'ordre jusqu'à deux fois. La troisième fois, il sera expulsé sans aucun droit d'indemnisation. L'assemblée générale statuera sur ces cas. »
On établit le salaire familial. Un homme seul touchera 35 pesetas par semaine, une femme seule exactement la moitié 3. Chaque enfant à charge donne droit à sept pesetas de plus par semaine; puis, de 10 à 14 ans, à 10,50 pesetas, pour les garçons et à 8,75 pour les filles.
3 Cette différence de moyens d'existence, que nous retrouvons ailleurs, mais pas toujours, choquera, avec raison. Il ne faut pas oublier que l'Espagne a conservé des séquelles de la permanence arabe, qui a duré huit siècles puis de l'Eglise catholique la plus arriérée qui fut. Telle est la première explication. Puis, dans la pratique, il est exceptionnel qu'une femme vive seule ; généralement, la célibataire, ou la veuve vit avec sa famille - les traditions familiales sont plus respectées en Espagne qu'en France. Le problème de la femme seule ne se pose donc pas comme les coutumes françaises peuvent le faire supposer. Ajoutons qu'autour de la table de famille, chacun, et naturellement chacune mange à sa faim. Il n'y avait de différence que dans les familles les plus pauvres où, souvent, si par exemple les ressources ne permettaient d'acheter qu'un seul ceuf, celui-ci était réservé au chef de famille, non tant parce que chef que parce que étant le seul à travailler, il lui fallait se nourrir suffïsamment pour réparer ses forces et maintenir sa maisonnée.
On oublie bien peu des questions essentielles, si l'on oublie vraiment quelque chose que lexpérience se chargera de révéler, car rien n'empêche de modifier les statuts établis, et de les améliorer. Ajoutons que non seulement l'instruction sera obligatoire, mais elle sera donnée dans les écoles de la Collectivité qui a déjà ses maîtres, et qui, dès le début, se préparait à aménager trois bâtiments scolaires pour les classes, plus un quatrième mis à la disposition des enfants dans la journée, aux heures creuses, pour étudier ou se recréer.
Des projets d'une telle ampleur doivent se baser sur une situation matérielle solidement établie. Il en est bien ainsi. En quinze jours, près de cinq cents familles ont demandé leur inscription, en offrant tous leurs biens. La majorité appartient à la C. N. T., une minorité à l'U. G. T., car presque partout des socialistes ou des membres de l'organisation syndicale réformiste n'ont pas respecté les directives données par leurs leaders.
Et les adhérents seraient beaucoup plus nombreux si les organisateurs ne croyaient pas nécessaire d'observer une certaine prudence pour ne pas courir le risque d'être débordes, ou gênés, par des collectivistes encore incertains.
En adhérant, chaque nouveau membre remplit un formulaire où sont détaillés son identité, celle de sa famille et de ses parents à charge ; puis le capital actif qu'il apporte, ou son passif et ses dettes, en terre, en argent, en outils, en bêtes de trait.
La superficie totale des terres collectivisées, qu'elles soient prises aux fascistes, aux grands propriétaires, ou apportées par les adhérents, s'élève à 5.114 hectares, dont 2.421 irrigués et 2.693 de terres sèches. Quinze jours après l'inauguration officielle, le comité technique dirigeait le travail sur 446 hectares. Grâce à son initiative et à l'enthousiasme de tous, on avait déjà défriché 75 hectares de terre nouvellement livrés a la culture, qu'on avait ensuite ensemencés de blé, et de pommes de terre en prévision de la disette dont les villes étaient menacées.
Selon un plan général établi par les techniciens-praticiens, un quart des terres est réservé à la culture du riz, un quart aux orangeraies, la moitié à la culture maraichère.
On a aussi décidé d'introduire l'élevage. En trois semaines, quatre cents moutons et chèvres (les fameuses chèvres de Murcie étaient à portée de la main), ont, été commandés pour la reproduction. On espère ainsi pouvoir fournir bientôt à la ville entière la viande dont elle aura besoin, et dont les principales zones de production (Castille, Estrémadure, Galice) sont aux mains des forces. franquistes.
Même initiative pour la volaille et pour les æufs. Deux couveuses artificielles ont été achetées, qui ne constituent qu'un commencement. L'apiculture n'est qu'à l'état de projet, mais on y viendra vite dans cette région où les fleurs et les arbres fruitiers offrent tant de possibilités pour une activité jusqu'alors inexploitée. Enfin on va garnir de pins, dont le plant est déjà acheté, toute la partie de la sierra qui ne peut être travaillée par l'homme, et que l'érosion dénude de plus en plus.
En très peu de temps, la Collectivité s'est aussi procuré trois camions. Elle a entrepris de vastes travaux pour améliorer et étendre l'irrigation des terres sèches. En une semaine, des « acequias » ont été creusées, d'autres mises en chantier. Le plan adopté, et en voie de réalisation, consiste à élever l'eau au moyen de pompes motorisées jusqu'à un château d'eau d'où elle sera distribuée dans des terres qui, jusqu'à présent, étaient restées stériles parce que la petite propriété n'a ni l'initiative ni les ressources nécessaires pour de tels travaux 4.
4 Cette initiative fut bientôt menée à bien. Quand l'eau jaillit et s'écoula pour la première fois vers les orangeraies, on craignit l'inondation. Il fallut dépêcher un jeune coureur à toute vitesse pour demander d'arrêter ce flot tumutueux et merveilleux.
Nous avons parlé d'économat, mot employé dans le Règlement. Les membres de la Collectivité y obtiendront, à prix coûtant, les produits disponibles dont ils auront besoin. Chacun pourra même demander ces produits en grandes quantités et en amortir le paiement sans intérêts, ainsi les ménagères n'auront pas besoin d'aller tous les jours, ou tous les deux jours, acheter du savon, du lard, de l'huile ou du charbon de bois.
Comme dans toutes les Collectivités, les bêtes de trait - ânes, chevaux, mulets - sont logées dans de vastes écuries spécialement aménagées, et employées selon les travaux lourds ou légers. Le matin, les garçons spécialisés attellent les charrettes et autres véhicules, ce qui diminue le travail des charretiers et des laboureurs. Le soir, lorsqu'ils rentrent, ces derniers n'ont plus à travailler encore une demi-heure ou plus, pour dételer les bêtes et leur donner les soins habituels avant de rentrer dans leur foyer. Leurs camarades s'en occupent. S'il y a beaucoup à décharger, d'autres compagnons accourent. Quelquefois ils sont trop nombreux et se gênent les uns les autres.
Moins de deux mois après la constitution de la Collectivité de Jativa, j'ai reçu de son secrétaire une lettre que je crois utile de reproduire intégralement. En voici le contenu textuel:
Jativa, le 8 mars 1937. Au camarade Gaston Leval.
Cher Camarade.
J'ai attendu, pour te répondre, malgré ma promesse de le faire au plus tôt, parce que je désirais t'informer le mieux possible sur la marche de la Collectivité, et comme l'étude que je projette d'écrire me ferait tarder trop longtemps, j'ai décidé de t'envoyer les données absolument sûres dont je dispose, remettant à plus tard une information plus complète.
Le nombre de nos adhérents incorporés a la Collectivité s'élève à 408, dont 82 membres de l'U. G. T. et les autres de la C. N. T. Vingt-trois demandes d'admission attendent que la Commission nommée se prononce sur leur cas, les accepte ou les repousse. Les demandes d'adhésion sont tres nombreuses, mais nous voulons avancer avec prudence.
L'élan des collectivistes est formidable, on travaille plus que jamais, si bien que les adhérents travaillent deux fois plus qu'avant. Aussi nous préférons freiner un peu quant à l'acceptation de nouveaux membres pour qu'ils ne soient pas guidés par le seul intérêt matériel, et que rien ne vienne nuire a l'esprit magnifique qui règne et est la garantie du succès.
Le total des salaires qui correspondent aux 408 familles adhérentes s'élève à 22.811 pesetas par semaine, dont nous devons déduire 1.108,50 pesetas que certains collectivistes gagnent au-dehors, dans d'autres professions 5, et qu'ils remettent à la Collectivité d'accord avec ce que le Règlement stipule à cet effet. Il faut ajouter d'autres dépenses, que nous calculons a l'année, telles que:
5 Cette partie de la lettre nous rappelle qu'il existait toujours un monde capitaliste, et que les Collectivités se développaient en concurrence avec lui.
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Pesetas |
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Médecins, opérations, dentistes, accouchements, |
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oculistes, médicaments . . . . . . . . . . . . . . . . . . . |
26.600 |
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Achats de meubles aux nouveaux menages . . . . . |
9.250 |
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Loyers des collectivités, 2.632 pesetas par mois, |
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soit par semaine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . |
607,40 |
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Tout cela représente une somme hebdomadaire de 22.999,32 pesetas, qui divise
par 453 personnes travaillant - nous retranchons naturellement les vieillards et les
impotents - donne un salaire familial de 50,70 pesetas.
Nous n'avons pas encore pu faire nos calculs en ce qui concerne les achats d'engrais, de matériel de fumigation, de machines, d'aliments pour le bétail, et autres dépenses ; il en est de même pour nos recettes provenant de la vente de nos produits: nous sommes trop absorbés par les réunions avec les paysans qui n'ont pas voulu adhérer afin de décider à l'amiable quelles terres ils peuvent cultiver individuellement, et quelles terres ils peuvent nous céder.
Il y a continuellement du nouveau, aussi est-il impossible d'établir des comptes exacts tant que nous n'aurons pas termine toutes ces tâches. Toutefois, la vie de la Collectivité est d'ores et déjà garantie. On peut, dès maintenant, faire en chiffres ronds le calcul suivant:
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Pesetas |
Valeur de la production de 340 hectares d'orangers, |
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au prix minimum de 3.000 pesetas l'hectare . . . . . |
1.020.000 |
Idem 100 hectares de rizières, moyenne 720 quin- |
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taux à 350 pesetas le quintal . . . . . . . . . . . . . . . . . |
252,000 |
Idem 280 ha de terres irriguées à une moyenne |
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certainement supérieure a 6.000 pesetas . . . . . . |
1.680.000 |
Idem 1.000 ha de terres sèches à 300 pesetas 6 . . |
300.000 |
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3.252.000 |
6 On voit ici la différence de rendement entre les terres sèches et les terres irriguées.
La différence entre les dépenses énumérées et les excédents bruts prévisibles est de 2.052.752 pesetas, qui nous permettront d'améliorer l'outillage, d'acheter des engrais, de nourrir du bétail, etc. Nous avons calcule au plus juste dans l'intention d'améliorer les conditions d'existence des membres de la Collectivité à mesure que nos réserves nous le permettront. Cela incitera les fermiers et les propriétaires jusqu'à présent hésitants à se décider. Les résultats obtenus les feront alors venir avec un meilleur esprit que s'ils venaient maintenant.
Depuis trois mois que notre Collectivité est fondée, nous avons acheté trois camions d'une valeur de 100.000 pesetas : nous avons aussi acheté douze mules et 230 chèvres 7. Nous attendons quarante vaches. Nous avons organisé un parc avicole et acheté six couveuses artificielles. Nos poules produisent actuellement 3.000 æufs par mois. Nous avons décidé de développer au plus vite notre parc pour assurer gratuitement tous les produits de l'aviculture.
7 Il n'est plus ici, question de moutons. Etait-ce oubli ?
La production et l'apport monétaire de tous les collectivistes s'élèvent aujourd'hui a 400.000 pesetas par mois.
A toi fraternellement et à la cause qui nous est chère,
V. G.
Nous arrêtons ici la description en détail de la Collectivité de Jativa ; mais nous croyons utile de souligner une fois de plus la différence des conditions dans lesquelles sont nées les Collectivités d'Aragon et celles du Levant. En Aragon, il a été possible d'obtenir dès le début l'adhésion d'une plus grande proportion de la population par l'absence d'autorités républicaines s'y opposant, et de partis classiques, qui avaient disparu. Souvent la Collectivité s'est confondue avec le village. Dans le Levant, étant donné les circonstances, les Collectivités ont le plus souvent été partielles - la proportion de 40 % du total des habitants nous semble juste. Mais d'une part, le rayonnement de leur action, et d'autre part la plus grande densité démographique ont fait qu'elles aient été plus nombreuses, ont eu généralement plus d'adhérents, et que par l'abondance de leurs ressources, leuroeuvre constructive a été, dans le domaine économique, beaucoup plus importante. Sur le plan humain, l'Aragon n'a certainement pas été dépassé.
Quelques processus
Segorbe (province de Castellon de la Plana)
S'il y avait de nombreux libertaires dans cette petite ville de sept mille habitants, il y avait aussi de nombreux militants socialistes, ugétistes, républicains et communistes. Ajoutons les fermiers qui pensaient pouvoir garder la terre que les « terratenientes » maintenant dépossédés, leur louaient auparavant, et les petits propriétaires traditionnels, satisfaits de leur situation, qui n'étaient pas attirés par l'organisation collective. Ces forces adverses constituaient un front solide de résistance à la socialisation proposée par les cénétistes, d'autant plus que le ministre de l'Agriculture, le communiste Uribe, prononçait à la radio de Valence des discours véhéments incitant les paysans à la « résistance »,, c'est-à-dire à la lutte contre les Collectivités, tandis que la Pasionaria 1, leader officiel du parti de Moscou, reprenant les arguments autrefois brandis Par les réactionnaires, disait par le même moyen de communication aux hésitants: «N'est-ce pas, camarades paysans, qu'il est douloureux de travailler, de s'échiner toute une année pour qu'au, moment de la récolte des gredins sans conscience viennent vous dépouiller du fruit de vos efforts?» Suivaient des déclarations de guerre aux partisans de la collectivisation.
On ne fut pas loin d'incidents sanglants, que les staliniens s'efforçaient de provoquer, et quand il passa pour la première fois à Segorbe, l'auteur de ces lignes dut, après avoir donné une conférence sur les bienfaits de la collectivisation du point de vue économique et social, s'employer à calmer ses camarades hypertendus, leur conseillant d'éviter un affrontement brutal et de commencer par une communauté modeste quitte, comme cela s'était produit ailleurs, à gagner de nouveaux adhérents par la force de l'exemple.
Le canton de Segorbe comptait 42 villages où, comme en tant d'autres endroits, nos camarades étaient entrés dans les conseils municipaux par lesquels ils s'efforçaient de faire accepter des réformes sociales souvent fondamentales.
Sur leur initiative, on établit le contrôle des prix dans la plupart de ces villages ; puis on socialisa le commerce, d'abord pour participer au ravitaillement du tront, qui n'était pas loin. Nouvelle étape : on établit un Comite qui distribuait les marchandises chez les commerçants contrôlés. Puis naquirent les « coopératives municipales » en plein accord avec les délégués de sept villages élus pour former le comité distributeur du canton entier. Enfin, la « Commune libre de Segorbe » naquit avec un noyau initial de quarante-deux familles. Un mois plus tard elle en comptait quatre-vingt dix, et peu après la puissance de son développement était telle que le député travailliste Fenner Brockway la citait élogieusement à son retour en Angleterre.
Jerica (province de Castellon de la Plana)
Là encore, et bien que nullement réactionnaire, la population n'acceptait pas facilement la collectivisation des terres, même de celles expropriées aux riches fascistes, parce que l'esprit collectiviste demeurait étranger à de nombreux habitants. Et de nouveau il faudrait savoir dans quelle mesure la crainte du triomphe du franquisme ou d'un retour en arrière de la République après la victoire pesait sur l'attitude de ceux qui, même dans certains villages aragonais, refusaient de se rallier aux solutions nouvelles.
Huit mois après le 19 juillet, la C. N. T. ne comptait que deux cents adhérents, autant du reste que l'Union générale des travailleurs. Avec cette différence maintes fois constatée : l'adhésion à l'U. G. T. était très souvent dictée aux petits propriétaires conservateurs, aux petits commerçants et autres éléments nouvellement syndiqués par le désir de contrecarrer les entreprises révolutionnaires de la C. N. T., de maintenir l'existence d'une société de classes dont chacun espérait tirer profit aux dépens des autres.
Toutefois, on commença par socialiser l'industrie. Puis notre Syndicat s'empara de cinq grandes propriétés qui s'étendaient respectivement sur 70, 80 et trois fois 30 hectares. Soixante-dix familles de la C. N. T. et dix de l'U. G. T. s'installèrent dans la première. Partant de là, le nombre des collectivistes allait s'élever très rapidement.
Sonéja (province de Castellon de la Plana)
Le mouvement libertaire y était très ancien - sans doute remontait-il à l'époque de la Première Internationale. En 1921, plusieurs de nos camarades organisèrent une coopérative plâtrière afin de se libérer du patronat et de réaliser une æuvre constructive. Dix ans plus tard, presque tout le plâtre utilisé dans le village et les environs sortait de leur entreprise qui, en 1936, disposait d'un capital liquide de 300.000 pesetas. Un salaire journalier de sept pesetas pour un homme de métier étant, dans ces villages, considéré excellent, il s'agissait là d'une petite fortune.
Les ressources dont ils purent disposer permirent à nos camarades de construire une petite école dont ils firent présent au Syndicat local, et qu'ils maintenaient de leurs deniers. Puis ils fondèrent une société culturelle et une bibliothèque publique. Grâce à eux, Sonéja n'avait pas d'enfant illettrés. Aussi les considérait-on comme les plus idéalistes de la région, et leur élévation morale, qui en faisait souvent les arbitres dans certains litiges, était proverbiale.
Après le 19 juillet, un nouveau conseil municipal fut élu, où ils constituèrent la majorité. Comme à Segorbe, l'industrie fut socialisée la première. Ce n'est qu'en mars suivant que le Syndicat général local entreprit de socialiser ce qu'il pouvait dans l'agriculture, toujours dans les propriétés abandonnées par les fascistes, dans les terrains délaissés par manque d'initiative privée ou dans les cas d'incapacité physique.
On ne parvenait pas à la plénitude d'autres localités. On fit tout de même du bon travail, qui s'améliora par la suite.
Sueca (province de Valejioe) 2
2 Notre mouvement était depuis longtemps solidement implanté à Sueca, où son histoire fut parfois dramatique.
Le 19 juillet, comme dans presque toutes les autres localités levantines, les forces antifascistes, cenétistes, républicaines et socialistes constituèrent un Comité de défense, prirent contre les fascistes les mesures de protection nécessaire, s'efforcèrent d'assurer les moyens d'existence de tous les habitants, et confisquèrent les terres des grands propriétaires.
Ces terres furent d'abord travaillées au bénéfice de tous. Puis, franchissant une seconde étape, le Comité de défense prit tout le sol cultivable sous son contrôle, et procéda à un nouveau partage selon les besoins des familles et le rendement moyen des diverses zones agricoles. Système qui rappelle celui du « mir» russe; ce fut le seul cas de solution agraire de ce genre, même transitoire, dont nous ayons eu connaissance. Mais, comme dans le « mir », la terre était donnée en usufruit, non en propriété juridiquement reconnue.
Un ménage recevait deux hectares d'excellente terre irriguée ; on lui attribuait un hectare supplémentaire pour le premier enfant et, suivant la norme établie pour le salaire familial, on appliquait pour les autres enfants une augmentation dégressive. Les moyens propriétaires furent réduits à la portion commune qui leur permettait de vivre en travaillant.
En même temps, et peut-être auparavant, le même Comité de défense, inspiré par les éléments libertaires qui en faisaient partie, établissait le contrôle des rizières, le riz étant la production dominante de cette zone. La Commission administrative de l'agriculture, spécialement nommée et mandatée, vendit la récolte et prit en charge le produit de cette vente. Puis elle établit dans une banque locale un compte courant correspondant à chaque famille qui pouvait toucher sa part de l'argent ainsi disponible toutes les semaines, toutes les quinzaines ou tous les mois, sans dépasser les limites établies pour éviter le gaspillage et le désordre.
C'est dans cette situation que le 10 janvier 1937, soit près de six mois après le commencement de la guerre civile, le Syndicat des paysans, affilié à la C. N. T., et qui groupait 2.000 adhérents, fonda la Collectivité agraire de Sueca. Quatre cents familles s'inscrivirent, apportant leurs terres et leurs instruments de travail. On disposa d'emblée de 1.000 hectares de sol extrêmement fertile pour l'agriculture générale, de 200 hectares pour l'agriculture maraîchère, et d'une partie proportionnelle de la terre prise aux fascistes. Juridiquement ces terres continuaient d'appartenir à la commune, mais les usufruitiers les cultivaient comme bon leur semblait.
Peu après, trente-deux familles de membres de l'U. G. T. et dix de membres du parti communiste fondaient à leur tour une Collectivité. L'exemple s'imposait, même à nos adversaires.
Benicarlo (province de Castellon de la Plana)
Le processus de Benicarlo rappelle avec certaines variantes, celui de Segorbe. Aucun des cinquante-deux villages du canton ne se décidait, au début, à tenter l'expérience collectiviste, partielle ou intégrale, et il n'était pas question non plus, pour nos camarades, de l'imposer de force. Pourtant les résistances faiblirent plus tard, et des collectivités se formèrent.
Ce furent encore la participation au Conseil municipal et les solutions apportées au problème du ravitaillement qui ouvrirent la voie. Le commerce privé s'étant paralysé, nos camarades firent face à la situation en mobilisant camions et camionnettes qui allaient dans les villes chercher le ravitaillement, et en organisant un Comité municipal chargé des achats et des ventes « pour l'ensemble des cinquante-deux villages du canton ».
Cet organisme commença par acheter aux paysans leurs produits qu'il envoya aux points de consommation ou d'écoulement, même à l'étranger. Puis il centralisa les semences diverses et les engrais chimiques, et les distribua particulièrement pour intensifier la production de blé et de pommes de terre en prévision de la disette de produits alimentaires qu'on pouvait craindre pour l'hiver (les paysans nous apparaissent plus prévoyants et plus soucieux du sort des villes que les gouvernants et les citadins, principaux intéressés). Cela conduisit à surveiller le travail des petits propriétaires pour éviter tout sabotage ou toute négligence préjudicielle dans une période où devaient prévaloir les nécessités d'ensemble.
En même temps, le Comité cantonal de Benicarlo apportait, grâce aux rapports fraternels que permettait l'unification croissante de l'agriculture et de l'industrie, des améliorations immédiates à la condition des paysans. Les fermiers et les métayers n'avaient plus à payer en argent ou en nature le loyer de leur terre. Très vite, ils bénéficièrent de l'installation électrique gratuite, fruit des excellents rapports intersyndicaux de caractère régional, et chaque village eut son téléphone. Les ressources nécessaires pour ces travaux provinrent du loyer des maisons des habitants de Benicarlo même, qui furent invités à en verser le montant au Conseil municipal où siégeaient nos camarades. En échange, les impôts furent supprimés, et les propriétaires ne furent jamais jetés à la rue.
Puis on fonda des écoles, on organisa des jardins d'enfants. Tout cela convainquit les hésitants, et les Collectivités finirent par apparaître.
Dans le cas de Benicarlo, l'initiative est donc surtout venue du centre. C'est en partant du centre qu'on a installé, puis multiplié les « Communautés confédérales », ainsi nommées à cause de leur affiliation à la C. N. T. Tout ce qui concerne le canton passait par Benicarlo stratégiquement bien situé. Chaque matin, une moyenne de 150 charrettes apportaient ou emportaient des produits de toute sorte. Le réseau fraternel s'est enfin créé. Il s'est complété par la suite.
Entraînés, les partis politiques admettent ou collaborent.
Des circonstances spéciales de la vie de combattant qui fut celle de l'auteur, ont interrompu beaucoup trop tôt son étude directe des réalisations de la révolution sociale espagnole ; entre autres lacunes, elles ne lui ont pas permis d'observer sur place les Collectivités de Castille, ou plus exactement des deux Castilles : la Vieille et la Nouvelle. Une autre raison en fut que c'est en Aragon d'abord, puis dans la région levantine que la socialisation agraire apparut et s'étendit avec force. Elle se produisit ensuite dans le Centre de l'Espagne, à la fois comme un développement naturel et comme une nécessité.
Pourtant, la région castillane, surtout celle que l'esprit au courant de l'histoire invoque automatiquement, ne semblait pas prête pour une telle aventure, si contraire au rôle qu'elle a joué depuis l'écrasement des « comuneros » au temps de Charles Quint 1. Car, dès la Reconquête triomphante aux dépens des Arabes, elle fut le foyer du centralisme et de la domination politique implantée par Fernand et Isabelle appelés avec raison les « rois catholiques » et maintenue par la force des armes. L'établissement de la cour à Madrid, dont Charles Ouint fut l'artisan définitif, fit pénétrer chez les habitants, comme il arrive presque toujours dans la population des capitales, l'intoxication dominatrice, et l'Eglise la plus fanatique dont la royauté fit un instrument du pouvoir, y ajouta le sceau de son fanatisme intransigeant.
1 Bien que cet écrasement ait eu lieu au temps de Charles Quint, il ne fut pas l'æuvre de ce dernier. Quoi qu'il en coûte à certains Espagnols de le reconnaître, ce fut l'aristocratie espagnole uniquement qui anéantit le soulèvement démocratique ; les répercussions en eurent une extrême importance pour l'histoire sociale de l'Espagne.
Toutefois, les convictions politiques et religieuses ne détruisent pas toujours, forcément, les belles qualités humaines. C'est le cas du paysan castillan dont la noblesse d'esprit et d'âme, la droiture, le courage, l'honnêteté profonde sont les vertus dominantes, qui inspire l'estime de tous, et dont le respect de l'Etat lui-même n'est pas soumission volontaire et servile. Chaque individu étant d'abord un homme, c'est d'abord en lui-même, en sa propre conscience qu'il puise les raisons de son comportement.
D'autre part, le droit municipal et coutumier a résisté en Castille comme en d'autres régions d'Espagne, et sous les structures autoritaires du pouvoir central, il a très souvent maintenu, comme le feu sous la cendre, un esprit et une pratique d'entraide que des personnalités comme Adolfo Posadas et Joachim Costa ont exalté dans des livres comme El Derecho Consuetudinario, ou El Colectivismo Agrario en España. Pour le paysan castillan, une certaine tradition d'entraide, de droit municipal, demeure, et la parole donnée vaut plus que la loi. Il est hospitalier et généreux. Il est travailleur, faisant venir le blé qui nourrit presque tout le pays dans une terre dure, ingrate, à une altitude moyenne de sept cents mètres au-dessus du niveau de la mer, en butte, presque toute l'année, aux gelées intenses et à la chaleur torride. Cette lutte continuelle a développé en lui des qualités d'austérité et de courage.
Pourtant les idées libertaires n'avaient que très peu pénétré sur le vaste plateau castillan. Les conservateurs y dominaient avec le « caciquisme » séculaire des grands propriétaires terriens. Là où un certain réveil aux idées nouvelles s'était produit, les socialistes réformistes en avaient été les bénéficiaires.
Mais la guerre changea bien des choses. Car, dès le premier moment, dans une large partie de la région, elle ne se fit pas contre le fascisme. En échange, elle s'étendit fatalement aux grands propriétaires terriens, implicitement ou explicitement ses alliés. La fuite des hommes, qui passèrent immédiatement aux régions enlevées à la république, facilita, ou provoqua la mainmise révolutionnaire sur leurs biens fonciers.
Et dès le premier moment, dans tous les villages autrefois dominés par une organisation sociale d'un autre âge, le Front populaire nomma des administrateurs qui confisquèrent non seulement la terre, mais les machines et les bêtes de travail.
En même temps, la centrale syndicale réformiste, l'Union générale des Travailleurs, nomma des comités d'administration pour la gestion des champs expropriés. Et les communistes qui faisaient partie du Front populaire s'infiltrèrent au plus vite dans ces nouveaux organismes.
Cet ensemble hétéroclite d'administrateurs sans initiative créatrice exerça immédiatement une gestion désastreuse. Les républicains, naturellement légalistes, et qui n'avaient jamais pensé à de telles responsabilités, ne savaient que faire de ces biens de production. Les communistes et les socialistes, habitués à n'agir que d'après les instructions reçues du Comité central de leur parti, ou des institutions d'Etat, attendaient des ordres qui ne venaient pas, ou qui étaient inadéquats, quand ils n'arrivaient pas trop tard.
Or le travail de la terre exige une initiative constante, répondant à de multiples circonstances que l'on ne peut prévoir des bureaux ; et rien n'est plus insupportable au paysan qu'être commandé à distance par des gens qui ne connaissent rien à son travail. Les militants des partis politiques freinaient les activités nécessaires au lieu de les susciter.
Et il arriva que la grande exploitation, expropriée sous les auspices de l'Etat, qui accomplissait presque par force une réforme agraire dont on parlait depuis longtemps sans jamais l'entreprendre dans la mesure nécessaire, accusa des rendements décroissants; puis que les travailleurs étaient tenus pour responsables de ce recul, et que l'interruption partielle des travaux agricoles provenant de l'incapacité des autorités locales, des comités de gestion qui stagnaient entre la grande propriété individuelle et le socialisme, que tout cela était cause d'une diminution de la production qui menaçait les villes.
La situation devint donc favorable à l'organisation des Collectivités. Bientôt s'ajouta le départ du gouvernement de Madrid, devant l'arrivée des troupes franquistes difficilement contenues, au sud, à douze kilomètres de la capitale. L'appareil d'Etat en était relâché, l'esprit de la population se « dégouvernementalisait », les choses s'arrangeaient d'après l'initiative devenue libre ou beaucoup plus libre, de la population.
Nouvelle étape où l'influence libertaire commença de se faire sentir avec une force inattendue. Cest dans la capitale qu'elle s'était jusqu'alors développée, à un degré pouvant atteindre des dimensions historiques. Depuis quelques années, particulièrement depuis la proclamation de la Deuxième République, en 1931, le mouvement libertaire avait progressé à Madrid, où le caractère bureaucratique et parasitaire imprimé par la résidence royale, la présence de la cour, du Parlement, et des divers organismes d'Etat put pendant longtemps, en même temps que labsence d'industries, favoriser les institutions de caractère bureaucratique et affadir les mæurs. Mais, pendant les cinq années qui venaient de s'écouler, notre mouvement était parti en flèche, et notre quotidien C. N. T. avait augmenté son tirage à 30.000 exemplaires. Le Syndicat du bâtiment, que nos militants avaient eu tant de peine à mettre debout contre l'opposition du Syndicat de la même industrie dont le leader réformiste Largo Caballero était depuis des décennies le dirigeant professionnel, comptait 15.000 adhérents à la veille de l'attaque franquiste ; celui des travailleurs sur bois avait absorbé le tiers des salariés ébénistes, menuisiers et charpentiers. Le Syndicat des professions libérales groupait un nombre croissant de journalistes, d'ingénieurs, d'écrivains que leur esprit foncièrement antiétatiste poussait hors de l'U. G. T. toujours dirigée par les socialistes d'Etat.
Pendant la dictature de Primo de Rivera (1924-1931), un « Ateneo » (centre d'études et de diffusion culturelle) avait été organisé, qui avait commencé de répandre des connaissances en matière sociale 2. La république proclamée, une trentaine d'Ateneos, du même type et de moindre importance, dont une bibliothèque constituait le point de départ, furent organisés dans les quartiers intérieurs et extérieurs. Ceux des faubourgs constituaient une véritable ceinture, et l'on y trouvait non seulement une salle de lecture et de conférences, ainsi que des livres généralement abondants, mais des syndicats ouvriers qui y établissaient leur siège, ce qui faisait aller de pair la lutte de classes et le perfectionnement individuel. Les quartiers de Tetuan, Cuatro Caminos, La Bombilla, Carretera Extremadura, Barrio Malyas, Villaverde, Vallecas, Entre Vias, Las Ventas, La Eliopa, La Guiladera, San Martin, Lucero, Puente de Vallecas, Puente de Segovia, Guindalera, Las Cuarenta Fanegas, Carabanchel Alto, La Latina, La Elipa comptaient chacun un Ateneo 3. Et naturellement, ces Ateneos avaient constitué une Fédération et un réseau qui couvraient la ville et ses environs. Le caractère moral élevé de cette activité explique en grande partie l‘influence de la C. N. T., et les réalisations constructives qui se firent jour dès que la situation permit de les entreprendre 4.
2 Cet Ateneo d'esprit libertaire faisait en quelque sorte pendant, toutes proportions gardées, avec l'Ateneo fondé sous la monarchie par les intellectuels libéraux de Madrid, et dont les campagnes et les positions politiques exerçaient une influence certaine sur la vie publique de l'Espagne. A plusieurs reprises, des militants libertaires, dont Orobon Fernandez, jeune de grande valeur qui mourut tuberculeux, furent invités à y parler.
3 Naturellement, la liste n'est pas exhaustive.
4 Madrid ne faisait donc que suivre la tradition libertaire.
Nos camarades madrilènes, qui avaient déjà établi des contacts avec des noyaux paysans, intervinrent graduellement, préconisant ce qui se faisait en Aragon et dans le Levant. Ils furent assez vite écoutés, d'autant plus qu'en majorité, c'étaient des travailleurs manuels et non des bureaucrates, et que ces travailleurs abandonnèrent facilement le marteau ou la truelle pour la fourche quand cela parut nécessaire.
Et les Collectivités naquirent, puis se répandirent au nord et au sud de Madrid, à travers ce qui restait des deux Castilles non conquis par les franquistes : les deux tiers de la province de Guadalajara, presque toute la province de Madrid, celle de Toliède, de Ciudad Real 5, et la province entière de Cuenca. En un an, on comptait environ cent mille adhérents avec leur famille, et deux cents trente Collectivités. Six mois encore, et le nombre de ces dernières s'élevait à trois cents. Nul ne doute que le mouvement ne se fût étendu bien au-delà de ces limites si Franco n'avait pas gagné la guerre.
5 Ciudad Real (Ville Royale) s'appela à l'époque Ciudad libre (Ville libre).
On sera sans doute très surpris en apprenant que la Fédération des Travailleurs de la Terre, qui faisait pourtant partie de l'U. G. T., adhéra elle-même aux Collectivisations.
Ces dernières s'affirmèrent dès les premiers moments comme autant de réussites, fruits de la solidarité et de la communauté des efforts et des techniques plus efficaces. On n'attendait plus les consignes et les autorisations officielles ou semi-officielles pour aller de l'avant. Terres défrichées, travaux d'irrigation entrepris, nouveaux emblavements, plantations d'arbres, magasins collectifs (« coopératives »), parcs d'aviculture, égalité économique grâce à l'établissement du salaire familial... Au fond, les travailleurs adhérant à l'U. G. T. avaient, le plus souvent, les mêmes aspirations que ceux adhérant à la C. N. T. Comme eux ils voulaient l'expropriation des grands propriétaires terriens que la miniréforme agraire du gouvernement de la deuxième République menait avec une lenteur exaspérante. Ils voulaient l'établissement de la justice sociale dans les faits, dans le droit à la vie, à la consommation, aux satisfactions matérielles nécessaires pour eux et leur famille. Et ils comprenaient bien que cela serait impossible tant que la terre appartiendrait à une minorité d'exploiteurs et de parasites. L'entente se fit donc facilement entre les deux organisations paysannes.
En décembre 1937, le secrétariat de la Fédération nationale de l'Agriculture adhérant à la C. N. T. pouvait déclarer que la région du Centre, comprenant essentiellement les deux Castilles, venait au deuxième rang quant aux résultats atteints, des régions agraires socialisées. La première était le Levant dont nous avons vu la puissance, et à cette époque les Collectivités d'Aragon se ressentaient terriblement des ravages causés par la brigade du communiste Lister, qui fut alors plus courageuse contre les paysans collectivistes que contre les forces armées de Franco.
Les réalisations castillanes ne furent pas seulement dues aux efforts des militants libertaires de la région 6 et des socialistes qui osèrent se joindre à leurs efforts. Fait qui mérite d'être signalé, et qui prouve une fois de plus la profonde solidarité qui unissait les régions, en juillet 1937 mille membres des Collectivités levantines avaient été envoyés en Castille pour aider et conseiller leurs camarades moins préparés qu'eux. Grâce à ce concours de participations complémentaires, il semble bien qu'en Castille, les enseignements de l'Aragon et du Levant aidant, on avança plus vite, dans un minimum de temps.
Au point de vue administratif, la structure organique des Collectivités castillanes est essentiellement la même que celle que nous avons déjà décrite pour l'Aragon et le Levant. Commission gestionnaire nommée par l'assemblée villageoise, ou collectiviste, et responsable devant elle ; groupes de producteurs constitués et organisés suivant l'âge, l'aptitude au travail, le sexe et la diversité des tâches 7 ; délégués des groupes se réunissant périodiquement pour planifier l'ensemble et coordonner les efforts 8.
7 Rappelons-nous que les femmes ne travaillaient qu'épisodiquement, « pour rentrer la luzerne et démarier les betteraves », comme disaient dans leur rapport les Collectivistes d'Albalate de Cinca.
8 Il s'est produit ici le contraire de ce qui s'est produit dans le Levant. Ce sont les militants de la ville qui sont allés porter la bonne parole à la campagne.
Les Commissions administratives furent, comme en Aragon et dans le Levant, composées d'autant de membres qu'il y avait de branches d'activités : agriculture, bétail, habitat, enseignement, etc. Dans les petites villages ou les collectivités peu nombreuses, un seul délégué cumulait parfois plusieurs de ces fonctions, sans, généralement, cesser pour autant de travailler, Car, lisons-nous dans un rapport publié à l'époque, « dans une Collectivité bien organisée, personne ne doit abandonner sa condition de paysan ».
Le Conseil économique pour la Castille, qui résidait à Madrid, était lui-même conseillé par des spécialistes, diplômés et non diplômés, en matière de culture et d'élevage. En même temps, la comptabilité locale, confiée généralement, dans les campagnes, à un professionnel souvent venu de la ville, enregistrait ce qui se rapportait à la production, à la consommation, aux salaires versés, aux produits emmagasinés. Ainsi tout était contrôlé par les paysans, régulièrement informés ; d'autre part, ce qui se produisait à l'échelle du canton était communiqué à la commission correspondante de la fédération cantonale qui, à son tour, informait les Collectivités implantées dans les campagnes. Il s'exerçait ainsi une décentralisation des fonctions administratives.
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Au point de vue économique, les Collectivités de Castille n'avaient pas toujours la même structure organique que, par exemple, les Collectivités d'Aragon. Souvent elles n'ont pu se développer que dans les immenses propriétés dont les paysans socialisateurs se sont emparés. D'autre part, et comme en Andalousie 9 des propriétés étaient si vastes qu'elles constituaient, avec le personnel installé, des unités économicosociales. Il arriva donc qu'une Collectivité isolée avait une très grande importance. Il arriva aussi que dans la juridiction de certains villages plusieurs Collectivités éparses étaient réunies par un Comité local de liaison. D'autres fois, le village presque entier était collectivisé, ou ce qui l'était constituait une unité homogène et intégrée dans la multiplicité des activités générales.
9 Les grandes fermes andalouses appelées « cortijos » employaient à demeure un personnel nombreux, et constituaient souvent des unités économiques. (Voir le chapitre intitulé L'Idéal).
Car, quelle que fût l'importance de ces réalisations, elles ont toutes, dès le début, tendu à unifier, et même, pour employer un verbe cher à Bakounine, à « solidariser » leur action. C'est pourquoi chaque Collectivité, adhérant à la Fédération cantonale, après avoir couvert ses frais (paiement de salaires ou d'assignation - le mot « salaire » répugnant à la mentalité générale -, achats d'engrais, de semences, de machines, déboursements scolaires, dépenses sanitaires, etc.), envoyait l'excédent d'argent dont elle disposait à la « Caisse cantonale de compensation ». Cette Caisse, dont les administrateurs étaient nommés par l'assemblée générale des délégués des Collectivités, et responsables devant elles, avait pour mission essentielle de distribuer l'argent fourni par les Collectivités les plus favorisées aux Collectivités les plus défavorisées.
Ainsi donc, comme en Aragon le principe communiste libertaire s'appliquait non seulement au sein de chaque Collectivité, mais entre toutes les Collectivités. Aucun village catastrophé par la grêle, ou la sécheresse, ou la gelée et secouru contre les méfaits de la nature ne devait rembourser la moindre parcelle de l'aide qu'il avait reçue.
Mais la Caisse fédérale de compensation avait aussi d'autres attributions. Il ne suffisait pas d'aider le village, ou la Collectivité isolée constamment et involontairement déficitaire. Avec les spécialistes du Comité de la Fédération du Centre, elle étudiait les moyens de porter remède à ces difficultés en améliorant le rendement de l'agriculture, en organisant des industries auxiliaires.
Comme dans les autres régions d'Espagne, toutes les caisses cantonales de la région du Centre étaient fédérées. Leur siège se trouvait à Madrid. La région constituait donc une unité dont les parties résolvaient librement les problèmes locaux, mais aussi, sur un plan d'ensemble, les problèmes plus généraux, dont ceux de la production. En un an, le Comité de Madrid distribua pour deux millions de pesetas d'engrais chimiques et de machines aux Collectivités les plus pauvres 10. Il s'était procuré cet argent par la vente des excédents des Collectivités les plus riches.
10 On appréciera mieux l'importance de cette, somme quand on saura qu'un quintal de blé valait alors 58 pesetas.
Le mécanisme général et fédéral était donc bien monté. Rien n'était laissé au hasard. Et l'organisation régionale d'ensemble ne se limitait pas à remplir les fonctions qui viennent d'être énumérées. Elle conseillait, guidait en permanence sur l'emploi des meilleures techniques, les formes les plus appropriées du travail. Déjà, en novembre 1937, la Fédération régionale des paysans devenue Fédération régionale des paysans et de l'alimentation du Centre, avait installé ses laboratoires que l'on consultait sur la profondeur des labours, les engrais les plus indiqués, les cultures ou les semences les plus adéquates, après examen chimique de la terre. Mais on ne se contentait pas de conseiller : la section des engrais se procurait, et fournissait ce que recommandait la section des laboratoires : synchronisation toujours.
Campo libre, organe de la Fédération - et qui paraissait en même temps que la C. N. T. publiait, ainsi que les différents organes régionaux des Collectivités libertaires, des indications précises, sur la façon de cultiver, ou de traiter les céréales, les fruits, les légumes, la vigne, les arbres fruitiers, selon les variétés, le climat, le terrain. On y trouvait des instructions techniques sur la lutte contre les maladies cryptogamiques, sur la conservation des produits obtenus, ainsi que sur les races animales qui convenaient le mieux à chaque région, sur leur alimentation rationnelle, etc. Et les sections techniques de la Fédération publiaient dans les organes de presse des avis comme celui-ci :
« Nous prions nos Syndicats et Collectivités locales et cantonales ayant besoin de renouveler leurs vignes et de les améliorer au moyen de plans américains de nous le communiquer au plus tôt, en nous indiquant quelles variétés il leur faut, et en quelles quantités. Cela dans les cas où elles savent ce qu'il convient, selon le terrain. Dans le cas contraire, qu'elles nous fassent savoir quel nombre de plants elles désirent, et nous envoient, pour analyse, un échantillon de la terre, en surface et en profondeur, afin que nous puissions établir la variété la plus appropriée. Nous pourrons aussi leur procurer à temps les plants nécessaires pour que les vignobles donnent les meilleurs résultat. »
D'autres recommandations et indications sur tous les aspects de la production agricole et ses dérivés contribuaient à la formation technique des paysans, et tous ces efforts facilitaient la rationalisation rapide de l'agriculture qu'aidaient avec enthousiasme nos ingénieurs agronomes, nos chimistes, nos spécialistes divers 11.
11 Ce que nous savons de la Révolution russe et de la presse qui se publia dès les premières années de la domination bolchevique, nous autorise à dire que l'on n'y trouvait pas de tels conseils, reflétant un tel esprit constructif.
On retrouvait cette morale, cette solidarité, cette responsabilité, cette pratique collectiviste dans tous les aspects de la vie. Déjà vers la fin de 1937, quand des camarades envoyés du Levant ou de la Catalogne avec des camionnettes, arrivaient dans n'importe quel village collectivisé de Castille pour se procurer du blé, ils se heurtaient régulièrement à un refus. Même si lon disposait de stoks, on leur répondait: « Camarades, ce dont nous disposons ne nous appartient pas ; il faut vous adresser au secrétariat de la Fédération régionale, à Madrid. » Aucune offre d'argent ou de marchandise n'eût pu changer quoi que ce fût à cette attitude, car on savait que le respect des résolutions prises était un gage de succès général. Il ne restait alors aux acheteurs qu'à téléphoner ou à se rendre à Madrid, où la section des échanges ou de commercialisation acceptait de fournir la marchandise demandée si les intérêts généraux des régions moins bien partagées ou les nécessités de la guerre, toujours présentes, le permettaient.
Nous avons dit que la Fédération régionale des paysans du Centre était devenue Fédération régionale des paysans et de l'alimentation. Il s'agissait là, d'abord, d'une prise de conscience du rôle joué par les producteurs, ensuite d'une intégration organique dont il existait des précédents peut-être moins développés en Aragon et dans le Levant.
Le 25 octobre 1937, sur l'initiative de l'organisation paysanne de la C. N. T., région du Centre, la fusion s'opéra entre les 97.843 paysans et les 12.897 travailleurs de la distribution, eux aussi appartenant à la C. N. T. C'était un pas de plus dans la coordination de fonctions complémentaires. A partir de ce moment, production et distribution ne sont plus séparées. Ce sont les distributeurs de la Fédération des producteurs qui sont chargés de répartir les produits dans les coopératives et les magasins ou dépôts publics, ce qu'on organise aussi rapidement que possible dans les villages et dans les villes, sans oublier la capitale de l'Espagne. Le commerce privé est éliminé ou tout du moins mis en tutelle, et disparaît la possibilité, pour une minorité d'intermédiaires, de spéculer sur les produits apportés par une majorité de producteurs, et d'être maîtresse de la vie matérielle des populations 12.
12 Voici un exemple probant : à Barcelone, et généralement en Catalogne, il ne fut pas possible de socialiser et d'amalgamer production et distribution. Et le repas qui coûtait 12 pesetas dans un restaurant de Barcelone, coûtait 3 pesetas dans un restaurant socialisé de Madrid.
Puis, comme en Aragon, comme dans le Levant, comme en Catalogne, comme, nous en sommes certain, dans les parties de l'Andalousie et d'Estrémadure qui furent pendant quelque temps aux mains de nos camarades, cette réorganisation économique fut complétée par la création de nombreuses écoles, de colonies d'enfants, d'importants travaux d'irrigation et de nombreuses initiatives dans la mise en culture de terrains vagues, et cela dans Madrid même, au prix d'efforts souvent inouïs. Ajoutons encore les mesures positives que nos camarades firent triompher dans les Conseils municipaux, où ils s'efforçaient d'élargir le rôle de la commune et de transformer cette dernière en élément actif de réorganisation sociale.
Voici maintenant quelques exemples qui peuvent nous donner une idée assez nette des réalisations effectuées dans les trois cents Collectivités castillanes qui existaient en mars 1938, et dont le nombre augmenta par la suite.
Collectivité de Miralcampo. - Elle fut fondée dans une immense propriété du comte de Romanonès, leader fameux du libéralisme monarchiste. En 1936, avant la Révolution, on y avait cultivé le blé sur une superficie de 1.938 hectares, et de l'orge sur 323 hectares. Après la collectivisation, la superficie emblavée était de 4.522 hectares pour le froment et de 1.242 hectares pour l'orge. La production du vin passa de 485 à 727 hectolitres, grâce au meilleur entretien des vignes, et à l'organisation de l'irrigation (car on n'avait pas encore eu le temps de changer les cépages). Quant à la valeur de la production de melons elle était passé de 196.000 à 300.000 pesetas, et celle de la luzerne, de 80.000 à 250.000 pesetas. Or à l'époque, et dans l'ensemble, l'augmentation des prix n'atteignait pas 10 pour cent.
De plus, la Collectivité avait un splendide élevage de lapins, une centaine de porcs et un magasin de ravitaillement auquel se fournissaient huit cents personnes 13.
13 Danson livre Historia del Anarco-sindicalismo espagnol, paru à Madrid, en 1968, l'écrivain Juan Gomez Casas écrivait : « Les Collectivités organisées par la Fédération régionale du Centre de l'Espagne, dans les possessions du comte de Romanonès à Miralcampo, et Azuqueca, province de Guadalajara, méritent spécialement d'être citées. Les paysans transformèrent toute la physionomie de ces contrées, ils dévièrent le cours d'une rivière pour irriguer les terres, augmentèrent énormément les surfaces cultivées, construisirent des fermes, un moulin, des écoles et des réfectoires collectifs, des maisons pour les collectivistes, et augmentèrent énormément la production.
Ajoutons que quand il retourna dans ses terres, après la fin de la guerre civile, le comte de Romanonès, beau joueur, émerveillé de ce qu'il voyait, intervint pour faire libérer le principal organisateur de cette æuvre constructive, que les fascistes tenaient en prison, et auraient certainement fusillé.
Dans tout le canton, les Collectivités de Tielmes, Dos Barrios, Cabañas Yelpe, Cislada, Tomelloso, Almagro, réalisèrent une æuvre constructive comparable à celle de Miralcampo.
Manzanarès. - Les réalisations collectivistes de Manzanarès furent beaucoup plus vastes que celles de Miralcampo. Cette ville comptait à l'époque 25.000 habitants, et exceptionnellement aussi, s'agissant de la Castille, le mouvement libertaire y avait poussé de nombreuses racines 14. Aussi, la collectivisation fut-elle entreprise dès le mois d'août 1936 ; dès le début, nos camarades parvinrent à entraîner avec eux les adhérents locaux de l'Union générale des travailleurs.
14 Sur 18.000 habitants, la C. N. T. comptait normalement 3.000 adhérents ; au commencement de la socialisation, et comme conséquence des persécutions récentes, elle en comptait 2.000. Quelques mois plus tard, elle en comptera 6.000.
En 1937, la Collectivité possédait 22.500 hectares de terre, et 2.500 de bois et forêts. La moitié de cette richesse provenait d'expropriations, l'autre de dons et d'adhésions volontaires. On conservait dans les archives les procès-verbaux de soixante-trois expropriations, de vingt-trois dons volontaires à perpétuité, et des dons de cinq cents collectivistes auparavant petits propriétaires. Le noyau initial se composait de 1.700 personnes, hommes, femmes et enfants.
L'année suivante, on obtenait 87.610 quintaux de blé, 96.840 hectolitres de vin, 630 hectolitres d'huile, pour 630.000 pesetas de céréales secondaires et 900.000 pesetas de fruits et de légumes.
Dès février 1937, la Collectivité possédait 700 mules et mulets, autant de charrettes et de chariots, six tracteurs, quatre batteuses pour les céréales, six ventilateurs à main, trois à moteur, quatre-vingts pompes pour extraire l'eau et la distribuer dans les cultures potagères. Ajoutons 3.000 têtes de bétail ovin, quatre-vingts chèvres et deux immenses pigeonniers contenant six mille pigeons chacun.
Ce n'est pas tout. On comptait aussi trois moulins à huile munis de pressoirs hydrauliques, trente caves vinicoles d'une contenance totale de 131.200 hectolitres, une fabrique d'alcool à usage médicinal, une imprimerie, deux ateliers de charronnage munis d'outillage moderne, une menuiserie, un atelier pour le tissage du sparte, une fabrique de plâtre, une de soufre pour le sulfatage des vignes, et un atelier de mécanique.
Il est vrai que presque toutes ces installations existaient auparavant, mais la Collectivité les a fait produire au maximum. Et, siège cantonal, elle a aidé les Collectivités de Membrilla, La Solana, Alhambra, Villarte, Arenas de la Vega, Daimiel, Villarubia, Almagro et Bolanos avec lesquelles elle était unie par la communauté de l'effort. Telle était la confiance qu'elle inspirait que l'Institut de la réforme agraire, organisme officiel d'Etat lui octroya, au début de son organisation, un prêt de 800.000 pesetas quelle remboursa sans peine, bien que la mobilisation pour la guerre d'une partie importante de ses membres la privait de bras qui lui auraient permis de faire davantage.
Alcazar de Cervantes. - C'est dans cette ville, dont le nom traditionnel d'Alcazar de San Juan avait été changé par la révolution, que naquit Cervantes (ceci est du reste controversé). Dès octobre 1936 la section locale de la C. N. T. et celle de l'U. G. T. commençaient la socialisation agraire. Sur 53.000 hectares qu'embrassait le territoire municipal, 35.000 passèrent aux mains de la Collectivité.
Un comité d'administration composé de trois membres de chaque organisation syndicale fut nommé. Le président, un vieux paysan, petit propriétaire, membre de l'U. G. T., n'était peut-être pas le plus favorable à cette entreprise révolutionnaire, mais sa nomination constituait, de la part de nos camarades, un geste de tolérance. On n'eut du reste pas à s'en plaindre.
Comme partout, la première chose que fit la Collectivité fut d'intensifier la production agraire. Jusqu'alors, celle de céréales était presque inexistante. Un an après elle s'élevait à 19.000 hectolitres de blé et à 15.000 hectolitres d'orge. Effort appréciable, dans des terres dures et dans des conditions de climat généralement adverses.
En février 1938, la Collectivité comptait 1.800 mules et mulets, 400 moutons et brebis. Ce troupeau ovin qui n'avait pas augmenté davantage parce quil était continuellement mis à contribution pour le ravitaillement de Madrid 15 avait, au 30 juillet 1937, rapporté, après le paiement des salaires familiaux, un bénéfice net de 211.792 pesetas.
La région est surtout apte à la culture de la vigne. En 1937, la vendange donna 48.300 quintaux de raisin qui furent livrés aux pressoirs des caves collectives. On retint pour la consommation locale la trentième partie du vin, et l'argent encaissé par la vente des produits obtenus permit d'améliorer le standard économique et de donner en vêtements, en meubles, en réparations des maisons un confort jusqu'alors inconnu.
Ce n'est qu'en mars 1937, six mois après la naissance de la Collectivité agraire, qu'apparut la Collectivisation industrielle. Sans doute les résultats de la Collectivisation agraire incitèrent-ils à l'entreprendre ceux qui avaient jusqu'alors hésité. Les membres de la C. N. T. commencèrent par installer dans une maison abandonnée un atélier de métallurgie. Quelques artisans et petits patrons les aidèrent, et peu après, l'atelier réunissait quarante ouvriers mécaniciens dont le responsable technique était nommé par eux. On avait commencé avec l'outillage que chacun apporta, mais celui-ci fut amélioré dans la mesure où les circonstances le permettaient.
Comptabilité collectiviste
Nous avons vu que la grande majorité des anarchistes espagnols avaient adhéré au communisme libertaire ou anarchiste, ou à l'anarcho-communisme, ou encore ,dans la période qui va de 1918 à 1936, à l'anarcho-syndicalisme, dont la formule et la dénomination se répandirent comme une des conséquences de la révolution russe, mais n'ajoutaient rien, bien au contraire, aux conceptions constructives de l'anarchisme que nous pouvons qualifier génériquement de social 1. Nous avons vu aussi que la formule de l'anarchisme communiste, aussi bien que celle du communisme libertaire et de l'anarcho-syndicalisme était celle de la libre consommation, qui semblait garantir le droit à la vie égal pour tous, et être l'expression pratique de la véritable justice sociale. C'est pourquoi, Kropotkine l'avait simplifiée en la résumant, dans son livre La Conquête du Pain, par la formule un peu trop répandue et inquiétante de « prise au tas » : chacun et chacune prendrait librement ce dont il avait besoin dans les magasins communaux. Mais depuis assez longtemps, des réticences s'étaient formulées parmi les anarchistes sociaux. Malatesta, le premier sans doute, et dont lesprit critique était assez souvent éveillé, bien qu'il fût généralement incapable d'opposer à ce qu'il critiquait, des solutions constructives valables, avait exprimé des doutes quant à la possibilité de pratiquer ce principe en toute liberté, et affirmé qu'il ne serait pas applicable tant qu'il n'y aurait pas une très grande production de biens de consommation -, malheureusement il ignorait que l'augmentation des besoins suit toujours, quand elle ne la précède pas, laugmentation de la production, et qu'il n'y aurait jamais, pour ce problème, de possibilité de libre consommation.
1 L'anarchisme individualiste ne fit jamais souche.
Mais des militants moins connus, dont l'auteur de ce livre, avaient posé le problème à leur façon. Parmi eux, certains proposaient l'emploi d'une monnaie - ce que Malatesta avait fait incidemment, sans trop y insister, vers 1922. Certains préconisaient aussi une monnaie, sans en expliquer le mécanisme financier, et pour éviter qu'elle donne lieu à une thésaurisation dangereuse, l'imaginaient « fondante», et perdant sa valeur en un laps de temps très court. Dautres solutions furent préconisées. Par exemple, que la distribution fût organisée sous un certain contrôle, par des coopératives syndicales et des magasins municipaux, ce qui empêcherait le gaspillage, et que des éléments contraires à la révolution ne la sabotent en consommant inconsidérément et en gaspillant librement. Toutefois, en 1936, on n'avait pas encore trouvé de solution théoriquement valable, particulièrement pour les villes.
Rien donc n'avait été formulé avec une ampleur et une précision suffisantes. Or, la révolution commencée, il était indispensable de trouver une ou des solutions. Les circonstances obligèrent à y parvenir. Dans les régions où, comme en Castille, en Catalogne ou dans le Levant, le maintien des structures politico-administratives officielles se poursuivait par la présence de l'Etat républicain, l'emploi de la monnaie oflicielle fut conservé, avec sa garantie or 2 . Il ne restait plus, dans les régions que nous venons de mentionner, qu'à établir le salaire familial pour éviter les inégalités. La peseta demeura donc comme étalon de valeur, et moyen de distribution.
2 L'Espagne était alors un des pays d'Europe qui possédait le plus de métal jaune : on calculait qu'il existait environ trois milliards de pesetas or à la Banque d'Etat.
Mais - et ce fut particulièrement le cas en Aragon -, là où l'Etat ne dominait pas, il fallut improviser des solutions originales ; et nous disons bien « des solutions », parce que chaque village, ou petite localité, innova la sienne.
Il n'y eut donc accord tacite, au départ, que pour la suppression de l'argent, expression et symbole de l'injustice traditionnelle, de l'inégalité sociale, de l'écrasement des pauvres par les riches, de l'opulence des uns aux dépens de la misère des autres. Pendant des siècles, et d'aussi loin que les plaintes des déshérités s'étaient transmises de génération en génération, l'argent était apparu comme le moyen de l'exploitation par excellence, et la haine des gens du peuple s'était accumulée contre le métal maudit, contre le papier monnaie ; ce que les révolutionnaires s'étaient promis de faire disparaître, avant et par-dessus tout.
Ils tinrent parole, toujours en Aragon. Toutefois on n'appliqua pas pour cela le principe de la « prise au tas », ou, exprimé en termes d'économie, de la libre consommation, A part l'accès sans contrôle aux produits existant en très grande abondance, et qui n'étaient pas les mêmes dans tous les villages (ici le pain et le vin, ailleurs les légumes, l'huile ou les fruits), un certain ordre fut établi dès les premiers moments quand on le crut nécessaire, comme il le fut pour la poursuite du travail et de la production. Car, et dès les premiers moments aussi, la révolution fut considérée comme une entreprise constructive très sérieuse. Dans les campagnes surtout, il n'y eut pas d'orgie révolutionnaire. On comprit, dès le premier jour, la nécessité de contrôler et de prévoir.
Nous avons conservé des témoignages probants de la façon dont s'établit la comptabilité collectiviste. Commençons par le plus simple de toutes.
Nous voici à Naval, village situé au nord de la province de Huesca. Pas de monnaie, même locale, pas de rationnement. Consommation libre dès le premier jour, mais consommation contrôlée. Chacun peut se présenter au « Comité antifasciste » que conseille, si nécessaire, le groupe libertaire local. On a improvisé une Coopérative de distribution générale, et celle-ci a établi un carnet à souches numéroté de 1 à 100, sur lequel sont notées, au jour le jour, les denrées remises, sur la demande, et le nom des consommateurs.
Le 15 septembre, date de l'inauguration de la vie collective, Antonio Ballester - ou quelqu'un de sa famille - a reçu un demi-kilo de pois chiches et un kilo de savon; José Gambia a reçu une paire d'espadrilles ; Serafin Bistué, du grillage pour une cage à lapins et de la ficelle ; Prudencia Lafulla, une femme, un kilo de riz et un kilo de sucre ; Joaquinna Bustos, un kilo de savon ; Antonio Puértolas, deux kilos de viande ; Ramon Sodomillo, trois litres de vin ; José Lafarga, un pain ; José Arnal, une robe pour fillette, un kilo de savon et un de riz 3 ; de même que Sotero Fuentes, qui prend aussi un kilo de savon et un de lard ; Sesouta, des clous pour la guérite de la garde; Joaquina Lacoma, un kilo de savon, de même que Pablo Solanona, Juan Lacambra, Antonio Puértola, Isidro Salas, une livre de lard. Puis c'est une boîte de sardines à un ou une collectiviste dont nous ne pouvons déchiff rer le nom ; et encore un kilo de savon à Domiciana Linès ; et un autre, accompagné d'un kilo de sucre à .?. Baron. Antonia Coronas a demandé ce jour-là une boîte de lait condensé, un kilo de riz, un de savon. Nous ignorons à qui va la « vara » 4 de toile pour la « garde » - peut-être pour une baraque où veillent des sentinelles. Puis, pour terminer ce premier jour, voici, consigné à la, souche nº 25, l'échange d'une demi-douzaine d'æufs apportée sans doute par un individualiste, contre un demikilo de sucre.
3 Le fait qu'un homme soit all'e chercher ces articles, et que d'autres l'aient fait par la suite semble indiquer une révolution instantenée dans les moeurs. Quel Espagnol serait allé, auparavant, faire les courses chez l'épicier et acheter une robe de fillette ?
4 Mesure de 0,835 m.
Naval comptait alors 800 habitants et 176 familles. Il n'y eut donc pas, ce premier jour, abus ou gaspillage. Mais les souches des jours suivants montrent une même modicité de consommation gratuite : deux paires d'espadrilles pour deux hommes: trois kilos de savon; une bouteille de lessive; un kilo de pois chiches ; un kilo de sucre ; 150 grammes de viande de mouton « pour une malade » est-il mentionné comme pour s'excuser de demander cet aliment de luxe ; un litre d'huile, du fil à coudre, puis deux kilos de pain, trois litres de vin (exceptionnel), un kilo de pâtes alimentaires, et encore du savon, et encore de la lessive, et encore du savon 5. Chacun de ces articles a été demandé par des personnes différentes, et figure sur une souche à part.
5 Le savon fut, comme on peut le voir, un des articles les plus demandés. Cette fringale de propreté en dit long.
Tel fut à Naval et dans d'autres villages le procédé de contrôle le plus simple utilisé dans les premiers temps. Mais il fut encore simplifié par la suite. Car le 1er décembre de la même année, on remplaça le carnet à souches par un carnet ordinaire, sans souches, qui fut distribué à chaque famille. Et pour tout le mois de décembre, le total de dépenses en épicerie et boucherie de la famille à laquelle appartenait celui que nous avons en main, et que nous n'avions pas spécialement choisi, fut de 107,30 pesetas ; il fut de 79,20 pesetas en janvier, de 68,85 pesetas en février, de 90,80 pesetasen mars, de 83 pesetas en avril. Un compte séparé était tenu pour les articles de mercerie et le rayon des vêtements et chaussures.
Mais derrière ce contrôle primaire, en sa simplicité, on trouvait une comptabilité plus sévère et plus compliquée. Voyons nos notes prises sur les registres de contrôle général, et dans la documentation que nous avons soigneusement compulsée, ou gardée.
D'abord un registre où sont couchées quotidiennement les entrées et les sorties, les achats et les ventes de tous les produits sans exception. Puis le Grand Livre où figurent, au fur et à mesure des jours qui s'écoulent dans les sections respectives, spécialement établies, toutes les opérations. Et un autre livre concernant l'abattage des animaux, avec la date, le détail des bêtes, leur nombre, leur provenance, leur poids, leur qualité, la quantité de viande gardée pour les malades et celle livrée à la boucherie.
Dans un petit registre séparé on consigne ce qui est remis aux collectivistes «para vicios», comme dit savoureusement le rédacteur, qui doit être un peu puritain: les «vicios» (vices) c'est le tabac pour les hommes, de menus produits de toilette pour les femmes, des bonbons pour les enfants... Les hommes disposent de deux pesetas par semaine, les femmes d'une peseta, les enfants de 0,50 centime. Ce registre a pour pendant celui où figurent les comptes des deux estaminets du village où l'on peut consommer de la limonade, un verre de vin - un seul -, de l'eau gazeuse, ou un «café» d'orge grillée.
Enfin, on me montre le registre concernant les deux camions que la Collectivité s'est procurés, et le compte des dépenses qu'ils entraînent (essence, pneus, réparations, etc.). Il y a encore le livre réservé à la vente des poteries fabriquées sur place et répandues dans la région. Puis voici, à part, le livre des recettes provenant de la vente du sel obtenu sur place. Enfin, celui réservé aux dépenses totales de chaque famille.
Comptabilité précise, quoique improvisée par des hommes qui n'en avaient jamais fait.
Dans le domaine de la distribution, quelle qu'ait été la forme ou la méthode, l'initiative organisatrice apparaît sans cesse. En des centaines de villages, les «libretas de consumo» (disons carnet de consommation) sont apparues. Ces carnets sont de dimensions et de couleurs diverses. Des tables derationnement y sont établies, car il faut rationner, non seulement en prévision d'une diminution des réserves, et peut-être de la production, mais parce qu'il faut, aussi, ravitailler le front, et les villes qui trop souvent ne semblent pas comprendre la gravité de la situation. Voici donc un carnet d'un assez grand format (22 X 13 cm); il est de couleur verte, il a été édité à Calanda, dans la province de Teruel. Il embrasse la période allant du 1er mars 1937 au 2 février 1938, et chaque page correspond à une semaine.. Sur la gauche, une colonne verticale contient la liste des produits que le possesseur ou sa famille peut se procurer, de la viande à la lessive, en passant par les produits d'épicerie, les conserves (généralement, en Aragon, tomates et sardines), les légumes secs, les meubles, les tissus et même les parfums. En tout, vingt-sept articles. A chaque jour de la semaine correspond une colonne parallèle où l'on inscrit la valeur des achats, calculée en pesetas. Le total est ainsi connu très simplement et le contrôle exercé.
Le carnet de Fraga est plus petit: 15 X 10 cm. Ici, ce sont les jours, du 1er au 30, ou 31 de chaque mois, qui figurent sur la colonne de gauche, et en haut, horizontalement et verticalement, en petits caractères, et pour chaque colonne, sont énumérés quatorze produits que l'on a cru nécessaire de rationner, d'après les possibilités de ravitaillement local et les réserves existantes (nous avons déjà dit que Fraga est continuellement mis à contribution par les troupes de passage).
Le carnet d'Ontiñena (appelé «libreta de crédito») avait les mêmes dimensions que celui de Fraga. Mais on n'y spécifiait ni les dates, ni les articles disponibles. Les colonnes correspondantes étaient remplies au fur et à mesure de la consommation. Le carnet de Granollers, dans la province de Barcelone, répondait à une autre conception. Edité par le conseil municipal, il comptait huit feuillets par semaine, et ces feuillets étaient divisés en coupons détachables où étaient stipulée la quantité de pain, d'œufs, de sucre, de pommes de terre, de viande de boucherie, de volaille (poule ou lapin), de morue salée ou de viande de porc que chaque famille pouvait acheter selon le nombre de ses composants, et selon les jours de la semaine, spécialement stipulés, d'après l'organisation établie du ravitaillement.
Il y avait ainsi, en Catalogne et surtout en Aragon, quelque 250, peut-être 300 carnets de conception voisine et formes diverses. Mais il existait aussi d'autres formes de ravitaillement et de contrôle. Tout cela variait selon les ressources disponibles, les réserves existantes et la conception que l'on avait des choses. Voici, par exemple, la table de rationnement établie sans carnet, et sans monnaie nationale ou locale, dans la ville de Barbastro, la seconde en importance de la province de Huesca :
Le pain n'est pas rationné; le vin l'est parfois; l'huile aussi, mais on distribue en moyenne 30 litres par personne et par an. C'est, comme en tant d'endroits, la seule matière grasse employée dans l'alimentation.
Observons encore que l'on inclut parmi les grandes personnes les enfants au-dessus de quatorze ans.
Tous ces exemples, et d'autres que nous n'énumérons pas pour ne pas trop nous étendre sur cet aspect de la comptabilité collectiviste montrent qu'il n'y eut jamais désordre. Au contraire, on pourrait peut-être (nous disons bien peut-être) reprocher aux animateurs des Collectivités d'avoir parfois un peu trop organisé les choses. On a vu comment, à Naval, une part minime des dépenses était réservée aux petits extras, aux «vicios». Cette attention se retrouve là où le rationnement avait atteint un degré émouvant d'austérité. Les «hojas de fumadores» (cartes de fumeurs) qui, à la fois, tenaient compte d'une faiblesse humaine et en freinaient les excès furent éditées et distribuées dans nombre de Collectivités, ainsi que les «vales» ou bons de consommation donnant droit à la consommation d'une tasse d'orge grillée, appelée café. A Ontiñena, par exemple, chaque collectiviste recevait par semaine une carte pour dix consommations que l'on poinçonnait à chaque dégustation d'où l'alcool, était exclu. Ce genre de cartes circulait très souvent, et celui qui invitait un ami à prendre «quelque chose» consommait par la suite un «café» ou une limonade en moins.
Là où le strict rationnement et la monnaie officielle étaient refusés, est apparue la monnaie locale. Les villages qui l'adoptaient faisaient imprimer des bons ornés d'une gravure ou d'un simple cadre avec le nom de l'endroit, et l'indication: 1, 2, 5 ou 10 pesetas, parfois vingt-cinq ou cinquante centimes de pesetas et cette monnaie fiduciaire était, toujours localement, aussi solide que la peseta officielle, garantie par le gouvernement de Valence. Elle avait même l'avantage de ne pas se dévaluer.
Toutefois, reconnaissons aussi qu'elle offrait l'inconvénient de n'être utilisable qu'à l'échelle locale. Cela n'échappait pas à nombre de ceux qui assumaient l'initiative de la reconstruction sociale. Ni, par exemple, aux habitants désireux de se déplacer. Dans ce dernier cas, le Comité de la Collectivité fournissait les pesetas nécessaires, ce qui permettait d'aller dans une région où la monnaie officielle faisait loi 6. Mais pour en finir avec la multitude de monnaies locales, le congrès des Collectivités d'Aragon que nous avons résumé au chapitre correspondant avait accordé à l'unanimité de supprimer totalement leur emploi et d'établir le rationnement égalitaire pour toutes les Collectivités aragonaises.
6 Cela fut, et est encore la pratique des kibboutzim israéliens qui, du reste, ne sont pas, sur beaucoup de points, comparables aux Collectivités espagnoles, car on y trouve des normes et une organisation presque conventuelle, qui rappellent les communautés préconisées par nombre de réformateurs du siècle passé, et où la liberté individuelle est par trop ignorée.
Aussi fit-on éditer un carnet de ravitaillement familial, identique pour tous. Ce carnet, qui portait, de semaine en semaine, les dates du 1er avril 1937 (moment du démarrage) au 31 décembre, énumérait vingt et un articles et groupes d'articles dont la liste donnait, en même temps, un aperçu de la sobriété de la vie du paysan espagnol (sobriété redoublée toujours par les impératifs de la guerre). Enumérons, pour plus de précision, quels étaient ces articles, dans l'ordre établi: pain, vin, viande, huile, pois chiches, haricots, riz, pâtes alimentaires, saucisses, saucisson, boudin, lard, conserves diverses (non spécifiées), sucre, chocolat, tomates en conserve, pommes de terre, lait, lentilles, olives, lessive, savon, quincaillerie, articles de ménage, mercerie, chaussures.
L'attaque communiste qui se produisit peu après allait empêcher l'application généralisée de ce projet. Repliées sur elles-mêmes, extrêmement amoindries à conséquence de destructions qu'elles avaient subies, les Collectivités furent, par la suite, condamnées à une vie précaire.
On peut toutefois en arriver aux conclusions suivantes : pour le problème de la distribution, plus important à certains points de vue que celui de la production même, les Collectivités ont montré un esprit novateur qui, par la multiplicité des aspects et son sens pratique, force l'admiration. Le génie collectif des militants de base a su résoudre des problèmes qu'une organisation gouvernementale centralisée n'aurait pu ni su résoudre. Si les méthodes pragmatiques auxquelles on dut recourir peuvent paraître insuffisantes, et parfois défectueuses devant certaines contradictions que l'on observe çà et là, l'évolution tendant à éliminer ces contradictions s'opérait rapidement (en huit mois, et moins, selon les cas, les résolutions organiques étaient prises), et l'on s'acheminait rapidement vers des améliorations, unificatrices et décisives. Pendant ce temps, dans la zone du pays où dominait la monnaie officielle, la peseta se dévaluait sans arrêt, par l'incapacité du gouvernement de juguler l'augmentation des prix, et la spéculation qui s'établissait et se développait.
Durant son séjour à Mas de las Matas, l'auteur demanda aux principaux organisateurs de la Collectivité (des jeunes au regard et au front illuminés d'idéalisme, d'intelligence et de foi), des chiffres précis sur le cheptel dont on lui avait vanté l'augmentation, et qu'il avait vu, en partie, dans les installations collectives. On les lui fournit. Il conserve encore la page dactylographiée dont voici la traduction:
On ne pouvait être plus précis, et je suis certain qu'aucun maire de commune française, allemande ou autre ne pourrait fournir en si peu de temps des statistiques aussi minutieuses. Or, dans les quelque 1.600 Collectivités agraires, ou principalement agraires (dont la moitié englobait le village tout entier), et qui existaient en Espagne à cette époque, la même comptabilité précise était tenue au jour le jour. Et s'il y avait des exceptions que nous n'avons pas connues, elles n'ont fait que confirmer cet effort général.
Nous retrouvons le même souci de bonne organisation dans d'autres aspects de la vie économique considérée sur une plus large échelle. Ainsi, nous avions demandé au comité local d'Angüés, chef-lieu du canton de même nom, dans la province de Huesca, au nord de l'Aragon, de nous expliquer de quelle façon s'exerçait le mouvement et le contrôle des échanges de la localité et du canton avec les autres zones aragonaises et aussi les zones catalanes. Notre curiosité fut satisfaite par le document suivant :
Tels étaient, à la période indiquée, les comptes concernant les échanges entre le village et le canton d'Angüés, en Aragon, et les deux petites villes de Granollers et de Tarrasa, dans la province de Barcelone, en Catalogne. Sur des registres à part étaient consignés tous les achats. Nous avons relevé beaucoup d'autres exemples de cette comptabilité dans d'autres localités. Les camions allaient et venaient d'une région à l'autre, transportant les marchandises. Chaque canton connaissait les particularités de production des autres cantons. Tous s'adressaient les uns aux autres, s'accordaient les crédits nécessaires sur la garantie tacite des récoltes ou des ventes prochaines, équilibraient par l'échange leur production.
Cette précision, qui surprenait et émerveillait presque, apparaît sous tous les rapports. Nous avons pu sauver, magnifiquement imprimé, sur des feuilles de papier-carton de 30 X 23 centimètres, des fiches spécialement confectionnées pour enregistrer toutes les sortes d'achats et de ventes de la Collectivité de Graus, en Aragon. Mois, jours, entrées, sorties, stocks, prix d'achat - quand il y a achat -, prix de vente - quand il y a vente -, montant des achats et montant des ventes, différence en plus ou en moins, fournisseur: chaque poste, chaque article a sa colonne correspondante où figure en permanence le détail des opérations et du mouvement des marchandises qui s'est produit depuis la naissance de la Collectivité. On peut ainsi tout contrôler, modifier, orienter.
Une de ces fiches nous informe sur l'article vermicelle (appelé «sopas» selon le langage régional des paysans). Une autre sur le lait liquide, la troisième sur les amandes. Nous apprenons ainsi que le Comité cantonal de Barbastro a fourni, à Graus, le 18 décembre 1936, 200 kilos de vermicelle, et que le 22, le Magasin général en a fourni 50. Nous suivons jour par jour la vente et la diminution des stocks. Sur les premiers 200 kilos, il en restait 166 kilos le 18 décembre même; puis, le 22 décembre le stock remontait à 216 kilos, grâce aux 50 kilos qu'on a pu se procurer. Ensuite, rapidement, - le vermicelle était presque un luxe - on est descendu à 184, 147, 97, 72 et 40 kilos le 30 décembre, le reste ayant été vendu le jour suivant, 31 décembre.
Pour ces opérations on avait dépensé 225 pesetas, prix d'achat, et touché 237,50 pesetas, prix de vente; la différence en plus était de 12,50 pesetas qui permettaient de couvrir les frais généraux.
Même comptabilité pour le lait, dont, du 6 au 15 avril, l'acquisition passe de 110 à 274 litres, et qui est, naturellement, vendu tous les jours. Le détail des amandes est plus minutieux, car le nombre des fournisseurs est plus élevé - il doit comprendre un certain nombre d'individualistes. Mais chacun figurait avec le nombre de doubles décalitres, fournis par lui, le prix payé, le résultat de la vente. Cette comptabilité était pratiquée pour tous ces genres d'opérations.
Dans la même province, nous avons demandé au Comité administratif de la Collectivité d'Albalate de Cinca un rapport aussi précis que possible sur l'ensemble de son organisation. Voici ce qu'ont répondu nos camarades:
«Notre Collectivité compte 113 familles et 470 habitants de tous âges. Trois cents peuvent travailler. Il y a huit groupes pour les travaux agricoles et 25 personnes travaillent dans les différents métiers non agricoles. Toute la population est dans la Collectivité.
Nous avons 2.900 hectares de terre irriguée et 800 de terre sèche. La dernière récolte a été de 696 quintaux de blé, 20 quintaux d'orge, 30 quintaux d'avoine, 161,43 quintaux de pommes de terre, 40 hectolitres de fèves, autant de maïs. La production de betteraves à sucre couvrait 90 hectares. La luzerne, sans doute la production la plus rentable, couvrait 200 hectares, à raison de 25 quintaux à l'hectare. L'augmentation de la production a éte de 15% pour le blé, l'avoine et l'orge, de 30% pour le maïs, de 25% pour les tubercules et les légumineuses.
La Collectivité possède 13 vaches de trait, 45 vaches laitières, 48 génisses, 57 veaux, 900 moutons et brebis pour la reproduction, 300 agneaux, 100 moutons destinés à la consommation, et 200 porcs.»
Les informateurs terminaient par ces lignes:
«Puisque nous pouvons, à Albalate, récolter de la luzerne en abondance, et aménager davantage de prés, ces ressources seront mises à profit pour augmenter le nombre de fermes et la production; en ce qui concerne la consommation, tout le monde est dans la Collectivité; chacun est libre de travailler comme il le veut, individuellement ou en petits groupes, ou dans la Collectivité; mais toute la production passe aux mains du Comité local pour faire face aux exigences de la guerre et de la Révolution.
P.S. - Nota. Parmi les 300 personnes aptes au travail, nous comptons les femmes qui composent la moitié de ce total, et sont employées pour la récolte de la luzerne et pour démarier les betteraves.»
Voyons, un peu mieux, ce que nous appellerons la «comptabilité solidariste» à l'échelle de la Fédération des Collectivités aragonaises, et de toutes les Collectivités des autres régions. Elle avait été mise au point au plénum qui eut lieu à Caspe, le 25 avril 1937, trois mois après le congrès où s'était constituée la Fédération régionale. Entre autres nouvelles résolutions, les délégués repoussèrent l'offre venue du ministre de l'Agriculture d'un emprunt monétaire qui aurait pu aider les Collectivités à venir à bout de certaines difficultés provenant du maintien de la peseta, et du fait qu'elles n'acceptaient les échanges qu'avec d'autres Collectivités, ou des Syndicats, les unes et les autres appartenant à l'U. G. T. ou à la C. N. T. Tous rapports économiques avec le commerce privé, les «individualistes » ou l'État était absolument banni.
L'application de ces principes entraînait la nécessité de connaître exactement les ressources dont on disposait, de façon non seulement à pouvoir pratiquer les échanges, mais aussi l'entraide de façon permanente. Ainsi, peu après le plénum d'avril, sur la base de questionnaires envoyés là où cela était nécessaire, on possédait les chiffres suivants en ce qui concernait un premier groupe de 77 Collectivités villageoises, ou villages collectivisés, producteurs de blé. L'excédent disponible de froment s'élevait à: 17.180 quintaux; mais d'autre part, d'autres villages, accusaient un déficit de 1.653 quintaux. Après avoir livré à ces villages déficitaires le blé qui leur manquerait on disposerait de 15.520 quintaux.
Pour l'huile, et d'une part, les calculs se référant au même groupe de 77 villages, accusaient une production totale de 4.053 quintaux. Mais d'autre part, il y aurait un déficit causé par les difficultés du climat, de 1.637,10 quintaux. Ce déficit comblé, il resterait 2.415 quintaux que l'on pourrait échanger contre d'autres produits (machines, vêtements, etc.). Les villages qui bénéficiaient de cette aide solidaire, organisée rapidement à l'échelle non plus seulement cantonale, comme nous l'avons vu, par exemple, à Mas de las Matas, mais à l'échelle régionale, avaient leurs comptes courants, et payaient avec d'autres produits, calculés en valeur pesetas, quand ils le pouvaient. Mais cette pratique de la solidarité dépassait rapidement le cadre étroit du canton, elle avait lieu par l'intermédiaire des comités cantonaux, à l'échelle entièrement régionale 7.
7 A la même époque, le Comité de Caspe avait envoyé une circulaire à tous les villages et les Collectivités afin de procéder à une enquête générale sur le nombre d'arbres fruitiers (poiriers, pommiers, noyers, oliviers, vignes, amandiers, etc.), sur le nombre de têtes de bétail (ânes, mulets, chevaux, ovins, bovins, porcins, caprins), et sur l'importance de la maind'œuvre et la surface des terres utilisables, irriguées ou sèches. On préparait ainsi l'organisation d'ensemble à l'échelle de la région entière.
Ajoutons un détail qui montre avec quelle opiniâtreté lucide l'organisation collectiviste défendait son autonomie, et surtout sa liberté par rapport aux organismes non collectivistes. Nous avons dit qu'un Conseil régional avait été crée en Aragon, Conseil qui constituait un organisme politique indépendant, afin d'empêcher que le gouvernement de Valence n'étende ses pouvoirs sur cette région (il les étendra tout de même dès juillet-août 1937). Ce Conseil avait à sa tête une majorité de libertaires, et était présidé par un membre de la famille Ascaso, dont tous les membres étaient des militants plus ou moins connus. Et il arriva que cet organe semi-gouvernemental voulut semi-gouverner, particulièrement en monopolisant le commerce extérieur et en se réservant le bénéfice des opérations. Mais la Fédération refusa nettement d'accéder à cette prétention, déclarant qu'elle était disposée à payer, s'il le fallait, un impôt pour que le Conseil d'Aragon pût faire face à ses responsabilités, mais que l'économie dépendait des Collectivités et qu'elle n'était pas disposée à renoncer à sa direction.
La democratie libertaire
Il y a, dans l'organisation mise sur pied par la révolution espagnole, et par le mouvement libertaire qui en a été la cheville ouvrière, structuration de la base au sommet, qui correspond au véritable fédéralisme et à la véritable démocratie. Il est vrai qu'au sommet, et même à un échelon ou à un autre, des déviations peuvent se produire; que des individus autoritaires peuvent transformer, ou vouloir transformer, la délégation en pouvoir autoritaire intangible. Et nul ne peut affirmer que ce danger ne surgirait jamais. Mais la situation est toute différente de ce qu'elle est, ou serait dans un appareil d'Etat. Dans l'Etat que Marx, quand il voulait courtiser les communards échappés au massacre afin de les attirer à lui appelait une «superstructure parasitaire» de la société, les hommes installés aux commandes sont inaccessibles pour le peuple. Ils peuvent légiférer, décider, ordonner, choisir pour tous sans consulter ceux qui devront subir les conséquences de leurs décisions: ils sont les maîtres. La liberté qu'ils appliquent est leur liberté de faire les choses comme ils l'entendent, grâce à l'appareil de lois, de règlements et de répression dont ils disposent, et au bout duquel il y a les prisons, les bagnes, les camps de concentration et les exécutions. L'U.R.S.S. et les pays satellisés en sont d'écrasants témoignages.
Le système non étatique ne permet pas ces déviations parce que les comités de direction et de coordination, évidemment indispensables, ne sortent pas de l'organisation qui les a choisis; ils restent en son sein, toujours contrôlables, à la portée des adhérents. Si tels ou tels individus contredisent par leurs actes les instructions reçues, les résolutions prises, il est possible de les rappeler à l'ordre, de les blâmer, de les destituer, de les remplacer. C'est seulement dans, et par cette pratique que «la majorité fait loi».
Ce système avait été, depuis 1870, apporté par les libertaires d'Espagne, qui tenaient absolument, suivant en cela la pensée de Proudhon et de Bakounine, à ce que la masse des adhérents se prononce et décide au maximum sur les problèmes posés et la marche des activités.
Cela signifie-t-il qu'il n'existait pas de minorités, d'individualités exerçant une influence souvent décisive sur les assemblées, ou dans la vie quotidienne des Syndicats, des Collectivités, des fédérations? L'affirmer serait mentir et ne tromperait personne. Comme partout, comme toujours, il y avait dans ces organismes des militants mieux préparés, les premiers sur la brèche, prêchant d'exemple, payant de leur personne, et qui, parce que poussés par l'esprit de dévouement et de sacrifice, connaissaient plus à fond les problèmes et trouvaient plus facilement les solutions. L'histoire de l'humanité contient, en bonne place, celle des minorités qui ont pris en charge le bonheur de leurs, contemporains et le progrès de l'espèce. Mais la minorité libertaire assumait ce role selon le principe antiautoritaire, et en s'opposant à la domination de l'homme par l'homme.
Pour émanciper les peuples, il faut d'abord leur aprendre, les pousser à penser, et à vouloir. La minorité libertaire, nombreuse et ardente comme on l'a vu, s'efforçait donc d'apprendre aux masses à se passer de chefs et de maîtres, et pour cela les informait continuellement, les éduquait, les habituait à comprendre les problèmes les concernant directemen ou indirectement, chercher et à trouver les solutions adéquates. Les assemblées syndicales étaient donc l'expression et la pratique de la démocratie libertaire, démocratie n'ayant rien à voir avec la démocratie athénienne où les citoyens discouraient et disputaient à longueur de journée sur l'agora, où les factions, les rivalités de clans, d'ambitions, de personnages se heurtaient; où, étant donné les inégalités sociales, le temps précieux était perdu en disputes interminables. Ici, un nouvel Aristophane n'aurait pas eu de raisons d'écrire l'équivalent des Nuées.
Normalement, ces réunions périodiques ne dépassaient pas quelques heures. On y traitait de sujets concrets, précis, de façon concrète et précise. Et tous ceux qui avaient quelque chose à dire pouvaient s'exprimer. Le Comité exposait les problèmes nouveaux surgis depuis la dernière assemblée, les résultats obtenus par l'application de telle ou telle résolution sur le volume de la production, l'augmentation ou la diminution de telle ou telle spécialité, les rapports avec les autres syndicats, les rendements selon les ateliers ou les usines. Tout cela faisait l'objet d'exposés et de débats. Ensuite, l'assemblée nommait les commissions; les membres de ces commissions discutaient entre eux des solutions à prendre; s'il y avait désaccord, on établissait un rapport de majorité, un rapport de minorité.
Cela avait lieu dans tous les syndicats de toute l'Espagne, de tous les métiers et de toutes les industries, dans les assemblées qui, à Barcelone, réunissaient depuis la naissance de notre mouvement, des centaines ou des milliers, et des milliers de travailleurs, selon l'importance des organisations. De façon que la prise de conscience des devoirs, des responsabilités de chacun s'étendait de plus en plus, dans une mesure déterminante et décisive.
La pratique de cette démocratie s'étendait aussi aux régions agricoles. Nous avons vu comment, dès le début de la guerre civile doublée de la Révolution, la décision de nommer un Comité local de gestion des villages fut prise par les réunions générales des habitants des villages, comment les délégués aux différentes fonctions essentielles qui réclamaient une indispensable coordination des activités furent proposés et élus par toute la population rassemblée. Mais il convient d'ajouter et de souligner que dans tous les villages collectivisés, dans toutes les collectivités partielles de villages, dans les 400 collectivités d'Aragon, dans les 900 de la région levantine, dans les 300 de la région castillane (région du Centre, selon la dénomination adoptée) pour ne parler que des grandes formations qui embrassaient au moins 60% de l'agriculture de l'Espagne «républicaine», la population était convoquée une fois par semaine, par quinzaine ou par mois, et mise, elle aussi, au courant de tout ce qui concernait l'existence générale.
L'auteur a assisté, en Aragon, à un certain nombre de ces assemblées où les exposés sur les différentes questions composant l'ordre du jour permettaient à la population de savoir, de comprendre, et de s'intégrer mentalement à la société, de co-participer à la direction des affaires publiques, aux responsabilités, si bien que les récriminations, les tensions qui se produisent toujours quand le pouvoir de décision est confié sans contestation possible à quelques individus, fussent-ils démocratiquement élus, ne se produisaient pas ici. Les assemblées étaient publiques, les objections, les propositions discutées publiquement, chacun pouvant, comme dans les assemblées syndicales, participer aux débats, critiquer, proposer, etc. La démocratie s'étendait à toute la vie sociale. Dans la plupart des cas, les individualistes mêmes pouvaient prendre part aux délibérations. Ils étaient écoutés comme les collectivistes..
Ce principe et cette pratique furent étendus aux débats des Conseils municipaux dans les petites villes, et même dans des villes d'une certaine importance - telles Villanueva y Geltru, Castellon de la Plana, Gérone Alicante ou Alcoy. Nous avons vu que, quand, à cause des exigences de la guerre, nos camarades étaient entrés dans ces conseils, et s'y trouvaient en minorité, ils n'en exerçaient pas moins, très souvent, une influence proportionnellement supérieure à leur nombre, en premier lieu parce qu'ils obtinrent des autres partis qui ne pouvaient s'y refuser, que les débats fussent publics. Ceux qui, parmi les gens du peuple, disposaient de temps libre ne se privèrent pas d'y assister. Et souvent on arracha à la majorité politicienne des réformes sociales immédiates (construction d'écoles, crèches, jardins d'enfants, secours décents aux vieillards) qui n'auraient pas été accordées si les débats avaient eu lieu à huis clos.
Tant à l'échelle individuelle qu'à l'échelle locale, ces différents aspects de la démocratie libertaire inauguraient, à notre avis, une civilisation nouvelle. Pour en donner une idée plus précise, et plus claire, nous allons voir le déroulement d'une assemblée villageoise, à Tamarite de Litera, dans la province de Huesca, assemblée à laquelle nous avons assisté - ainsi qu'à d'autres -, désireux que nous étions de recueillir des témoignages aussi vivants que possible pour l'avenir.
*
Le «Pregonero» (crieur public) s'est présenté aux carrefours, sur la place ou dans les endroits les plus fréquentés du village. Il a soufflé trois fois dans la petite corne avec laquelle il s'annonce toujours, comme font en France les gardes champêtres avec leur tambour, puis d'une voix lente, de ténor léger qu'adoptent, je ne sais pourquoi, tous les «pregoneros» dAragon, il a lu, en hachant les mots et les phrases un peu au hasard, un papier sur lequel il était écrit que les membres de la Collectivité étaient invités par la Commission administrative à prendre part à l'assemblée générale qui aurait lieu le soir même, à 21 heures.
A 21 h 30, la salle du cinéma local est à moitié pleine. A 22 h, elle l'est complètement. Il y a là environ 600 personnes dont une centaine de femmes, de jeunes filles, et quelques enfants.
En attendant l'ouverture de la séance, tous parlent, sans cris, malgré le tempérament expansif des habitants de la région. Enfin, le secrétaire de la Collectivité monte, seul, à la tribune. Le silence s'établit, et le secrétaire propose immédiatement l'adoption des dispositions nécessaires:
- Nous devons, dit-il, nommer un bureau de séance.
Aussitôt, un des assistants demande la parole, «pour une question d'ordre».
- Il y a dans la salle des individualistes. Ce sont des ennemis de la Collectivité. Ils n'ont rien à faire ici, nous devons les expulser, déclare-t-il. De plus, il est indispensable que les femmes se taisent pendant la discussion, sinon il faudra les expulser, elles aussi.
Une partie du public semble d'accord avec la double proposition; une autre doute, visiblement. Le secrétaire répond qu'à son avis les individualistes peuvent aussi assister, et même prendre part aux débats. «Nous n'avons rien à cacher, et c'est en voyant comment nous agissons qu'ils finiront par se convaincre.» Quant aux femmes bavardes - ce sont des paysannes qui n'avaient jamais assisté à semblables débats, et qui ont, elles aussi, droit à la parole -, il est sûr quelles se tairont et qu'il ne sera pas nécessaire de recourir à des mesures si énergiques. L'ensemble des assistants approuvent. Les individualistes demeurent.
On nomme alors le bureau, composé par des camarades qui sont élus l'un après l'autre. Puis le président prend la parole. C'est, naturellement, un des militants les plus actifs et les plus au courant des problèmes qui figurent à l'ordre du jour, Il commence par exposer abondamment pourquoi la Commission a convoqué cette assemblée extraordinaire. Bien qu'intelligent, il n'est pas vraiment orateur, mais s'efforce de s'exprimer avec la plus grande clarté, et y parvient.
Première question: il faut remplacer quatre camarades de la Commission administrative, qui n'accomplissent pas bien leur - tâche, non par mauvaise volonté, mais par manque de formation. D'autre part, il existe un certain mécontentement contre le délégué au ravitaillement. Il est très capable, mais il a mauvais caractère et des manières trop brusques, ce qui cause des frictions, désagréables, particulièrement dans les rapports interrégionaux, mieux vaudra désormais qu'il s'occupe des échanges à distance, où les contacts individuels jouent très peu. Le délégué à l'industrie et au commerce pourrait se charger de la distribution à l'échelle locale, et des rapports qu'elle entraîne avec les membres de la Collectivité.
L'assemblée accepte sans discussion inutile le changement des membres de la Commission, qu'elle remplace un par un. Puis le délégué au ravitaillement local voit ses attributions limitées d'une part, et étendues de l'autre.
Autre question à l'ordre du jour: un groupe assez nombreux de membres de la Collectivité vient de s'en retirer pour revenir aux pratiques individualistes. Mais la Collectivité, qui a pris en main, la production locale non agricole, a en sa possession les fournils destinés à la fabrication du pain, et le groupe d'individualistes en réclame un.
Les visages sont sérieux, attentifs, tendus. Les femmes commentent sans élever la voix. Un collectiviste prend la parole:
- Nous devons leur prêter un fournil pour quinze jours ou un mois afin qu'ils aient le temps d'en construire un.
Non, répond un autre, ils n'avaient qu'à rester avec nous. Puisqu'ils sont partis, qu'ils se débrouillent!
Un troisième déclare qu'il y a déjà trop de fournils dans le village. Il ne faut pas en construire davantage. Plusieurs autres assistants parlent encore avec cette économie de mots qui caractérise les paysans aragonais. Personne d'autre ne demande la parole. Le président expose alors son opinion.
Il y a tout d'abord le problème de la bonne organisation de l'économie. Construire un fournil de plus c'est gaspiller du matériel dont on a besoin pour d'autres usages; demain cela entraînerait une dépense supplémentaire de bois et d'électricité, ce que nous devons éviter car les répercussions d'une mauvaise gestion ne retombent pas seulement sur les individualistes, mais aussi sur toute l'économie nationale. Or nous devons montrer que nous sommes capables de faire mieux que le capitalisme. C'est pourquoi, au lieu d'en augmenter le nombre, nous devons même réduire le nombre de fournils en activité. Faisons donc le pain pour nous et pour les individualistes. Mais ceux-ci fourniront la farine correspondant à leur consommation, et il n'y aura qu'une même qualité de pain pour tous. D'autre part, nous ne devons pas refuser le pain aux individualistes, car malgré leur erreur ils doivent pouvoir manger, et dans une situation opposée à celle que nous vivons, nous serions heureux que nos adversaires n'empêchent pas les collectivistes de se nourrir.
Le président a convaincu l'assemblée, qui, sur l'intervention de quelques collectivistes, approuve sans opposition.
La question suivante se rapporte au rationnement et au non-rationnement du pain. Les salaires familiaux élevés payés par la Collectivité permettent d'en acheter beaucoup, ce qui facilite certains excès, et même parfois une inégalité que la Révolution ne peut admettre. Il faut par conséquent établir une limite de consommation afin que chaque famille puisse obtenir les quantités dont elle aura besoin, mais sans en arriver au gaspillage.
L'assemblée admet le rationnement, mais voici que se pose une question de jurisprudence: qui appliquera les mesures décidées? Le Conseil municipal ou la Collectivité? Le Conseil municipal embrasse la population tout entière: les individualistes, qui en comprennent le huitième, et les collectivistes. Si le Conseil municipal s'en charge, le rationnement devra être établi pour tous. Si c'est la Collectivité, les individualistes ne se considéreront pas obligés de le respecter. Diverses opinions sont émises, qui permettent de préciser les attributions des deux organismes. Et l'on décide de demander d'abord au Conseil municipal de s'en charger. S'il n'acceptait pas, la Collectivité prendrait l'affaire en main, tout du moins dans les limites de ses possibilités.
Mais le départ des individualistes a posé un autre problème. Plusieurs d'entre eux ont laissé leurs vieux parents à la charge de la Collectivité, tout en s'installant sur les terres que ceux qu'ils abandonnent ainsi possédaient auparavant. Les dépossédés ont été pris en charge par l'organisation solidariste et collective parce qu'il s'agit. de vieillards handicapés pour le travail, mais on considère ce comportement inacceptable. Quelles mesures adopter?
Le président, qui a exposé le litige, souligne d'emblée qu'on ne peut penser à expulser ces pauvres vieux. De toute façon, ils seront aidés; mais il faut que les fils reprennent leurs parents, ou la terre leur sera enlevée. Telle est son opinion.
Plusieurs membres de l'assemblée interviennent dans un ordre qui ne se dément à aucun moment. L'un demande qu'on enlève la moitie de leur récolte à ces fils sans conscience. Un autre répète qu'il serait honteux de faire sortir ces vieillards de la Collectivité: tout doit être envisagé, moins cela. On en revient à la solution suggérée par le président: ou les individualistes prennent leurs parents avec eux, ou ils n'auront pas de terre, et toute solidarité leur sera refusée. Le problème moral est primordial. La proposition est approuvée.
A chaque fois quune solution est adoptée et avant qu'un autre problème ne soit abordé, l'assemblée commente, donne libre cours à sa pensée. Pourtant, la conversation générale n'est pas bruyante, et dure à peine une minute.
On aborde maintenant la question des ateliers de poterie qui, normalement, constituent une source de revenus car ils fournissent de nombreux villages de la région, et même de petites villes, en cruches, alcarazas et «cantaros» (brocs en terre). On y fabrique aussi des tuiles et des briques. Mais comme les bras manquent aux travaux des champs à cause de la mobilisation pour le front, on y a envoyé les potiers qui ont cessé leur métier; certains, aussi, sont au front. Aussi la production a-t-elle baissé notablement. Que faire?
Un homme demande que l'on fasse passer la journée des potiers de huit à dix heures; un autre, que l'on augmente la main-d'œuvre; solution sur laquelle un troisième insiste, en ajoutant que l'on devrait faire venir des spécialistes d'autres régions. Il propose aussi que l'on rouvre la fabrique de carrelage, fermée à cause des événements actuels.
On lui répond sur ce dernier point que nous sommes en temps de guerre, et qu'on peut très bien se passer de carrelage. Rires de l'auditoire, qui approuve, et comme quelques-uns demandent pourquoi les ouvriers spécialisés ne peuvent pas produire cette année autant que l'année précédente, le secrétaire de la Collectivité, ancien maire et qui connaît bien toutes ces questions, explique qu'auparavant plusieurs cantons se fournissaient à Huesca; or, cette ville étant tombée aux mains des fascistes, ils se fournissent maintenant à Tamarite. Il faut donc rendre à leur métier les ouvriers potiers, et de plus publier dans notre presse un appel pour que les travailleurs spécialisés d'autres régions viennent s'installer dans la localité. Proposition acceptée.
L'ordre du jour est épuisé. On passe aux questions diverses. Un des assistants déclare qu'il y a, à Tamarite, un «alpargatero» (ouvrier fabricant d'espadrilles), qui connaît très bien son métier. On pourrait organiser un atelier où les femmes iraient travailler au lieu de perdre leur temps à bavarder dans la rue. Les femmes rient, mais la proposition est acceptée. Un homme de cinquante à soixante ans déclare que les petites jeunes filles du village ne sont pas sérieuses, car elles préfèrent se promener au lieu d'aller travailler dans l'atelier qui leur a été désigne pour apprendre la couture. Pour y remédier il propose que l'on choisisse une bonne couturière chargée de les former, mais que l'enseignement soit donné dans une église sans fenêtres. La porte serait fermée à clef, les gamines ne pourront pas sortir pendant les heures de travail. Tout le monde rit, les intéressées plus que les autres.
Plusieurs collectivistes exposent tour à tour leur opinion, et l'on finit par décider que dans chaque atelier une déléguée surveillera les apprenties. Celles qui manqueront deux fois de suite sans motif valable seront renvoyées. Mais celui qui voulait les enfermer est implacable: il propose, très sérieusement, du moins le semble-t-il, que, pour les punir quand elles ne donneront pas satisfaction, on oblige les jeunes filles à jeûner deux ou trois jours. Cette fois, c'est un rire général.
Nouveau problème: il faut nommer une nouvelle directrice à l'hôpital (nous apprenons ainsi que c'est une femme
qui le dirige, ce qui est assez inhabituel). Cet hôpital a été transformé en Maison de Vieillards, mais ceux-ci sont maintenant soignés à domicile par le médecin qui a adhéré à la Collectivité, et l'on dispose de l'hôpital cantonal pour les cas urgents ou sérieux de maladies. Cela pose à nouveau un problème de juridiction. L'hôpital a un caractère public général. Il faut savoir s'il dépend ou non du Conseil municipal reconstitué après la publication du décret correspondant du gouvernement de Valence. Si oui, l'hôpital est l'affaire de tous, collectivistes et individualistes, et ces derniers doivent aussi participer aux frais. Or, jusqu'à présent la Collectivité a tout payé, et ses ennemis ont profité de ses largesses. Affaire à étudier plus à fond.
Après examen de quelques questions de moindre importance, le président lève la séance. L'assemblée a duré deux heures et demie. Presque tous ceux qui y avaient pris part étaient des paysans du village, ou des environs, habitués à se lever tôt, et qui, en cette époque de l'année, avaient travaillé douze ou quatorze heures.
Pourtant, personne ne partit avant la fin des débats, pas même ceux qui se tenaient debout, car bien vite les sièges avaient manqué. Pas une femme, pas un gamin ne s'endormit. Les yeux étaient restés bien ouverts, les visages aussi éveillés. On y lisait, à la fin, autant d'intérêt souvent amusé qu'on en avait lu au commencement. Et le président, à la fois paternel, fraternel et pédagogue dut insister pour que l'ordre du jour ne fût pas allongé.
La dernière résolution prise concernait la fréquence des assemblées qui, de mensuelles, devenaient hebdomadaires.
Et les collectivistes s'en furent se coucher en commentant les débats et les motîons votées. Certains vivaient assez loin. Ils rentrèrent chez eux à pied, ou à bicyclette.
Les chartes
Nous nous sommes efforcé, dans les chapitres qui précèdent, d'introduire au maximum, et toutes proportions gardées, des textes, ou les parties les plus importantes des règlements et des statuts qui montraient les principes essentiels sur lesquels se fondaient et organisaient les Collectivités agraires. Nous ajoutons maintenant, séparés des chapitres que nous avions écrits afin d'éviter trop de répétitions, d'autres textes qui, comme ceux déjà reproduits fragmentairement ou intégralement, confirment l'esprit à la fois constructif et humaniste qui a guidé les organisateurs libertaires d'Espagne dans leur tâche historique.
Cela a, pour nous, la même importance qu'en ont les chartes des communes et des villes du Moyen Age, pour étudier et connaître cette phase de l'histoire humaine. Ces textes demeurent, pour l'avenir, des éléments d'appréciation, dont pourront s'inspirer ceux qui continueront la lutte pour une société plus juste, et plus rationnelle.
Peut-être, en les examinant à la loupe, un esprit critique pourra-t-il formuler certaines objections secondaires. Mais malgré telle ou telle gaucherie de rédaction, nous sommes persuadé que jamais, jusqu'à présent, une révolution n'a montré un esprit constructif aussi précis, des conceptions réalisatrices aussi claires et une éthique sociale aussi élevée. Considérés en leur essence, on peut affirmer que les buts poursuivis, les méthodes énumérées et adoptées constituent une doctrine du socialisme qui «colle» à la vie, et qui peut guider vers un meilleur avenir les hommes épris de véritable justice et de véritable fraternité.
STATUTS DE LA COLLECTIVITE LIBRE
DE TRAVAILLEURS DE TAMARITE DE LITERA
Article premier. - Sous le titre de Collectivité et coopérative, il a été constitué à Tamarite, le 1er octobre 1936, une Collectivité composée par des paysans et des travailleurs industriels dans le but d'exploiter collectivement les propriétés agricoles et les entreprises industrielles appartenant auparavant aux éléments factieux 1 qui ont participé, directement ou indirectement au soulèvement fasciste en Espagne, et dont les biens passent ainsi à la Collectivité. Sont inclus aussi dans cette mesure d'exploitation collective les biens des collectivistes et des propriétaires immobiliers ou d'entreprises industrielles restés loyaux et d'accord avec le mouvement révolutionnaire ainsi que les biens de ceux qui, sans être fascistes, ne cultivent pas bien et directement leurs terres ou cessent de les cultiver.
1 Nous respectons le style, et, parfois, les gaucheries.
Art. 2. - Notre Collectivité, composée, ainsi qu'il vient d'être dit, par des paysans et des travailleurs industriels, s'inspirera des sentiments humains et les principes sociaux les plus élevés.
Art. 3. - Les buts poursuivis par la constitution de cette Collectivité seront: l'amélioration de la condition sociale et ‘économique de la masse paysanne et des travailleurs industriels qui ont toujours lutté pour les idées de revendication sociale avant le soulèvement fasciste et pendant la révolution.
DES BIENS DE LA COLLECTIVITÉ
Art. 4. - Les biens de la Collectivité seront composés par tous les immeubles, urbains, rustiques, ainsi que par les marchandises expropriées aux éléments fascistes, et par les biens de la Collectivité même, et de ceux qui, sans être fascistes, ne cultivent pas dûment leurs terres par leur effort personnel.
Art. 5. - En aucun cas les biens de la Collectivité ne pourront être morcelés, qu'ils viennent des factieux ou des adhérents volontaires. La terre sera cultivée en commun, par une communauté unique, qui se divisera en trois sections ou plus; chaque section, ou zone délimitée disposera de tous les instruments nécessaires pour le travail agricole, de bêtes de labour, d'outils; chaque groupe nommera ses délégués de caractère technique pour assurer au mieux le développement et le travail dans les propriétés expropriées.
a) Comme il est dit auparavant, les travailleurs seront divisés en trois sections, ou davantage, selon les aptitudes de chacun: les uns pour les soins à donner aux oliviers et aux divers arbres fruitiers, les autres pour moissonner la luzerne et les céréales, d'autres pour le travail fait à la bâche ou à la houe, d'autres pour conduire les mulets, d'autres enfin pour des travaux secondaires; par cette organisation nous éviterons la persistance de points faibles et d'insuffisances que nous connaissons trop bien.
b) Tout collectiviste est autorisé à adhérer à la section qui lui plaira, et pourra donc changer de domicile avec sa famille; tous devront obligatoirement travailler d'après les instructions des délégués responsables qui auront, dans les réunions préliminaires, décidé des travaux à réaliser; si quelqu'un n'applique pas les accords pris dans ces réunions, la Commission administrative en sera saisie par le délégué responsable, qui décidera de l'expulsion du camarade ou des camarades qui observeront cette attitude.
c) Les groupes précédemment constitués auront le droit de continuer, selon leur constitution déjà établie.
d) Tous ceux qui possèdent trois hectares et demi de terres irriguées et de terre sèche seront libres d'appartenir à la Collectivité ou d'être individualistes, toutefois ils devront obligatoirement travailler leurs terres de par leurs propres efforts; mais tant les collectivistes que les individualistes devront prêter l'aide que la communauté leur demandera, en apportant soit leurs bêtes de travail, soit leur effort personnel. Ceux qui posséderont moins de trois hectares et demi de terre devront entrer dans la Collectivité.
e) Chaque groupe, ainsi que chaque collectiviste recevra de la commission directive un livret sur lequel figureront les entrées et les dépenses.
Art. 6. - Afin d'assurer la meilleure administration possible, on procédera à un inventaire de tous les biens de la Collectivité, dans lequel figureront les différentes pièces de terre, les immeubles, les marchandises, etc., en mentionnant leur origine fasciste.
Art. 7. - A mesure que les produits de l'exploitation communale seront récoltés, ils seront emmagasinés dans des endroits choisis par la Collectivité sans que soit autorisé le partage ni l'emmagasinage individuels.
Art. 8. - Dans les terres qui par leur situation ou l'importance des habitants offriront des conditions favorables, on constituera des exploitations agricoles aussi vastes que possible.
Art. 9. - Ceux qui demanderont à entrer dans la Collectivité devront apporter tous leurs biens, cessant ainsi d'être individualistes pour devenir membres et solidaires de la Collectivité.
Art. 10. - Afin de connaître à tout moment la situation de chaque Collectivité, chaque section devra tenir la comptabilité permanente de la production et de la consommation.
Art. 11. - Les éléments factieux qui saboteraient volontairement le travail et seraient une charge pour la Collectivité devront en être expulsés - car nous savons bien que si la situation changeait, ces éléments deviendraient des persecuteurs non seulement contre nous-mêmes, mais même contre les membres de notre famille.
DROITS ET DEVOIRS DE LA COLLECTIVITÉ
Art. 12. - La Collectivité met au service des collectivistes la coopérative générale de consommation qui répond à tous les besoins: aliments, boissons, chauffage, vêtements; de même elle assure les services médicaux et pharmaceutiques et tout ce qui concerne les nécessités et le développement collectifs: elle dispose aussi de quatre moulins à huile, d'une fabrique de farine, une de savon (en collaboration avec les moulins à huile pour la fabrication d'huiles secondaires), d'une fabrique de lessive, de trois fours à plâtre, trois de céramique et de briques, et une de lumière électrique.
Art. 13. - Tout collectiviste a le droit d'élever où il habite des porcs, des poules, des dindes, des oies, des lapins afin d'assurer une surproduction; 10 % des oiseaux de basse-cour et des lapins seront remis aux unités collectivistes; d'autre part, les collectivistes qui élèveront des animaux de bassecour remettront à la coopérative les œufs qu'ils auront en excédent afin de ravitailler les habitants vivant de l'industrie et tous ceux qui pourront en avoir besoin jusqu'à ce que les nouvelles unités collectives puissent les obtenir par ellesmêmes.
Art. 14. - Tous les collectivistes travaillant dans l'industrie et tous ceux qui, n'étant pas agriculteurs, ne peuvent cultiver des légumes en recevront gratuitement, pour eux et leur famille.
Art. 15. - La Collectivité assure par semaine à chaque chef de famille le salaire familial en monnaie locale. En voici le barème, en cette monnaie:
Ces chiffres pourront être modifiés, en plus ou en moins selon les circonstances, après examen général, par l'assemblée des collectivistes.
Art. 16. - Tous les membres de la Collectivite, sans distinction de sexe, devront, sauf dans les cas d'empêchement physique médicalement reconnu, travailler de quatorze à soixante ans; dans ces derniers cas, le travail, d'obligatoire deviendra volontaire.
Art. 17. - Les frais médicaux, pharmaceutiques, de lumière et de logement sont au compte de la Collectivité, ainsi que la fourniture d'huile pour toute l'année.
Art. 18. - Quand un membre de la Collectivité prendra une compagne, c'est-à-dire voudra constituer une famille nouvelle, la Collectivité assurera sa vie matérielle.
Art. 19. - Quand pour des raisons valables ou des circonstances inévitables un collectiviste devra aller vivre ailleurs, la Collectivité prendra en charge les frais causés par ce déplacement.
Art. 20. - Tout camarade collectiviste aura le droit le plus absolu de se séparer de la Collectivite quand bon lui semblera; mais on lui retiendra la valeur de 15% des biens qu'il aura apportés lors de son adhésion.
Art. 21. - La Commission administrative sera composée d'un délégué par section, ou par zone; les délégués décideront entre eux des postes et des fonctions de chacun. La nomination des délégués et des charges des diverses sections de la Collectivité aura lieu en Assemblée générale des Collectivistes; la durée de ces fonctions ne sera pas limitée; celles-ci cesseront à la demande des délégués eux-mêmes, et quand l'Assemblée se prononcera en ce sens.
REGLEMENT DE LA COLLECTIVITE DE
SALAS ALTAS
Les soussignés, réunis en Assemblée générale et après avoir défini les normes collectivistes, décident librement d'organiser une Collectivité et d'y adhérer. Et ils approuvent les bases suivantes pour en assurer le développement économique:
1º Tout habitant de Salas Altas, quelle que soit sa condition et sans distinction d'organisation ouvrière ou de parti, pourra appartenir à la Collectivité.
2º Les membres de la Collectivité nommeront un Comité composé d'un président, un vice-président, un secrétaire, un comptable, un trésorier, et d'autant de membres qu'il le faudra, d'après les tâches à accomplir.
3º Ce Comité aura un caractère purement administratif, et répondra de sa gestion devant les assemblées des collectivistes qui pourront confirmer ou destituer ceux qui n'auront pas rempli leur mandat d'une façon satisfaisante.
4º Les adhérents apporteront tous leurs biens: terres, instruments aratoires, bêtes de trait, argent et divers moyens de travail.
5º Les collectivistes apporteront également leurs animaux de basse-cour avec lesquels on s'efforcera d'organiser une grande bassecour collective afin de décupler cette richesse. Cette tâche incombera à ceux que l'assemblée choisira.
6º Des écuries communales seront organisées afin que toutes les bêtes de trait soient réunies et soignées par un personnel compétent. Ainsi les conducteurs travailleront moins longtemps que le temps demandé pour les tâches agricoles ou les transports.
7º Les moutons seront groupés en troupeaux, et la Collectivité nommera des pâtres pour les soigner et les faire paître. Un spécialiste sera choisi pour l'abattage. C'est lui qui désignera quels moutons devront être sacrifiés.
8º Les produits de la terre et d'épicerie seront emmagasinés dans les locaux collectifs pour que leur contrôle soit mieux exercé.
9º On constituera une ou plusieurs coopératives; celles-ci procureront les produits qu'il faudra obtenir au moyen des échanges; elles distribueront les articles de consommation sur la présentation du carnet de producteur, et d'après les barèmes établis par l'assemblée.
10º Ces barèmes pourront être modifiés en plus ou en moins, selon la situation économique de la Collectivité.
11º Nul ne pourra consommer avec excès. En cas d'exception, et s'agissant d'un malade, la demande devra être justifiée par un certificat du médecin.
12º L'assemblée décidera des jours de vacances annuelles dont pourront bénéficier les membres de la Collectivité.
13º L'argent dont pourra disposer la Collectivité ne servira qu'à se procurer des marchandises dans les régions où la monnaie subsistera encore.
14º Dans toutes les branches du travail (agriculture, élevage, mines), les délégués pourront être réélus, leurs instructions devront être respectées, faute de quoi la Collectivité prendrait les mesures qu'elle jugerait nécessaires.
15º Au-dessus de quinze ans, tous les membres de la Collectivité devront travailler. L'assemblée décidera de ce que devront faire les jeunes femmes mariées ou les inaptes au travail.
16º Les collectivistes de plus de soixante ans sont dispensés de travailler; toutefois, si tel est leur désir et que leur état physique le leur permet, ils pourront se livrer à des travaux correspondant à leurs possibilités physiques pour aider la Collectivité.
17º Celui qui, sans cause justifiée, se séparera de la Collectivité, n'aura aucun droit aux biens collectifs.
18º Les résolutions seront prises à la majorité des assemblées.
19º Tout adhèrent recevra un reçu des biens par lui apportés au moment de son adhésion.
20º L'assemblée est souveraine et ses accords feront loi, même s'ils modifient les présents statuts.
Tel est le Règlement collectiviste que nous nous engageons à appliquer.
Salas Altas, le 7 décembre 1936.
TEXTE DE LA RESOLUTION COLLECTMSTE
D'ALBALATE DE CINCA 2
2 Texte intégral.
«A Albalate de Cinca, le 28 janvier 1937, la presque totalité des habitants de la localité se sont réunis en assemblée générale, sous la présidence d'Isidoro Castro Gil, président du Conseil municipal. Le secrétaire a donné lecture du compte rendu de la séance précédente, qui a été approuvé à l'unanimité. Puis on est passé à l'examen de la Proposition présentée par le Conseil. En voici le texte:
«Tant que dureront les circonstances que nous traversons, l'administration locale sera représentée par le Conseil municipal, quelles que soient les personnes le composant.
«Comme responsable de l'administration locale, le Conseil propose d'établir le rationnement familial en autorisant un maximum de consommation par personne et par jour. Tous les frais seront compris dans cette somme, excepté ceux de caractère médical et pharmaceutique. De même il propose que l'on fixe une rétribution à ceux qui ne produisent pas de vivres, comme les maréchaux-ferrants, les menuisiers, les charretiers, les employés de la coopérative, de la pharmacie, et autres activités utiles à tous, exception faite pour les postes de membres du Conseil, ceux-ci devant travailler gratuitement, ce qui aussi les exempte de payer ce qu'ils se procurent pour vivre.
«Il propose aussi qu'on ouvre un Centre ouvrier où l'on servira du café et du vin. Il faudra pour cela nommer un concierge.
«La question de la Coopérative vint ensuite. Il s'agissait d'établir de quelle façon on distribuerait les vêtements, particulièrement les vêtements chauds. Plusieurs camarades déclarèrent qu'on ne devait pas en fournir à ceux qui n'avaient pas encore payé leurs dettes. Gabriel Sender Castro prit la parole pour proposer une solution satisfaisante et préconisa la distribution de linge de corps à tous les habitants, qu'ils eussent ou non payé leurs dettes, et que cela fait, on exigerait le paiement rigoureux de leurs dettes à ceux qui pouvaient payer, sous peine de ne pas leur fournir de vêtements chauds. Ce qui fut accepté.
«Aux questions diverses, Thomas Almunia déclara qu'au lieu de servir du café qui n'était pas indispensable, il faudrait mieux en faire l'économie pendant trois mois, et acheter avec cet argent un appareil de projection cinématographique, de cinéma sonore si possible. Le président répondit que l'on ferait immédiatement son possible pour que les deux choses soient réalisées.
«Felix Galindo proposa la nomination de contrôleurs pour les opérations d'achat et de vente, ce qui fut repousse. Et la séance fut levée.»
COLLECTIVITE DE PINA DE EBRO
(Bases approuvées par l'Assemblée locale le 3 janvier 1937)
(Après un prologue fait de considérations révolutionnaires sentimentales, le texte entre en matière) :
«En vertu de ce qui précède, la classe ouvrière et paysanne, s'élevant à la hauteur des circonstances, fonde la Collectivité volontaire sur les bases suivantes:
1º L'adhésion à la Collectivité est volontaire pour tous les habitants du village, quelle que soit leur condition économique, et pourvu qu'ils acceptent le Règlement maintenant établi.
2º Tous les adhérents d'accord avec ce nouveau régime social apporteront tous leurs biens à la Collectivité: terres, instruments de travail, bêtes de labour, argent et outillage.
3º Dès que les circonstances le permettront, on s'efforcera de construire des écuries collectives afin d'y abriter tous les animaux utiles pour les travaux agricoles; on fera de même pour le bétail bovin et ovin, et l'on choisira une main-d'œuvre capable pour cette tâche.
4º Emmagasinage de tous les articles d'alimentation, d'épicerie, et des produits agricoles dans des locaux collectifs pour assurer un meilleur contrôle; également organisation d'une ou de plusieurs coopératives pour la distribution des aliments et des instruments divers dont les collectivistes auront besoin.
5º La quantité des produits distribués aux collectivistes pourra augmenter ou diminuer, selon la situation économique de la Collectivité.
6º Le travail sera effectué par groupes à la tête desquels sera placé pour chacun un délégué responsable. On s'efforcera d'organiser des sections de charretiers et conducteurs de bœufs, et des travailleurs ayant un métier, de façon que les camarades ayant des aptitudes puissent se relayer dans ces tâches.
7º Tous les individus des deux sexes, âgés de plus de 15 ans, devront travailler pour la Collectivité. Sont exemptées de travail les personnes de plus de 60 ans, et les impotents; à moins que leur condition physique ne leur permette de faire des travaux non pénibles, au bénéfice de la Collectivité.
8º La Collectivité se sépare complètement de ceux qui voudront continuer à vivre en régime individualiste; si bien qu'ils ne pourront avoir recours à elle, en aucune façon. Ils travailleront leurs terres par eux-mêmes exclusivement; toutes les terres qui resteraient infructueuses entre leurs mains passeront à la Collectivité.
10º Tout soupçon d'exploitation de l'homme par l'homme est aboli; et par conséquent toute forme de fermage, de métayage ou de salariat. Cette mesure sera appliquée à tous les habitants de la localité, quelle que soit leur condition.
11º L'assemblée est souveraine et se régit d'après le régime de la majorité. C'est dans les assemblées que se prendront les décisions concernant les membres de la Collectivité qui pourraient en perturber la bonne marche.
STRUCTURE GÉNÉRALE DE LA FÉDÉRATION RÉGIONALE AGRAIRE DU LEVANT