A mon retour en Espagne, vers la
mi-janvier 1937, j’ai trouvé une situation profondément changée de nombreux
égards. Et notamment en ce qui concerne les facilités accordées aux
journalistes: la liberté d’aller et venir à travers le pays était devenue
un privilège réservé à ceux qui pouvaient donner des gages d’allégeance
vis-à-vis d’un parti. J’en ai pour ma part fait plus d’une fois l’expérience,
pour des raisons qui apparaîtront à la lecture des pages suivantes. C’est
pourquoi j’ai choisi d’abandonner la méthode des notes prises au jour le
jour.
D’un autre côté, j’ai pu me
faire une idée plus nette des problèmes politiques généraux, en partie grâce
aux nouveaux contacts établis, en partie du fait de ma meilleure connaissance
de la situation et enfin parce que cette guerre civile qui s’éternise permet
dès à présent de formuler des généralisations fondées sur un matériau
plus étoffé. J’ai donc décidé, au bout de quelques jours, de faire porter
mes efforts d’analyse non plus sur la diversité des situations régionales
mais plutôt sur les grands problèmes politiques que pose la situation
actuelle. J’ai consigné dans les pages qui suivent les résultats de cette étude,
sans pour autant sacrifier les réflexions qui me sont venues spontanément à
l’esprit au fil des événements.
Le texte a été rédigé au
cours du voyage lui-méme. Il épouse au plus près le déroulement de mes
analyses et observations. La partie concernant la Catalogne a été achevée
quelques jours après mon arrivée à Valence, celle intéressant Málaga juste
après mon retour de là-bas et le restant dans les jours qui ont suivi mon départ
d’Espagne. L’ensemble demeure le récit d’un témoin oculaire, la
retranscription d’événements saisis, à chaud sous la pression de
l’actualité.
C’est pourquoi je pense qu’il
serait vain de modifier ce compte rendu en fonction des dernières semaines écoulées.
Les mois de janvier et février — période sur laquelle portent mes
observations — ne sont qu’un épisode dans le long déroulement de cette
guerre civile espagnole, épisode qui n’a pas en soi plus de poids que ceux
qui ont précédé ou ceux qui pourront suivre. Mais il s’est trouvé qu’il
coïncidait avec la période désastreuse qui a culminé, politiquement parlant,
avec une crise gouvernementale apparemment inextricable, avec la disparition de
la scène du général Kléber et le rappel de M. Rosenberg, et du point de vue
militaire, avec la catastrophe de Málaga et la défaite de Jarama. Mes
observations portent sur cette période bien précise, et non sur la guerre
civile espagnole considérée d’un point de vue général, guerre qui est de
toute évidence entrée dans une nouvelle phase avec la bataille de Guadalajara.
On trouvera des notations sur cette dernière phase réunies dans un appendice
qui essayera de donner un point de vue aussi documenté que le permet la faible
masse d’informations accessibles à un observateur étranger.
Mais si, depuis la mi-mars, les
événements ont pris un tour plus favorable pour le camp républicain, tant sur
le plan militaire qu’en ce qui concerne la scène politique, ce serait une
erreur que de négliger les enseignements fournis par deux mois catastrophiques.
Chaque étape du cours des événements laisse son empreinte sur les étapes
suivants. La victoire initiale des travailleurs dans les rues de Madrid et de
Barcelone a amorcé un processus de révolution sociale qui a continué à agir
en profondeur, même s’il a tourné court. La nationalisation de l’industrie
en Catalogne n’est qu’un exemple parmi d’autres de ces effets à long
terme. Les revers de septembre et octobre ont obligé les antifascistes
espagnols à faire appel à l’aide soviétique, et donc à donner à la Russie
un pouvoir de pression qu’elle n’avait pas jusque-là. Cette phase de revers
est terminée, mais elle continue à peser sur le cours de la guerre civile,
tant du point de vue politique que du point de vue militaire. La phase de la réaction
politique, des tendances «totalitaires» et des nouveaux revers militaires
enregistrés aux mois de janvier et février ne manquera pas non plus
d’imprimer sa marque sur le futur. Le courant semble se renverser sur le plan
militaire, en tout cas pour le moment, mais le phénomène que constitue l’émergence
des tendances totalitaires demeure et demeurera. A présent, la victoire ou la défaite
des forces gouvernementales dépend davantage des capacités de la machine
militaire et administrative que de l’élan spontané d’un peuple en armes.
C’est, je le répète, sur ce terrain que se joue le sort de l’Espagne. Dans
l’Histoire rien ne se perd: toute action, toute politique trouve sa récompense
dans le cours ultérieur des événements — récompense devant naturellement
s’entendre au sens politique et non au sens moral. C’est pourquoi il est du
devoir de l’historien de cerner au mieux la forme concrète des choses dans
des situations concrètes. C’est pourquoi j’ai préféré livrer ma
description telle quelle plutôt que de me livrer à des vaticinia ex evento.
RETOUR A BARCELONE
Mon second séjour en Espagne a
au moins un point commun avec le premier: les rumeurs. Mes amis et connaissances
commencent par me renouveler les descriptions horrifiques du passage de la
frontière auxquelles j’avais déjà eu droit la première fois. Les autorités
françaises s’ingénient par tous les moyens à dissuader les voyageurs; en
face, le comité espagnol soumet chaque étranger à une fouille aussi sévère
qu’humiliante. En fait, rien de tel ne se produit. Le passage est encore plus
facile que la première fois. Du côté français, on se borne à faire signer
à chaque voyageur un formulaire attestant qu’il passe la frontière à ses
risques et périls et renonce d’avance à toute action contre la compagnie de
chemin de fer en cas d’accident. Le tunnel qui fait la liaison entre Cerbère
et Port-Bou a été plusieurs fois pris pour cible par l’artillerie du
croiseur rebelle Canarias — sans grand résultat. Je bénéficie toutefois
d’un passage sans histoire grâce à la présence d’un bâtiment de guerre
gouvernemental croisant près de la frontière, qui interdit toute incursion
maritime.
Le train est rempli de
volontaires pour la brigade internationale, venus pour la plupart
d’outre-Atlantique: Canadiens, Américains, Cubains, Mexicains, Philippins; au
total une assemblée haute en couleurs. Ils sont tous convenablement équipés
en bottes et vestes et, si l’on en juge par leur aspect physique, aucun
d’eux ne s’est enrôlé pour échapper à sa condition de chômeur. Il
semble que ce soit plutôt l’attrait de l’aventure, le goût du combat qui
ait été déterminant. Il y a parmi eux de splendides soldats en puissance. Ils
forment une bande de joyeux drilles plutôt bruyante et aux divers arrêts les
buffets de gare font, grâce à eux, des affaires en or. Ils descendent tous à
Perpignan où fonctionne un centre du Parti communiste qui soumet les
voluntaires à un dernier cribagle avant l’entrée en Espagne. Deux jours plus
tard, ces hommes arriveront à Barcelone, sous les acclamations de la foule. Les
autorités françaises n’auront rien fait pour gêner leur passage.
Voilà pour le versant français
des Pyrénées. Du côté espagnol règne une ambiance tout aussi bon enfant,
compte tenu de la situation. Pas de fouille, une simple vérification destinée
à s’assurer qu’on n’introduit pas de devises étrangères. Le comité
politique est toujours en place et je dois à nouveau montrer mes documents.
Mais, pour des raisons de commodité, il a désormais installé ses représentants
dans la gare même. J’ai l’impression qu’à la différence du mois d’août,
les anarchistes sont maintenant en majorité dans ce comité. Ils se montrent
courtois et amicaux à mon égard.
Comme en août, le train,
comportant des compartiments de première et de troisième classe et une
voiture-restaurant, part et arrive à l’heure. Mais cette fois, le paysage a
changé, on a vraiment l’impression de se trouver dans un pays en guerre. Tout
au long du littoral, on aperçoit des détachements armés et des tranchées ont
été creusées pour parer à une offensive maritime. Autant, que je puisse en
juger, ces tranchées rempliraient leur rôle en cas d’assaut des forces
rebelles mais seraient tout à fait inefficaces face à une marine moderne.
Changement total en ce qui concerne l’allure générale des troupes: il y a
maintenant une différence bien marquée entre officiers et hommes du rang, les
premiers se signalant par leurs galons et leurs uniformes plus soignés. Les
forces de police d’avant la révolution, asaltos et guardia civil (devenue guardia
nacional republicana) se font tout particulièrement remarquer. Les gardes
d’assaut portent à nouveau leur fringante tenue bleu marine et la casquette
à visière, tandis que les gardes civils ont troqué leurs tricornes d’opérette
contre de sobres calots verts. Ils ne font pas plus les uns que les autres le
moindre effort de prolétarisation vestimentaire. La tenue des simples soldats
n’est pas encore totalement uniformisée mais le style bariolé, «à la Robin
des Bois», qui avait naguère la faveur des miliciens est totalement passé de
mode. Très peu de sigles de parti en évidence sui le calot: la plupart des
hommes n’arborent aucune marque d’appartenance politique. Un soldat
anarchiste qui voyage dans mon compartiment n’emploie même plus le terme de
«milice» mais parle de «l’armée». La voiturerestaurant est envahie par
les officiers et les aviateurs; je ne crois pas y avoir vu un seul homme du
rang. On y trouve à boire, mais pratiquement rien à manger.
L’arrivée à Barcelone me
provoque à nouveau un choc, mais de sens radicalement inverse à celui que
j’avais éprouvé au mois d’août. Au foisonnement de signes révélant le
surgissement d’une dictature ouvrière s’est substitué un effort
consciencieux pour oblitérer ces mêmes signes. Plus de barricades dans les
rues, plus d’autos barbouillées de sigles révolutionnaires sillonnant la
ville, des hommes en foulard rouge aux portières. Plus d’ouvriers en vêtements
civils portant le fusil à l’épaule. Très peu en fait d’hommes armés, si
l’on excepte les asaltos et les guardias se pavanant dans leurs beaux
uniformes. Plus de grands rassemblements de foule et de véhicules devant les sièges
de parti. Le rouge des drapeaux et des inscriptions murales qui, en août,
sautait à tout moment à la vue, s’est terni. Pas d’élément
ostensiblement «bourgeois» dans la rue; il est certain que les véritables
riches, s’il en reste, préfèrent ne pas trop s’afficher en public. Mais
les Ramblas ont un aspect nettement moins ouvrier qu’il y a quelques mois. En
août, sortir en chapeau était un acte risqué; à présent, personne ne semble
prêter attention à ce détail et les élégantes n’ont pas de scrupule à
revêtir leurs plus affriolants atours. Quelques restaurants et dancings à la
mode ont rouvert leurs portes et trouvent des amateurs. En un mot, l’élément
«petit-bourgeois» — négociants, commerçants, membres des professions libérales,
etc. — a non seulement fait sa réapparition, mais c’est lui qui imprime son
ton à l’atmosphère de la ville. L’hôtel Continental où, en août, je me
trouvais un des rares journalistes perdu au milieu d’une foule de miliciens, a
repris son visage d’avant la révolution. La milice a disparu, les chambres
sont à présent occupées par des hôtes payants plutôt bien vêtus et les
affaires semblent fort bien marcher pour la direction.
L’esprit révolutionnaire
n’est pas la seule victime de ce changement: la guerre elle-même s’est éloignée.
A Valence, où j’aurai l’occasion de passer quelques jours plus tard, un
haut fonctionnaire du gouvernement me dira, avec une certaine amertume dans la
voix: «Mais les Catalans ne sont pas en guerre.»
Cet homme avait parfaitement
raison. A Barcelone, le recrutement se tarit. On note des convois de volontaires
étrangers qui transitent en direction du sud, mais durant la semaine qu’a duré
mon séjour dans la ville, je n’ai pas vu un seul départ de troupes à
destination du front d’Aragon. Et l’on ne se
montre même pas curieux d’avoir des nouvelles fraîches, de ce front
qui stagne depuis plusieurs semaines. Dans ces conditions, rien d’étonnant à
ce que l’on aperçoive très peu de blessés et de convalescents dans les
rues.
En revanche, l’inquiétude
monte face à l’éventualité d’une attaque par air, et encore plus par mer,
et de très sérieux préparatifs ont été effectués. Il paraît que le récent
bombardement de Valence a agi en l’occurrence comme un aiguillon efficace. En
tout cas, le résultat est impressionnant: comme à l’accoutumée, les
Catalans ne font pas les choses à moitié dès lors qu’ils se sont fixé un
but. Des abris ont surgi un peu partout, les vitrines des magasins sont protégées
contre le souffle des explosions par des bandes de papier collé. Avec le sens
artistique qui caractérise les peuples méditerranéens, les Barcelonais ont
transformé la nécessité en source d’agrément supplémentaire: les papiers
sont si joliment disposés que les devantures en deviennent encore plus alléchantes.
Un après-midi, au Tibidabo, j’ai entendu un feu nourri d’artillerie, mais
il ne s’agissait que d’un exercice d’entraînement des batteries antiaériennes.
Deux jours plus tard, à deux heures du matin, le même roulement de salves me réveille,
mais cette fois c’est pour de bon: un croiseur rebelle bombarde le port (sans
grand succès, mais cela on ne le saura qu’au matin). Quelques minutes après
les premières déflagrations, le bruit strident des sirènes réparties à
travers toute la ville arrache la population à son sommeil. Puis la lumière
s’éteint pendant trente secondes, comme pour un signal, et au bout de trois
minutes l’électricité est vraiment coupée. Dans l’intervalle, tous ceux
qui le souhaitaient ont eu le temps de se réfugier dans un abri. Le mien se
trouvait au niveau d’un deuxième sous-sol; il y avait de la lumière et des
sièges pour attendre patiemment la suite des événements. Quelques minutes
seulement après le début de l’alerte, un garde de nuit est venu s’assurer
que tout était en ordre. Entouré d’une organisation aussi efficace, je me
suis senti parfaitement protégé.
Mais à Barcelone, le point noir
ce n’est pas les bombes, c’est le ravitaillement. Et la question du
ravitaillement est intimement liée aux rivalités, politiques
existantes. Pour bien comprendre ceci, un bref tour d’horizon de la
situation politique est nécessaire.
Depuis le mois d’août, la
Catalogne a vécu à cet égard un processus de simplification et
d’unification sans équivalent. Les anciennes organisations politiques
existent toujours mais elles ont perdu pratiquement toute influence. A gauche,
le P.O.U.M., le parti des trotskystes et para-trotskystes, est en déclin
manifeste. Sur la droite, les petits groupes républicains catalans ont perdu le
peu de crédit qu’ils pouvaient avoir, si tant est qu’ils en aient jamais
eu. L’Esquerra — incarnation traditionnelle du nationalisme catalan et seule
force non ouvrière qui compte dans la Catalogne d’aujourd’hui — est, sur
le papier, toujours en tête. Le président Companys et son premier ministre
Tarradellas en font tous deux partie. Mais le processus de déclin, déjà,
sensible en août, se poursuit inéluctablement. On entend dans les milieux
proches de l’Esquerra de plus en plus de récriminations contre le poids
abusif pris de jour en jour par la C.N.T. Mais l’Esquerra se trompe. Le temps
n’est plus où les républicains bourgeois perdaient du terrain au profit des
anarchistes. A présent, c’est plutôt le P.S.U.C., le Parti unifié
socialo-communiste, qui grignote les positions de l’Esquerra. Il ne reste en
fait que deux véritables protagonistes sur la scène politique catalane: les
anarchistes et le P.S.U.C. Et c’est visiblement le P.S.U.C. qui a actuellement
le vent en poupe.
Il faut garder présent à
l’esprit qu’avant la proclamation de la République, en 1931, il n’y avait
pas à Barcelone de mouvement ouvrier en dehors de la C.N.T., même si celle-ci
abritait des options politiques très variées. M. Comorera, seul socialiste
ayant une réputation établie à Barcelone, n’était pas un dirigeant mais un
simple particulier pratiquement dépourvu d’influence politique. Les
communistes de Moscou comptaient pour quantité négligeable, mais un certain
nombre d’éléments marxistes travaillaient déjà à mettre sur pied le parti
qui devait prendre le nom de P.O.U.M. Depuis 1931, l’U.G.T., la centrale
syndicale socialiste, n’a pas ménagé ses efforts pour s’implanter à
Barcelone, aidée en cela par le gouvernement de Madrid où les socialistes étaient
alors en position favorable. Ces efforts n’ont pas été totalement vains et
l’injustifiable politique de non-participation lors de l’insurrection de
1934 a causé un tort considérable aux anarchistes. Mais ceux-ci ont rectifié
le tir lors des journées de juillet et su attirer à eux la quasi-totalité des
travailleurs manuels. En ce qui concerne les employés, cheminots et autres
groupes similaires, la balance des forces était sensiblement équilibrée entre
l’U.G.T. et la C.N.T. Mais pour la Catalogne considérée dans son ensemble,
la prépondérance anarchiste était écrasante.
Depuis juillet, cette répartition
des forces a commencé à se modifier, lentement d’abord puis de plus en plus
vite, sous l’action de deux facteurs convergents. Le premier de ces facteurs a
été le régime de terreur mis en place par les anarchistes. Les expropriations
et exécutions massives ont mortellement effrayé les petits propriétaires qui
représentent à Barcelone un élément très important. Jusqu’ici, cette
couche sociale trouvait son expression dans l’Esquerra, mais depuis juillet,
l’Esquerra a fait la preuve de son impuissance face aux anarchistes. Le petite
bourgeoisie catalane est plus farouchement «catalaniste» que n’importe quel
autre groupe social: cela seul suffirait à la détourner résolument des
fascistes, incarnation du centralisme castillan. Mais depuis juillet, cette
petite bourgeoisie cherche à se concilier des alliés qui constitueraient vis-à-vis
des anarchistes un rempart plus efficace que l’Esquerra.
L’attitude des paysans —
deuxième élément déterminant du tissu social catalan — est plus difficile
à cerner. Dès les premiers jours de la guerre civile, les anarchistes: ont
porté un terrible coup aux notabilités rurales et le processus
d’extermination s’est poursuivi impitoyablement jusqu’en novembre. Le
paysan ne trouvait rien à redire quand l’anarchiste exécutait le châtelain.
Mais la terreur ne frappait pas la seule bourgeoisie: il arrivait aussi
qu’elle touche des éléments authentiquement, paysans; le bénéfice retiré
de cette politique d’extermination dés couches supérieures se révéla en
fin de compte moins évident qu’il n’y paraissait à première vue.
Socialistes et communistes désapprouvaient par principe l’expropriation systématique
des fermages et des grandes propriétés. Les anarchistes ne voulaient pas
entendre parler d’une législation qui réglerait le problème dans son
ensemble au nom de leur opposition à toute réglementation centraliste. De
sorte que le paysan s’est trouvé sans statut légal lui garantissant la
possession des biens nouvellement acquis, tandis que le fardeau des réquisitions
pour la milice et les villes devenait de plus en plus pesant. On en arrive ainsi
à ce fait que la paysannerie semble se détourner massivement des anarchistes
et que les villages prennent de plus en plus leurs distances vis-à-vis du
mouvement politique tel qu’on l’observe dans les villes. Ces mouvements moléculaires
ont affaibli la position des anarchistes.
Puis il y a eu la crise de
novembre, au moment où les insurgés, après avoir pris Tolède, approchaient
rapidement de Madrid et que tout semblait perdu. L’aide russe est alors
apparue comme la bouée qu’on jette: au noyé. Mais, au-delà du domaine
militaire, cette aide a eu pour effet de
faire résolument pencher la balance politique du côté des communistes. Encore
faut-il mettre les choses au point quant à l’ampleur de cette aide. Elle
s’est traduite par l’envoi d’un certain nombre de spécialistes,
instructeurs, aviateurs, officiers d’artillerie, etc. — tenus rigoureusement
à l’écart des formations militaires gouvernementales, bien que leur
existence ne soit pas un secret: Il y a eu aussi d’importants envois de matériel,
répétés durant toute la période critique. Aide d’autant plus appréciable
que, malgré les efforts déployés, l’industrie de guerre espagnole tarde désespérément
à se développer. Par-delà les insuffisances notoires des Espagnols en matière
d’industrie, cette lenteur est imputable à la rivalité qui oppose
communistes et anarchistes à Barcelone. Il va de soi que le matériel russe
ainsi livré est dûment payé. Mais plus que les officiers russes ou les bombes
russes, l’élément décisif me paraît être l’appoint des «brigades
internationales», ces volontaires étrangers recrutés par les communistes dans
le monde entier et qui ont joué un rôle décisif dans la défense de Madrid.
On trouve dans ces brigades internationales des hommes de toutes nationalités,
russe exceptée. Le contingent russe se limite aux quelques spécialistes précités.
Mais aussi limitée soit-elle, cette aide est apparue comme un véritable ballon
d’oxygène en un moment suprêmement critique.
Les armes ont bien sûr été
fournies en priorité au gouvernement de Valence. Ce qui est resté en Catalogne
est allé au P.S.U.C., à l’exclusion de toute autre formation, ce qui a eu
pour conséquence de bouleverser les mécanismes politiques traditionnels du
pays. En août, le P.S.U.C. s’inquiétait de la supériorité en armement des
anarchistes et redoutait un coup de main de leur part après la chute de
Saragosse, que tout le monde considérait alors naïvement comme imminente.
D’un seul coup, la situation s’est renversée en faveur des psuquistes qui,
en même temps, se trouvaient à même de développer considérablement leur
action de propagande. C’est alors qui tous les processus moléculaires en
cours depuis juillet ont trouvé leur point de convergence, et tous ceux qui se
résignaient mal à subir la prépondérance anarchiste se sont regroupés derrière
la bannière du P.S.U.C.
On trouve ici, une fois de plus,
la confirmation d’une vieille règle: une révolution qui n’est pas menée
à son terme complet est une révolution qu’il aurait mieux valu ne pas
entreprendre. Les anarchistes ont effrayé de larges couches de la population
sans parvenir à rassembler le pouvoir entre leurs mains et à briser toute résistance.
La conséquence inéluctable en est la réaction qui se développe de manière
si frappante à Barcelone aujourd’hui. Les anarchistes continuent à contrôler
les petites industries, notamment dans le textile, parce qu’ils ont toujours
le soutien de la majorité des travailleurs manuels. Mais pour ce qui est de
l’industrie de guerre, bien qu’ayant là encore l’assentiment de la
majorité des travailleurs, ils doivent s’en remettre à des conseillers
techniques qui sont quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent des communistes —
catalans ou étrangers. Et dans la population considérée globalement, leur
audience ne cesse de décroître.
Pendant ce temps, le P.S.U.C. se
renforce continuellement, recrutant pour une faible partie dans les rangs des
travailleurs manuels et pour une part beaucoup plus large chez les employés de
bureau et les petits possédants. En même temps, son visage se modifie. Au
moment de l’unification socialo-communiste, quelques jours après les combats
de juillet, les communistes ne représentaient qu’un groupe très réduit.
Puis avec l’importance croissante de l’aide matérielle russe, l’influence
idéologique russe, les conseils du Komintern et l’arrivée massive de
communistes étrangers (non russes pour la plupart), le P.S.U.C. est devenu un
parti pratiquement inféodé, au Komintern.
Et aujourd’hui, le P.S.U.C.
attaque, attaque sans répit. Les anarchistes sont entrés au gouvernement
catalan quelques semaines avant la crise militaire de novembre, devançant ainsi
leurs camarades de Madrid. Pour autant que je puisse me rendre compte, il
s’agissait là d’un acte dicté par une prise de conscience de la nécessaire
coopération de toutes les forces antifascistes dans une situation d’urgence.
Le gouvernement catalan, qui jusqu’ici ne comprenait que des membres de
l’Esquerra et de petits groupes minoritaires d’orientation voisine, s’est
trouvé tout d’un coup complètement transformé. Le P.S.U.C. y a également
fait son entrée et le poumiste Nin a obtenu le portefeuille de la Justice. Cela
signifiait à première vue une mutation considérable dans l’orientation
traditionnellement antiparlementaire des anarchistes, mais aussi un notable infléchissement
vers la gauche de la politique catalane. Mais après la crise de novembre, cette
signification a changé du tout au tout.
En même temps que leur aide matérielle
et idéologique, les Russes ont apporté, par l’entremise de P.S.U.C., une
orientation politique nouvelle. Ils ont tout d’abord obtenu la dissolution du
Comité central des milices qui, dominé par les anarchistes, était en fait un
pouvoir parallèle plus puissant que le gouvernement officiel de la Généralité.
Dès lors que les forces du mouvement ouvrier étaient représentées au
gouvernement, ce pouvoir parallèle devait disparaître dans l’intérêt de
l’unité d’action — telle fut l’argumentation du P.S.U.C. Il est presque
incroyable de voir avec quelle facilité les psuquistes sont arrivés à leurs
fins. Le Comité central des milices avait marqué la pointe extrême du combat
pour l’instauration d’un système de soviets en Espagne. Les anarchistes
entendaient bien étendre graduellement ses pouvoirs jusqu’à museler
totalement la Généralité. A présent, c’est le Comité des milices qui est
muselé et les anarchistes ont échangé la position de force indépendante
qu’ils occupaient contre quelques portefeuilles ministériels. Miravitlles, président
du Comité et lien officieux entre l’Esquerra et les anarchistes, s’est
retrouvé au ministère de la Propagande. Le Comité de Investigaciones,
sous-section du Comité des milices qui avait mené une lutte impitoyable contre
les ennemis de la révolution, a été
dissous et remplacé par un Comité de Vigilancia dépendant de
l’administration officielle. Ainsi s’achevait la phase «à soviets» de la
révolution catalane.
Après les anarchistes, ce fut le
tour du P.O.U.M. Il est difficile de dire ce qui lui a le plus valu la haine des
psuquistes de son attitude antistalinienne en ce qui concerne les affaires
russes ou de ses positions d’extrême-gauche regardant les questions
espagnoles. Curieusement, le P.S.U.C. n’eut cette fois pas la partie aussi
facile. En fait, le P.O.U.M. ne plaisait à personne parce qu’il adoptait des
airs de supériorité et réclamait, avec ses maigres forces, la direction des
vieilles organisations de masse anarchistes et socialistes. Durant toute la période
de leur suprématie, les anarchistes ne s’étaient pas montrés très tendres
pour le P.O.U.M., mais cette fois ils comprirent qu’ils étaient eux aussi visés
par l’attaque dont étaient victimes les poumistes. Le P.S.U.C. réclama l’éviction
des poumistes du gouvernement catalan sous prétexte de «menées contre-révolutionnaires»
(se référant ainsi à la prétendue collusion entre Trotsky et la Gestapo).
Les anarchistes résistèrent et il en résulta une crise ministérielle de
quatre jours.
Mais les Russes bloquèrent
d’importantes quantités d’armes qu’ils avaient promis de livrer et les
anarchistes durent s’incliner.
Dès lors, le P.S.U.C. avait le
champ libre. Il lança une campagne pour la dissolution des comités de toute
nature et pour la restauration de la Généralité dans la plénitude de ses prérogatives
administratives. Ils provoquèrent en même temps, aux environs du Nouvel An, un
remaniement ministériel qui porta au poste de ministre du Ravitaillement
l’homme le plus à droite de la scène politique catalane, Juan Comorera.
L’attitude des anarchistes en la circonstance fut hésitante et ambiguë,
comme il est de règle chez les partis révolutionnaires déclinants. Ils
n’ont plus de ligne d’action définie. Après avoir abandonné leur ancienne
panacée antiautoritariste et antiélectoraliste ils ne voient pas aujourd’hui
comment concilier leur rôle d’avant-garde révolutionnaire avec la
participation à une organisation centralisée et disciplinée étendant ses
pouvoirs au domaine tant militaire que civil. Le P.O.U.M. est à l’évidence
en pleine désagrégation et certains de ses membres envisagent déjà de
baisser pavillon. Chez les anarchistes, ce n’est pas le sauve-qui-peut mais un
lent processus de déclin qui est en cours. Ils sont totalement entre les mains
du P.S.U.C. qui espère visiblement soit les absorber dès qu’ils auront
franchi un certain stade, soit leur porter le coup de grâce le jour où ils
seront encore plus affaiblis.
L’entrée de Comorera au ministère
du Ravitaillement a provoqué un conflit ouvert entre, communistes et
anarchistes catalans. Les anarchistes détestent cordialement Comorera qui
incarne une orientation politique correspondant. sensiblement à l’extrêmedroite
de la social-démocratie allemande. Pour lui, le combat contre les anarchistes,
a toujours été un des axes fondamentaux de la politique socialiste. en
Espagne. Dès le début, il s’est opposé à la politique de nationalisations
suivie par les anarchistes. Mais il a trouvé des alliés inattendus chez les
communistes qui, dès le début de septembre, avaient lancé le slogan: «Protégez
la propriété des petits-industriels». Mais il était impossible d’appliquer
une telle politique en Catalogne. Les expropriations d’usines avaient pris une
ampleur sans commune mesure avec ce qui se passait dans le reste de l’Espagne
et avaient généralement commencé par l’exécution du propriétaire et de
ses héritiers, quand ils n’avaient pas su partir à temps pour trouver refuge
dans le camp de Franco. Moyennant quoi il était impossible de dénationaliser
les usines nationalisées et placées sous le contrôle de la C.N.T. Mais
Comorera a trouvé le moyen de porter un coup sévère à la politique de
nationalisation dans le domaine qui
était désormais le sien. Il était plus facile d’abolir l’intervention
de l’État dans la sphère du commerce que dans celle de l’industrie.
Comorera a donc supprimé cette intervention pour, ce qui concerne le
ravitaillement, dé Barcelone.
Jusqu’ici,
l’approvisionnement se faisait par l’intermédiaire de «comités du pain»
fonctionnant dans les villages comme sous-sections des comités locaux, lesquels
étaient pour la plupart sous le contrôle de la C.N.T. Ces comités du pain
travaillaient avec la C.N.T. pour acheminer la farine vers les villes.
Naturellement, les psuquistes clament que les anarchistes entravaient plus
qu’ils ne facilitaient la bonne marche des opérations. Les villages de leur côté
n’étaient sans doute pas très chauds pour envoyer du pain à Barcelone sans
recevoir de contrepartie appropriée. Là comme dans beaucoup d’autres,
domaines, la situation ne pouvait se prolonger éternellement. Mais Comorera,
s’appuyant sur les principes
d’un libéralisme abstrait qu’aucune administration n’a jamais appliqués
pendant la guerre; n’a pas choisi de remplacer ces comités du pain au
fonctionnement aléatoire par un mode de distribution rétablir purement et
simplement le commerce privé pour le pain. En janvier, il n’y avait pas le
moindre système de rationnement en vigueur à Barcelone. Les ouvriers devaient
se débrouiller pour se procurer du pain avec des salaires qui n’avaient
pratiquement pas changé depuis mai, alors que les prix avaient augmenté. En
pratique, cela voulait dire que les femmes commençaient à faire la queue
devant les boulangeries à partir de quatre heures du matin. Naturellement, le mécontentement
était vif dans les quartiers ouvriers, d’autant que le pain s’est fait
encore plus rare depuis l’entrée en fonctions de Comorera. Il est peu
probable que le nouveau minitre soit responsable de cette pénurie, une moisson
n’étant pas inépuisable. Mais les anarchistes ont saisi la balle au bond: en
tentant de briser la politique économique des anarchistes. Comorera n’a fait
que déclencher une crise majeure. Des deux côtés, on ne s’épargne pas. Les
affiches de l’organisation des jeunesses anarchistes (qui n’auraient jamais
pu être tirées sans l’assentiment des instances supérieures de la C.N.T.) réclament
la démission de Comorera, qualifié d’«imbécile de mauvaise foi». Le
P.S.U.C. a répliqué par d’autres affiches, parfois anonymes, où l’on peut
lire: «Moins de paroles; moins de comités; davantage de pain; tout le pouvoir
à la Généralité.»
Le problème du ravitaillement mérite
ainsi d’être considéré sous un triple aspect. C’est tout d’abord un
sujet de polémiques entre anarchistes fidèles à leur idéal d’organisation
collective de la distribution des denrées, et républicains et communistes, décidés
à maintenir le commerce privé. C’est ensuite une arme dans la lutte qui
oppose les anarchistes d’un côté aux républicains et aux psuquistes de
l’autre; une arme que le P.S.U.C. utilise pour tenter de discréditer les
comités et que les anarchistes retournent contre le ministre du Ravitaillement
(psuquiste) qu’ils accusent d’être responsable de la pénurie. Mais au bout
du compte, pardelà les arguties politiciennes, il reste qu’on nourrit une
population avec des aliments et non avec des débats. Et vue sous cet angle, la
situation est désastreuse. Il n’y a encore rien de comparable avec les
souffrances endurées par les populations des puissances d’Europe centrale à
la fin de la Grande Guerre. Mais la pénurie est bien réelle. Elle mine le
moral, l’ardeur, la fierté de cette classe qui, en juillet, paraissait s’être
assuré un pouvoir illimité, et qui voit aujourd’hui les boutiquiers et
petits comerçants bien mieux lotis qu’elle à cet égard. Cela ne va pas sans
entraîner des incidents. Un dimanche après midi, j’ai été le témoin
d’une scène particulièrement pénible. Dans la rue que j’avais empruntée,
des queues de trois à quatre cents personnes s’allongeaient devant les deux
boulangeries du quartier. Il y avait pour canaliser cette foule neuf gardes
d’assaut, sept à pied et deux montés, revêtus des uniformes d’avant la révolution,
munis de fusils chargés à balles réelles. Comme c’était un dimanche, ces
files d’attente étaient formées d’hommes et de femmes en proportion à peu
près égale. Les deux boutiques étaient fermées et les gens patientaient. A
un moment, un des boulangers est venu apposer une affichette à sa porte pour
signaler qu’il n’y aurait pas de distribution de pain ce jour-là. Murmures,
exclamations, une certaine émotion se fait jour dans la foule, mais rien qui
puisse laisser augurer une réaction violente. Malheureusement, les gardes
d’assaut ont conservé certains réflexes de l’époque prérévolutionnaire,
réflexes qui ressurgissent aujourd’hui. Les deux gardes à cheval poussèrent
leurs montures vers la foule et les firent aller et venir de manière à ce que
les hommes et les femmes qui attendaient se sentent menacés par les ruades des
animaux. On ne peut pas dire qu’il s’agisse là d’une conduite vraiment
barbare, mais le procédé n’en était pas moins déplaisant, d’autant
qu’il n’y avait pas la moindre amorce de désordres. Après tout, il aurait
suffi — et c’est ce que tout policeman londonien aurait fait en pareil cas
— de demander tranquillement aux gens de rentrer chez eux. Mais les asaltos
ont préféré pour ce faire recourir aux sabots de leurs chevaux. La raison de
ce comportement est évidente: la police issue de l’ancien régime espagnol
n’a aucune tradition démocratique. Les gardes civils savaient tuer et passer
des menottes, un point c’est tout. Les asaltos ont certes été créés sous
la république, mais il n’en reste pas moins qu’ils ont servi durant la
majeure partie de leur carrière un gouvernement antidémocratique et leur
mentalité diffère très peu de celle de la guardia. Et ces forces de police
issues de l’autocratie se trouvent confrontées à des travailleurs révolutionnaires
formés par la C.N.T., des hommes et des femmes qui patientent devant les
boutiques, le ventre vide. J’ai parlé de cet incident à des amis qui m’ont
dit que j’étais loin d’avoir vu le pire, Il y a eu deux commencements d’émeutes
pour le pain et la police a dispersé la foule, composée principalement de
femmes, a coups de crosse de fusil.
Il y a entre les partis
d’autres sujets de polémiques, moins immédiatement angoissants pour les
masses mais non moins graves. Notamment la question de l’armée. La Catalogne
a aujourd’hui deux armée. Tout d’abord l’Ejército Popular fondée
sur le recrutement, composée d’unités sans-parti commandées par d’anciens
officiers de la police et de l’armée. Pratiquement contrôlée par le
P.S.U.C., elle garde la littoral. Ce sont ces hommes que j’ai aperçus lors de
mon arrivée, entre Port-Bou et Barcelone. L’autre armée est celle de
Huesca-Saragosse; elle correspond toujours, avec très peu de changements, au
modèle de la milicie des premiers jours. Elle est contrôlée par les
anarchistes, a conservé ses commandants politiques assistés de militaires de
carrière intervenant comme conseillers techniques. L’antagonisme entre ces
deux armée est à n’en pas douter un facteur déterminant dans
l’immobilisme du front d’Aragon. En principe, les anarchistes admettent la nécessité
de réorganiser la milice. Mais dans la pratique, chaque point particulier est
sujet à litiges. Le P.S.U.C. voudrait voir disparaîtres tous les traits
propres à une armée révolutionnaire. C’est-à-dire que non seulement les
officiers doivent être nommés par la hiérarchie, mais il ne doit plus y avoir
de conseils de soldats, plus de réunions de soldats; le salut réglementaires
doit être remis en vigueur, les anciens grades et signes distinctifs doivent être
rétablis. En un mot, de P.S.U.C. veut une armée régulière commandée par des
hommes qui ne pour-raient être que des officiers de l’ancien régime ou des
spécialistes étrangers — c’est-à-dire des hommes à la dévotion de
P.S.U.C. Les anarchiste se trouvent placés devant un cruel dilemme. La réorganisation souhaitée
va entièrement à l’encontre de leurs principes. Le système des milices tel
qu’il existait au premier jour constitue leur principal sujet de fierté. Mais
il est indéniable que ce type d’organisation est inadapté sur le plan
militaire. Mais accepter la réorganisation envisagée, c’est perdre tout
pouvoir sur l’instrument représenté par les milices. On se trouve dans une
impasse, on hésite et on tergiverse, avec ce résultat probable que la
Catalogne va se trouver sévèrement handicapée dans les mois à venir pour ce
qui est de sa participation à la guerre. D’un autre côté, s’ils renoncent
complètement à la force armée, les anarchistes peuvent être assurés que le
P.S.U.C. ne leur fera pas de cadeau. Dans toute révolution, ce sont en définitive
les armes qui décident. On peut difficilement faire grief aux anarchistes d’être
conscients de cette règle immuable. Sans armée qui leur soit propre ils seront
tôt ou tard écrasés. Il n’y a donc pas pour eux d’autre alternative que
se condamner à l’inefficacité sur le terrain, ou faire un grand pas en arrière
par rapport aux options révolutionnaires fondamentales qui sont leur raison
d’être. Tel est le dilemme, le mur orbe auquel se heurte constamment et
douloureusement la révolution espagnole depuis novembre 1936.
En résumé, on peut dire que
l’amplitude du mouvement de balancier a été plus grande en Catalogne que
dans toute autre région de l’Espagne. La Catalogne s’est toujours trouvée
au centre des mouvements révolutionnaires et, dès le 19 juillet, elle s’est
avancée beaucoup plus loin que le reste du pays sur la voie de la révolution
sociale. Mais avant que les autres provinces puissent lui emboîter le pas, la
guerre s’est imposée comme un problème primant toute autre préoccupation.
Les revers militaires ont entraîné la prépondérance communiste dans le reste
du pays et la Catalogne, avec les tendances d’avant-garde qu’elle incarnait;
s’est trouvée isolée. Les groupes modérés, commençant à peine à se
remettre de leur peur, sont d’autant plus pressés de prendre leur revanche
que la C.N.T. demeure sur place la menace la plus redoutable et que les forces
qu’on tente de lui opposer sont pour la plupart étrangères à la Catalogne,
voire à l’Espagne. L’évolution de la situation sur le front d’Aragon est
un facteur de toute première importance: un sérieux revers enregistré là-bas
pourrait toutefois provoquer une soudaine réconciliation entre les clans
rivaux.
VALENCE:
LE
GOUVERNEMENT CENTRAL
Le
trajet Barcelone-Valence ne ressemble guère à celui que j’avais effectué en
août dernier. Alors, on se serait cru en temps de paix. Aujourd’hui, je pense
aux convois de la Grande Guerre. En chemin, le train s’est peuplé, tant en
première qu’en troisième classe, de soldats qu’on achemine en toute hâte
vers le front d’Andalousie où la situation est critique. Nous arrivons à
Valence à deux heures du matin, avec trois heures de retard sur l’horaire. La
ville est plongée dans l’obscurité, les hôtels bourrés à craquer, je
passe tant bien que mal le restant de la nuit dans un fauteuil. Le lendemain, je
finis par trouver, non sans difficulté, une chambre d’hôtel. Mais si le
problème du logement prend à Valence un tour aigu, il n’en va pas de même
pour la nourriture. On signale simplement quelques difficultés
d’approvisionnement pour la viande et les pommes de terre. Dans les hôtels,
on sert des «repas de guerre» ne comportant «que» quatre plats. C’est
peut-être peu pour les Espagnols, qui sont plutôt gâtés en matière
culinaire. Pour moi, cela excède encore ma capacité stomacale.
Barcelone
était inquiète, agitée — rien de tel à Valence. C’est la même douceur
de vivre qui se perpétue, le même climat de gaieté nonchalante. Il semble que
le bombardement naval du port effectué à la mi-janvier ait causé une certaine
émotion sur le moment, mais aujourd’hui on n’y pense plus. Le couvre-feu
dans les rues à partir de dix heures du soir est la seule mesure qui ait apporté
un changement notable dans les habitudes de vie. En outre, Valence a des raisons
d’être joyeuse. L’arrivée du gouvernement et de toutes les personnes entraînées
à sa suite a fait monter en flèche l’activité des hôtels et des magasins,
tandis que la construction d’abris fait tourner l’industrie du bâtiment. Le
recrutement semble un peu plus actif qu’à Barcelone. On voit de nombreux défilés
militaires et autres manifestations du même genre. Cela s’accorde bien avec
le tempérament valencien.
Dans
l’ensemble, la situation depuis juillet à beaucoup moins évolué qu’à
Barcelone. Comme dans la capitale catalane les exécutions sont devenues
heureusement beaucoup moins nombreuses. Le temps n’est plus où Valence était
gouvernée par un Comité Ejecutivo Popular pratiquement indépendant du
gouvernement central. Ce comité a été officiellement dissous, mais il n’en
poursuit pas moins ses activités et apporte sa collaboration au gouvernement
sans que cela soulève plus de difficultés qu’ailleurs. A Valence aussi, la
crise de novembre a marqué un tournant décisif. Elle a provoqué la venue du
gouvernement et un affrontement armé entre communistes et anarchistes, qui a
tourné au détriment de ces derniers. Mais l’opinion locale s’oriente plutôt
vers la gauche, non seulement par référence au Barcelone d’aujourd’hui
mais même par rapport à ce qu’était Valence en août dernier. La ville
avait alors une sorte de «système de soviets», mais derrière le masque révolutionnaire
l’ambiance générale demeurait petite-bourgeoise. Aujourd’hui, avec la présence
dans ses murs des principaux dirigeants socialistes et communistes, la ville a
pris une coloration plus authentiquement socialiste. Les expropriations ont
continué. La plupart des hôtels, restaurants et cinémas sont passés sous le
contrôle des travailleurs ou sont directement gérés par eux. Le commerce des
oranges est contrôlé par les deux syndicats. On voit toujours des travailleurs
armés, en vêtements civils, qui effectuent des patrouilles de nuit ou de jour.
Si
l’on passe des conditions locales à la situation nationale, le tableau est
quelque peu différent. A cet égard, Valence offre un poste d’observation
privilégié depuis que le gouvernement s’y est établi. Et le résultat de
cet examen est de confirmer l’importance croissante prise par le Parti
communiste.
La
formation du gouvernement Caballero après le constat d’échec des républicains,
qu’il s’agisse d’organiser la défense contre Franco ou de gagner l’aide
de l’étranger, a marqué le point culminant de la poussée à gauche. Mais
avec Tolède et Saint-Sébastien, Caballero ne s’est guère montré plus
heureux que les républicains avec l’Estrémadure. Sous les coups assénés
par Franco, la faiblesse intrinsèque des socialistes de l’aile gauche a fini
par éclater aux yeux mêmes des militants du parti. Parmi les anciens
dirigeants socialistes, bien peu ont vraiment évolué vers la gauche. Il y
avait Araquistain, mais il est en poste comme ambassadeur à Paris. Caballero
n’est plus un jeune homme, Alvarez Del Vayo est donc resté la seule
personnalité saillante de la gauche. Mais un homme ne constitue pas une
tendance. L’emprise de l’U.G.T. et du parti socialiste sur les masses est
faible par rapport à l’enracinement de la C.N.T. Et la seule région où
l’U.G.T. ait une réelle influence, c’est-à-dire les Asturies, épouse les
thèses de l’aile droite du parti, du moins si l’on se réfère au principal
dirigeant local, González Peña. Caballero ne doit pas la position qu’il
occupe à sa force propre mais bien à la faillite des républicains et au peu
d’empressement (à moins qu’il ne faille parler d’incapacité) mis par la
C.N.T. à assumer des responsabilités politiques.
Novembre
vint, et avec lui les Maures de Franco aux portes de Madrid. Caballero se vit
contraint de remettre la réalité du pouvoir entre les mains du premier
candidat sérieux. Le Parti communiste, épaulé par la Russie, fut ce candidat.
Moyennant quoi les communistes sont devenus le principal pouvoir dans le camp
des antifranquistes. Ils doivent cette situation privilégiée à l’aide
militaire qu’ils ont apportée et que j’ai déjà décrite, ainsi qu’aux réalisations
organisationnelles qu’ils ont su mettre à leur actif. Mais que deviennent ces
réalisations sur le plan du pouvoir politique? Je dirai que cela ne s’est pas
traduit par une influence accrue parmi les travailleurs. Il est vrai que le
Parti communiste a considérablement élargi son audience, en termes de
recrutement. Au début de la guerre civile, il comptait tout au plus trois mille
membres. A la fin du mois de janvier, il revendiquait deux cent vingt mille adhérents.
En fait, tous les partis de gauche ont vu leurs effectifs se gonfler mais la
poussée réalisée par le Parti communiste est sans commune mesure avec les
progrès enregistrés ailleurs. Les chiffres espagnols ne sont pas un modèle de
rigueur statistique, mais tout tend à indiquer que le nombre des adhésions au
Parti communiste signalé est un assez bon indicateur de la tendance générale.
Il est par ailleurs indubitable que le 5º régiment (communiste) a connu un
succès de recrutement, tant en quantité qu’en qualité, nettement supérieur
à celui de toute autre unité militaire. Mais ce n’est là qu’un aspect de
la question. L’audience, réelle d’un parti au sein de la classe ouvrière
se mesure moins au chiffre des adhésions qu’à l’influence qu’il est à même
d’exercer sur des secteurs bien déterminés du mouvement. Vue sous cet angle,
la situation est moins favorable au Parti communiste que les chiffres ne
semblent l’indiquer. Depuis le mois de juillet, les communistes n’ont pas
enlevé aux anarchistes ou aux socialistes une seule branche syndicale ouvrière,
une seule usine importante, une seule région industrielle. Ils ont su capter
certaines sections syndicales d’employés du secteur privé et public, ainsi
que de nombreux villages et régions rurales. Ils proclament que s’il y avait
des élections libres à l’U.G.T. (élections que la guerre civile empêche
actuellement d’organiser), ils se trouveraient majoritaires dans bon nombre de
branches syndicales actuellement contrôlées par l’U.G.T. Il n’en reste pas
moins qu’à défaut de sanction par la voie du scrutin, l’influence
communiste se fait sentir partout où la force du Parti est prépondérante.
Dans les usines par exemple, on peut aboutir à un changement de direction
politique par d’autres voies que celle du vote syndical, notamment en ralliant
à sa cause les travailleurs jouissant du plus grand prestige auprès de leurs
camarades. Mais le cas semble être assez peu fréquent. L’explication de ce
phénomène — le contraste entre les chiffres d’adhésion et l’influence réelle
sur les milieux ouvriers — semble devoir être trouvée dans la mutation subie
par le Parti communiste quant à son image sociale. Cela apparaît de manière
particulièrement nette dans le cas du P.S.U.C. catalan, qui est pratiquement
une section des communistes espagnols. Il n’y a pas beaucoup de travailleurs
de l’industrie affiliés au P.S.U.C., qui n’en revendique pas moins
quarante-six mille adhérents, recrutés pour la plupart chez les employés du
secteur public et privé, les commerçants, boutiquiers, négociants, officiers,
membres des forces de police, intellectuels des villes ou des campagnes, sans
oublier un certain nombre de paysans. Le pourcentage d’ouvriers inscrits au
Parti communiste doit être un peu plus élevé dans l’ensemble de l’Espagne
qu’en Catalogne mais il n’est en tout cas pas très important. Par ailleurs,
il est des régions d’Espagne, et notamment le Huerta de Valencia, ou les
communistes sont mieux représentés au sein des masses paysannes qu’en
Catalogne. Le Parti communiste est aujourd’hui, dans une large mesure, le
parti du personnel administratif civil et militaire, puis, immédiatement après,
celui de la petite bourgeoisie et d’une certaine paysannerie aisée; les
employés occupent la troisième place dans sa clientèle actuelle et les
ouvriers de l’industrie arrivent bons derniers. Pratiquement inexistant en
tant qu’organisation au début, le Parti communiste a entraîné dans son
orbite au cours de la guerre civile les éléments présentant des vues et des
intérêts conformes à sa ligne politique générale. Il y a là une évolution
lourde de sens, non seulement pour la situation politique présente et future de
l’Espagne mais aussi pour la politique internationale en général. Mais à
l’heure actuelle, l’organisation du Parti ne représente pas la part déterminante
de l’influence communiste. On assiste plutôt à un noyautage par les
communistes d’organisations jusqu’alors indépendantes. Le P.S.U.C. de
Catalogne en donne un exemple typique, et on en retrouve une illustration dans
le cas de la Jeunesse socialiste unifiée qui, en septembre, se situait très
nettement dans la sphère d’influence de Caballero, et qui est devenue
pratiquement une organisation communiste. Naturellement, le processus trouve ses
limites quand il se heurte à une tradition anarchiste solidement établie.
Il
y a deux ans, l’Internationale communiste était hors d’état de concevoir
une progression politique ne se traduisant pas par l’élimination des
organisations rivales. Aujourd’hui, on voit très peu de lutte ouverte mais au
contraire une stratégie d’infiltration proprement fabienne qui se révèle
infiniment plus payante pour le Komintern. Les communistes ont définitivement
fait litière de la conception originelle impliquant une lutte à mort avec les
autres organisations représentatives de la classe ouvrière.
L’originalité
de la situation espagnole, c’est que ce processus d’infiltration ne
s’effectue pas par voie d’influence personnelle. Les deux personnalités
marquantes que les communistes pouvaient revendiquer en Espagne — Nin et Maurín
— ont depuis longtemps déserté le Komintern pour fonder le P.O.U.M. (Maurín
a, semble-t-il, été capturé et exécuté par les insurgés*).
Les dirigeants actuels du Parti communiste espagnol — Díaz, Mije, Jesús Hernández,
Uribe et autres — sont des noms
à peine connus des masses et l’on ne peut pas dire que l’influence qu’ils
exercent soit due à leur prestige personnel. Et la Pasionaria, malgré son indéniable
ascendant sur les foules, n’est pas à proprement parler un chef politique. La
notoriété à l’échelon des dirigeants se situerait plutôt du côté de
l’ambassadeur russe Rosenberg et du consul de Russie à Barcelone
Antonov-Ovseenko — qui conduisit l’insurrection bolchevique à Pétrograd,
en novembre 1917. Mais ce sont des étrangers auprès de qui on peut prendre
conseil mais qu’on n’exhibe pas à la dévotion des masses.
*
Voir note p. 26.
En
définitive, l’influence communiste ne s’incarne pas dans la prépondérance
d’une organisation toute-puissante ou l’action de personnalités de premier
plan: elle s’exprime plutôt dans une ligne politique bien faite pour
satisfaire les républicains et l’aile droite socialiste, avec en outre cet
appoint inappréciable que représentent les brigades internationales, la présence
du général Kléber à Madrid et l’aide russe en général. Républicains et
socialistes de l’aile droite ne constituent
pas des forces politiques significatives. En fin de compte, l’influence
croissante des communistes atteste la mutation actuellement subie par le
mouvement — du plan politique au plan militaire, et du plan social au plan
organisationnel.
Comment
s’exprime cette domination communiste? Dans une stratégie visant à contenir
le mouvement dans les strictes limites du combat contre Franco. En témoigne le
mot d’ordre de «défense de la république démocratique». Mais si «république
démocratique» signifie liberté d’organisation, liberté de la presse,
liberté d’action pour les différentes forces politiques, on s’aperçoit
bien vite que rien de tel n’existe et ne saurait exister dans l’Espagne
d’aujourd’hui. La révolution espagnole, dans son âpreté, n’a pu se
donner un luxe que se sont finalement refusé des révolutions ayant vu le jour
sous de plus favorables auspices — le luxe de libre mouvement politique. Dès
lors, la «république démocratique» n’est plus un état de choses à défendre
mais le simple espoir du retour à la situation antérieure, une fois la défaite
de Franco acquise. En fait, il est impossible de faire des pronostics sur ce qui
prévaudra alors. Le slogan de «république démocratique» appliqué à
l’Espagne marque un sérieux recul par rapport aux idées de Lénine et de son
organisation. Grosso modo, c’est une manière pour les communistes de se ménager
plus de nouveaux amis que d’ennemis. Les courants révolutionnaires hostiles
à ce virage, c’est-à-dire les anarchistes et les trotskystes, sont en perte
de vitesse. En échange, les communistes y gagnent de se rapprocher des
socialistes, de la droite socialiste en tout cas, sur qui ils ont pratiquement
aligné leurs positions. Ce n’est un secret pour personne que des pourparlers
sont actuellement en cours pour aboutir à une fusion organique entre
socialistes et communistes espagnols. Il y a d’ores et déjà à Valence un
organe de presse commun, Verdad — appellation qui démarque purement et
simplement la Pravda (Vérité) russe. Et cette main tendue aux
socialistes voile à peine l’ambition plus grande qui aboutirait à nouer des
liens plus étroits avec les pays démocratiques.
Un
comportement politique ne doit pas être jugé en fonction de l’idéologie qui
le sous-tend mais bien plutôt au vu de ses actes. Vers quoi tendent les
communistes dans l’Espagne d’aujourd’hui? Par-delà l’union avec les
socialistes, les communistes recherchent — et ils y parviennent assez bien —
une coopération aussi étroite que possible avec les républicains. Cette coopération
ne doit pas être rendue trop publique tant que tient l’Uníon Republicana de
Martínez Barrio, mais elle n’en est pas moins réelle et le nom de Martínez
Barrio a même été mentionné en tant que personnalité que les communistes
verraient d’un assez bon œil occuper les fonctions de premier ministre.
Si
ces communistes traitent en
sous-main avec l’Uníon Republicana, il n’en va pas de même pour ce qui est
de l’Izquierda Republicana, le parti d’Azaña, actuel Président de la République.
Il n’y a pas bien longtemps, Azaña a prononcé une allocution dans laquelle
il prenait expressément parti contre toute velléité révolutionnaire et
assignait comme unique fin au combat en cours la défense de la démocratie
parlementaire dans le cadre du système social existant. Ce discours, qui était
presque une déclaration de guerre aux anarchistes et une répudiation formelle
des déclarations révolutionnaires faites lors de l’entrée en fonction du
gouvernement Caballero, a suscité l’approbation inconditionnelle de la presse
communiste. Il est d’ailleurs notoire qu’Azaña s’était concerté avec
les communistes avant de prononcer son allocution. Comme à l’habitude, les
anarchistes se sont montrés fluctuants. Fragua Social, leur organe de
presse de Valence, a attaqué Azaña et s’est pour cela fait rappeler à
l’ordre dans les colonnes de Solidaridad Obrera, la publication
anarchiste de Barcelone qui représente la voix des instances dirigeantes de la
C.N.T.-F.A.I. Il n’y a, aujourd’hui comme au début de la guerre civile,
aucune différence sensible entre
I’Izquierda Republicana (le parti des républicains non socialistes) et les
communistes. Et cette convergence de vues ne se limite pas à la phase actuelle
de la guerre civile mais, pour des raisons que j’expliquerai bientôt, semble
être le reflet d’une entente en bonne et due forme englobant même le choix
du régime social à venir. Aujourd’hui, l’unification des communistes avec
l’lzquierda Republicana soulèverait encore moins d’obstacles qu’une union
avec les socialistes. Des deux côtés, les ronds de jambe vont bon train. Comme
me l’a déclaré un jeune journaliste républicain, actuellement commissaire
politique d’une colonne sur le front de Málaga: «Les communistes se sont
montrés les meilleurs pour ce qui est du travail d’organisation; de plus, ils
constituent, et de loin, la partie la plus conservatrice du mouvement. Je ne
vois pas ce qui pourrait m’empêcher d’être communiste, et il est très
probable que je prendrai un jour ma carte du Parti.» Ce conservatisme appliqué
des communistes fait la délectation des gens de tous horizons, des anarchistes
aux observateurs étrangers les plus farouchement hostiles au socialisme.
En
résumé, si l’on considère la désagrégation du P.O.U.M. et de l’aile
gauche des socialistes d’une part, l’étroite collaboration qui s’est établie
d’autre part entre communistes et socialistes de droite et communistes et républicains
des deux groupes, on se trouve en présence d’une tendance marquée à
l’unification politique complète du mouvement, les anarchistes faisant figure
d’empêcheurs de tourner en rond. Mais, aussi affaiblis soient-ils, ces
derniers représentent encore une force considérable, et on le voit bien dès
que vient à l’ordre du jour la question cruciale de l’actualité, à savoir
le remaniement complet du gouvernement.
Les
communistes veulent le départ de Caballero. Ils jugent néfaste, et dans les
moments critiques presque intolérable, que le groupe qui assure en fait la
conduite des affaires ne soit pas officiellement et publiquement investi des
pouvoirs afférents. Si, comme cela est certain, on envisage un brutal virage à
droite qui éloignerait la perspective de la révolution sociale, ce virage ne
peut être effectué tant que Caballero exerce l’autorité suprême. Divers
noms ont été avancés pour le remplacer, parmi lesquels ceux de Martínez
Barrio, de Prieto et du ministre des Finances, le socialiste Negrín. Depuis la
dernière semaine de janvier, au moins, les gens bien informés parlent de crise
ministérielle. Mais jusqu’ici, il n’est rien sorti de ces rumeurs. Et cela
principalement en raison de la résistance opposée par les anarchistes. Un
cabinet où Prieto serait premier ministre ou même placé à un poste clé, tel
que celui de ministre de la Guerre, rendrait leur participation impossible ou
ferait de cette participation un désaveu implicite de leur credo révolutionnaire.
On
n’a pourtant pas ménagé les efforts pour réduire l,opposition anarchiste. A
cet égard, comme en bien d’autres domaines, novembre a marqué un tournant décisif.
Le départ du gouvernement pour Valence provoqua une brève période de
flottement généralisé dans de nombreuses régions du pays et les anarchistes,
seule force révolutionnaire restant en place, se trouvèrent être les détenteurs
de fait du pouvoir. A Madrid, alors que tous les autres membres du gouvernement
étaient partis, deux ministres anarchistes étaient restés. Ils ne firent
cependant rien pour s’emparer des leviers de commande et au bout de quelques
jours une Junta de Defensa fut formée, à prépondérance communiste. Il y
avait deux routes ouvertes entre Madrid et Valence, une passant par Tarancón,
l’autre par Cuenca. En ce moment de sauve-qui-peut général, les anarchistes
parvinrent à contrôler ces deux points névralgiques. A Tarancón, ils
entreprirent d’intercepter tous les hommes qui fuyaient Madrid et parmi eux
les membres du gouvernement. Ceux-ci ne durent qu’à la vigoureuse personnalité
de Del Vayo de pouvoir continuer leur route. L’incident demeure néanmoins
significatif: les anarchistes ont montré qu’il fallait toujours compter avec
eux, mais il a suffi d’un homme énergique capable de parler fort et net pour
qu’ils capitulent. Les principaux dirigeants de l’U.G.T. choisirent la route
de Cuenca. Ils se trouvèrent confrontés à de sérieuses difficultés durant
quelques heures — leur vie se trouva même menacée — mais ils purent en définitive
poursuivre leur chemin sana qu’aucune condition leur soit posée. Les
insurrections anarchistes, manquant de conviction et de but précisément défini,
incitaient à une répression violente. A Valence, les anarchistes organisèrent
une grande manifestation à l’occasion d’un enterrement, manifestation qui
parut virer au coup de main. Mais faute de résolution suffisante, le cortège
fut attiré dans une souricière, des incidents éclatèrent et les anarchistes
se trouvèrent pris au piège dans une petite place, sous le feu des
mitrailleuses communistes qui tiraient de trois côtés à la fois. Ils y eut de
nombreux morts et l’élan de l’offensive anarchiste à Valence se trouva
brisé net. Quant à Tarancón — je tiens le renseignement d’une source qui
s’est révélée sûre en d’autres occasions — la ville a été bombardée
par des avions qui ne paraissaient pas appartenir au camp de Franco. A Cuenca,
il semble qu’on ait fait traîner les choses en longueur. Là, les communistes
ont confié le travail de police à la Jeunesse socialiste unifiée qui n’a
fait qu’une bouchée des «incontrôlables» anarchistes. Apparemment, les
communistes ont expérimenté à Cuenca une nouvelle tactique, celle qui
consiste à établir une habile distinction entre «bons» et «mauvais»
anarchistes. Dans l’intervalle, la Junta de Defensa avait été créée à
Madrid, les premières brigades internationales et les premières escadrilles
d’aviation russes avaient fait leur apparition et enregistré les premiers
succès à porter à l’actif du camp gouvernemental. Les anarchistes eux-mêmes
ont dû reconnaître que la discipline et l’organisation avaient leurs bons côtés.
Dans ces conditions, la distinction entre les anarchistes «officiels» et les
«incontrôlables» s’est encore accentuée.
Qui
sont en fait ces «incontrôlables»? Le sens varie suivant l’intention
politique qui préside à l’emploi de ce terme. Il arrive qu’on désigne
simplement sous ce terme les éléments criminels qui — ils sont de moins en
moins nombreux —effectuent des «expropriations» et des «exécutions» de
leur propre chef, sans aucune espèce d’autorisation, en excipant simplement
de leurs convictions anarchistes. Mais il arrive aussi que soient qualifiés
d’«incontrôlables» tous ceux qui refusent dans leur pratique le contrôle
d’un pouvoir centralisé. A ce compte-là, des dizaines de comités de village
dont les opinions sur la question agraire diffèrent de celles professées par
le ministre de l’Agriculture (le communiste Uribe) peuvent être assimilés
aux «incontrôlables» et mis sur le même plan que les criminels de droit
commun. A l’issue de la crise de novembre, la direction anarchiste a décidé
d’apporter son concours à la lutte contre les «incontrôlables». Et il
semble que ce soit à Cuenca que cette nouvelle orientation se soit pour la
première fois matérialisée. En tout cas, Cuenca, jadis place forte
anarchiste, est devenue une ville U.G.T. modèle. Le même scénario a dû se
reproduire dans des dizaines et des dizaines d’endroits au cours des dernières
semaines: une offensive anarchiste menée sans grande conviction induisant une
vigoureuse contre-attaque des communistes, de l’U.G.T. et du gouvernement,
appuyés par les nouvelles forces morales et matérielles que représentent les
brigades internationales, l’aide et l’encadrement russes, les aviateurs
russes. Avec pour résultat invariable le renforcement en force matérielle des
communistes, le ralliement à ces mêmes communistes de tout l’élément non
prolétarien et le coup d’arrêt donné à la poussée anarchiste. Les
anarchistes ont encore pour eux les éléments déjà acquis à leur cause avant
le 19 juillet, et c’est à peu près tout.
Mais
ces succès initiaux remportés sur la violence anarchiste n’étaient que le
prélude à un combat plus important se déroulant sur le terrain de graves
questions sociales. A cet égard, rien n’est plus significatif que la dispute
qui fait rage autour du C.L.U.E.A.*. Le
C.L.U.E.A. est un organisme officiel chargé de la commercialisation des récoltes
d’oranges — source vitale pour l’Espagne de devises étrangères. Placé
sous l’égide conjointe de la C.N.T. et de l’U.G.T., il supervise toutes les
branches du secteur considéré, de l’emballage aux exportateurs en passant
par les travailleurs des transports. Mais, de manière assez caractéristique,
les producteurs, c’est-à-dire les paysans, n’y sont pas représentés. Il
faut dire que ces producteurs représentent un des éléments les plus favorisés
de la paysannerie espagnole et qu’ils formaient avant la guerre civile l’épine
dorsale de la Derecha Valenciana, un groupement conservateur, catholique
et régionaliste. Un des plus sérieux observateurs en la matière me dit
qu’ils penchent pour la plupart en faveur des communistes. Techniquement
parlant, le C.L.U.E.A. fait plutôt du bon travail. Les oranges trouvent preneur
et sont acheminées partiellement par voie maritime, en quantités évidemment
plus réduites qu’en temps normal. Mais le C.L.U.E.A. parvient a honorer ses
contrats et à payer comptant ses achats à l’étranger. Il n’y a que très
peu de réclamations sur la quantité des oranges livrées. Mais la principale
source de tracas est la lutte furieuse qui oppose le C.L.U.E.A. en tant que représentant
des syndicats d’une part et les paysans et les communistes d’autre part. Le
ministère de l’Agriculture, dirigé par le communiste Uribe, attaque
violemment le C.L.U.E.A., tandis que de son côté l’organe anarchiste Fragua
Social ne ménage pas ses critiques au ministre. L’objet de la polémique
est évidemment le prix payé aux producteurs en échange de leurs oranges. En
théorie, ce prix est fixé en fonction du marché mondial. Mais le paysan
n’en a que faire, lui qui avant la guerre civile ne vendait pas ses oranges à
un organisme public mais à des grossistes locaux. Ces derniers ont été, évincés
et seuls les plus solides d’entre eux continuent à exercer leur activité en
prospectant les marchés étrangers pour le compte du C.L.U.E.A. En
contrepartie, le ministère de l’Agriculture paie d’avance au C.L.U.E.A.
cinquante pour cent de la récolte au cours du marché international, les
cinquante pour cent restants étant payables, après déduction des frais, une
fois la vente effectivement réalisée. Mais actuellement, ce deuxième
versement n’a rien de tangible, la récolte ne faisant que commencer. Et la
première moitié n’est pas versée directement aux paysans, mais au
C.L.U.E.A., qui doit répartir les fonds perçus entre les paysans, ses employés,
les transporteurs et les marins. Les communistes soutiennent qu’avec ce système,
les paysans ne touchent qu’une infime fraction des fonds avancés par le
ministère de l’Agriculture. Il n’y a aucune raison de mettre en doute le
bien-fondé de cette affirmation. De l’autre côté, les syndicats représentés
au C.L.U.E.A. et les anarchistes accusent les communistes de vouloir abolir le
contrôle syndical pour remettre le commerce des oranges entre les mains des intérêts
privés — lesquels font effectivement la loi dans la majeure partie de
l’Espagne pour ce qui est de la commercialisation des produits agricoles. Là
encore, on ne saurait nier la part de vérité contenue dans la position prise
par le C.L.U.E.A. — surtout si l’on ajoute que, toujours dans la même
optique, les négociants privés vendant les oranges sur les marchés étrangers
seraient réglés par traites payables sur les places étrangères, qu’il
n’y aurait aucun moyen de contrôler les transactions et qu’ils seraient
plus enclins à laisser leurs devises à l’étranger qu’à les rapatrier en
Espagne républicaine — quand ils ne s’en serviraient pas pour alimenter la
trésorerie des insurgés. Et le problème des devises est un problème crucial.
Les paysans ont peut-être quelque raison de se plaindre du C.L.U.E.A., mais il
n’en reste pas moins que cet organisme, qui exerce virtuellement un monopole
d’État concernant la principale source de revenus à l’exportation pour
l’Espagne, fonctionne aussi efficacement qu’on peut raisonnablement l’espérer
dans la situation présente.
*
Comité Levantino Unificado de Exportación de Agrios (N.d.T.)
Qui
a tort, qui a raison dans ce débat? J’aurais tendance à penser que, comme
c’est souvent le cas, chacune des parties en présence a raison pour ce qui
est des critiques formulées vis-à-vis de l’adversaire. Personne n’a
vraiment tort, c’est la situation qui est proprement intenable. La racine du
mal réside dans l’antagonisme profond qui oppose les syndicats a la
paysannerie aisée du verger de Valence. Seule une organisation conjointe de ces
deux éléments pourrait faire disparaître les points de friction et établir
des procédures propres à satisfaire tous les interlocuteurs. Une organisation
regroupant les seuls paysans, vouée à tomber sous la coupe de l’élément le
plus aisé, n’aurait évidemment pas les faveurs du régime actuel. Une
organisation exclusivement syndicaliste et à prédominance anarchiste, tel que
l’actuel C.L.U.E.A., ne saurait pas davantage prendre en compte les
revendications les plus naturelles des paysans. Si la paysannerie du verger était
aussi pauvre et affamée que celle de la Manche ou de l’Andalousie, le problème
ne se poserait pas. Mais, malheureusement pour le gouvernement républicain, les
oliveraies d’Andalousie sont pour la plupart aux mains des insurgés. Le
gouvernement de Valence doit compter pour sa ressource agricole principale sur
un élément social mal disposé a son égard. On retrouve là, à une échelle
réduite, le problème qui a si fort pesé sur la révolution russe, celui du «koulak»,
du paysan aisé, conservateur et mécontent de la tournure prise par les événements.
On ne peut pas dire que le gouvernement fasse preuve d’un doigté particulier
dans sa manière de traiter le problème. Il semble qu’en fin de compte les
paysans se résignent à récolter les oranges avec l’impression qu’ils vont
obtenir une avance de cinquante pour cent sur la valeur marchande, promesse qui
n’est pas tenue; et là où les promesses sont inopérantes, on fait
intervenir la «douce violence». Des incidents sérieux se sont déjà
produits. La commune de Cullera s’est soulevée, a proclamé son indépendance(!),
les habitants ont allumé les phares côtiers et ont théâtralement pointé
quelques canons sur Valence, distante de plus de vingt-cinq kilomètres. Geste
puéril qui, outre une prompte répression gouvernementale, a valu aux habitants
de se faire bombarder par les avions rebelles attirés par ce déploiement de
lumières. Mais la réaction est symptomatique. L’élément fondamental de la
situation est qu’aujourd’hui, en Espagne, les communistes ne sont pas avec
les travailleurs contre le «koulak», mais avec le «koulak» contre les
syndicats. Certains vont même jusqu’à dire qu’ils tentent de reprendre en
main les vieilles organisations catholiques pour opérer plus commodément.
Je
ne sais si cela est vrai. Reste que les communistes séduisent les riches
paysans en s’opposant au mouvement anticlérical. Ils ont exprimé leur désapprobation
à cet égard lors de la récente conférence de la Jeunesse socialiste unifiée.
Je ne pense pas qu’il se trouve beaucoup de gens pour approuver les incendies
d’églises qui ont marqué le mois de juillet; c’était un acte de
vandalisme et une erreur politique. Là où le catholicisme était moribond,
c’était inutile. Là où il était encore vigoureux, cela ne pouvait que
renforcer l’opposition à la cause républicaine. Mais la situation présente
a ceci de remarquable que la question religieuse remue assez peu les esprits.
Rien de comparable avec ce qui s’est passé à cet égard lors de la révolution
française. Pas de messes célébrées en secret, pas de prêtres allant, au péril
de leur vie, dispenser aux fidèles les bienfaits de la religion. Les
convictions — ou en tout cas les habitudes catholiques ont de profondes
racines dans la mentalité des couches défavorisées de la population, et les révolutionnaires
ne font pas exception à cette règle. Si elles ne se répercutent nullement sur
la crise actuelle du catholicisme espagnol, c’est principalement à cause de
l’attitude du clergé. Il ne s’agit pas seulement, ni même en premier lieu,
du comportement de ce clergé avant la guerre civile. Il est patent que de
nombreux membres de la hiérarchie ecclésiastique n’ont pas eu la conduite
qui aurait normalement dû être la leur. Ils ont péché par manque de savoir,
manque de souci de leurs fidèles, ils se sont montrés cupides et dissolus.
Mais tout cela aurait pu facilement être oublié si l’Église espagnole avait
racheté un passé peu reluisant en se montrant capable de gagner l’auréole
du martyre. Elle n’a pas su le faire, donnant ainsi la mesure de son état de
délabrement. De nombreux prêtres ont été surpris par les événements de
juillet et tués parce qu’ils n’ont pas su fuir à temps. Mais on a vu très
peu de prêtres retourner dans leur paroisse pour continuer, bravant les persécutions,
à distribuer les sacrements aux fidèles. Le catholicisme français a
victorieusement résisté à l’épreuve de la Révolution, en dépit de ses
errements passés, parce qu’il a su, le moment venu, fournir à la foi chrétienne
son lot de martyrs indiscutables, Rien de tel ne se produit dans l’Espagne
d’aujourd’hui. Et les fidèles, négligés par leurs pasteurs, se désintéressent
de la question. Alors que les révolutionnaires, par centaines, par milliers,
font le sacrifice de leur vie pour faire triompher leurs convictions, l’Église
catholique serait bien en peine de citer une douzaine de cas d’héroïque abnégation
au sein de son clergé. La question religieuse n’est donc pas actuellement un
problème majeur pour le gouvernement. (On ne tue plus de prêtres, on ne brûle
plus d’églises. A l’inverse, on voit les prêtres catholiques du Pays
basque consentir tous les sacrifices pour aider leurs ouailles dans la lutte
contre Franco.)
D’autres
problèmes surgissent à propos de ce casse-tête que représente la question
agraire. C’est une question à laquelle la plupart des journalistes et
observateurs étrangers s’intéressent assez peu; j’ai quant à moi
l’impression qu’il s’agit du point crucial de la révolution. Dans la
pratique, il semble que bien peu de choses aient changé depuis août en ce qui
concerne le régime de la propriété foncière. Mais un conflit politique
majeur est né des nouvelles conditions créées dans les campagnes au cours des
premiers mois du mouvement. Il est aujourd’hui beaucoup plus difficile de se
faire une idée de la situation. Les journalistes neutres se voient tout
simplement refuser les laissez-passer qui leur permettraient d’aller enquêter
sur place. Mais en puisant dans les comptes rendus journalistiques, les récits
des voyageurs et ma propre expérience acquise lors de mon voyage à Málaga,
j’ai pu rassembler un certain nombre d’informations. Nulle part les loyers
n’ont été payés aux gros propriétaires fonciers. L’effet de cette mesure
devrait être énorme puisque l’usage établi voulait que cinquante pour cent
du produit de la récolte soit affecté au paiement d’un loyer en nature. Dans
la pratique, les réquisitions directes et indirectes en réduisent sensiblement
l’intérêt pour les paysans, comme on l’a vu à propos du C.L.U.E.A. Les
grands domaines expropriés restent aux mains des comités, ou plutôt, vu le déclin
de ces comités (dont j’aurai l’occasion de reparler), aux mains des
municipalités, qui les font exploiter par les anciens travailleurs agricoles
aux mêmes conditions qu’avant. Mais il arrive — c’est notamment le cas
pour certaines terres à blé de la Manche ou exploitations de canne à sucre de
Málaga — que les domaines aient été collectivisés par les travailleurs
agricoles et soient exploités par ces derniers, sous leur propre direction.
Dans l’ensemble, la propriété paysanne n’a pas été touchée, exception
faite des terres appartenant à des amis des rebelles. Les récoltes des paysans
continuent la plupart du temps à être vendues aux négociants locaux, qui réalisent
de substantiels bénéfices. Mais dans un nombre de cas non absolument négligeable,
les terres des paysans ont été «collectivisées» par les anarchistes.
Parfois, le résultat semble assez satisfaisant, comme en témoignent les deux
ou trois orangeraies collectivisées dans la province de Murcie. Mais bien
souvent les choses ne se présentent pas sous un jour aussi heureux. (J’ai évoque
dans mon premier journal de voyage le cas d’une collectivisation ratée a
Castro del Río; depuis, le village a été occupé par les rebelles.) Les
communistes ont déclenché une grande campagne contre ce type de
collectivisation qui selon eux, est imposé par les anarchistes contre la volonté
des paysans. Et dans tous les partis, quand on veut bien se pencher sur la
question agraire, ce sont les «collectivités» paysannes qui monopolisent
l’attention.
Les
communistes ont indubitablement de très solides arguments à l’appui de leurs
thèses. Sans l’utilisation du matériel agricole moderne, tracteurs
notamment, requis par une exploitation intensive, la collectivisation ne peut
que rebuter les paysans, se condamne à demeurer inefficace et risque d’accroître
la confusion dans des villages qui connaissent déjà une situation assez pénible.
Il est difficile de décider, pour chaque cas particulier, jusqu’à quel point
ces collectivisations sont volontaires ou résultent de la contrainte.
L’important est de voir quelles sont les chances de succès de ces nouvelles
unités économiques, c’est-à-dire leurs chances d’emporter l’adhésion
des paysans dans un avenir raisonnablement proche. Le scepticisme des
communistes à cet égard me paraît très justifié. Pour rendre rentables de
grands domaines collectivisés, il faut des capitaux et des gens capables de gérer
et d’orienter la production. Ni l’un ni l’autre ne sont disponibles dans
les circonstances de la guerre civile. En fait, les collectivisations agricoles
prématurées ne sont qu’une séquelle du vieux credo anarchiste selon lequel
il serait possible de créer une nouvelle société avec le seul secours de
l’enthousiasme et de la force morale, sans se soucier des conditions pratiques
immédiates. Le ministère de l’Agriculture tente de faire prévaloir une
autre démarche: avec les devises dont il dispose, il achète du matériel
agricole, et principalement des engrais, qu’il rétrocède aux propriétaires
individuels — dans les premiers temps à des prix nettement intérieurs au
prix coûtant, aujourd’hui à un prix coûtant, c’est-à-dire bien
au-dessous des tarifs du marché normal. Mais ces prix sont encore bien trop élevés
pour la bourse du paysan espagnol moyen (lequel, dans l’état de dénuement
qui est le sien, serait plus favorable à la collectivisation que la mince
couche de riches paysans). Là encore, en ce qui concerne la collectivisation et
le matériel agricole, les communistes jouent la carte des paysans aisés contre
les pauvres et contre les anarchistes. Et les efforts de ces derniers font pitié
à voir.
Mais
le plus grave dans toute cette affaire, c’est l’attention qu’elle
monopolise indûment. La collectivisation est l’enfant chéri des anarchistes,
c’est pour eux l’os rêvé à disputer à l’adversaire. Mais ce n’est
pas pour autant l’aspect primordial du problème agraire. Tout à leurs
querelles politiciennes, communistes et anarchistes oublient que le paysan est
complètement dans le noir quant à l’attitude officielle à propos des terres
expropriées, qu’il s’agisse de celles des grands propriétaires ou de
celles des petits paysans qui ont fui ou ont été exécutés comme ennemis du régime.
Cet oubli du problème central touche parfois au grotesque. Dans la province de
Jaén (que j’ai abordée dans le compte rendu de mon premier voyage),
quatre-vingt-dix pour cent au moins de la terre se présente sous forme de
vastes domaines gérés par de puissantes personnalités. Au congrès de la
Jeunesse socialiste unifiée, un jeune paysan de là-bas s’est levé et a
assez longuement évoqué le problème de la collectivisation des misérables
parcelles que les paysans de sa région préfèrent cultiver en toute propriété
plutôt que de les voir soumises à une gestion collective. Mais il oubliait de
mentionner les immenses domaines qui sont restés aux mains de municipalités
comme celles d’Andújar et Bailén et qui, collectivisées ou parcellarisées,
permettraient aux paysans de s’accrocher à autre chose qu’aux misérables
lopins d’où ils tirent des récoltes de famine. La révolution espagnole s’était
proposé de distribuer au paysan la terre des «grands», sous forme collective
ou individuelle. Et voilà qu’on en est maintenant à ergoter sur le fait de
savoir si le peu qui appartenait déjà au paysan doit être exploité
collectivement ou individuellement.! Cette cécité devant le problème central
se retrouve dans toutes les formations politiques — communistes, socialistes
ou anarchistes, pour ne rien dire des poumistes qui préfèrent évoluer dans le
monde éthéré de l’abstraction marxiste.
Pis
encore, le paysan n’a à l’heure actuelle aucune assurance quant au fruit de
son propre labeur, sur sa propre terre. Les réquisitions sont une conséquence
inévitable de la guerre, qu’elles se fassent ouvertement ou sous le masque de
l’inflation monétaire. Le paysan ne sait pas très bien ce qu’il doit
fournir, et sait encore moins comment il sera rétribué par la suite. On le
laisse mijoter, ou plutôt bouillir dans son jus. Les riches paysans du verger
de Valence et autres régions comparables ont à tout le moins le loisir de ne
pas trop redouter l’éventualité d’une victoire des insurgés. Mais il en
va autrement dans la majeure partie de l’Espagne. Que les rebelles avancent,
et des milliers et des milliers de paysans doivent abandonner leur logis. Et ce
n’est pas seulement pour se mettre à l’abri des bombes et des obus: ils
pourraient se réfugier dans la montagne et revenir chez eux au bout de quelques
jours. S’ils choisissent l’exode, c’est parce qu’ils ont une peur
mortelle des rebelles. Ils ont entendu les récits des paysans chassés de leurs
villages par l’avance des troupes de Franco: il n’était question que d’exécutions
et d’impitoyable répression. Dans la grande majorité, la paysannerie
espagnole est pauvre et habituée à regarder le propriétaire foncier, la
police, l’armée et même le prêtre comme autant d’ennemis naturels dont il
s’agit maintenant de se protéger en cherchant refuge derrière les lignes républicaines.
Mais en même temps, cette paysannerie a fourni très peu de volontaires aux
troupes gouvernementales et, en contraste frappant avec ce que l’on observait
dans les premiers mois, la défense spontanée des villages est devenue
l’exception plutôt que la règle. Les paysans ont tous les motifs de fuir,
mais aucune raison précise de se battre. Les rebelles peuvent leur prendre
beaucoup, mais la république ne leur a rien accordé de tangible. Leur attitude
est en accord avec cette situation.
Mais
s’il n’y a pratiquement pas de volontaires pour l’armée dans les
villages, il n’y a pas non plus de résistance à la conscription. Globalement
parlant, tous les hommes entre vingt et trente ans devraient porter les armes.
Mais en raison des insuffisances de l’état civil, tous ceux qui le veulent
peuvent facilement échapper à la conscription. Et pourtant, la majorité des
jeunes gens concernés se présentent spontanément dans les bureaux de mairie
et regardent comme une indignité le fait d’être écartés du service en
raison d’un défaut physique. Mais il y a une marge entre le moment où l’on
est reconnu bon pour le service et celui où on arrive au front. Si l’un de
ces jeunes gens se découvre une invincible allergie à la discipline militaire
— ce qui est fréquent — il ne lui est pas difficile de regagner son village
natal et de là d’échapper à tout contrôle sérieux. Cela dit, il faut
cependant garder présent à l’esprit qu’il n’y aurait de toute façon pas
assez de fusils pour armer tous les hommes susceptibles d’être mis en ligne
par le gouvernement. Il est donc sans grand intérêt de forcer les éléments récalcitrants
à se battre. Le service militaire obligatoire est le principal cheval de
bataille du Parti communiste (avec l’exigence réitérée d’un commandement
unique), mais sa mise en œuvre dépend, par-delà l’aval des instances
officielles, d’une solution satisfaisante apportée au problème de
l’armement. Les jeunes hommes qui partent à la guerre sont répartis au sein
de «brigades mixtes» — une institution qui rappelle le fameux amalgame
de la révolution française. Ces brigades associent d’anciens volontaires des
milices aux nouveaux conscrits. Naturellement, l’organisation milicienne en
tant que telle a disparu. Les chefs militaires sont nommés, la
discipline refait son apparition. Mais ces brigades mixtes n’existent
pas partout en Espagne. Dans certaines régions, à Málaga par exemple, on
continue à appliquer l’ancien système basé exclusivement sur le
volontariat, sans que cela puisse s’expliquer autrement que par la lenteur
avec laquelle s’effectue la réorganisation. Il y a encore des colonnes
anarchistes unifiées sous l’appellation de milicias confederales, mais
étant donné leur vocation farouchement militante, elles répugnent à accepter
des recrues à l’orientation politique incertaine.
Car
après tout, la formation d’une armée républicaine unifiée est chose plus
facile à réclamer qu’à réaliser. Bien que se faisant les champions de la réorganisation
en cours, les communistes n’en ont pas moins leur domaine réservé, le «5e
régiment» qui, à l’heure actuelle, est tout ce qu’on veut sauf un «régiment».
Fort de soixante à soixante-dix mille hommes, il constitue, de loin, la plus
puissante unité militaire dont dispose la république. Parmi ses trente-deux
brigades se trouvent les brigades internationales qui ont joué un rôle si
important dans la défense de Madrid. Le 5e régiment ne compte pas
que des communistes dans ses rangs; il y a même une brigade formée
principalement d’anarchistes étrangers. Mais l’autorité exercée au sommet
et l’orientation politique générale reflètent bien la prépondérance
communiste. On parle de dissoudre le 5e régiment et de l’intégrer
à l’armée régulière de la république, mais jusqu’à présent rien n’a
été fait dans ce sens, et l’on voit mal comment cela pourrait se faire tant
que les autres groupes politiques gardent leurs propres formations militaires.
Il n’est peut-être pas exagéré d’affirmer que dans une situation révolutionnaire,
la création d’une armée unifiée passe par l’unification totale de la
direction politique. Cela, bien sûr, tout un chacun le souhaite, à condition
que cela se fasse au profit de son propre parti. Une direction politique unifiée
impliquerait l’existence d’un accord sur la politique à tenir dans l’immédiat.
C’est précisément ce qui manque. En attendant, tout le monde s’accorde à
reconnaître que les communistes ont fourni à la république ses meilleures
troupes. C’est indubitablement leur mérite principal.
Mais
à côté de cela, ils s’efforcent d’introduire dans la vie civile les méthodes
de la discipline militaire. J’ai déjà parlé de leur désir d’arriver à
un parti politique unique. Un autre aspect de cette tendance se manifeste dans
leur hostilité aux comités. Cela ne prend pas des formes aussi violentes en
Espagne proprement dite qu’en Catalogne, mais on n’en assiste pas moins au déploiement
systématique d’une tactique visant à la dissolution des comités politiques,
ces embryons d’un système de soviets à l’espagnole. Dans l’ensemble, les
communistes n’ont pas encore obtenu à cet égard tout ce qu’ils souhaitent
mais ils sont en bonne voie pour parvenir à leurs fins. A cet effet, leur arme
de prédilection est la reforme communale. Un décret ministériel a dessiné
les grandes lignes d’une réforme des ayuntamientos, des municipalités. A
l’avenir, elles ne comprendront plus que des représentants des syndicats et
autres organisations de masse, mais avec l’alcalde, le maire, à leur tête.
L’alcalde est nommé par le gouverneur civil de la province, qui est lui-même
nommé par le gouvernement. Les membres de l’ayuntamiento, quant à eux, sont
désignés par leurs organisations
politiques et syndicales respectives. Du point de vue technique, il n’y a pas
grande différence entre les comités et ces ayuntamientos nouveau style. Les
comités étaient aussi formés de représentants des partis et des syndicats désignés
par leurs organisations respectives. Apparemment, la seule différence réside
en ceci que les comites ne fonctionnaient pas sous la présidence de
l’alcalde. Mais en réalité, la différence est infiniment plus importante.
L’alcalde, pour peu qu’il ait quelques capacités, ne tardera pas à exercer
une influence prépondérante au sein de cette assemblée — et c’est un
homme du gouvernement central. En outre, l’ayuntamiento est une institution
officielle qui, à la différence du comité, ne doit pas se référer dans ses
actions au «droit naturel et imprescriptible de la révolution» mais aux édits
de la loi. Faute de quoi ses décisions sont nulles et non avenues, et
l’alcalde est là pour veiller au respect de la légalité.
Dans
ce contexte, il est une considération qu’on ne saurait négliger.
Officiellement, le gouvernement de Valence lutte pour une «république
parlementaire et démocratique». Cela dit, dans la conjoncture présente, il ne
peut s’agir là que d’un programme et non d’une réalité s’appliquant
à la politique nationale. Anarchistes et trotskystes ne sont pas représentés
aux Cortès, les premiers parce qu’ils ont refusé de présenter des
candidats, les autres parce que trop faibles pour le faire. Il n’y a donc pas
d’opposition au sein des Cortès, dont l’activité se résume à tenir des réunions
aussi espacées dans le temps que la législation le permet réunions qui
aboutissent au vote à l’unanimité de quelques résolutions. Récemment, une
loi d’urgence a délivré les Cortès de l’obligation qui leur était faite
de se réunir à intervalles réguliers. Mais dans la sphère de
l’administration municipale, la démocratie républicaine et parlementaire
pourrait et devrait être une réalité. Le climat d’une guerre civile suppose
bien sûr certaines restrictions. Mais la réforme municipale que je viens d’évoquer
n’introduit pas de restrictions prises à titre de mesure d’urgence. Ce
n’est pas du tout son but. Elle abolit totalement les élections qu’elle
remplace pan la nomination de représentants des différents partis, et
ce non pas sur la base d’une représentation proportionnelle tenant compte de
l’audience de ces partis, mais sur la base de la parité. En pratique, on
aboutit à ceci que le conseil municipal est formé une fois que le secrétaire,
local de l’U.G.T., le secrétaire des communistes, le président du groupe républicain
local et les représentants des anarchistes — s’il s’en trouve — sont
parvenus à un accord.
La
démocratie municipale se trouve ainsi abolie. Je ne crois pas que ce soit
l’effet d’un hasard. La loi en question a été soigneusement étudiée. Et
l’on ne peut voir là l’influence de certains traits propres aux municipalités
espagnoles. Pour interpréter correctement le phénomène, il faut se souvenir
que socialistes, communistes et républicains ne sont généralement pas divisés,
malgré l’émergence fréquente de rivalités d’ordre personnel. La loi
confie l’administration municipale aux appareils bureaucratiques des partis
qui se voient garantir des droits égaux, sans qu’on se soucie de prendre en
compte les desiderata de la population. Si des élections avaient lieu — même
en écartant strictement tous les sympathisants de Franco — les problèmes
vitaux de l’heure se transformeraient en tremplins électoralistes et les
diverses bureaucraties de parti devraient bien prendre en compte, aussi peu que
ce soit, les aspirations de l’électorat pour assurer l’élection de leurs
candidats. Voilà précisément ce que tous les partis veulent éviter. Le
besoin absolu d’unité dans le cadre d’une guerre civile est un argument
respectable, mais qui ne saurait plaider en faveur d’une réforme n’ayant
pas le caractère d’une mesure d’urgence. Cette réforme municipale marque
une étape importante sur le chemin d’une dictature exercée par les
bureaucraties de parti et non, comme on l’affirme, vers une démocratie républicaine
et parlementaire. La seule différence avec ce qu’on observe aujourd’hui en
Russie est la suivante: en Russie, la bureaucratie dirigeante appartient à un
seul parti, alors qu’en Espagne elle est encore partagée entre trois ou
quatre formations. Mais ces formations tendent de plus en plus à faire litière
des antagonismes historiques qui les opposaient pour tendre vers l’unité
politique, nonobstant les rivalités de clans. Si l’époque des comités a
marqué le stade anarchiste et «soviétique» de la révolution, la nouvelle
loi municipale renvoie au stade bureaucratique. On mesure l’effondrement des
positions théoriques anarchistes quand on considère que ceux-ci ont accepté,
après avoir quelque peu barguigné pour la forme, l’application aux
municipalités du régime politique le plus violemment contraire à leurs idéaux.
A
présent, on se trouve encore dans une période de transition et de désorganisation,
pour cette question comme pour bien d’autres. L’ancien service civil se
maintient, mais il a presque partout perdu toute son autorité en juillet, et il
n’en a retrouvé depuis qu’une faible parcelle. En face, les comités
politiques sont en pleine désagrégation, en partie par manque de
reconnaissance officielle, en partie parce que minés de l’intérieur par les
communistes, en partie enfin parce que la ferveur populaire qui les avait portés
au premier plan de la scène politique a bien décru. Il s’en faut de beaucoup
que les nouvelles municipalités fonctionnent partout de manière normale.
Mieux, il existe dans chaque ville et village une multitude de comités chargés
de tâches spécifiques variées telles que le recrutement, le ravitaillement,
la police, le contrôle des véhicules, des armements, du cantonnement, etc.,
formés généralement sur une base pluripartite. Ces comités tiraient à
l’origine leur autorité du comité politique dont ils étaient des émanations.
Ils continuent aujourd’hui à fonctionner, parce qu’ils sont indispensables,
mais sans aucune autorité incontestable qui les coiffe. On n’a plus affaire,
comme en août, à un double régime — d’un côté la bureaucratie, de
l’autre les soviets — mais à une sorte d’administration polycéphale. Les
courants révolutionnaires ont été endigués, mais aucune organisation
centrale n’est venue se substituer à eux. Cette pluralité de forces
politiques et administratives indépendantes a pour principale conséquence de
bloquer toute tentative de régénération du Gouvernement.
MALAGA
Pendant
que je séjournais à Valence, l’offensive des insurgés sur Málaga, qui
avait été lancée le jour même de mon arrivée en Espagne, a été enrayée
après quelques succès initiaux. Mais comme chacun s’attendait à
d’importants événements dans ce secteur, j’ai décidé de m’y rendre. Le
voyage m’a pris trois jours — du matin du 29 janvier au matin du 1er
février.
Je
ne savais jusqu’ici pas grand-chose de la révolution dans cette partie de
l’Espagne. Mais quelle différence avec ce que j’avais vu dans les campagnes
en août et en septembre! Dans les villages, il y a des comités; c’est du
moins ce qu’on entend dire en échangeant des propos autour de la table où on
mange. Mais ces comités ne signifient plus grand-chose pour les villageois. En
septembre, il suffisait d’évoquer «le comité» pour qu’on vous parle
aussitôt du «comité politique» qui, en tant que dépositaire de l’autorité,
primordiale, se différenciait nettement dans l’esprit de la population de
tous les sous-comités qui pouvaient fonctionner sous ses auspices. Maintenant,
quand on demande où se trouve le siège du comité, il arrive qu’on tombe sur
des gens qui ne savent même pas ce que c’est. D’autres fois, on a droit à
tout un choix de comités. «Vous cherchez le comité de l’U.G.T.? Ou celui de
la C.N.T.? Ou celui des transports, pour l’essence?» Je précise: «Non, le
comité politique.» Non, on ne connaît pas. Ah, si, il y a bien un comité du
Front populaire, le comité de enlace, qui a pour tâche de faire le lien
entre les différents partis. Mais à l’endroit où cela m’est arrivé, ce
comité avait gardé certaines de ses anciennes prérogatives, et notamment les
fonctions de polices. Des agents placés sous l’autorité de ce comité nous
ont arrêtés dans les rues et nous ont demandé de montrer nos papiers. C’est
aussi le seul endroit — Lorca — où nous ayons vu, dans tout notre voyage,
des patrouilles routières organisées par les villageois eux-mêmes. «Halte ou
feu!», proclamaient de grands panneaux placés aux deux entrées du village.
En
août et septembre, les arrêts et fouilles systématiques des véhicules dans
chaque village étaient plutôt gênants qu’autre chose et, passé les
premiers jours, d’une utilité assez sujette à caution quant au combat mené
contre la contre-révolution. Mais ces contrôles témoignaient de l’ardent désir
des villageois de faire tout ce qui était en leur pouvoir pour s’opposer aux
rebelles et symbolisaient en même temps un aspect du système des soviets.
Dans
les endroits les plus reculés, les paysans et travailleurs avaient préféré
se dispenser des services de la guardia et des autres forces de police pour
assurer eux-mêmes le contrôle des routes. A présent, c’est le contraire. La
gêne que représentait ces centaines de petites formations policières opérant
de manière autonome dans chaque village a disparu, mais avec elle a aussi
disparu l’intérêt passionné que chacun portait au déroulement de la guerre
civile. Et cette indifférence croissante des masses a entraîné la réapparition
de l’ancienne police. La route est encore gardée en certains points, mais pas
par des civils armés ou des miliciens: on retrouve les forces de l’ordre
traditionnelles, gardes civils et asaltos. Le bref intermède qu’a constitué
le système de soviets à l’espagnole est pratiquement terminé.
Il
en va différemment pour les partis politiques. Ils ne craignent pas de se
manifester; de nombreuses banderoles, davantage en fait que dans le nord. Des
quantités d’affiches, certaines réalisées sur place, d’autres expédiées
du nord (cela est surtout vrai pour la C.N.T.). Et même des affiches imprimées
à Barcelone et portant des inscriptions en catalan. Dans la province
d’Alicante, la C.N.T. est prépondérante. Plus au sud, entre Murcie et Málaga,
les forces de la C.N.T. et de l’U.G.T. semblent s’équilibrer. Ici comme
ailleurs, l’U.G.T. a dû élargir considérablement son audience. Avant, la région
avait la réputation d’être une chasse gardée des anarchistes.
L’impression
générale est que la guerre a pesé ici moins lourdement que dans les grandes
villes du nord. Le ravitaillement est encore très bien assuré. L’essence
semble facilement disponible, sinon pour les étrangers du moins pour les
populations locales. En tout cas, on voit beaucoup plus d’autos en circulation
que dans le nord. (Il y a quelques jours, des mesures de rationnement
draconiennes ont été prises à Valence concernant l’essence, mesures qui
rendaient pratiquement impossible aux journalistes de se procurer un véhicule.)
A l’exception de Cartagène (où nous ne sommes pas passés) cette région du
pays a très, peu souffert des bombardements aériens. Alicante a bien été
bombardée pendant sept heures d’affilée au mois de novembre, mais les dégâts
ont été minimes et depuis rien ne s’est passé. A Almería, près du front,
la situation est tout autre, à tous égards.
Si
l’on met à part la Catalogne, la région qui s’étend entre Valence et
Almería était sans doute la partie la moins tourmentée de l’Espagne républicaine
à l’époque où je l’ai traversée. Et les affrontements politiques etaient
visiblement beaucoup moins graves qu’en Catalogne. Mais la guerre se rappelle
à tout instant à votre attention. A Alicante et Murcie, comme à Almería, les
plus belles places et avenues sont défigurées par des abris antibombes mis en
place à la va-vite. Précaution tragiquement nécessaire dans cette Espagne méridionale
où les murs des bâtisses les plus impressionnantes ne sont guère plus épais
que du papier. Le contingent allemand des brigades internationales se trouvait
stationné à Murcie quand j’y suis passé; dans la ville cohabitaient les «Aryens»
typiques, représentants du prolétariat allemand en exil, et les Juifs
polonais, portant le même uniforme et servant dans les mêmes unités. Les
Juifs polonais — ils sont nombreux — qui se battent pour la cause républicaine
ont été intégrés au contingent allemand parce qu’ils comprenaient tous la
langue allemande et qu’il était impossible d’improviser un encadrement
parlant yiddish. Cela dit, Murcie était remplie de blessés. Et chaque petite
ville que nous avons traversée avait un champ d’aviation, une école
d’artillerie, un terrain d’instruction ou un dépôt de véhicules
militaires. Pas un endroit où la guerre n’ait laissé son empreinte.
Les
choses deviennent plus sérieuses à Almería. La ville a été bombardée à
plusieurs reprises et, en plein mois de janvier, les gens préféraient dormir
dans les champs! (L’hiver n’est pas aussi doux qu’on serait tenté de le
croire dans ces régions montagneuses du sud de l’Espagne). La nourriture est
rare. La ville abrite un nombre considérable de réfugiés, venant parfois de
Madrid. Un jour, ils ont complètement envahi le hall de notre hôtel. Et pas un
véhicule disponible, pas même l’autocar qui assure la ligne régulière
Almería-Málaga. Le gouverneur civil avait eu des troupes et des armements à
diriger sur Málaga, et rien pour les acheminer. Étant un homme d’une
exceptionnelle énergie (en tout cas pour un gouverneur civil espagnol), il a
tout bonnement réquisitionné tous les véhicules qui se trouvaient. présents
à Almería, sans exception et sans tenir compte de leur origine ou de leur
destination. Pour être sûr que cette mesure serait bien appliquée, il a fait
poster des gardes aux entrées de la ville avec mission de réquisitionner tout
véhicule qui se présenterait, que ce soit pour entrer ou pour sortir. Je me
suis donc retrouvé là, incapable de faire quoi que ce soit. Après une journée
d’attente exaspérée et de démarches infructueuses pour trouver une voiture,
je décidai de jouer mon va-tout, et n’eus qu’à m’en féliciter. Je
savais que les journalistes n’étaient pas autorisés à emprunter les véhicules
affectés au transport des troupes, mais, confiant dans la valeur des documents
dont j’étais muni, je tentai ma chance et fus accepté.
C’est
ainsi que vers six heures et demie de l’après-midi, alors qu’il commençait
à faire sombre, je montai à bord du véhicule du commandant des renforts
acheminés vers Málaga. C’était, je crois, un spécimen assez caractéristique
de la nouvelle classe d’officiers en fonction. Il avait servi cinq ans comme
sergent au Maroc et participé à la campagne de Primo de Rivera contre
Abd-el-Krim. Puis il avait résilié son contrat, s’était tourné vers les
chemins de fer et avait obtenu un emploi de technicien à la Gare du Nord de
Madrid, une des places fortes de l’U.G.T. Là, il etait devenu syndicaliste et
socialiste. Quand la guerre civile avait éclaté, il avait repris du service
dans l’armée républicaine avec le grade de lieutenant et avait bientôt été
promu capitaine. Il avait commandé les troupes qu’il conduisait actuellement
vers Málaga pendant trois mois à Madrid, à la Casa del Campo. Ses hommes
l’aimaient visiblement, mais sans cette déférence qu’on observe dans les
armées européennes traditionnelles. Ils le traitaient absolument comme un égal.
Du
point de vue militaire, la route qui relie Almería à Málaga est périlleuse.
Elle longe presque tout le temps la côte et les rebelles ont la maîtrise de la
mer. En plusieurs endroits, elle se trouve, pendant un bon nombre de kilomètres,
prise entre une falaise plongeant abruptement vers la mer d’un coté, et des
rochers impressionnants de l’autre. Un bombardement aérien ou une
intervention de bâtiments de guerre se serait inévitablement soldé par un désastre
pour notre convoi. Et pourtant, nous progressions avec une totale absence de précautions.
Les lumières n’étaient même pas éteintes, ni simplement bleuies. Personne
ne se souciait de faire respecter une distance minimum de sécurité entre les véhicules.
Il aurait suffi de quelques obus pour détruire entièrement le convoi,
clairement visible de la mer par cette nuit illuminée par la lune. A mi-chemin
entre Almería et Malaga se trouve la petite ville de Motril. Au cours de leur
première offensive contre Màlaga, les insurgés basés à Grenade sont
parvenus à moins de treize kilomètres de Motril, alors qu’ils s’efforçaient
de couper la route de communication. Sur ce point de notre itinéraire, le
convoi se trouve bloqué pendant près d’une heure par l’engorgement du
trafic. Il paraît qu’après Motril, la route principale a été ravagée par
des inondations. La route a été bombardée à de nombreuses reprises entre Málaga
et Almería, et chaque fois promptement remise en état. Que les dégâts en ce
point particulier aient été dus aux inondations ou aux bombardements, je ne
saurais me prononcer à coup sûr. Quoi qu’il en soit, le pont détruit n’a
pas été rétabli depuis une semaine et nous devons faire un long détour. Nous
commençons par emprunter des pistes défoncées et échouons finalement dans le
lit de la rivière, pleine d’eau. C’en est trop pour notre véhicule qui
s’arrête et refuse obstinément tout service. Nous devons prendre place à
bord d’un des gros camions qui transportent les soldats. Un convoi de canons,
dont l’utilité se faisait urgemment sentir à Malaga, n’a pu passer. Comme
les insurgés tiennent la mer, les lenteurs apportées à la remise en état du
pont de Motril ont laissé les combattants de Málaga sans artillerie. Ce
n’est que dans les derniers jours que quelques canons ont pu être acheminés.
Dans
le camion, je fais connaissance avec des soldats de la base, du type de ceux qui
ont combattu pour la défense de Madrid. Ils ne ressemblent en rien aux anciens
miliciens. Ils sont tous très jeunes, conscrits pour la plupart, et ont un
comportement on ne peut plus militaire. «Militaire» devant s’entendre non
pas au sens de l’aptitude à manœuvrer ou à parader (encore qu’ils
paraissent très corrects de ce côté-là) mais par rapport à une certaine
conception des choses. De toute la nuit, la politique n’est pas abordée une
seule fois. La conversation roule sur l’intendance, les armements, les
combats, les cantonnements. A un moment, un bruit suspect nous fait craindre une
attaque aérienne de l’ennemi. Mais les hommes ont l’habitude et ils ne
paraissent pas particulièrement inquiets, bien que notre situation soit loin
d’être enviable en cas de bombardement sur cette portion de route. A cinq
heures, nous arrivons à Nerja, à vingt-cinq kilomètres de Málaga, où fait
halte notre convoi. Les hommes de mon camion et leur capitaine se dirigent vers
un théâtre où ils ont des billets de logement. En quelques minutes, la salle
est vidée de ses sièges et transformée en dortoir, sans désordre et sans
dommages pour le mobilier. Un bon point par rapport à ce que j’avais vu du
cantonnement de la milice en août. Visiblement, ce n’est plus à un
rassemblement de croisés politiques mais à une armée de soldats réguliers
que j’ai affaire.
Je
dors deux heures puis nous reprenons le chemin de Málaga dans l’autocar qui
assure le service normal sur cette portion du trajet. Les nuages s’amoncellent
et il ne tarde pas à pleuvoir à verse. Au début, cela m’ennuie, mais dès
que j’entre dam la ville, vers neuf heures du matin, je décerne à cette
pluie un grand satisfecit reconnaissant. Pendant quelques heures au moins, elle
conjurera les bombardements. Málaga m’a fait une impression épouvantable.
Il
est difficile de faire précisément le partage des atrocités, Je suis entré
dans la ville par les faubourgs ouvriers. Quelques maisons ont été détruites
par les canons de la marine franquiste. Au début, je me dis que les dégâts ne
sont pas aussi considérables qu’on aurait pu s’y attendre. Je ne tarde pas
à changer d’avis. Tout de suite après, je traverse le quartier élégant de
Calera. Ce n’est qu’un monceau de ruines, la foule y a mis le feu dès les
premiers jours. Quelques hôtels sont encore debout. Le plus grand, le Miramar,
a été réquisitionné et transformé en hôpital. Des demeures jadis habitées
par les riches, il ne reste que les murs. Il est impossible de décrire
exactement l’impression que peut causer une telle nécropole. L’autocar suit
la route qui longe la mer jusqu’au port. Le port est bordé par une très
belle esplanade et le centre de la ville se trouve juste derrière, à quelques
centaines de mètres. Ici, on voit moins de maisons incendiées; mais par
contre, les elles, indescriptibles, des bombes et des obus d’artillerie. Des
ruines, des ruines, partout des ruines, certaines encore fumantes sous la pluie
maussade.
En
fait, ce secteur a moins souffert qu’il n’y paraît. La première réaction
conduirait à dire: «Le centre de la ville n’est qu’un amoncellement de décombres.»
Ce n’est pas vrai. En plein centre, les deux tiers environ des immeubles
n’ont subi aucun dommage, et le pourcentage est nettement plus élevé dans la
proche banlieue. Si l’on considère l’ensemble ville-faubourgs, je crois
qu’il serait encore exagéré de dire que plus de cinq pour cent des immeubles
ont été détruits. Et pourtant, l’impression générale est qu’une
catastrophe s’est abattue sur la ville, sans doute parce que les destructions
concernent principalement les quartiers les plus riches, le centre et la Caleta.
Mais le plus grave est le sentiment d’impuissance qu’on éprouve face à ces
décombres. Instinctivement on se dit: «Qu’est-ce que je pourrais bien faire
pour me protéger en cas de bombardement aérien?»
Rien, sans doute. Des maisons de quatre et cinq étages ont été traversées
de part en part par les bombes. Il n’y a pas de caves. Pas d’abris où se réfugier,
exception faite des grottes creusées dans la roche à la lisière de la ville,
et il est impossible d’en aménager étant donné qu’à Màlaga l’eau de
mer affleure juste sous le sol. Et il y a eu des bombardements quotidiens, sauf
les jours de mauvais temps, qui sont exceptionnels dans la région. Le plus dévastateur
de ces raids a coïncidé avec le coup d’arrêt donné à la première
offensive de Queipo de Llano, à Marbella. La population croyait que la
situation ne pouvait être pire et un chiffre de dix ou vingt victimes par
bombardement était considéré comme normal. Mais cette fois, à une heure et
demie de l’après-midi, à l’heure de fermeture des magasins et des bureaux,
alors que les rues étaient noires de monde, neuf bombardiers se sont abattus
sur le centre de la ville. En l’espace de quelques minutes, il y a eu deux
cent soixante morts et plus de mille blessés, hommes, femmes et enfants
confondus. A ce moment-là, il n’y avait pas à Málaga un seul avion
d’interception. Ce fut un véritable massacre, commis en toute impunité. Le
commandement militaire a depuis transféré ses quartiers en dehors de la ville.
Mais la population est encore sous le coup de la terreur ressentie. On ne
rencontre plus de rires et le sourire est rarissime. Même l’arrivée d’une
escadrille de chasse, la veille de mon passage dans la ville, n’a guère détendu
l’atmosphère, malgré l’indéniable réconfort que cela représente après
des mois d’attente impuissante.
Il
pleut pendant toute ma première journée à Málaga, ce qui me permet d’aller
et venir à ma guise. Je rencontre le gouverneur civil, installé seul dam son
bureau. Personne ne semble faire grand cas de sa personne et son autorité est
visiblement des plus réduite. Ce qui ne l’empêche pas de m’assurer, avec
un aplomb inouï et alors que j’ai sous les yeux le spectacle des ruines
encore fumantes, que la situation est parfaitement normale, qu’il n’y a pas
eu d’attaque aérienne depuis plusieurs jours et que le raid le plus dévastateur
s’est soldé par un bilan de deux morts et sept blessés. Il clôt
l’entretien en me signalant un hôtel situé dans la zone la plus touchée par
les bombardements, sans doute pour achever de me rassurer sur la situation.
(Pour être honnête, je dois préciser qu’une telle attitude ne semble pas être
la règle; le lendemain j’ai envoyé un câble mentionnant la véritable étendue
du désastre, câble qui a passé la censure militaire sans aucune difficulté.)
Après le gouverneur, le comité politique, transformé en comité de enlace. Là,
on n’essaie pas de me dorer la pilule, on me fournit au contraire toutes les
précisions techniques que je sollicite. Mais là aussi les gens ont l’air
perdu. Il n’y a pas à Màlaga d’administration civile qui fonctionne, si
l’on excepte les comités spéciaux pour le ravitaillement et affaires du même
genre. La vieille administration, représentée par le gouverneur civil, ne détient
plus aucune autorité. La nouvelle, incarnée par le comité, a progressivement
perdu tout pouvoir à l’occasion de la lutte qui oppose les communistes aux
comités. (Les communistes sont très influents à Málaga: c’était déjà,
avant juillet, leur principale place forte.) De sorte que le commandement représente
la seule autorité officielle qui reste en place. Mais ce commandement est
incapable ou peu désireux de s’occuper d’affaires autres que purement
militaires. Bizarrement, cette absence de direction n’a pas abouti au chaos.
La ville manque de pain, mais le ravitaillement est par ailleurs assez bien
assuré. Il n’y a pas de terreur exercée par des bandes organisées. Loin de
là. Aux premiers jours du mouvement, Málaga avait une réputation épouvantable
à cet égard, mais il est de notoriété publique que le problème a été résolu
de manière plus radicale que dans n’importe quelle autre ville. Je ne sais
comment cela s’est fait. D’autres affaires ont été plus difficilement réglées.
A ma surprise, la cathédrale était ouverte. Elle était pleine de réfugiés
venant des zones de la province occupées par les insurgés. Ils dormaient à même
le sol, pratiquement sans nourriture ni hygiène.
A
Valence, les rues prenaient un aspect inquiétant après dix heures du soir, en
raison du couvre-feu. A Màlaga, on n’allume jamais les lumières. A Valence,
même après dix heures, on trouvait des gens dans les rues. A Málaga, une
ville qui habituellement vit plus la nuit que le jour, les rues se vident dès
huit heures du soir. Très peu de passants, des gens qui se hâtent en échangeant
des propos à voix basse, comme dans l’attente d’un désastre imminent. Les
phares d’un tramway de temps en temps, un tramway qui circule toute la nuit,
éclairent la scène épisodiquement.
Durant
les trois jours que j’ai passés à Málaga avec mes confrères journalistes,
nous n’avons pas essuyé le feu de l’artillerie navale mais nous avons fait
connaissance avec les bombardements aériens. Le lendemain de mon arrivée il
faisait beau et les bombardiers ont aussitôt fait leur apparition. Le port et
le centre de la ville ont été bombardés mais au bout d’une quinzaine de
minutes les avions de chasse gouvernementaux fraîchement livrés sont entrés
en action et sont arrivés à stopper l’attaque, non sans perdre deux
appareils, à ce qu’on nous a dit. Le jour suivant, les rebelles ont à
nouveau pris pour cible le centre de la ville aux alentours de six heures, puis,
vers huit heures. Mais je dormais profondément, car nous nous, étions installés
un peu en dehors de la ville.
L’aspect
le plus étonnant de la situation, c’est les rapports existant entre la
population citadine et le front. Il y a très peu de contacts entre les deux.
Les combattants du front sont, presque exclusivement, des Andalous; dans leur très
grande majorité originaires de la province de Málaga. Mais la ville n’a guère
l’air disposée à les aider. L’ennemi approche et des grandes affiches
invitent un peu partout à s’enrôler, mais on ne fait pas la queue dans les
bureaux de recrutement, comme si la ville, durement éprouvée, avait sombré
dans la passivité. De son côté, la comandancia militar, qui a établi
ses quartiers à plus de trois kilomètres du centre de la ville, ne semble guère
se soucier d’organiser la résistance populaire. A la tête de la comandancia
et de l’ensemble du front sud se trouve á présent le lieutenant-colonel
Villalba, qui vient d’être nommé et qui est arrivé sur place il y a
quelques jours à peine. Après s’être mis en vedette a Barcelone le 10
juillet, il a su ne pas démériter devant Huesca. Étant un des rares officiers
de valeur restés fidèles à la République, il s’est, vu nommer à la défense
de Málaga. Je l’ai rencontré à plusieurs reprises, encore que nous
n’ayons pu échanger que quelques mots. C’est le type même de l’officier
sorti du moule de l’école de guerre. Très raide dans ses manières, qui
doivent probablement être assez peu au goût de ses subordonnés pétris
d’esprit démocratique. Il est évident qu’il se soucie peu d’entretenir
le contact avec le mouvement populaire, il apparaît mai à l’aise et même
nerveux devant la situation militaire et politique qu’il a pour mission de rétablir.
Des amis très proches de lui me l’ont décrit comme un véritable militaire
de carrière à part entière qui, du plus profond de lui-même, déteste
l’esprit de la milice. C’était certainement le dernier homme à nommer pour
une tâche telle que tenir le front de Málaga. Pour lui, tout s’in terprète
en termes strictement militaires, alors qu’il n’a pas à sa disposition les
moyens militaires mais uniquement les forces d’un mouvement populaire. Je me
suis rendu en plusieurs points du front de Málaga, avec des confrères qui
connaissaient bien la situation à Madrid. Pour eux, la différence est
flagrante, Madrid a été militarisée alors qu’à Màlaga, c’est toujours
la vieille milice, à peine transformée. Il n’y a que des volontaires parmi
les combattants. C’est encore,
jusqu’à un certain point, les anciennes colonnes constituées sur une base
politique. Les commissaires politiques sont nommés par la comandancia mais leur
avancement dépend du comité de enlace et on trouve parmi eux des représentants
de tous les partis. Cette milice a reçu une certaine formation militaire et a
quelque expérience du combat. L’esprit n’est pas mauvais du tout, bien
meilleur en tout cas que celui qui règne dans la ville. Il y a eu un début de
flottement à Estepona, mais les miliciens ont su rester fermes sur leurs
positions, contenir les insurgés et même leur reprendre un peu de terrain.
Pour eux, la situation était satisfaisante. Et tout notre groupe de jour
nalistes, à une notable exception près, s’est laissé abuser par la
confiance qu’ils affichaient. Le point décisif est qu’ils n’ont jamais eu
à affronter des armes modernes, à haut pouvoir de destruction. Et ils n’ont
pas de telles armes à leur disposition.
Mais
ils ont appris à édifier des fortifications. Les routes sont barrées de
barbelés et de tranchées couvertes. Il y a toutefois des trous importants
entre les différents points tenus. Et les canons et mitrailleuses, au lieu d’être
déployés en première ligne, sont gardés en réserve dans les villages de
l’arrière, avec la majeure partie des effectifs combattants, «au cas où la
situation se gâterait».
Nous
nous arrêtons une heure dans un village de la Sierra situé derrière la ligne
de front, et nous faisons la connaissance de l’alcalde. Il a été président
du groupe socialiste local, fondé en 1930 et qui est aujourd’hui le maître
des lieux. Un groupe communiste a été créé par la suite, en 1933.
L’alcalde exerçait le métier de coiffeur avant d’occuper ses fonctions
actuelles. Natutellement, sa clientèle se compose principalement de paysans.
Dans cet endroit déshérité de la Sierra, il n’y a pas de grandes propriétés
agricoles, il y a donc eu peu d’expropriations. «La révolution a-t-elle
apporté un bénéfice matériel aux paysans?», demandons-nous, Chacun
s’accorde à répondre par la négative. C’est maintenant l’ayuntamiento
qui s’occupe de la récolte de blé (le comité politique a été aboli «en
conformité avec la politique générale du gouvernement». Cela peut
difficilement passer pour une amélioration du sort des paysans, qui doivent
apporter leur quote-part au ravitaillement de la milice locale. Mais,
expliquent-ils, nous avons plus de blé qu’il nous en faut. Pour comprendre
leur attitude, il faut tenir compte du niveau de vie très bas qui prévaut dans
la région. Mais ils sont sincèrement attachés au gouvernement. Les nombreux réfugiés
en provenance de l’autre zone ont raconté en détail les atrocités dont ils
ont été les témoins — exécutions et tortures. C’est pouquoi les paysans
de ce village n’ont pas ménagé leurs efforts (non rétribués) pour
construire des fortifications. (Sur tout le front de Málaga, ce travail a été
accompli par des volontaires bénévoles.) Nous demandons à l’un de ces
paysans: «Pour quoi vous battez-vous?». «Pour la liberté», nous répond-il
aussitôt. L’idée ne semble même pas l’effleurer que ce combat pourrait
avoir des implications économiques. Bien que l’ennemi ne soit qu’à
quelques kilomètres de là, aucun de ces hommes ne paraît redouter quoi que ce
soit dans l’immédiat. Ici, le front s’est stabilisé depuis plusieurs mois.
Mais
le danger viendra pourtant quelques jours plus tard, après l’enfoncement des
lignes républicaines. Je n’ai pas été personnellement le témoin de ce désastre,
mais je me trouvais sur place moins d’une semaine auparavant, et avec l’aide
des informations que m’ont fournies ceux qui sont restés presque jusqu’au
bout, j’ai pu me faire une idée assez précise des événements. Le front a
craqué brutalement à la suite d’une offensive de blindés portée en
plusieurs points, mais principalement à partir du nord et du nord-est. Cette
dernière attaque, dirigée contre le col de Venta de Zefaraya (position
dominant le petit village de Velez-Màlaga), s’est montrée particulièrement
dangereuse. Une fois enlevées les
hauteurs de Venta, il ne restait plus de ligne de résistance utilisable par les
républicains dans ce secteur. Il n’était plus possible de défendre la route
principale reliant Málaga à Almeria — seule voie de communication subsistant
entre Màlaga et le reste de l’Espagne républicaine. Màlaga était menacé
de se trouver coupé de l’arrière. En désespoir de cause, le commandement
donna l’ordre d’évacuation. En fait, les insurgés ne coupèrent jamais la
route menacée, Ils reprirent la tactique qui leur avait déjà souvent réussi,
à Tolède notamment; ils laissèrent la voie libre à l’adversaire, faisant
ainsi l’économie d’une résistance désespérée.
D’autres
attaques furent lancées sur le littoral, appuyées par les salves
d’artillerie de trois croiseurs insurgés. Tous les témoignages s’accordent
pour préciser qu’un croiseur allemand, le Graf Spee, accompagnait les
bâtiments de guerre espagnols dans tous leurs mouvements, mais les observateurs
ne peuvent assurer qu’il ait effectivement ouvert le feu avec ses pièces. Ces
bombardements éprouvèrent durement les nerfs des miliciens mais n’eurent pas
d’effet décisif sur le plan tactique. Bien avant que les rebelles
n’arrivent à Fuengirola, point névralgique du dispositif de défense républicain
sur le littoral, la milice avait déjà évacué l’endroit en raison de la
menace qui venait de l’arrière, de Venta de Zefaraya.
Il
en a été de même pour l’attaque de tanks déclenchée à partir du nord.
Les blindés se sont montrés très efficaces et leur progression a été
rapide, mais avant qu’ils n’aient atteint leurs objectifs, les républicains
avaient déjà lâché pied pour échapper à l’encerclements.
Par-delà
les considérations tactiques, le tank pose un difficile problème à qui étudie
la guerre d’Espagne. Combien de tanks y avait-il et quelle était leur
origine? Les républicains, bien évidemment portés à mettre leur défaite sur
le compte de la supériorité écrasante des forces adverses, ont parlé d’une
centaine de chars de bataille. Il est impossible de vérifier cette assertion,
mais j’ai plutôt tendance à me méfier des chiffres fournis en pareille
occasion. Sans doute y avait-il un nombre important de tanks, mais étalés sur
l’ensemble du front plutôt que concentrés sur un seul secteur. Un point
semble assez bien établi: c’étaient tous, ou presque tous, des blindés du
type le plus léger, pourvus d’une unique mitrailleuse et de deux hommes d’équipage.
Les témoignages se recoupent pour dire que ces équipages étaient allemands.
D’autres
informations ayant trait à l’intervention étrangère sur le front de Málaga
doivent être accueillies avec davantage de réserves. Il y a eu, bien sûr, le
contingent habituel d’avions et de pilotes italiens et allemands. Mais la
presse, tant espagnole qu’étrangère, a abondamment évoqué la participation
aux combats d’unités d’infanterie italiennes, et ce depuis le début de
l’offensive. En fait, il n’y a rien eu de tel. A l’époque où nous avons
visité les secteurs clés du front de Málaga, aux premiers jours de février,
nous avons systématiquement, mes compagnons et moi-même, demandé quelles étaient
les troupes qui se trouvaient en face. Et partout on nous a répondu qu’il y
avait les Maures (il semble que la majeure partie du contingent maure ait été
concentrée devant Málaga pendant l’hiver), la Légion étrangère et la
Phalange. Nous avons répété nos questions à propos des Italiens, et chaque
responsable de sous-secteur nous a répondu qu’il n’y avait pas d’Italiens
dans sa zone de commandement. Il y en avait peut-être à côté. Parmi les
prisonniers qui avaient été faits, pas davantage d’Italiens. Aucune enquête
similaire n’a été effectuée dans les jours qui ont précédé la rupture du
front. Mais même alors la rumeur parlait plus volontiers de troupes allemandes.
Si des unités d’infanterie allemandes avaient contribué à la chute de Màlaga,
on les aurait sans doute retrouvées à l’œuvre dans les combats de Motril.
Rien de tel. Il est vraisemblable que la rumeur a transformé la participation
des tanks allemands — celle-ci bien réelle — en intervention de divisions
mixtes allemandes. Il est par ailleurs reconnu que pas un seul prisonnier
italien ou allemand n’a été fait en l’espace de plusieurs mois (les
aviateurs exceptés), que ce soit à Málaga ou ailleurs. Après Màlaga, on ne
peut en dire autant.
Une
des principales responsabilités du commandement de Màlaga consistait à prévoir
la parade a une attaque de tanks. Or, rien n’a été fait en ce domaine. Un
des membres de notre groupe de journalistes, qui tranchait nettement sur les
autres par son pessimisme lucide, a pris la peine de demander dans chaque
sous-secteur quelles mesures avaient été envisagées pour contrer une
offensive de blindés. Aucunes. Pourtant, les chars légers allemands sont loin
d’être des foudres de guerre. Un fossé profond d’un peu plus d’un métre
et large d’autant suffit à les arrêter. Mais nulle part on n’a creusé de
tels fossés. A Malaga, il y avait un bataillon affecté à la construction de
fortifications, et dans les villages les volontaires ne rechignaient pas à la tâche
dès qu’il s’agissait de défendre leurs foyers. Mais rien n’a été fait.
On s’est encore moins soucié de la question de l’artillerie. La Sierra
offre un terrain particulièrement propice pour mettre en batterie des canons
dans des positions dominant la route, des positions pratiquement inexpugnables.
Les journaux, tant espagnols qu’entrangers, ont parlé de pièces camouflées.
Mais la parution de ces informations n’a pas suffi à donner vie aux canons.
Il
serait trop facile de rejeter tout le blâme sur les chefs militaires locaux.
Bien sûr, ils n’ont pas su mettre en œuvre de manière appropriée les
quelques canons et mitrailleuses dont ils disposaient. Mais le principal
responsable de la défaite, c’est le manque de renforts adéquats, tant au
point de vue des effectifs qu’au point de vue du matériel. Queipo a lancé
son offensive le 13 janvier. Les premiers avions de chasse sont arrivés à Málaga
le 31 janvier, les premiers renforts d’artillerie (distribués au
compte-gouttes) le 1er février et il a fallu attendre le 3 pour voir
intervenir un premier contingent de chars légers. De petits détachements
d’infanterie ont commencé à être acheminés dans les derniers jours de
janvier. Mais les brigades internationales sont restées des semaines durant
bloquées à Murcie, attendant leur ordre de route. On s’est enfin décidé à
les mettre en ligne pour Motril, plusieurs jours après la chute de Málaga. En
dernière analyse, le principal responsable du désastre est le ministère de la
Guerre, qui n’a pas su ou voulu acheminer vers Málaga les renforts nécessaires.
L’aspect
le plus inexplicable de cette affaire demeure la totale carence de la flotte. Le
gouvernement a officiellement déclaré après coup que des croiseurs italiens,
camouflés en bâtiments insurgés, avaient fait leur apparition à l’horizon,
empêchant ainsi les unités républicaines de rallier Málaga. Que penser
d’un commandant de navire qui, en vingt-quatre heures, n’arrive pas à décider
si les bâtiments qu’il a en face de lui sont ou non ceux qu’il combat
depuis des mois? Mais il est possible que la flotte gouvernementale, ait été
en cette occasion injustement calomniée par les déclarations officielles. Les
officiers commandant les principaux bâtiments avaient pris le parti des insurgés
dans les premiers jours de la rébellion et avaient été mis à mort par les équipages.
Depuis, on ne les a pas remplacés. En outre, deux croiseurs modernes, le Canarias
et le Baleares se trouvaient alors en construction dans des chantiers
tenus par les insurgés. Terminés en toute hâte, ils disposent aujourd’hui
d’une artillerie qui surclasse nettement en portée celle des bâtiments de la
marine républicaine, de conception plus ancienne. Rien d’étonnant donc à ce
que ces derniers n’aient pu faire grand-chose. Mais les sousmarins? Pas un
seul n’est passé aux insurgés, qu’on crédite aujourd’hui d’un
submersible fourni par une puissance étrangère. Les officiers qui servent à
bord des sous-marins républicains, peu sûrs et suspects de sédition,
pourraient être remplacés par des spécialistes étrangers. Et avec une ou
deux unités de ce type judicieusement employées, on aurait pu écarter de Málaga
toute menace de bombardement naval. Mieux, il aurait été possible de briser le
blocus dont a été victime le camp gouvernemental. Mais pour une raison incompréhensible,
les sous-marins ne se sont pas manifestés.
Si
l’on considère les capacités limitées du type de tank mis en œuvre par les
insurgés, on est bien forcé de conclure que la chute de Málaga n’était pas
inéluctable. Au moment de la catastrophe, l’impression dominante dans le camp
républicain était qu’on avait dû s’incliner devant des forces bien supérieures.
Mais la suite des événements, et notamment l’arrêt de l’avance des insurgés
à Motril, a montré que le désastre aurait pu être évité si un seul des
nombreux facteurs en jeu avait mieux fonctionné. Examinons donc ces facteurs et
les raisons pour lesquelles ils n’ont pas joué en faveur du camp républicain.
La
milice avait perdu l’habitude de refluer en désordre sous les bombes, les
tirs d’artillerie légère et le feu des mitrailleuses. Elle a tenu bon tant
que les tanks ne sont pas entrés en scène. Mais l’apparition de cette arme
qu’elle n’était pas préparée à affronter a de nouveau entraîné un
sauve-qui-peut général. Cela a constitué un test dont la milice n’est pas
sortie à son honneur. Il ne s’agit pas d’invoquer une faiblesse inhérente
à la milice confrontée aux nouvelles brigades mixtes mises sur pied
— rien ne prouve que le contingent envoyé de Madrid dans les derniers
jours aurait fait meilleure figure devant l’adversaire que la milice locale
faiblement centralisée — mais force est de reconnaître l’inefficacité des
troupes et de l’encadrement espagnols confrontés aux étrangers. Quelques
jours plus tard, à Motril, là où les Espagnols avaient subi une déroute
totale, un petit contingent international enrayait sans trop de difficultés
l’avance des troupes de Franco.
En
ce qui concerne le commandement local, il faut bien constater qu’il s’est
montré très au-dessous de sa tâche. Une des raisons de cette carence est à
mon avis la méconnaissance du type de guerre qui se livre aujourd’hui.
L’absence de tous préparatifs face à une attaque de tanks laissait déjà
augurer de l’issue du combat. Mais ce qui a suivi a transformé le revers en désastre.
Dès que le point considéré comme étant la position clé, à savoir la Venta
de Zefaraya, est tombé aux mains de l’ennemi, Villalba a sonné la retraite générale;
il n’y a pas eu la moindre ébauche de contre-attaque, la moindre velléité
d’organisation d’une résistance désespérée devant la ville.
Militairement parlant, la décision de Villalba était peut-étre justifiée. Màlaga
aurait été prise sous des attaques venant à la fois de la terre et de la mer.
Mieux valait donc procéder au plus vite à l’évacuation. Mais le facteur
politique a été négligé. Ce que craignaient le plus les insurgés, c’était
moins les troupes de Villalba qu’une lutte désespérée de la population;
c’est pourquoi ils ont choisi de ne pas couper la route principale. L’appréciation
globale portée sur la situation par Villalba ne s’est pas trouvée validée;
en revanche, l’ordre de repli général a eu des effets désastreux dans le
camp républicain, dont celui, immédiat, de désemparer totalement la troupe.
Le
reflux vers le point de salut (c’est-à-dire le plus près possible de la
route d’Almeria) a été si précipité que de nombreux détachements se sont
trouvés isolés dans la Sierra et se sont rendus sans résistance. Dans la
ville, ce fut le chaos. Selon des sources impossibles à vérifier, la cathédrale
aurait éte incendiée au dernier moment. Selon d’autres bruits qui courent et
qui me paraissent plus fondés, trois jours avant la chute de Màlaga les rues résonnaient
du bruit de fusillades déclenchées sans motif apparent. Il y avait là
l’indice d’une exaspération qui aurait pu fournir la base d’une farouche
résistance. Mais le pourrissement des forces politiques était bien trop avancé
pour que l’émotion populaire puisse encore être canalisée en ce sens. En
juillet et août, les anarchistes auraient pu prendre la tête de ce combat et
par la suite c’est le comité politique qui aurait pu s’en charger. Mais les
anarchistes avaient été évincés de la scène politique, discrédités par le
souvenir de leurs excès sanguinaires. Le comité politique s’était trouvé
miné de l’intérieur et de l’extérieur. L’administration civile ne détenait
plus la moindre parcelle d’autorité et les responsables militaires étaient
loin de pouvoir pallier toutes ces carences réunies: par-delà leur incapacité
à comprendre la signification d’un tel combat, ils n’avaient que mépris
pour ces masses populaires qui auraient justement dû être leur recours
naturel. L’exemple du Pays basque à la mi-septembre, celui de Madrid le 8
novembre, montrent tous deux que, dans les situations militairement désespérées,
un combat «au finish» s’appuyant sur l’enthousiasme populaire a toute
chance d’aboutir dans les conditions de cette guerre civile où les forces
populaires comptent au moins autant que les forces militaires. C’est précisément
sur ce front que les insurgés ont fait la preuve éclatante de leur faiblesse
intrinsèque. Des chefs militaires résolus à tenir coûte que coûte, prêts
à appeler le peuple à leur aide, avaient encore une chance de remporter la
victoire. Mais pour atteindre cet objectif, il fallait obtenir la coopération
des diverses sections du mouvement politique. Et la naissance d’un corps
d’officiers populaires capables de comprendre les nécessités de la guerre
civile suppose l’existence d’un régime politique assez fort et assez
prometteur pour emporter, par-delà l’obéissance purement formelle, l’adhésion
de cœur de ces officiers. L’expérience de Málaga a montré que cet objectif
n’avait pas été atteint, tout au moins en ce qui concerne les forces républicaines
espagnoles (pour les brigades étrangères, c’est une autre affaire). Et en
fin de compte, l’évacuation ne fut même pas réussie sur le plan militaire.
Des milliers et des milliers de sympathisants de la cause républicaine se sont
trouvés bloqués dans Málaga. Et nombre de ceux qui ont pu prendre la fuite
ont connu un destin encore moins enviable. Ils ont dû, pour la plupart,
parcourir à pied les cent cinquante kilomètres qui séparent Màlaga
d’Almeria, et parfois remonter encore plus loin vers le nord, talonnés par
les tanks allemands derrière lesquels venaient les éléments maures avancés.
Ceux-ci arrêtaient les fuyards, laissaient partir les femmes (elles ne feraient
qu’accroître les difficultés de ravitaillement dans le camp républicain) et
fusillaient les hommes, parfois sous les yeux mêmes de leur femme. Pour échapper
aux Maures, certains allèrent jusqu’à la limite de l’épuisement,
finissant par s’écrouler dans le fossé, affamés et à bout de forces,
laissant leurs enfants mourants. Aucun combat dans la ville encerclée
n’aurait pu être pire que ce désastre.
Mais
jamais Malaga n’aurait été acculé à une issue aussi désespérée si
Valence avait envoyé à temps les renforts nécessaires. Mais Valence avait
pratiquement oublié Málaga, bien que ne ménageant pas les belles paroles. La
désintégration du régime illustrée par la tragédie de Málaga était liée
à une crise dont le cœur se trouvait à Valence même. C’était l’époque
où républicains et communistes envisageaient la possibilite d’un changement
de gouvernement, et où les anarchistes avaient décidé de s’opposer à ce
changement — qui aurait signifié la fin de jure et de facto de
la révolution sociale — par tous les moyens à leur disposition. Dans les
deux semaines qui précédèrent la chute de Málaga, tous ceux qui dans la
ville étaient tant soit peu conscients de l’évolution politique en cours
s’attendaient à se réveiller d’un matin à l’autre au bruit des combats
de rue. La veille meme de la chute de Malaga, les anarchistes firent défiler
leurs militants et sympathisants à travers la ville, sous prétexte d’une
manifestation en faveur des hôpitaux. Ce jour-là, on se trouvait presque au
point de rupture, Il était notoire que les deux factions rivales maintenaient
à Valence des quantités d’hommes en armes — non pas, en raison de la
situation locale, mais parce que c’était là, pensait-on, que devait se
livrer la bataille décisive qui déciderait de l’avenir du camp républicain.
Et ce n’était pas seulement des combattants virtuels qui étaient retenus,
mais aussi d’importantes quantites de matériel de guerre moderne. Les
chancelleries et les états-majors, occupés qu’ils étaient à faire face à
une crise politique majeure et a ses éventuelles implications militaires, se
souciaient fort peu de ce qui se passait tout au bout de la Péninsule. La république
espagnole a payé par la chute de Màlaga la décision qu’avait prise l’aile
droite de mettre un terme à la révolution sociale et la volonté arrêtée de
l’aile gauche de tout mettre en œuvre pour s’y opposer. Le même jour et
pour des raisons très voisines, que nous examinerons un peu plus loin, ce fut
la catastrophe du secteur sud du front de Madrid, dans la Jarama. Une fois le
prix payé, il apparut que cela n’avait servi à rien. Les deux camps ont dû
renoncer à leurs objectifs, le gouvernement n’a pas été transformé et les
adversaires continuent à se regarder en chiens de faïence.
LA
GUERRE DANS LES AIRS
Je
quittai Málaga en automobile dans l’après-midi du 3 février, en compagnie
de deux confrères. Personne ne s’attendait à un dénouement aussi subit.
L’atmosphère était paisible. Il y avait eu des bombardements pendant notre séjour,
mais ils ne nous avaient guère gênés. Nous nous sentions parfaitement en sécurité;
nous nous trompions.
A
une vingtaine de kilomètres au nord de Málaga on arrive au village de Nerja. Là,
échoué sur la plage, se trouvait le Delphin, un cargo torpillé quatre
jours auparavant. Le plus gros de sa cargaison avait été transférée à terre
mais les insurgés ne semblaient pas être au courant. Nous approchions du
navire quand notre chauffeur stoppa brusquement et mes deux compagnons s’éjectèrent
en toute hàte. Sur le moment, je ne compris pas ce qui se passait. Mais quand
je suivis leur exemple (je croyais qu’ils voulaient regarder l’épave de
plus près) ils étaient déjà couchés sous les rochers qui bordaient la route
et un hydravion passait au-dessus de nos têtes. J’eus juste le temps de les
rejoindre avant que la première bombe ne tombe, lancée en direction du navire.
Des paysannes couraient, terrorisées, cherchant à se mettre à couvert. Notre
position n’était ni sûre ni confortable mais heureusement le bombardement
d’un objectif précisément défini n’est pas chose aussi facile qu’on
pourrait le penser. L’hydravion devait à chaque fois décrire un grand cercle
pour se retrouver au-dessus de sa cible et il s’écoulait au moins deux ou
trois minutes entre chaque lâcher de bombe. Dans l’intervalle, il
disparaissait derrière une colline et nous mimes à profit ces instants de répit
pour trouver un meilleur couvert, nous relevant chaque fois qu’il s’éloignait
et nous plaquant au sol quand il revenait. Nous répétâmes trois fois ce manège,
avant de trouver un endroit assez bien protégé, hors de sa ligne de visée,
dans l’ombre de quelques rochers. Nous étions à présent pratiquement hors
de danger. Les bombes tombaient sur la route (l’une d’elles rata de fort peu
notre automobile) ou dans l’eau, à proximité du navire. Nous entendions le
bruit sourd des explosions, beaucoup moins impressionnant toutefois qu’on
aurait pu le croire. C’était pourtant d’assez gros projectiles qui étaient
utilisés, des bombes d’environ quatre cents livres. Soudain un gros
champignon de fumée s’éleva du navire; l’épave avait été touchée par
une bombe incendiaire. Satisfait de son résultat, l’hydravion s’éloigna et
se mit à bombarder la route de Nerja. Il était accompagné par deux avions de
reconnaissance. Nous nous sentions à présent hors de danger. Au début, j’étais
loin de me sentir rassuré: l’avion n’avait pas l’air très sûr de
l’objectif à atteindre. Et les observateurs au sol partageaient son
incertitude. Mais, dès que je fus fixe sur ses intentions, la situation me
parut beaucoup plus agréable.
Soudain,
il y eut un terrible fracas et l’instant suivant, des avions de chasse russes
passèrent à toute vitesse au-dessus de nos têtes. Il y en eut d’abord un,
qui engagea aussitôt le combat avec les appareils italiens, puis un second, et
encore deux autres. Ce fut alors un déchaînement de piqués, de chandelles de
voltes et de virevoltes dans le fracas incessant des mitrailleuses. Le bruit était
assourdissant et en même temps d’une indescriptible harmonie musicale.
Qu’ils soient italiens ou russes, les avions de chasse disposent de sept à
neuf mitrailleuses mises à feu automatiquement par un unique levier, ce qui
produit un bruit presque aussi fort que celui des obus mais à une cadence
avoisinant celle d’une mitrailleuse. L’originalité du combat aérien tient
en ceci que les adversaires ne peuvent pas tirer en même temps. Si l’un
d’eux est en position de tir, l’autre doit se dérober pour tenter de lui échapper.
Puis il attaque à son tour tandis que le premier se dégage. Le tir de
mitrailleuses provenant d’avions très semblables entre eux prend l’allure
d’une succession de défis tels que pourraient en échanger deux géants
furieux tentant chacun de s’abattre à coup de malédictions. Nous nous
trouvions à présent en bien moins plaisante posture: le combat se déroulait
juste au-dessus de nos têtes, et il fallait bien qu’à un moment ou à un
autre les coups retombent. Mais nous ne pensions presque plus à nous-mêmes, Un
de mes collègues, dont les nerfs avaient visiblement été éprouvés par le
bombardement (comme nous tous) proféra, comme pour lui-même: «Magnifique! »
C’était vraiment le sentiment général. J’en étais à envier ces pilotes
qui avaient troqué leur état de cibles passives contre celui de combattants.
Le combat se poursuivit durant encore cinq à dix minutes, mais son issue n’était
guère douteuse. Les Russes étaient plus rapides et ils avaient l’avantage du
nombre. Les Italiens prirent leur vol au-dessus de la mer, pourchassés par les
Russes qui revinrent bientôt pour survoler triomphalement le lieu du combat.
Nous regagnâmes notre automobile. Des paysans s’étaient réfugiés avec
leurs femmes et leurs enfants sous un pont. A présent, ils sortaient de leur
abri, les femmes et les enfants en pleurs. Nous fîmes de notre mieux pour les réconforter.
Personne n’avait été blessé, mais une charrette s’était renversée sur
la route et avait été mise en pièces, non par une bombe mais par les bœufs
affolés qui étaient restés là, tremblant de toute leur carcasse. Le paysan
à qui elle appartenait était désespéré c’était là une partie importante
de ses biens. La bombe qui était tombée tout près de notre véhicule ne
l’avait apparemment pas endommagée. Mais tandis que nous nous éloignions,
nous pûmes voir pendant plusieurs kilomètres la fumée qui s’élevait du
navire bombardé. A la nuit, notre automobile refusa brusquement tout service et
nous dûmes nous arrêter. Il semble que le souffle de la déflagration ait été
responsable de la destruction du moteur. Nous nous fîmes prêter une voiture
par le comité de Lorca et rejoignîmes ainsi Valence.
ÉTAT DE CRISE
Dans l’intervalle, la situation
à Valence s’est dégradée et empire de jour en jour. La pénurie de vivres
est plus grande que jamais, surtout depuis la chute de Málaga. Des
proclamations officielles ont demandé à la population de s’abstenir
totalement de manger du pain pendant trois jours afin de pouvoir nourrir les réfugiés
d’Almeria. Mais même en des occasions moins exceptionnelles il était
difficile de se procurer du pain. Il en va de même pour le sucre, la viande et
de nombreuses autres denrées alimentaires. Le logement pose des problèmes de
plus en plus insolubles: je ne suis pas arrivé à trouver une chambre
d’hotel. J’ai trouvé refuge chez des amis, où j’ai pu toucher du doigt
les difficultés de ravitaillement. Les femmes contraintes à d’interminables
queues réagissent aussi mai qu’à Barcelone. A ce qu’il m’a semblé,
elles se sont mises à maudire la guerre tout entière. Il n’y a rien à
Valence de l’héroïsme madrilène que tous les observateurs s’attachent à
monter en épingle. Et les bruits d’ailleurs parfaitement justifiés selon
lesquels les gens installés n’ont guère de mal à assurer leurs subsistances
donnent une tonalité particulièrement âpre aux revendications formulées.
Les nouvelles du front sont
constamment mauvaises. Dans la même journée s’est répandu le bruit de la
chute de Málaga et de l’enfoncement par les insurgés de l’aile sud du
front de Madrid. La première nouvelle a été officiellement confirmée trois
jours plus tard, la deuxième n’a jamais reçu d’aval officiel mais personne
ne s’illusionne sur la question. Il en est résulté un climat de découragement
et de méfiance mais, malgré les nombreux articles parus dans les journaux, il
n’y a pas eu de ruée vers les bureaux de recrutement pas plus que de flambée
spontanée de passion politique. Quelques jours après la chute de Málaga, une
manifestation pour un regain d’activité et un commandement unifié a été
organisée par le Front populaire. Ce fut un joyeux déploiement de drapeaux,
avec beaucoup, vraiment beaucoup de gens chantant et écoutant des airs
martiaux, mais pas le moindre signe d’une volonté de lutte accrue. Valence a
réagi passivement aux revers enregistrés. Entre-temps, de nouvelles menaces se
sont fait jour.
Valence avait été une fois
bombarde depuis la mer, ce qui avait causé quelques morts dans le port. Puis
plus rien. Mais dans la semaine qui a suivi la chute de Malaga, nous avons essuyé
à deux reprises le feu d’un croiseur étranger — des obus de très gros
calibre — une fois à deux heures et demie du matin, l’autre après dix
heures du soir. Aucun de ces tirs d’artillerie ne visait un objectif
militaire. Le croiseur ennemi bombardait la ville au passage, lançant ses obus
au petit bonheur. La deuxième fois, notre maison, une des plus vastes de
Valence, a tremblé sur ses fondations au point que ceux qui l’habitaient se
sont sentis vraiment effrayés, bien que rien ne nous soit arrivé. Mais dans la
ville il y a eu à chaque fois un certain nombre de morts et la question angoissée:
«Est-ce qu’on les aura ce soir ?» hante la pensée et sape les nerfs des
habitants de Valence. Autre sujet de préoccupation, l’absence totale
d’abris. Il y a déjà longtemps qu’on a commencé à en construire mais ils
sont encore loin d’être achevés. Et dans les deux cas l’alerte n’a été
donnée qu’après qu’une demi-douzaine d’obus soient tombés sur la ville.
En contrepartie, les patrouilles
de nuit ont pris une manie plutôt désagréable. Toutes les lumières doivent
être masquées en cas d’attaque — ce qui se conçoit parfaitement — et
les miliciens ont le droit de tirer sur toutes les lumières restées
apparentes. Mais ils ont transformé ce droit en jeu et chaque bombardement
s’accompagne d’un crépitement de coups de revolver en provenance de la rue.
Mais les nuits sans histoires ne sont guère plus tranquilles. Des coups de feu
éclatent çà et là, pour rien, dans la rue. Il est devenu réellement périlleux
de sortir après neuf heures du soir. Les gens parlent de colonnes anarchistes
qui feraient régner la terreur, tuant sans discrimination socialistes et
communistes.
J’ai entendu dire de divers côtés
que les insurgés prépareraient un débarquement monté depuis Majorque.
L’endroit le plus probable pour cette opération serait Sagunto, à vingt-cinq
kilomètres au nord de la ville, près de la ligne de chemin de fer qui relie
Valence à Barcelone. La colonne de débarquement se proposerait de faire sa
jonction avec une autre colonne venant de Teruel, après quoi les insurgés
marcheraient sur Valence. Un nombre surprenant de personnes se sont soudain
trouvé une foule de raisons pressantes pour partir vers le nord.
Mais il n’est pas facile de
partir. Les transports sont entrés dans une phase de désagrégation aiguë.
Tout se passait bien jusqu’au début, et dans une moindre mesure jusqu’au
milieu de janvier. Les trains roulaient allégrement, y compris ceux
qu’empruntaient les Barcelonais pour leur semaine anglaise. Personne n’avait
l’air d’imaginer que le charbon puisse venir à manquer. Mais un beau jour
la pénurie s’est déclarée, au point que le train met parfois huit heures
pour aller de Port-Bou à Barcelone (soit un parcours de quelque cent
quatre-vingts kilomètres) parce que le mécanicien doit s’arrêter à chaque
gare pour refaire du charbon. La situation est très semblable pour l’essence.
On l’a d’abord gaspillée sans compter. Puis vers la mi-janvier, la pénurie
a commencé à se faire sentir et des mesures draconiennes ont dû être prises.
De ce fait, les journalistes ont vu leurs possibilités de déplacement réduites.
Mais, ce qui est plus grave, cela a rendu impossible l’évacuation de Madrid
et les mouvements de troupes eux-mêmes se sont trouvés sérieusement gênés.
En foi de quoi, les militaires ont décidé de recourir au chemin de fer pour
transporter les combattants, augmentant ainsi la crise dans ce secteur; pour que
le désastre soit complet, les insurgés se sont mis à bombarder les
principales voies ferrées, d’abord à intervalles rapprochés, puis systématiquement,
nuit après nuit. La voie ferrée entre Valence et Barcelone s’est plusieurs
fois révélée impraticable. Bien qu’un peu mieux protégé, le trafic
ferroviaire entre Barcelone et la France a été interrompu à de nombreuses
reprises. Et il n’y a pas que les voies qui ont été prises pour cible par
les bombardiers, mais aussi les trains. Valence s’est senti coupé du reste de
l’Espagne.
La crise politique continue à
pourrir sans qu’on prenne aucune décision pour la stopper. Les communistes,
après avoir lancé la candidature de Martínez Barrio, puis de Prieto, puis du
socialiste Negrín avec Prieto comme ministre de la Guerre, et ainsi presque déclenché
une guerre civile à l’intérieur du camp républicain, ont mis une sourdine
à leurs visées après la chute de Màlaga. Mais tout le monde sait bien
qu’un jour ou l’autre il faudra résoudre le conflit entre partisans et
adversaires de la révolution sociale. Un climat de profonde inquiétude règne
sur la ville.
Un petit incident donnera une idée
de l’atmosphère politique en cette conjoncture. Un jeune Anglais, travaillant
en qualité de correspondant pour la presse Hearst (bien qu’ayant
personnellement des opinions de gauche), obtint quelques jours après son arrivée
à Valence une entrevue avec Prieto. Et Prieto lui ouvrit son cœur. «Je ne
comprends pas, déclara-t-il, l’attitude des gens dans les pays démocratiques
de l’Occident. Pourquoi soutiennent-ils la politique de non-intervention?
Comment ne comprennent-ils pas qu’il faut aider ce gouvernement, parce que
c’est le dernier gouvernement à se dresser entre l’Espagne et le
bolchevisme ?» Si ce ne sont pas les mots exacts, ils reflètent du moins assez
bien l’esprit de la déclaration de Prieto. J’ai eu entre les mains le texte
de l’entretien, revu par Prieto. A ce moment, le crayon rouge du censeur était
déjà passé par là, signalant comme inadmissibles tous les passages
essentiels. Et on avait laissé entendre au jeune correspondant que sa vie
risquait d’être en danger s’il tentait de faire passer clandestinement le
texte à l’étranger. Cet incident est le reflet d’une situation totalement
paradoxale. Prieto, qui est le candidat des communistes au poste de premier
ministre et un des membres les plus en vue d’un cabinet où les communistes
jouent un rôle prépondérant (sinon par le nombre, du moins par
l’influence), explique au correspondant de l’une des agences de presse les
plus «réactionnaires»
du globe que lui et les communistes sont le seul rempart qui reste à
l’Espagne face au bolchevisme. Puis ce compte rendu d’un entretien avec un
des principaux dirigeants du gouvernement est mis à l’index par un censeur
nommé par ce même gouvernement, et ce non pas pour des raisons de secret
militaire ou administratif (ce qui serait, somme toute, compréhensible), mais
précisément en raison de déclarations qui fournissent aux lecteurs étrangers
une explication correcte, à travers ses paradoxes, de la politique suivie par
le gouvernement espagnol. Quant au censeur, probablement plus proche du groupe
Caballero (l’aile gauche du Parti socialiste) que de Prieto, il paraissait
plus soucieux de l’effet que produirait la parution de l’entretien en
Espagne que de son impact à l’étranger.
Prieto n’est pas le responsable
de l’imbroglio qu’illustre cet incident. Il n’a jamais été, lui, en
faveur du «bolchevisme» ou, en d’autres termes, de la révolution sociale.
Il a toujours incarné cette tendance du Parti socialiste opposée à une
politique révolutionnaire. Il est parfaitement habilité à solliciter le
concours de l’Occident démocratique pour l’aider à traduire dans les faits
ses conceptions politiques. L’ironie commence quand le manteau de Prieto est
jeté sur l’ensemble du cabinet en exercice au point de couvrir les ministres
communistes eux-mêmes. Car on arrive à ceci que les ministres «bolcheviks»
qui gouvernent officiellement l’Espagne aux côtés de Prieto sont présentés
comme le dernier rempart de l’Espagne face au «bolchevisme» et que le
censeur ne tient pas du tout à ce que l’opinion, tant étrangère
qu’espagnole, le sache. Les communistes, moins candides que Prieto, ne veulent
pas reconnaître cette vérité qui saute aux yeux, à savoir qu’un monde sépare
leur attitude de 1917 en Russie et leur attitude de 1937 en Espagne, qu’ils
ont cessé d’être un parti révolutionnaire pour devenir un des meilleurs
soutiens des forces antirévolutionnaires. Ils pourraient sans doute apporter de
nombreux et solides arguments pour expliquer ce changement d’orientation, mais
malheureusement ils préfèrent se borner à nier que le moindre changement se
soit produit et refusent d’engager la discussion sur ce sujet Le résultat de
cette attitude est l’impossibilité d’amorcer aujourd’hui en Espagne une
discussion franche sur les données les plus élémentaires de la situation
politique. L’affrontement entre le principe révolutionnaire et le principe
non révolutionnaire, incarnés respectivement par les anarchistes et les
communistes, est inéluctable, pour la simple raison que le feu et l’eau ne
peuvent se mêler. Cet affrontement, aussi malencontreux soit-il, peut avoir un
effet salutaire s’il se présente comme une lutte claire entre deux
conceptions fondamentales opposées. Mais dès lors que la presse n’est même
pas autorisée à l’évoquer, personne ne peut se faire une idée précise de
la situation et l’antagonisme politique, au lieu de se manifester à travers
un débat public pour emporter l’adhésion de l’opinion, se traduit par les
intrigues de couloirs, les assassinats commis par des hommes de main
anarchistes, les meurtres légaux de la police communiste, les allusions voilées,
les rumeurs diverses. Autant de formes d’activité politique peut-être inévitables
lors d’une révolution mais qui, si on leur donne libre cours, ne peuvent
qu’avoir un effet désastreux sur le moral actuel du pays et le pouvoir créatif
de ses partis politiques dans le futur. En dissimulant au public les faits
politiques fondamentaux et en entretenant cet état d’ignorance par des moyens
tels que la censure et la terreur, on sème des germes dont l’effet se révélera
encore plus désastreux dans le futur que dans le présent. Malheureusement,
cela avait été mieux compris au 19e siècle qu’au
20e. Cela est
mieux compris par un homme ayant des convictions résolument non révolutionnaires
— Prieto, pour ne pas le nommer — que par les communistes qui ne voudront
jamais s’avouer, à eux-mêmes ou aux autres, l’état réel des choses.
C’est à ce moment que mon
travail d’enquête à Valence, un travail que j’espérais poursuivre aussi
longtemps que j’aurais la possibilité d’observer ce qui se passait, se
termina abruptement en raison de l’intervention policière. Mais il ine
s’agissait pas là d’un cas exceptionnel. Ce ne fut qu’un épisode au
milieu d’une grande vague d’arrestations effectuées par une police affolée.
Les arrestations massives étaient une des caractéristiques, parmi les plus déplaisantes,
de cette période. Si elles m’ont empeché de voir Madrid et sa défense,
elles m’ont fourni en revanche l’occasion d’avoir des renseignements de
première main sur les prisons espagnoles pendant la guerre civile — expérience
qu’à vrai dire j’ai partagée avec bon nombre de personnes, mais dont bien
peu sont à meme de faire publiquement état. L’expérience par elle-même a
été brève, assez bénigne et somme toute pas plus éprouvante que ce à quoi
on pourrait s’attendre en pareil cas dans la plupart des pays, du globe. Mais
elle m’a ouvert les yeux sur certains traits spécifiques du régime.
LA
PRISON
LE
RÉGIME POLICIER
A
la différence de ce qui s’était passé lors de mon premier voyage, j’ai été,
tout au long du second, gêné dans mon travail, épié et fréquemment dénoncé.
Et ce presque dès les premiers jours. Il ne fait pas de doute qu’il faut voir
là le résultat de l’influence croissante prise par les communistes depuis
l’été 1936. Durant le premier voyage, je n’avais pas ménagé les
observations critiques. J’avais assez peu parlé alors avec les communistes,
mais j’avais eu de nombreux contacts avec des républicains, des socialistes,
des anarchistes et des trotskystes qui tous m’avaient paru peu enclins à
jouer les inquisiteurs. J’avais ouvertement fait part à de nombreuses
personnes de mon scepticisme, parfois de mon dégoût devant certains aspects du
mouvement. J’avais clairement fait savoir, à de nombreuses reprises, que je
ne m’identifiais à aucune section particulière de ce mouvement. J’étais même
allé jusqu’à insister en diverses occasions sur mon caractère
d’observateur neutre pour tout ce qui concernait la guerre civile en tant que
telle. Cela ne m’avait jamais, ou presque jamais, occasionné de difficultés.
Mes interlocuteurs comprenaient que ma réserve n’était pas dictée par une
sympathie particulière pour la cause de Franco, loin de là, et qu’elle ne
tenait qu’à la tâche spécifique que je m’étais assignée, à savoir réaliser
sur place une étude descriptive et scientifique des événements. En fait,
cette attitude d’observateur critique s’est révélée plutôt bénéfique.
Elle m’a permis d’entretenir des relations amicales avec des hommes venus de
tous horizons et incarnant des opinions très différentes, et d’exprimer à
voix haute mes impressions, aussi bien favorables que défavorables, avec une
assez grande liberté. Cela aurait été impossible si j’avais pris parti pour
l’une ou l’autre des organisations existantes — chose que je me suis bien
gardé de faire à aucun moment, moyennant quoi, je crois, j’ai pu exprimer
mes critiques encore plus librement que mes sympathies. Les premières ne
m’engageaient à rien, les secondes m’auraient mis dans la position équivoque
de partisan d’une tendance contre les autres, position incompatible avec la
nature de mon travail et illogique par rapport à mes conceptions personnelles.
Je n’ai jamais cru qu’aucun des partis engagés dans ce combat ait un jour détenu
la panacée permettant de le gagner.
J’entamai
mon second voyage dans les mêmes dispositions, mais les résultats furent très
différents. Il est vrai que la situation était beaucoup plus embrouillée, que
l’antagonisme entre les tendances, très fort depuis l’origine, avait pris
une acuité inquiétante et que les critiques devaient nécessairement être
plus vives qu’avant. Toutefois, il n’était pas plus difficile qu’en août
de parler avec les membres des différents groupes des points faibles de leur
action. Mais j’ai commis une lourde erreur en usant de la même franchise avec
les communistes. La première fois que je fis part à quelques communistes de
Barcelone de mes réserves quant à la politique suivie par leur Parti, je
n’obtins que quelques réponses hargneuses, et bientôt plus rien du tout. Ces
gens avaient manifestement, à la différence de tous les autres, la conviction
qu’ils savaient tout sur tout et qu’ils étaient infaillibles. Ce fut un
bavardage stérile et peu agréable, mais sans nocivité particulière.
La
seconde fois, ce fut pire. Je me heurtai à une attitude à laquelle je n’étais
pas préparé, ne l’ayant jusqu’ici jamais rencontrée dans mes pérégrinations
à travers l’Espagne républicaine: l’attitude de l’apprenti espion. Le
communiste à qui j’avais affaire était un Américain qui travaillait à
Barcelone. Dès le début de la conversation, il me déclara qu’il partageait
mes doutes; il se montra très critique vis-à-vis de la ligne suivie par son
Parti, me dit qu’il ne la comprenait absolument pas. Étais-je en mesure de la
lui expliquer? Je lui dis que non. A défaut d’avoir été très instructive,
cette conversation m’avait du moins paru agréable.
Elle
eut cependant une suite inattendue. Deux ou trois jours après mon arrivée à
Valence, un autre communiste demanda à échanger quelques mots avec moi. Au
bout de quelques mondanités, il entreprit de me révéler ce qu’il appelait
le véritable objet de son invitation. Il voulait me mettre en garde. Je devais
faire davantage attention. L’homme avec qui j’avais parlé a Barcelone
m’avait dénoncé. Je fus d’abord quelque peu contrarié par cette
information, puis bientôt empli d’un intense soulagement: après tout, cet
apprenti espion était l’exception. Les communistes placés à des postes de
confiance paraissaient si empressés à condamner cette attitude aberrante
qu’ils n’hésitaient pas à mettre en garde le malheureux qui en avait été
la victime. Mais je ne tardai pas à déchanter.
Mon
bon Samaritain reprit exactement là où s’était arrêté mon interlocuteur
de Barcelone. Lui aussi était très inquiet de l’évolution politique du
Parti. Lui aussi éprouvait, comme cela avait l’air d’être mon cas, des
sympathies pour les trotskystes. J’écartai aussitôt cette déduction hâtive:
je n’étais pas trotskyste. Mais il poursuivit imperturbablement. Il était
content de rencontrer enfin un homme intelligent à qui il pouvait ouvrir son cœur.
Il eût été trop dangereux de se conduire de la sorte avec des personnes
travaillant pour l’administration de Valence. Cela me refroidit notablement.
J’étais étonné de voir un homme entouré de tant d’ennemis ouvrir son cœur
à un étranger dont il ne savait rien, sinon qu’il avait été dénoncé
comme anticommuniste. «Comment est-il possible, lui demandai-je, qu’avec de
telles idées vous soyez au poste que vous occupez actuellement ?» «Mais
personne n’est au courant de mes idées», me répondit-il, et il mentionna le
nom d’une des personnalités dirigeantes du gouvernement à qui il était
redevable du poste en question. le n’insistai pas. Il était impossible de
savoir si cet homme était un naïf ou un nouvel apprenti espion. Mais j’optai
pour la prudence et décidai de le considérer comme un espion, ce qui était
après tout l’hypothèse la plus plausible. S’il avait été vraiment sincère,
et toujours aussi imprudent qu’il l’avait été avec moi, il serait tombé
depuis belle lurette dans une des nombreuses chausse-trapes qui guettaient à
l’époque les esprits critiques. Il finit par me montrer la lettre de dénonciation
de son camarade de Barcelone. La phrase clé était: «C’est un type qui ne
paraît pas très franc du collier» ou quelque chose dans ce goût-là. Quelque
chose me frappa dans cette lettre: nulle part le mouchard ne disait ce qu’il
avait réellement à me reprocher, et l’expression qu’il avait employée
pouvait signifier tout ce que l’on voulait — que j’étais un espion de
Franco ou que je critiquais la ligne communiste. Il est vrai que critiquer les
communistes n’est pas encore officiellement un crime en Espagne: il était
donc plus payant de laisser planer un doute sur ma véritable personnalité que
de proférer une accusation précise là où il n’y avait rien à prouver. Je
remerciai mon interlocuteur de sa franchise mais ne crus pas devoir rivaliser
avec lui sur ce terrain. Pendant quelques semaines, je n’eus plus aucun écho
de cette affaire. Mais d’autres ennuis se présentèrent lors de ce deuxième
voyage.
J’étais
à peine installé dans ma chambre d’hôtel de Valence (quelques jours avant
la conversation que je viens de relater, une heure peut-être après mon arrivée
à l’hôtel) que j’eus la visite de deux membres de la police secrète, qui
me demandèrent mon passeport et le gardèrent par-devers eux. Je n’avais rien
vu de tel se pratiquer en août, ni d’ailleurs en janvier à Barcelone. Mais
à Valence, la démarche paraissait parfaitement compréhensible et justifiable
par de nombreuses raisons. Toutefois, je découvris bientôt que ceux qui s’étaient
emparés de mon passeport n’appartenaient à aucun service reconnu. C’était
un organisme qui s’intitulait lnformación de la Seguridad general mais qui
avait été en principe dissous par cette même Seguridad general. Ce qui ne
l’empêchait pas de continuer à se manifester. Le lendemain, je dus me rendre
à ses bureaux, 15, place Tetuan, pour recupérer mon passeport. Je ne
l’obtins pas tout de suite mais dus répondre à un interrogatoire sur mon
passé politique axé sur la question de savoir si j’avais un jour été
trotskyste. La dénonciation de Barcelone n’étant pas encore arrivée à ce
moment-là, je suppose que nombreux étaient ceux qui devaient subir de
semblables interrogatoires. Quand je leur eus donné satisfaction en leur
montrant que je n’avais jamais été trotskyste, ils se désintéressèrent de
mon passé et mon passeport me fut restitué le lendemain. Le numéro 15 de la
place Tetuan était dirigé par des communistes étrangers. Par la suite,
j’entendis d’amères remarques sur leur manière d’arrêter les gens et de
les garder indéfiniment en prison sans enquête ni procès, quand ils ne se
trompaient pas sur l’identité de celui qu’ils fusillaient (car ce service
de police non officiellement reconnu procédait à des exécutions). Pour autant
que j’ai pu m’en rendre compte, les relations n’étaient pas au beau fixe
entre eux et la police ordinaire.
Il
faut expliquer, afin de rendre intelligible l’attitude de la police
communiste, que le trotskysme est une véritable obsession pour les communistes
espagnols.
Le
trostkysme effectif, celui qui s’incarne dans une section du P.O.U.M., ne mérite
vraiment pas l’attention qu’on lui accorde, car il ne constitue qu’un élément
mineur de la vie politique espagnole. Si l’on ne considérait que ses forces réelles,
les communistes seraient mieux avisés de n’en pas parler du tout et personne
ne s’intéresserait à ce petit groupe affligé de sectarisme congénital.
Mais les communistes doivent tenir compte, par-delà la situation espagnole, de
l’appréciation officiellement portée sur le trotskysme en Russie. Ce n’est
toutefois qu’un aspect de la question. Le climat particulier qui entoure en
Espagne la notion de trotskysme ne dépend pas de l’influence des trotskystes
par euxmêmes ni même de la réfraction des événements, russes dans la Péninsule,
mais bien du fait que les communistes ont pris l’habitude de dénoncer comme
trotskystes tous ceux qui ne partagent pas leurs vues, sur quelque sujet que ce
soit. Pour la mentalité communiste, tout désaccord en matière politique est
un crime majeur et tout criminel politique est un trotskyste. Dans le
vocabulaire communiste, «trotskyste» est synonyme d’homme qui mérite la
mort. Mais comme cela se produit souvent en pareil cas, les gens se laissent
prendre au piège de leur propre propagande démagogique. Les communistes, en
Espagne du moins, commencent à croire que ceux qu’ils avaient décidé de
baptiser «trotskystes», en guise d’insulte sont de véritables trotskystes
qui coopèrent avec le parti politique du même nom. A cet égard, rien ne différencie
les communistes espagnols des nazis allemands. Les nazis traitent de «communiste»
quiconque se permet de ne pas apprécier le régime qu’ils ont instauré et
ils finissent par croire que tous leurs adversaires sont des communistes;
on assiste au même phénomène dans le cas de la propagande communiste contre
les trotskystes. Il règne un climat de suspicion et de délation difficile à
faire ressentir à quelqu’un qui ne l’a pas vécu. Ainsi, en ce qui me
concerne, je ne doute pas que tous les communistes qui ont eu à cœur de me
compliquer la tâche en Espagne étaient sincèrement persuadés que j’étais
un trotskyste. Deux choses les portaient à tirer ce genre de conclusion: Un, je
m’étais montré très critique vis-à-vis du type de tyrannie bureaucratique
vers lequel tendent les communistes en Espagne, tyrannie qu’ils ont réalisée
en Russie et que d’autres ont instaurée à leur place en Allemagne et en
Italie. Deux, parmi mes amis et connaissances, j’ai compté des trotskystes.
Comment un homme qui refuse le totalitarisme et qui parle avec des trotskystes
pourrait-il ne pas être lui-même trotskyste? J’ai plusieurs fois tenté de
faire comprendre indirectement à des communistes qu’ils se trompaient,
qu’après tout j’avais publié un bon nombre de textes prouvant que j’étais
tout ce qu’on voulait sauf trotskyste et que je ne prenais même pas les
trotskystes au sérieux. En pure perte. Je critiquais le totalitarisme
bureaucratique, donc j’étais trotskyste. J’avais parlé à des trotskystes,
donc j’étais trotskyste. Qu’un nombre assez élevé de pays à travers le
monde puissent vivre sous un régime autre que celui de la dictature
bureaucratique sans être pour autant trotskystes, cela semble excéder les
capacités de compréhension d’un communiste.
Par
chance, au 15 place Tetuan, on ne savait pas que j’émettais des réserves sur
la dictature bureaucratique, ni que j’avais rencontré des trotskystes à
Barcelone. Si j’étais tombé entre leurs mains avec une réputation de
trotskyste dûment établie, je me serais sans doute trouvé dans une situation
bien pire que celle qui devait bientôt être la mienne. Car les communistes
sont sans pitié pour les trotskystes ou réputés tels et il est impossible de
se disculper de cette accusation sans approuver chaque mot de la ligne définie
par le Parti communiste. Toutefois, malgré l’ignorance où se trouvaient les
gens du 15 place Tetuan quant à mes opinions politiques douteuses, je devais
encore avoir affaire à eux.
Quelques
jours après mon retour de Málaga, je bavardais, attablé dans un café, avec
une collègue qui avait fait partie de notre groupe de journalistes là-bas,
quand soudain nous fûmes interpellés par deux agents en civil appartenant à
cette officine, qui nous invitèrent à les suivre. Au passage, ils réquisitionnèrent
deux miliciens qui nous emboîtèrent le pas, revolver en poche
vraisemblablement. A un moment, je portai machinalement ma main à ma poche pour
tirer mon mouchoir. L’un des agents se mit à me crier dans les oreilles, me
demandant de lui montrer ce que je cachais dans ma paume. Il fut visiblement déçu
quand il s’aperçut qu’il s’était laissé effrayer par un mouchoir. Il
m’ordonna sèchement de m’abstenir désormais de porter mes mains à mes
poches. Arrivés au 15 place Tetuan, nous fûmes tous deux fouillés pour voir
si nous ne dissimulions pas d’armes sur nous. De toute évidence, on nous
considérait comme de dangereux criminels. Au bout de quelque temps, je fus
appelé à comparaître devant un comité dont je ne compris pas très bien la
nature. Ce n’était pas un tribunal mais ç’aurait pu être un jury. Il y
avait au moins dix personnes installées dans la pièce, certaines en civil mais
la plupart en uniforme de la police ou de l’armée. Je n’avais pas la
moindre idée de ce que tout cela pouvait signifier. On m’invita à
m’asseoir et, après quelques questions préliminaires, on m’interrogea sur
mes précédents séjours en Catalogne. Je répondis que je m’y étais rendu
pour la première fois en 1928, pour y rester quelques jours, et qu’à cette
époque je n’avais eu aucun contact personnel de quelque nature que ce soit à
Barcelone. On me demanda alors d’un ton menaçant d’où venait ma
connaissance de la langue catalane et comment j’étais entré en relation avec
le Parti radical d’Alejandro Lerroux. Je pus seulement répondre que je savais
ce qu’il fallait de catalan pour arriver à déchiffrer tant bien que mal un
texte et que je n’avais de ma vie jamais vu un membre du Parti radical. A cet
instant, un jeune homme m’apostropha sèchement: je mentais, car il était
prouvé que je connaissais le catalan. La situation prenait un tour à la fois
comique et désagréable. Ils étaient apparemment persuadés d’avoir capturé
un dangereux gibier de potence, et cela formait un contraste comique avec
l’ignorance où je me trouvais de ce qu’ils cherchaient. Mais je risquais de
me trouver finalement en très mauvaise posture. Je répétai trois ou quatre
fois, de manière assez catégorique, que je ne connaissais pas le catalan, que
c’était sans doute difficile à prouver mais qu’ils avaient dû faire une
erreur sur la personne. A quoi il me fut répondu que les deux hommes qui nous
avaient interpellés nous avaient entendu parler en catalan, moi et ma collègue.
Une pareille ineptie me mit dans un début de rage froide: en fait nous parlions
allemand. Pour finir, on m’envoya dans une autre pièce pendant que ma consœur
était appelée pour répondre à un interrogatoire similaire. Comme elle me le
dit par la suite, elle avait eu quelque difficulté à les convaincre qu’elle
n’était pas «ma femme», quelque acception qu’on donne à ce terme, et
qu’il n’y avait d’autre lien entre nous qu’un début de connaissance
fait à Malaga. Puis ils épluchèrent les lettres qui se trouvaient en sa
possession et au bout d’un quart d’heure environ on m’appela à nouveau;
nous étions libres et, comme on nous l’expliqua avec force excuses, il y
avait eu effectivement erreur sur les personnes. Je n’ai jamais pu savoir pour
qui on m’avait pris, mais je dis au chef de cet étrange tribunal, de mon ton
le plus poli, que ses espions pourraient au moins être capables de faire la
différence entre l’allemand et le catalan — ou alors être plus mesurés
dans leur zèle délateur. Nous nous séparâmes dans la paix et l’amitié.
Il
y a dans cette anecdote une autre coïncidence amusante. Au moment où les
sbires nous interpellèrent, nous étions en train de parler d’une autre
victime du 15 place Tetuan, un socialiste allemand qui, à peine arrivé à
Valence, avait été aussitôt jeté en prison parce que ses papiers avaient
paru louches aux yeux du 15 place Tetuan. Il était bien connu de tous les réfugiés
allemands, son sincère attachement à la cause républicaine ne pouvait être
mis en doute et son arrestation était d’autant plus stupide qu’il avait été
convié à dormir en prison au lieu d’être interrogé et relâché aussitôt.
Nous évoquions donc les moyens à mettre en œuvre pour accélérer la procédure
de remise en liberté de cet homme quand nous fûmes interpellés. Je le
rencontrai le lendemain; il ne fit même pas mention de l’incident.
En
ce qui me concernait, les choses étaient maintenant réglées avec le 15 place
Tetuan. Je continuai à entendre parler ici et là d’ennuis créés par cette
officine à d’autres personnes, des gens qui étaient d’ardents partisans de
la cause républicaine et qui parfois avaient derrière eux une vie entière de
militantisme au sein du mouvement socialiste, mais dont la stricte orthodoxie
communiste pouvait généralement être mise en doute, et ce à juste titre. Je
me sentais pour ma part en sécurité — à tort comme devait le montrer la
suite des événements — et j’espérais pouvoir continuer à mener à bien
mon travail. Mais de nouveaux ennuis surgirent d’un autre horizon.
Un
après-midi, je fus interpellé par des agents en civil relevant cette fois du
bureau des étrangers de la Seguridad general. «Vous n’êtes pas en état
d’arrestation, me dirent-ils. Nous avons simplement besoin de quelques éclaircissements.»
A première vue, la situation n’avait rien de particulièrement fâcheux. C’étaient
des hommes de l’ancienne police, moins hystériques que les apprentis du 15
place Tetuan. Je m’attendais à être relâché après quelques questions —
à quel propos, je n’aurais su le dire. En réalité, je dus patienter des
heures, tous mes papiers, passeport inclus, m’ayant été confisqués. Tandis
que j’attendais, une alerte aérienne se déclencha. Si l’immeuble était
touché, tout le monde prendrait ses jambes à son cou et je pourrais dire adieu
à mes papiers. Mais c’était une alerte pour rien. Au bout de trois heures
d’attente (Patiencia, patiencia! - tel est le conseil
traditionnellement prodigué par les Espagnols en pareille situation), on
m’entraîna vers un autre secteur du bâtiment. Il était à présent neuf
heures et tous les employés s’en allaient. Je compris que je ne rentrerai pas
chez moi ce soir et comme je m’élevais contre un tel traitement, on me dit
que mon affaire était entre les mains du directeur de la Seguridad en personne
et ne pouvait être traitée avant le lendemain. Apparemment, il se passait
quelque chose de grave.
On
me conduisit en prison. Sur le moment, je ne pensai pas à rendre responsable de
l’agencement du lieu le personnel politique actuellement en fonction. Je crus
que c’était l’œuvre de l’ancien régime. Le matin toutefois, je m’aperçus
que la prison n’était pas terminée et j’appris que sa construction avait
été entamée après le transfert du gouvernement à Valence. On me fit entrer
dans une cellule qui mesurait environ deux mètres quarante de long sur un mètre
vingt de large, meublée uniquement d’un banc pouvant accueillir trois
personnes assises; l’endroit était horriblement humide et froid. Quand je pénétrai
dans la cellule, il y avait déjà deux détenus installés sur le banc, et deux
autres vinrent nous rejoindre dans les heures suivantes. Il n’y avait même
pas la place de s’asseoir. Les autres cellules étaient cependant encore plus
pleines que la nôtre. Pas de matelas, pas de couverture et pas de nourriture
fournie par l’administration. Je devais apprendre que c’était plutôt un
avantage qu’un inconvénient pour les détenus. Ceux qui avaient quelque
argent sur eux au moment de leur arrestation — ils étaient loin d’être la
majorité — pouvaient acheter de quoi se sustenter à une femme qui passait
dans les cellules. C’est ce que je fis, mais la nourriture était si immonde
que je nie pus arriver à l’avaler. Je demandai une couverture aux miliciens
de faction. Ce n’est pas leur faute si ma requête n’aboutit pas. Très
gentiment, ils firent de leur mieux pour me trouver une couverture et ils y étaient
parvenus quand un officier de la Garde d’assaut s’interposa. «Quoi?
l’entendis-je crier de ma cellule, donner des couvertures à des individus
pareils? Les blessés, oui! Eux, non!» Je n’eus donc rien. Il est
symptomatique que ce policier de l’ancien régime soit le seul homme dans la
prison qui ait essayé de rendre la vie encore plus dure aux prisonniers, et
qu’il se soit considéré comme l’incarnation des forces de l’Ordre; alors
que les miliciens de faction se montraient aussi secourables que possible vis-à-vis
de ces «fascistes» qui, ils le savaient fort bien, étaient tout simplement
des gens qui pour une raison ou pour une autre avaient eu la malchance de déplaire
à la Seguridad.
Un
de mes compagnons de cellule se montra très réticent pour fournir des précisions
sur son identité mais il paraissait être un commerçant. Il y avait ensuite un
milicien qui s’était battu à la Guadarrama et qui me déclara ignorer le
motif de son arrestation. (En fait, la plupart des prisonniers, moi compris, étaient
dans le même cas, et ceux qui croyaient savoir pourquoi ils étaient là se
trompaient du tout au tout.) Ces deux hommes furent appelés aux alentours de
minuit pour être interrogés et ne réintégrèrent pas la cellule. Je ne pense
pas que la Seguridad soit capable d’exécuter quelqu’un après un unique
interrogatoire effectué à une heure avancée de la nuit; en revanche, les véhicules
à destination du cárcel modelo ne quittaient la Seguridad qu’à six ou sept
heures de l’après-midi. J’espère donc qu’ils ont été relâchés après
un bref interrogatoire, encore que les autres prisonniers, à qui je fis part au
matin de cette opinion, se soient montrés nettement moins optimistes. Mon
troisième compagnon de cellule était un ouvrier non qualifié, apparemment de
souche paysanne, le seul d’entre nous qui eut l’air de s’accommoder des
conditions de détention; il s’accroupit à même le sol et se mit presque
aussitôt à ronfler. Il avait eu des ennuis à propos de ses papiers syndicaux,
et avait été arrêté à son domicile. On l’appela pour l’interrogatoire
juste après les deux premiers; il revint bientôt et nous apprit qu’on lui
avait dit que ses affirmations seraient vérifiées et qu’il serait relâché
au matin s’il n’avait pas menti. Le quatrième homme de la cellule était un
anarchiste militant de nationalité étrangère, mais étroitement apparenté à
l’un des noms les plus fameux du mouvement progressiste espagnol. Il avait pu
fortuitement jeter un regard sur son mandat d’arrestation et avait lu les
mots: «A la disposition de la brigade internationale». La brigade
internationale a la réputation de ne pas s’embarrasser de délais pour les exécutions
et il croyait savoir ce qu’on lui reprochait. Il éditait un petit journal
anarchiste destiné à être diffusé parmi les communistes, et notamment, parmi
les membres de la brigade internationale. Il avait l’air particulièrement
inquiet et plus il me parlait, plus je partageais ses motifs d’inquiétude.
Mais j’avais tort. On l’appela vers le matin pour être interrogé et il
repassa simplement dans notre cellule pour dire qu’il était libre et qu’il
y avait eu erreur sur la personne.
Au
matin, les miliciens montrèrent l’étendue de leur gentillesse. C’étaient
pour la plupart, et notamment les sergents, de vieux membres du mouvement
syndical qui, à la différence des gardes civils et des asaltos, avaient connu
les prisons de l’intérieur. Ils traitaient donc les détenus du mieux
qu’ils pouvaient. Sous un prétexte quelconque les portes des cellules furent
ouvertes et les prisonniers autorisés à rester dans la cour toute la journée
sous un soleil agréables. Là, tout le monde put s’installer à sa guise et
les prisonniers bavarder entre eux ou avec leurs gardiens, chacun s’appelant
«camarade», les miliciens ne refusant même pas de parler politique. C’est
seulement à l’heure de la relève, faite en présence des officiers, que les
prisonniers furent refoulés dans leurs cellules — pour en ressortir aussitôt
après. Et les gardes faisaient tout cela sans en retirer le moindre avantage
personnel. Personne n’essayait de leur proposer de l’argent et ils
refusaient même les cigarettes qu’on leur offrait — geste qui, en Espagne
plus que partout ailleurs, a valeur de manifestation de politesse élémentaire.
Qu’ils fussent sous les yeux de leurs officiers ou laissés à eux-mêmes, ils
refusaient d’accepter tout ce qui pouvait ressembler à un bakchich. Il est
dommage de n’avoir rien pu offrir d’autre que des remerciements en face
d’une telle chaleur humaine. Il m’est impossible de généraliser à partir
d’une unique expérience personnelle, mais des amis qui ont connu d’autres
prisons m’ont dit que la surveillance était parfois plus stricte mais
l’attitude des gardes toujours correcte. Dans cette prison en tout cas, l’idée
même de tortures (que se complaît à évoquer une certaine presse)
apparaissait risible. Dans ces conditions, il me fut facile d’avoir un aperçu
de la personnalité des autres détenus. Il n’y avait pas parmi eux de «bourgeois»
ou d’aristocrates. Un ou deux petits commerçants. La plupart appartenaient
visiblement à la couche inférieure de la «lower middle class»
et à la classe ouvrière. Au rez-de-chaussée, il y avait trois autres
cellules en plus de la mienne. Ceux qui se trouvaient dans la première étaient
difficiles à situer précisément, mais à en juger par leurs vêtements, ils
étaient pauvres. Il y avait notamment parmi eux une vieille femme accompagnée
d’une plus jeune, aveugle et à moitié estropiée. Dans la cellule suivante,
deux familles étaient entassées, trois générations mêlées. Ils avaient
l’air un peu plus aisés et essayaient de prendre leur situation avec le
sourire. La dernière cellule contenait huit hommes, visiblement des ouvriers
non qualifiés de souche paysanne. Il eût été vain d’interroger chacun sur
les raisons de son incarcération. La plupart n’auraient pas su dire pourquoi
ils étaient là, et tous auraient affirmé ne pas le savoir. J’appris qu’en
règle générale personne ne demeurait plus de trois jours dans ces cellules.
Si l’on n’était pas relâché, on était transféré dans une autre prison.
Mais certains étaient là depuis déjà quarante-huit heures et on ne les avait
pas encore appelés pour les interroger.
En
raison de l’amabilité des gardiens et de la paresse des fonctionnaires
responsables, chaque détenu pouvait très facilement préparer sa défense. La
désorganisation faisait le reste. Comme aucun repas n’était servi, il était
impossible de refuser aux détenus le droit d’informer leur famille de leur
arrestation et de se faire apporter à manger. La nourriture qui entrait était
vérifiée, mais les parents avaient le droit de l’apporter directement aux
prisonniers. Par ce moyen, il était très facile de communiquer avec l’extérieur.
A sept heures du matin arriva la femme d’un des ouvriers qui partageaient ma
cellule. Elle était en larmes, s’attendant déjà à trouver son mari mort.
Elle l’embrassa passionnément. Je la rassurai en lui disant que son mari
serait certainement libéré dans les quelques heures à venir (ce qui fut
d’ailleurs le cas), puis lui demandai de transmettre un message à des amis à
moi. Leur serait-il possible de m’apporter ma veste et une couverture? Je
griffonnai le message sur un bout de papier; le sergent de service le lut et
n’y trouva rien à redire. J’eus bientôt ma couverture et tous mes amis
surent que j’avais été arrêté et où je me trouvais. J’étais heureux de
pouvoir compter sur une aide efficace.
Je
leur dis de se rendre à l’endroit où j’habitais alors et de détruire immédiatement
la partie de mon manuscrit écrite à Valence, que j’avais laissée là-bas.
L’existence de ce manuscrit, qui ne manquerait pas de tomber aux mains des
policiers dès qu’ils auraient l’idée de fouiller ma chambre, me tracassait
sérieusement. Je ne savais pas alors quel chef d’inculpation avait été
retenu contre moi — je ne pouvais donc savoir que c’était justement le
contenu de ce manuscrit qui me valait mes ennuis actuels — mais j’avais la
quasi-certitude que je risquai un assez long et désagréable séjour en prison
s’il tombait entre les mains de la police. Je comptais depuis longtemps le
mettre à l’abri, mais j’avais de jour en jour différé ce moment,
attendant d’avoir un bloc rédigé d’un seul tenant. J’étais enfin arrivé
à ce résultat et j’avais décidé de m’en séparer le lendemain, le jour même
où je fus arrêté par la Seguridad. J’étais inquiet mais pas vraiment
angoissé. Je connaissais assez les Espagnols pour avoir la quasi-certitude
qu’ils n’agiraient pas en temps utile. Si l’on m’avait confronté dès
l’après-midi avec le responsable du bureau concerné, la situation eût sans
doute été plus délicate. Mais ce ne fut pas le cas, de sorte qu’ils
n’apprirent mon adresse que tard dans la nuit. Ils ne savaient pas que je n’étais
plus à l’hôtel depuis mon retour de Málaga et m’avaient cherché en vain
à mon ancienne adresse. C’est par pur hasard qu’ils m’avaient trouvé et
arrêté dans une rue proche de cet hôtel. Il leur était donc impossible de
fouiller ma chambre immédiatement après mon arrestation; ou plutôt cela leur
aurait été possible s’ils s’étaient enquis immédiatement de ma nouvelle
adresse, ce qu’ils ne firent pas avant neuf heures du soir. Et je savais alors
que le plus gros du danger était écarté. Car le chef de bureau compétent était
déjà rentré chez lui et je savais pertinemment que jamais un fonctionnaire
espagnol ne saisira à bras-le-corps un dossier qu’il peut éviter de traiter.
Il ne reviendrait pas avant le lendemain matin dix heures, neuf heures au pire.
En outre, il ne se presserait pas de rouvrir les dossiers de la veille (cela,
j’en étais absolument certain, et de fait je ne fus pas appelé pour être
interrogé avant quatre heures de l’après-midi). Et dès huit heures du
matin, un de mes amis savait ce qu’il avait à faire: ce devait être fait une
demi-heure plus tard. En réalité, les choses se passérent encore mieux que je
ne l’espérais. J’avais demandé que le manuscrit soit détruit mais mon
ami, jugeant qu’il serait dommage de gaspiller ainsi une partie particulièrement
vivante de mon enquête sur place, prit sur lui de mettre l’objet en lieu sûr.
C’était un acte de courage considérable. Si les choses s’étaient vraiment
gâtées, un mandat de perquisition aurait pu être lancé, la maison surveillée
et le porteur du manuscrit arrêté a son entrée ou à sa sortie. Les conséquences
auraient été encore plus graves pour lui que pour moi. A la lumière des événements
ultérieurs, quand j’appris que c’était bien mon manuscrit qui était en
cause, le danger m’apparut encore plus évident qu’au moment où je demandai
de l’escamoter discrètement. Mais en fait, aussi étrange que cela puisse
paraître, aucune mesure de ce genre ne fut prise et le manuscrit parvint sans
encombre en lieu sûr. Il est manifeste que la police de l’Espagne républicaine
ne brille pas par son efficacité.
Quelques
heures plus tard, je savais que le manuscrit était sauvé et que des amis
suivaient de près l’évolution de ma situation. J’étais débarrassé
d’un grand poids. Quand, dans l’après-midi, je fus enfin interrogé — un
factionnaire armé assis derrière moi, trois fonctionnaires de la police prérévolutionnaire
me faisant face — j’appris que j’avais été dénoncé par la seule
personne qui avait vu mon manuscrit —
ma secrétaire anglaise, une communiste devant qui je n’avais pas fait mystère
de mon attitude vis-à-vis de son parti et que j’avais bien prévenue du
caractère confidentiel du travail que je lui proposais. Je vis le protocole écrit
de la dénonciation: mon manuscrit y était présenté comme un matériel
hautement dangereux — sans parler du fait que la partie concernant mon premier
voyage se trouvait déjà en Angleterre. On donnait à entendre à la Seguridad
de Valence qu’une partie importante de ce redoutable objet n’était plus
susceptible d’être détruite mais qu’on tenait du moins l’individu
malfaisant qui en était l’auteur. Mais les accusations portées par ma délatrice
(j’avais cessé de travailler avec elle plusieurs semaines auparavant)
fournissaient matière à un dossier assez mince. Un des points qu’elle évoquait
n’avait jamais fait l’objet d’un développement dans le manuscrit. Un
autre avait trait à une notation sur le mot d’ordre: «Toutes les armes au
front» et son rôle dans la lutte entre les partis, notation qu’elle avait
mal comprise. Restait le fait incontestable que j’avais assez largement parlé
du poids exercé par les Russes sur la politique intérieure espagnole en échange
de leur aide militaire. Si c’était un crime de signaler ce fait, sans doute
étais-je coupable. Et pour les gens de la Seguridad, c’était certainement un
crime. Ils se passèrent de l’un à l’autre le protocole de dénonciation
avec des mines importantes et j’entendis le président du tribunal improvisé
commenter en hochant sentencieusement la tête: «Es mucho» (C’est
gros).
Mais
peu importait que ce soit gros ou petit. Force leur était de reconnaître
qu’ils étaient incapables de prouver quoi que ce soit, à moins que je ne décide
de passer aux aveux spontanés. C’est ce que je leur fis comprendre, poliment
mais nettement. Je leur expliquai que je n’étais plus en possession du
manuscrit: il avait été détruit. Ils comprirent parfaitement qu’il
s’agissait là d’une façon diplomatique de leur signifier qu’il était déjà
à l’abri. Ils pouvaient me garder quelques jours en prison mais il leur était
impossible de m’y retenir indéfiniment sans l’ombre d’une preuve. Après
tout, j’écrivais le livre incriminé pour le compte d’une maison d’édition
anglaise. Es préférèrent ne pas insister. Dès que je, leur eus fait part de
la disparition du manuscrit, l’interrogatoire cessa d’être sérieux.
J’appris quelques minutes plus tard qu’il s’agissait d’une affaire de
pure forme. La seule chose qui me tracassait encore un peu, c’était l’idée
de passer une seconde nuit dans ma peu accueillante cellule. Un ami anglais —
à qui j’exprime ici ma profonde gratitude — se porta garant de ma bonne
conduite et je fus élargi sans autre forme de procès.
Des
cas comme le mien n’ont rien d’exceptionnel. Au cours des derniers jours que
je passai à Valence, je vécus une expérience assez cocasse qui illustre bien
à quel point de semblables mésaventures étaient monnaie courante. Je fis le récit
de mon arrestation à un groupe de six personnes de diverses nationalités,
parmi lesquelles des journalistes étrangers acquis à la cause républicaine et
d’autres directement employées par les services gouvernementaux. Deux
seulement n’avaient pas connu la prison au cours de leur séjour en Espagne,
et sur ces deux-là, une s’attendait à être arrêtée d’une minute à
l’autre pour une affaire qui n’impliquait nullement des sentiments antirépublicains.
Suivit une longue énumération de personnes qui avaient été arrêtées pour
des motifs les plus ténus, dont notamment un dirigeant du mouvement ouvrier
bien connu dans son pays d’origine. Tous ces gens préféraient prendre la
chose du bon côté mais je sentis une profonde déception derrière leurs
sourires. Pour ma part, il était désormais clair que les communistes feraient
tout leur possible pour m’empêcher de poursuivre un travail approfondi en
Espagne. Il ne me restait plus qu’à plier bagages. Tous mes amis insistèrent
sur le fait que je m’en étais bien tiré pour cette fois et qu’il ne
fallait pas trop tenter le diable. Je réservai donc une place de cabine à bord
d’un cargo anglais en partance pour Sète, en France. Ce n’est qu’après
mon embarquement que je découvris que le départ était retardé et qu’en
conséquence je serais obligé de rester au moins trois jours au port. La
perspective ne me souriait guère, mais cela se révéla en réalité une chance
car je fis plus d’une expérience intéressante à l’occasion de ce
contretemps. Mais avant d’en venir là, je voudrais ajouter quelques
conclusions générales concernant le régime policier telles qu’elles se sont
présentées à mon esprit au moment du départ.
Quand
j’étais arrivé en Espagne, au mois d’août, je n’avais pas l’intention
de consacrer beaucoup de mon temps de recherche au phénomène terroriste. Deux
jours passés à Barcelone suffirent à me faire changer radicalement d’avis.
Tout le monde parlait de la terreur, et de la terreur anarchiste en particulier,
certains pour l’exalter, d’autres pour la flétrir. Les différents groupes
sociaux se situaient dans le mouvement et choisissaient leur appartenance de
parti en fonction de leur attitude face à ce phénomène. Je ne devais pas
tarder à m’apercevoir que la terreur, urbaine ou rurale, était de loin le
plus important levier de la révolution sociale. Les exécutions précédaient
les expropriations et la peur des exécutions poussait les riches, restés sur
place à se soumettre bon gré mal gré au régime révolutionnaire. Il serait
faux de croire que les anarchistes devaient leur position de force en Catalogne
aux seules méthodes terroristes: même sans cela ils auraient obtenu l’adhésion
d’une large majorité de la classe ouvrière. Ce qui est vrai, c’est que la
terreur seule leur donnait la possibilité d’enclencher le processus de la révolution
sociale. Au début, la terreur anarchiste ne fut que la forme la plus
impitoyable de la terreur exercée par toutes les organisations de la classe
ouvrière sur les ennemis du régime, à travers toute l’Espagne. Cette
terreur des premiers jours, s’exprimant dans les massacres et exécutions de
masse perpétrés par des groupes politiques au mépris de la loi et des
tribunaux organisés; a entièrement ou presque entièrement disparu
aujourd’hui. La conclusion qui semble s’imposer est que la phase terroriste
de la révolution espagnole est terminée. Je suis toutefois enclin à penser
que cette conclusion est erronée.
Tout
dépend bien sûr de la définition qu’on donne de la «terreur». Si l’on
entend par là «exécutions sans jugement», alors oui, la terreur est en voie
de disparition rapide en Espagne. Si l’on se réfère aux exécutions de
masse, opposées à l’examen de chaque cas individuel, là encore on peut dire
que le phénomène appartient au passé. Celui qui ne pense qu’en termes de légalité
et de morale, qui s’intéresse exclusivement au maintien du règne de la loi
d’un côté, et de l’autre à la quantité de souffrance humaine mise en
jeu, celui-là n’ira pas chercher plus loin. Mais le sociologue comme
l’homme politique ne peut se contenter du point de vue légal ou moral, aussi
importants soient-ils. Au-delà de la simple question de savoir si la «terreur»
existe ou non dans un pays donné à un moment donné, il se doit d’étudier
la transformation du régime policier et ses implications sociales et
politiques. A cet égard, il est intéressant d’opposer la répression exercée
contre les ennemis du régime au mois d’août, et ce qui se passe en février.
La
terreur révolutionnaire de juillet, août et septembre en Espagne correspond au
phénomène qu’on a appelé «terreur de masse» — le terme véhiculant la
double signification de terreur exercée par les masses elles-mêmes (et non par
un corps de police organisé) sur un très grand nombre, une «masse»
de victimes. On en trouve un assez proche équivalent dans les massacres
perpétrés à Paris en septembre 1792 et ceux de l’année 1918 en Russie.
Pensons au Paris de 1792 et comparons avec le Barcelone de 1936. A Paris, les
volontaires massacrèrent les prisonniers avant de partir pour le front. Ceci se
passait en un moment de suprème péril pour la révolution, alors que
l’ennemi se trouvait presque aux portes de Paris. Dans l’esprit des
volontaires, c’était le meilleur moyen d’éviter une contre-révolution
dans la capitale pendant qu’ils allaient combattre l’ennemi extérieur, Il
en a été exactement de même à Barcelone. La tuerie s’est effectuée au
plus parfait mépris de la loi, avec une cruauté et une absence de pitié
totales, mais sans le recours aux tortures raffinées qu’affectionnent tant
certains régimes policiers. La terreur de Paris en 1792, comme celle de
Barcelone en 1936, n’a pas été organisée par un corps spécialement créé
à cet effet, ni d’ailleurs par une organisation de quelque type que ce soit.
Il est vrai, des formations politiques ont à chaque fois appuyé cette forme de
répression: Danton et son groupe en 1792, les bolcheviks dans la Russie de
1918, les anarchistes à Barcelone. Mais c’étaient les masses elles-mêmes et
non les partis politiques qui exerçaient la terreur. Dès lors on pourrait
penser qu’il s’agissait d’une action aveugle, frappant au hasard. Comment
des masses anonymes pourraient-elles savoir qui il convient de frapper? Ceci
n’est pas tout à fait vrai. Les masses ne s’en prennent pas à ceux qui ont
perpétré ou tenté de perpétrer tel acte défini contre le régime
mais à ceux qui, par leur situation sociale, sont censés être les ennemis
naturels du régime que défendent les masses. Dans le cas de la Russie, de
l’Espagne ou de la France, les aristocrates ont été exécutés en tant
qu’aristocrates, les prêtres en tant que prêtres, et dans le cas de la
Russie et de l’Espagne les bourgeois en tant que bourgeois. Sans oublier, dans
les trois cas, les individus connus pour leur appartenance à des organisations
hostiles au régime. Pour ces explosions de terreur de masse, l’élément
constitutif de la faute n’était pas des actions criminelles, mais des
opinions publiquement affichées et la situation sociale d’une manière générale.
Il y a certainement eu un grand nombre d’erreurs commises, y compris en ce qui
concerne les fins de la terreur elle-même. Mais dans l’ensemble, il n’était
pas difficile de frapper précisément l’ennemi que l’on visait. A l’opposé
de ce qui se passe dans le cas d’un régime policier normal, la terreur de
masse parvient d’autant mieux à ses fins qu’elle est plus décentralisée.
Les habitants du cru sont mieux placés pour juger de l’attitude politique et
du statut social de ceux qui les entourent que n’importe quelle organisation
centrale improvisée à cet effet.
Le
caractère impitoyable des massacres, la joie sauvage des tueurs devant la mort
de leurs victimes, l’irrégularité de la procédure, ou plutôt l’absence
de toute procédure, l’exécution de personnes qui ne s’étaient rendues
coupables d’aucun délit, autant de choses qui ont fait de la terreur de masse
un objet d’effroi non seulement pour ceux qui l’ont vécue mais encore pour
les générations suivantes. Mais c’est justement en raison de ses caractéristiques
que la terreur de masse peut difficilement devenir l’instrument efficace
d’une lutte de clans à l’intérieur du camp révolutionnaire lui-même.
Ce
ne sont pas les septembriseurs mais le tribunal révolutionnaire qui a
envoyé les girondins et tant d’autres révolutionnaires français à la
guillotine. Ce ne sont pas les marins de Kronstadt ou les paysans exaspérés
qui ont exterminé les socialistes et communistes dissidents, mais la Guépéou.
Toutes ces persécutions ont été le fait d’une machine policière centralisée
mise à la disposition d’un cercle restreint de dirigeants. Il semble que
toute révolution doive connaître ce processus de mutation de la terreur de
masse en terreur policière. En France, la transformation a été stoppée par
la chute de Robespierre, non sans qu’elle ait fait entre-temps de considérables
progrès. En Russie, elle a atteint son apogée dans les années qui ont suivi
la fin de la guerre civile. En Espagne, où le processus proprement révolutionnaire
a été bien vite remplacé par quelque chose de tout à fait différent, on
assiste à une évolution rapide en ce sens depuis les premiers mois de la
guerre civile.
Quelles
sont les caractéristiques de cette seconde forme de terreur si on établit une
comparaison point par point avec la première? Partout la différence saute aux
yeux. Au lieu des masses révolutionnaires elles-mémes, ce sont les forces de
police qui constituent les agents d’exécution de la nouvelle terreur. Il
arrive que la police révolutionnaire sorte en majeure partie des rangs révolutionnaires.
D’autres fois, et notamment dans le cas de l’Espagne d’aujourd’hui, il
s’agit simplement de l’ancienne police purgée autant que faire se peut de
ses éléments ouvertement contrerévolutionnaires, lesqueis sont remplacés par
des hommes ayant la confiance des partis au pouvoir. Mais, en Espagne du moins,
le volume de l’effectif total demeure inchangé, de même que l’attitude des
policiers n’a pas changé: ils servent simplement le nouveau gouvernement légal.
La notion de «coupable» est donc
réintroduite, modifiée en conséquence. La procédure n’est pas l’ancienne
procédure mais plutôt une procédure d’urgence qui donne à la police le
droit de procéder à des exécutions sans jugement. Mais, sauf exceptions, la
police — y compris les formations parallèles comme celle du 15 place Tetuan
— ne procédera à aucune exécution avant d’avoir acquis la conviction que
l’inculpé ne s’est pas contenté d’être en désaccord avec le
gouvernement mais a agi contre lui — et encore faut-il qu’il s’agisse
d’un acte suffisamment grave pour justifier la sanction suprême, même si le
caractère de gravité est défini de manière extrêmement élastique. Il y a
donc un nombre colossal d’arrestations, mais ce nombre est sans commune mesure
avec celui des exécutions, aussi considérable que soit encore ce dernier. Avec
l’aggravation de la crise, la police est devenue à moitié folle et s’est
mise à arrêter les gens au hasard, pour les motifs les plus ineptes, ou
simplement par erreur. Mais il faut reconnaître que son comportement n’est
pas aussi irresponsable quand il s’agit de trancher le fil d’une vie
humaine. Il y a eu à cet égard un énorme progrès, dû principalement à
l’influence républicaine et communiste, et ceux qui ont survécu à la
terreur de masse des premiers mois ont été à même d’apprécier le
changement.
Toutefois,
d’autres aspects de la question sont à considérer. La terreur a cessé d’être
exercée par les masses et a cessé d’être dirigée contre certaines classes
bien définies. Moyennant quoi la répression est devenue un instrument employé
par le groupe dirigeant contre tous les dissidents, et pas seulement contre les
trotskystes. J’ai appris un jour qu’un ami que je connaissais depuis de
nombreuses années, animé de convictions socialistes indubitables et qui était
très loin d’être trotskyste, se trouvait sérieusement menacé pour la seule
raison qu’il avait été, à une époque (!) un communiste dissident.
L’anarchiste avec qui je partageais ma cellule craignait pour sa vie parce
qu’il diffusait un journal de propagande rédigé à l’intention des
communistes — et si l’affaire s’est heureusement terminée pour lui en
raison d’une erreur sur la personne, je ne suis pas du tout sûr que ses
craintes aient été exagérées. On m’a un jour présenté à un homme qui
s’était borné à émettre des réserves sur certains aspects techniques du
fonctionnement des brigades internationales — réserves qui m’ont paru, pour
autant que je pouvais en juger, justifiées et visiblement dictées par un
profond attachement à la cause républicaine. Cet homme a dû recourir à
toutes sortes de subterfuges pour pouvoir échapper aux poursuites et quitter
l’Espagne. En règle générale, les commissaires politiques des brigades
internationales considèrent que tout homme qui délaisse la brigade pour aller
utiliser ses capacités dans un secteur non directement contrôle par les
communistes est un déserteur méritant d’être traité comme tel.
La
police se comporte déjà comme une Guépéou principalement préoccupée de débusquer
les dissidents. L’homme qui tremblait perpétuellement à l’idée de se voir
arrêté, jugé, peut-être exécuté, c’était en août l’aristocrate, le
prêtre, l’industriel, le riche négociant, le paysan aisé. Aujourd’hui, si
l’on excepte les agents à la solde de Franco, celui qui a peur c’est
l’homme qui se trouve en désaccord avec le Parti communiste, même sur des
points de détail. En août, c’était l’homme qui, par son statut social, était
l’ennemi désigné des classes pauvres. En février, c’est l’homme qui,
par ses opinions, se pose non pas en adversaire mais en critique du Parti
communiste et de la ligne qui est la sienne.
On
peut trouver d’autres références historiques de nature à jeter quelque lumière
sur ce problème. Le régime qui impose le conformisme politique en Russie, en
Italie ou en Allemagne est souvent assimilé à une nouvelle Inquisition.
Comparaison assez peu fondée. Au moyen âge, l’Église catholique érigea en
«dogme» un certain nombre de ses enseignements et qualifia d’«hérésie»
tout ce qui marquait un refus de se plier à ces dogmes. L’hérésie était
une chose nettement et précisément définie. Les doctrines qui, sans être
tout à fait orthodoxes, ne relevaient pas de l’hérésie pouvaient être
enseignées et diffusées sous forme écrite. L’histoire du catholicisme médiéval
abonde en discussions théologiques d’une très large et très profonde portée
qui, pour la plupart, n’ont pas suscité d’intervention de l’Inquisition;
les tendances refusant la vocation ascétique de l’Église, tant dans le
domaine de la vie que dans celui de l’art, ne manquaient pas. A l’époque du
catholicisme médiéval, l’homme était libre de vivre et de penser comme bon
lui plaisait, exception faite de quelques points précis. L’intention des États
totalitaires est au contraire d’imposer une complète uniformité de vie et de
pensée pour tout ce qui relève de la compétence de l’État, et de faire en
sorte que tout relève de la compétence de l’État. La terreur de masse, si
éloignée par ailleurs de l’inquisition catholique, s’en trouve à cet égard
plus proche que du régime totalitaire. Les masses veulent avant tout terroriser
les ennemis actifs et résolus du régime. Elles s’intéressent moins aux
dissensions à l’intérieur du camp révolutionnaire. C’est pourquoi les périodes
révolutionnaires ayant donné lieu à une terreur de masse ont été des périodes
d’intense discussion sous le signe de la liberté de pensée — dans les
limites de la lutte contre l’ancien régime. Mais dès qu’apparaît la
police totalitaire, tout type d’individualisme, d’effort intellectuel,
artistique ou d’une manière générale créatif, est assuré d’être étranglé.
On doit certainement se réjouir de voir diminuer le nombre des morts — Hitler
et Mussolini se sont tous deux félicités du petit nombre de victimes entraîné
par leurs révolutions — et les classes qui ont dû subir la terreur de masse
seront les premières à applaudir. Toutefois, si la civilisation est appelée
à sombrer, ce ne sera pas à cause de certaines restrictions — qui peuvent être
amplement justifiées — apportées à la libre expression de pensée, mais en
raison de l’abdication totale de la pensée devant les ordres émanant d’un
parti tout-puissant.
En
outre, dans une guerre civile comme celle qui se déroule actuellement en
Espagne, aucune organisation, aussi efficace soit-elle par ailleurs (et la
Seguridad est loin d’être un modèle d’efficacité) ne peut fonctionner
sans l’appui spontané de la population. Et il reste à voir si les méthodes
policières appliquées par la Seguridad ne seront pas, à la longue, un sérieux
boulet au pied des républicains espagnols, dans la mesure où elles étranglent
cet enthousiasme populaire qui ne peut subsister que dans un climat de liberté
— liberté sinon pour tout le monde, du moins pour les différents courants
d’opinion qui prévalent dans le camp des adversaires de Franco.
LE
DÉPART
Notre
bateau est resté pendant tout le week-end en dehors du port, dans la zone
neutre. C’était le premier jour de l’opération visant au bannissement des
volontaires et tout le monde s’attendait à ce que les insurgés fêtent la
chose par un bombardement. Il n’en a pourtant rien été, de sorte que lundi
le bateau est rentré au port, chacun croyant le danger écarté. Mais à deux
heures et demie du matin, je suis réveillé par le fracas de cinq bombes
lâchées presque simultanément et le violent tremblement des vitres de ma
cabine. Me précipitant au-dehors, je découvre que ce n’est pas un des
habituels bombardements d’artillerie navale mais un raid aérien — le
premier que Valence ait eu à subir. On ne peut pas dire que de grands
préparatifs avaient été faits pour préparer une telle éventualité. Pas de
projecteurs, uniquement des fusées éclairantes. Trois canons antiaériens
tentaient de défendre le port, sans gêner le bombardier qui, tout seul,
continuait imperturbablement à rechercher son objectif. Soudain une immense
flamme s’élève d’un bâtiment à terre, à moins de deux cents mètres de
notre bateau. Il a été touché par une bombe incendiaire. L’avion ennemi s’en
va, je tire ma montre: les services d’incendie mettent vingt-deux minutes à
arriver. Le signal de fin de bombardement retentit au moment où les pompiers se
présentent sur le lieu du sinistre. Son bruit s’est à peine éteint que le
bombardier ennemi revient (ou un autre, peut-être?). Et c’est à nouveau le
même spectacle — impuissance de la défense antiaérienne, impunité pour l’ennemi
qui accomplit paisiblement sa mission. Cette fois, les bombes tombent dans la
mer, à bonne distance de notre bateau, et nous en concluons que le bombardier a
complètement raté son objectif. Il l’a effectivement raté, mais l’écart
était beaucoup moins grand que nous ne le croyions. Ce qu’il visait — nous
l’apprendrons au matin — c’était un pétrolier, et les bombes ne sont
tombées qu’à quelques mètres de la coque. S’il avait réussi son coup, le
port tout entier aurait été la proie des flammes. Les obus antiaériens ont en
revanche touché le Royal Oak, le plus grand des bâtiments de guerre
britanniques stationnés en zone neutre, et fait cinq blessés à son bord —
un marin et quatre officiers, dont le commandant. Je regagne mon lit et dors
profondément quand, à sept heures et quart, je suis à nouveau tiré de mon
sommeil par des éclatements de bombes. Il fait grand jour à présent. Le
bombardier ennemi est arrivé saris escorte, clairement visible, à une vitesse
assez réduite; il a lâché ses bombes exactement là où il le voulait, sur un
objectif situé dans la zone portuaire assez loin de nous. Un acte d’une
incroyable audace. Et qui s’est renouvelé une demi-heure plus tard! Cette
fois, les canons de deux destroyers mouillés dans le port se sont mis de la
partie. Les départs d’obus antiaériens, le son plus grave de l’artillerie
des destroyers et le bruit sourd des bombes qui éclataient, tout cela créait
un vacarme épouvantable. Mais le bombardier est reparti après avoir lâché
toutes ses bombes.
Dans
la matinée, la comédie succède à la tragédie. Les travailleurs du port
montent à bord des navires à dix heures et demie au lieu de neuf heures car
ils ont été — légitimement — effrayés par ces bombardements à
répétition. Mais ils n’ont pas assez de sarcasmes pour les neutres qui, à
leur avis, ont montré bien peu de courage en faisant sortir certains navires de
la zone dangereuse au cours de la nuit. Comme si les spectateurs devaient se
faire bombarder pour le seul plaisir d’afficher leur «vaillance» ! J’ai
parlé avec un travailleur des transports, un anarchiste qui a longtemps
combattu devant. Teruel. Le jugement qu’il porte sur les étrangers s’embarrasse
encore moins de nuances. Il assimile la «lâcheté» des neutres au cas d’un
commandant allemand fusillé pour trahison à Teruel et met un point final à
notre conversation par cette amicale remarque: «Quand la guerre sera finie, on
jettera tous ces étrangers dehors à grands coups de pieds aux fesses. Phrase
presque incroyable dans la bouche d’un anarchiste militant, pratiquement
impensable en août. Mais ce témoignage de xénophobie est loin de représenter
un cas isolé. Un Espagnol très cultivé avec qui j’étais allé voir la
brigade de réfugiés allemands à Murcie remarquait après coup: «Je n’aime
pas ces Allemands», et comme je lui demandais pourquoi, il me répondit:
«Parce qu’aujourd’hui ils sont avec nous, et demain ils seront avec
Franco». Réplique si absurde étant donné les circonstances que je sentis la
moutarde me monter au nez. Je fis taire ma colère mais ne pus m’empêcher de
penser que toutes les offensives franquistes avaient été victorieuses jusqu’à
ce qu’on fasse intervenir une des brigades internationales dans le secteur
menacé.
Cet
anathème jeté sur les étrangers, voilà à peu près les derniers mots d’espagnol
que j’ai entendu prononcer. Mais ce n’est pas la dernière impression que j’ai
gardée de la guerre civile. J’ai pu avoir un aperçu de l’efficacité du
blocus maritime organisé par les rebelles. Nous avions quitté le port depuis
deux heures environ et, avançant lentement, nous nous trouvions encore assez
près de Valence quand nous fûmes repérés par un gros bâtiment de guerre d’apparence
moderne, le Baleares ou le Canarias. Il changea de cap pour nous prendre
en chasse, nous rattrapa très vite, braqua sur nous son énorme projecteur, vit
que nous étions anglais; il ne nous arraisonna pas mais frôla notre bord en
pointant sur nous ses canons de petit calibre et nous somma de répondre à des
questions sur notre provenance, notre destination, la nature de notre cargaison,
etc. Puis il s’éloigna. La nuit précédente, un vapeur espagnol qui avait
quitté Bilbao pour Alicante avec de nombreux passagers et une importante
cargaison avait été arraisonné et contraint de gagner Melilla. J’ai été
glacé à l’idée du sort qui avait dû être réservé à certains de ceux
qui se trouvaient à son bord. De toute évidence, le port de Valence était si
bien surveillé que pratiquement aucun navire ne pouvait en sortir sans l’accord
tacite de la flotte insurgée. Si un trafic commercial assez important
subsistait, c’était parce que les rebelles ne voulaient pas être taxés de
manque de respect vis-à-vis de certains pavillons étrangers, anglais,
scandinaves et hollandais notamment. Mais je ne devais pas tarder à me rendre
compte que ce respect était tout relatif. Dans l’après-midi du lendemain,
nous fûmes rattrapés par un avion insurgé qui nous survola à très basse
altitude — comportement qui n’avait rien de répréhensible en soi mais qui
montrait que nous étions étroitement surveillés. Puis soudain l’avion se
mit à décrire des cercles au-dessus de nos têtes, adoptant une position
inclinée comme s’il se préparait à nous bombarder. Au dernier moment il se
remit en vol horizontal et fit un passage très près de notre poupe. Il était
difficile de ne pas comprendre la menace implicite.
Cette
nuit, j’ai vu pour la première fois depuis bien des semaines un spectacle
insolite: deux lumières allumées sur la côte, alors que depuis longtemps tout
est éteint, y compris l’éclairage des maisons. La première provenait de
Port-Bou, marquant la limite des eaux espagnoles, la seconde était celle du
phare de Port-Vendres. Nous quittions la scène espagnole, la guerre civile. Ces
lumières m’ont causé une profonde émotion. J’ai regretté à ce moment de
devoir abandonner l’Espagne: comme tant d’autres étrangers, j’avais
ressenti l’attraction quasi magnétique de la lutte qui s’y déroule. Ce n’était
plus la question politique qui entrait en ligne de compte mais le pays
lui-même, ces gens que, exception faite de quelques politiciens, j’avais
appris à aimer profondément, comme la plupart de ceux qui se sont trouvés à
leur contact durant ces mois tragiques. Ce pays était déjà devenu la tombe de
plus d’un ami. Quel serait le sort des autres? Les reverrais-je un jour, et si
oui, dans quelles circonstances? A présent, je devrais me contenter de suivre
les choses de loin, et ce serait une épreuve encore plus pénible que d’y
assister de tout près. J’ai senti mon cœur se serrer. Mais le lendemain
matin 25 février, à Sète, les visages des gens reflétaient la paix, comme s’il
n’y avait pas, comme s’il n’y avait jamais eu, à quelques kilomètres
plus au sud, une terrible guerre civile.