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IV

LA BATAILLE DE GUADALAJARA

 

Dans quelle mesure les impressions que j’ai pu recueillir lors de mon second voyage ont-elles été confirmées ou invalidées par les événements ultérieurs? Quels nouveaux courants peut-on discerner dans la révolution espagnole depuis les désastres conjugués de Málaga et du secteur sud du front de Madrid? Je ne suis pas en mesure de répondre à ces questions en m’appuyant sur des observations recueillies sur le terrain. Je ne peux que proposer des conclusions que j’ai essayé de tirer à partir de sources qui me paraissent dignes de foi. Certains des faits à considérer sont patents dans la mesure où ils ont été rapportés par la presse. Mais diverses expériences m’ont appris le scepticisme et je sais bien par ailleurs que, du fait des règles de censure en vigueur dans les deux camps et des conditions de tension internationale qui règnent aujourd’hui, les comptes rendus de presse sont loin d’être aussi dignes de confiance qu’on pourrait le souhaiter; j’ai donc pris soin de ne pas accepter un seul fait sur la seule foi de ces comptes rendus.

Deux faits sont manifestes: les insurgés ont laissé les républicains masser des troupes à l’ouest d’Almería, à temps pour endiguer l’avance fasciste après la chute de Málaga. De même, l’offensive contre le secteur sud du front de Madrid, qui s’était engagée sous de si favorables auspices pour Franco après la percée de Jarama, a été stoppée dans les premiers stades de son développement. Ainsi, les offensives déclenchées en février ne se sont pas traduites par des succès définitifs.

Deuxième fait, le débarquement de Sagunto en février, qui devait couper Valence de Barcelone et faire ainsi définitivement pencher la balance en faveur des insurgés, n’a pas eu lieu. Les informations recueillies sur les préparatifs de cette offensive sont trop précises pour que le doute soit permis: si le débarquement n’a pas eu lieu, c’est que Franco a modifié ses plans stratégiques.

Il est difficile de dire pourquoi les insurgés ont pour le moment renoncé à ce projet de débarquement. Les défenses côtières étaient infiniment plus vulnérables que tout autre point des positions gouvernementales, pour la simple raison qu’on n’a jamais affecté à ce secteur de troupes de valeur — et ceci parce qu’il était hors de question de dégarnir les endroits où se livraient des combats décisifs au profit d’un front purement potentiel. Avant qu’une des brigades internationales puisse être engagée dans le combat sur la côte, il aurait fallu attendre un minimum de vingt-quatre à quarante-huit heures, délai qui aurait suffi à donner un avantage considérable aux insurgés. En outre, le point qu’ils avaient choisi pour porter leur attaque était beaucoup plus sensible que toute autre région contrôlée par le gouvernement.

Je ne vois aucune explication militaire à ce changement survenu dans les plans du camp franquiste. Mais l’explication est peut-être politique. Le débarquement à Sagunto devait s’effectuer à partir de Majorque. Il y a très peu de troupes espagnoles stationnées à Majorque. Et aucun renfort susceptible d’être facilement transporté sur cette île. Les contingents de Málaga, Cordoue et Madrid étaient engagés dans de durs combats. Ceux de Teruel devaient contribuer au succès du débarquement par une attaque déclenchée à partir de l’ouest. Seul le front de Saragosse aurait pu fournir des troupes, mais là les difficultés de transport étaient considérables. Le débarquement aurait donc été une affaire presque exclusivement italienne. Partant de Majorque, il aurait montré à la face du monde que les Baléares étaient devenues pratiquement une annexe du territoire italien. Mais la France et la Grande-Bretagne ont à Majorque des intérêts stratégiques beaucoup plus puissants que sur n’importe quelle autre partie du territoire espagnol. Le débarquement pouvait donc entraîner de sérieuses complications internationales.

Jusque-là, l’intervention des grandes puissances fascistes en était restée au stade des expériences hésitantes. Les préparatifs de Majorque représentaient une de ces expériences. Mais la violente réaction de la France et de la Grande-Bretagne devant la première tentative sérieuse de l’Allemagne pour occuper le Maroc espagnol, en janvier, avait montré qu’il était impossible à Mussolini de s’aventurer trop avant dans cette direction. Les préparatifs de Majorque furent différés — suivant en cela la pente naturelle du caractère espagnol tant qu’il n’est pas soumis à une pression trop forte.

Je ne prétends pas être en mesure de fournir des faits irréfutables à l’appui de cette interprétation. Il me paraît simplement que c’est la plus vraisemblable. A la fin de février, après l’enlisement de l’offensive à Motril et sur la route Madrid-Valence, l’aide étrangère était devenue pour Franco une nécessité pressante. Cette aide s’exerça non pas à Sagunto mais à Guadalajara, à l’angle nord du front de Madrid. Pour comprendre l’importance de cette nouvelle tentative, il faut prendre pleinement conscience du fossé existant entre les idées reçues et la réalité dès qu’on parle de l’intervention étrangère en Espagne. Pour l’opinion publique, des milliers d’Allemands et d’Italiens combattaient dans les tranchées. En fait, jusque-là, seules des unités spéciales — aviation, tanks, artillerie antiaérienne et artillerie de campagne — étaient venues renforcer le camp de Franco. On a émis l’hypothèse, sans doute justifiée, que des milliers d’Italiens et peut-être d’Allemands se tenaient en réserve derrière les lignes, attendant l’ordre éventuel de monter au feu. Depuis le début de janvier, tous les succès des insurgés ont été attribués aux troupes italiennes et allemandes. Mais dans chaque cas précis, qu’il s’agisse de la première offensive contre Màlaga, de l’attaque de l’Escurial ou du désastre de la Jarama, les républicains ont contreattaqué, non sans succès. Et invariablement ces contre-attaques ont entraîné la capture de prisonniers espagnols, sans un seul Allemand ou Italien. Seule la seconde de ces offensives, l’offensive décisive contre Málaga, n’a été suivie d’aucune contre-attaque, et c’est donc le seul cas où l’on puisse écarter absolument la thèse d’une participation d’unités d’infanterie italiennes et allemandes. Mais on ne peut non plus rien prouver en sens inverse. Dans l’ensemble, il paraît certain, même si cela est difficile à croire, qu’il y a eu très peu d’interventions d’unités d’infanterie de quelque importance avant mars. Des troupes allemandes et italiennes semblent avoir occasionnellement été amenées sur le front pour appuyer une attaque s’étalant sur un ou deux jours, mais retirées dès qu’elles commençaient à participer activement aux combats. Du point de vue militaire, une telle manière de faire est incompréhensible, mais il ne faut pas oublier qu’il existe, tant en Italie qu’en Allemagne, des différences d’appréciation entre les militaires et les partis fascistes quant à l’opportunité d’une intervention en Espagne; qu’une certaine rivalité doublée de méfiance réciproque oppose Allemands et Italiens; qu’enfin et ce n’est pas le facteur le moins important, en bons nationalistes espagnols qu’ils sont les cadres militaires de Franco répugnent à voir des étrangers s’immiscer dans les affaires de l’Espagne. (La situation est quelque peu différente dans le camp républicain. Il y a les brigades internationales, mais pas de volontaires russes. Les brigades correspondent à la Légion étrangère du côté de Franco.)

Mais à Guadalajara, les choses se sont passées autrement. Cette fois, l’infanterie italienne a été engagée à fond. C’est pourquoi il y a bien eu des prisonniers italiens, pas seulement dans les dépêches de presse mais dans les rues de Madrid, ce qui change tout. Ces prisonniers étaient en nombre considérable, en rapport avec l’ampleur de la défaite subie par les unités italiennes. Si les républicains n’avaient enregistré qu’un succès limité, comme à Motril, à l’Escurial, à Arganda, il y aurait eu moins de prisonniers, mais ceux-ci n’en auraient pas moins existé. Or dans tous ces cas il n’y a pas eu de prisonniers étrangers pour la simple raison qu’il y avait très peu de combattants étrangers engagés dans les opérations.

Deux faits, donc, émergent d’informations trompeuses et contradictoires. Pour la première fois, des unités italiennes ont sérieusement combattu en Espagne, et ont aussitôt subi une lourde défaite; une défaite plus significative que tous les revers enregistrés précédemment par les Maures ou les Espagnols servant la cause de Franco. Il est important de comprendre la véritable portée de cet événement.

Pour commencer, de quelles unités s’agissait-il? Selon des sources dignes de foi, qui ne recoupent pas exactement les déclarations officielles espagnoles, il ne s’agissait pas d’unités de l’armée régulière ni de la milice fasciste, dans la majorité des cas à tout le moins. Une telle affirmation, comme le scepticisme affiché dans ces lignes pour tout ce qui concerne l’intervention étrangère en Espagne, va sans doute à l’encontre des discours emphatiques et solennels de Mussolini qui ne rate pas une occasion de chanter les louanges des armes italiennes en Espagne. Mais Mussolini a la réputation de savoir manier la propagande. Dans la mesure où de nombreux aviateurs, tankistes et autres spécialistes italiens participaient effectivement à la guerre civile et où des unités italiennes se trouvaient maintenues en réserve à l’intérieur du pays, il eût été vain de nier la réalité de l’intervention. De timides démentis auraient abouti à l’effet exactement contraire. Dès lois qu’on ne pouvait nier les faits, pourquoi ne pas les utiliser aussi largement que possible à des fins de propagande? Cette propagande ne risquait guère d’être battue en brèche. Chez Franco, on était bien obligé d’avaler la couleuvre en silence et de laisser aux Italiens toute la gloire des succès remportés par des Espagnols. Pas question de s’engager dans un grand déballage de linge sale avec Mussolini. Personne ne se serait hasardé à mettre en doute les prétentions italiennes, tout le monde aurait attribué à Mussolini les succès de Franco. Et Mussolini, qui croyait fermement à la victoire finale de Franco, n’était pas mécontent de se voir crédité d’un certain nombre de succès avant même qu’ils ne se soient concrétisés. Mais, comme aimait à le répéter Lénine, «il ne faut pas se parer des lauriers du vainqueur tant que le combat n’est pas achevé».

Il y avait donc, je le répète, des unités italiennes sur le front de Guadalajara, mais parmi elles peu de membres de l’armée régulière ou de la milice. Il semble que la majorité du contingent italien engagé ait été formé de volontaires pour l’Abyssinie qui, au moment d’embarquer, ignoraient qu’ils partaient pour l’Espagne. Mais ces volontaires-là ne souhaitaient pas faire la guerre: à ce qu’on m’a dit, leur but était de servir dans l’armée du travail abyssin récemment créée sur le modèle de ce qu’on appelle en Allemagne «Servie du travail volontaire». En un mot, bien que tous, ou la plupart de ces hommes aient accompli leur service militaire, ils n’appartenaient aucunement à des unités régulières mais avaient été organisés en formations de ce type dans le seul but de leur utilisation en Espagne. La plupart avaient débarqué à Cadix dans les derniers jours de la campagne de Màlaga mais ils n’avaient pas participé à la prise de la ville. Ils venaient dans leur grande majorité du sud de l’Italie et étaient pour la plupart, comme on s’en doute, de souche paysanne: rien à voir donc avec une formation d’élite. (Soit dit en passant, toutes les informations que je fournis ici proviennent de documents saisis sur les prisonniers. Une des caractéristiques les plus extraordinaires de la bataille de Guadalajara a été que, pour la première fois, les républicains ont totalement abandonné leur habitude de mettre à mort les prisonniers. Les avantages politiques de ce changement de comportement se sont fait immédiatement sentir.)

Naturellement, les estimations sur la force reelle du contingent italien varient largement. A Valence, dans l’intention bien compréhensible de donner un maximum de résonance au succès républicain, les sources officielles font état de cinq ou six «divisions» italiennes. Il serait hasardeux de prendre de telles assertions à la lettre. Les impressions d’un observateur attentif me paraissent plus convaincantes. Selon lui, il y aurait eu deux divisions engagées dans la bataille, avec une troisième en réserve qui fut entraînée dans la débâcle finale. Ces «divisions» comptent des effectifs assez réduits, de l’ordre de trois mille hommes environ. Les deux ailes étaient protégées chacune par une division espagnole. En tout donc, neuf mille Italiens et six mille Espagnols du côté fasciste. Au début des combats, le secteur attaqué était défendu par une brigade républicaine forte de deux à trois mille hommes. Comme d’habitude, la reconnaissance était réduite à sa plus simple expression. Cela a donc été une attaque surprise, effectuée par des forces d’infanterie infiniment supérieures en nombre et bien appuyées par l’artillerie et les blindés. Naturellement, les lignes gouvernementales furent tout de suite enfoncées.

Forts de ce premier succès, les Italiens perdirent toute raison. Grisés par le souvenir des victoires faciles remportées en Éthiopie, ils virent la victoire finale à portée de la main. Il avait été décidé qu’on serait à Madrid en quatre jours, et c’est ce qu’on avait dit aux soldats. Abandonnant toute précaution, ils s’avancèrent en négligeant de protéger leurs flancs. Attendre une protection adéquate aurait signifié un ralentissement de l’avance car ils disposaient d’effectifs assez réduits, rapportés non au contingent républicain initialement sur place mais à l’extension géographique du champ de bataille: un front de trente kilomètres s’élargissant d’heure en heure à mesure que les Italiens s’enfonçaient en territoire ennemi. En outre, ils massèrent des renforts importants le long des grands axes de communication et installèrent leurs étatsmajors à proximité immédiate de la ligne de front. D’après toutes les règles de l’action guerrière, c’était de la folie. Mais il s’agissait de montrer aux Espagnols comment mener à son terme un succès initial, jusqu’à la destruction complète de l’ennemi. Un ennemi qu’ils n’avaient pas encore rencontré.

En douze heures, cinq brigades républicaines furent acheminées vers les points menacés. L’état-major de Madrid avait fort bien compris que c’était une question de vie ou de mort pour la cause antifasciste. Un nouveau succès des Italiens et c’en était fini de la république à Madrid. Dans les renforts envoyés, il y avait deux brigades internationales, composées principalement d’Allemands et d’Italiens - les meilleures brigades de l’armée espagnole, portant respectivement le nom de Thaelmann et Garibaldi. Du point de vue militaire, ces deux brigades sont bien supérieures au niveau moyen du camp républicain, volontaires étrangers inclus. Elles sont formées d’exilés qui, s’étant portés volontaires, ne peuvent même plus retourner dans leur lieu d’exil initial et n’ont donc d’autre choix que vivre ou mourir en Espagne. Une compagnie de mitrailleurs allemands fut aussitôt jetée dans la bataille, sans appui suffisant, avec pour seule mission de retarder l’avance italienne jusqu’à l’arrivée de nouveaux renforts; elle fut pratiquement décimée sans avoir cédé un pouce de terrain. Une des trois brigades espagnoles était formée de Basques, qui ont des qualités de combattant bien supérieures à celles de l’Espagnol moyen. Les deux autres étaient des brigades d’élite du 5e régiment (communiste). Comme à l’accoutumée, les volontaires étrangers supportèrent presque tout le poids de la bataille. Les Allemands devaient effacer la tache originelle de leur dérobade devant les forces d’Hitler. Les Italiens éprouvaient une joie sans bornes, après dix ans d’exil, à combattre les fascistes les armes à la main, et à les mettre en déroute. Le fait, politiquement si déplorable, du maintien en activité, malgré les innombrables déclarations officielles, d’unités formées sur la base de partis politiques, révélait ici tout son intérêt militaire. Les deux brigades du 5e régiment, composé presque exclusivement de communistes ou en tout cas entièrement communiste dans son encadrement, firent ici la preuve de l’efficacité d’un moral reposant non seulement sur la discipline militaire mais sur une conviction politique partagée. Par leur succès même, les communistes réfutaient leurs slogans en faveur de la dissolution des brigades politiques.

Les Italiens furent d’abord retardés dans leur avance, puis immobilisés, enfin attaqués sur leur flanc gauche, ce qui leur causa de considérables soucis. Mais c’est l’aviation russe qui décida de l’issue de la bataille: cent vingt avions, bombardiers et appareils de chasse, attaquèrent, non pas tant sur les lignes que sur l’arrière, bombardant les concentrations de troupes établies sur les routes, les postes de commandement, les batteries d’artillerie (qui, comme il a été dit, n’étaient nullement préparés à une telle éventualité). La supériorité des avions de chasse russes sur les avions italiens était devenue un fait avéré au cours de ces mois de guerre (encore que cette supériorité soit moins nette vis-à-vis des avions allemands). Mais jusqu’à Guadalajara, la suprématie des bombardiers italiens, tant pour la vitesse que pour la précision de la visée, était généralement reconnue. Guadalajara ne fournit peut-être pas des enseignements suffisants pour inverser ce dernier jugement. Mais la bataille aérienne qui s’y est livrée, la plus importante que l’on ait jamais vue en Espagne, a montré que la chasse, et non le bombardement, semble bien être le facteur décisif. Un nombre considérable de bombardiers seront à même de frapper leurs objectifs s’ils sont bien protégés par des appareils de chasse. Dans ce cas précis, l’effet sur l’ennemi fut immense. Apres deux heures de bombardement, le front céda, sans recours, sans que se manifeste la moindre tentative de résistance en profondeur. C’est alors qu’on découvrit le peu de valeur qu’il fallait attribuer à l’expérience d’Abyssinie. En Abyssinie, les Italiens n’avaient pas connu de bombardements. Ici, sous les bombes, ils s’enfuirent, exactement comme l’avaient fait les premières milices rouges en août et septembre derniers. C’est alors, et alors seulement, que l’attaque sur le flanc dévoila toutes ses implications. Les unités italiennes en pleine débandade furent prises individuellement à partie par les forces gouvernementales qui les tenaient complètement à leur merci, en l’absence de toute résistance organisée. Toutes les sources s’accordent sur le fait que le bombardement a été décisif; ensuite les unités gouvernementales reprirent le terrain perdu le premier jour pratiquement sans coup férir, et si elles s’arrêtèrent à l’ancienne ligne de front, ce fut uniquement par manque d’effectifs.

Il ne fait pas de doute que la bataille de Guadalajara a changé la physionomie de la guerre et suscité de nouveaux problèmes qui méritent d’être examinés dans toutes leurs implications. Il serait bien sûr abusif de penser que les Italiens s’enfuiront toujours comme ils l’ont fait à Guadalajara. Dans cette défaite, de nombreux éléments ont un caractère purement circonstanciel. Les Italiens se sont comportés comme s’il ne s’était pas trouvé d’adversaire sérieux en face d’eux. Ils ont eu la preuve du contraire et ils sauront certainement en tirer les leçons. Ils alignaient des troupes de piètre qualité: leur attitude ne saurait fournir d’indication absolue quant au comportement des unités régulières ou de la milice fasciste. Il n’en demeure pas moins que des effectifs jugés par le haut commandement tout à fait suffisants pour la mission à accomplir (ceci en fonction de l’expérience d’Abyssinie) ont été mis en déroute et pourchassés en rase campagne par des forces numériquement inférieures (une brigade républicaine compte en moyenne deux mille hommes). Fait plus grave, il y a eu des désertions, en nombre non négligeable, dès le début de l’engagement. Jusqu’ici, un millier d’hommes ont été faits prisonniers (si l’on peut se fier aux sources d’information concernant ce point) et la plupart paraissent particulièrement désireux d’expliquer qu’ils se sont rendus de leur propre gré. Étant donné la réputation qu’ont les deux camps de fusiller les prisonniers, de telles déclarations ne sont peut-être pas entièrement sincères. Mais le fait demeure, et paraît bien établi, que des groupes entiers de combattants se sont rendus à la première occasion, dès que les lignes gouvernementales ont solidement tenu le terrain. Leurs déclarations indiquent qu’ils étaient furieux d’avoir été envoyés à la mort en Espagne au lieu d’aller travailler en Abyssinie; qu’ils avaient été durement éprouvés par le froid qui règne sur les plateaux espagnols et avaient finalement décidé de traverser les lignes par groupes entiers (en chantant Bandiera rossa, selon une de mes sources d’information). Certains de ces déserteurs avaient été membres d’organisations socialistes avant l’avènement du fascisme, mais ce n’était pas le cas de la majorité. Compte tenu de tous ces faits, on peut penser que Guadalajara témoigne moins de la valeur militaire réelle de l’armée italienne réorganisée par le fascisme que de l’état d’esprit des masses italiennes, dans le mezzogiorno en tout cas. La conquête de l’Abyssinie ne semble pas, en fin de compte, avoir eu sur le plan de la propagande l’impact que lui attribuaient de nombreux observateurs.

Nous ne nous occuperons pas ici de ce qu’impliquent ces faits quant au développement futur de la situation italienne. Nous n’envisagerons pas non plus les conséquences internationales. Devant un tel camouflet, Mussolini ne peut guère réagir autrement qu’en redoublant de violences verbales. Le seul aspect que nous examinerons dans ces lignes, c’est la réaction inévitable à la déroute de Guadalajara dans le camp de Franco.

Nous avons vu en détail dans les pages précédentes quelles étaient les faiblesses intrinsèques du camp gouvernemental. Jusqu’ici, Franco s’est maintenu grâce aux erreurs, voire aux bêtises, de ses ennemis. Il a remporté un succès devant Tolède, a pu avancer jusqu’aux faubourgs de Madrid parce que ni les républicains ni les socialistes n’avaient su organiser une véritable armée. Dès qu’il s’est heurté à un embryon de résistance organisée, le 8 novembre à Madrid, il a dû s’arrêter. Il n’a fait qu’une bouchée de Màlaga où rien n’avait été préparé pour la défense. Mais à chaque fois qu’il a rencontré une résistance sérieuse, il a dû interrompre son avance. Par iui-même, Franco n’est rien, presque rien; le mouvement qui le soutient n’a à l’évidence qu’une capacité offensive limitée. S’il a remporté de nombreux succès, c’est parce que quelques bataillons, commandés sans enthousiasme particulier mais organisés à la manière de troupes régulières, suffisaient pour ces succès-là. Suffirait-il pour l’arrêter de mettre sur pied dans le camp républicain quelques brigades se situant à un niveau militaire similaire? Dans ce cas, la tâche est déjà accomplie. Et dans ce cas, comme on l’a si souvent répété, le temps travaille pour les républicains. Ils ont, à défaut d’autre chose, un réservoir presque inépuisable de matériel humain. Franco, non. Au début, il n’a pas osé mobiliser l’arrière. Il tente aujourd’hui de le faire. Les deux divisions espagnoles qu’il alignait à Guadalajara étaient pour une large part composées de nouvelles recrues. Elles ont fourni un nombre de déserteurs encore plus élevé que les troupes italiennes, et dans ce cas il ne s’agissait pas de paysans non politisés mais d’ouvriers et de travailleurs agricoles haïssant le régime de Franco. Mais en ne temporisant pas, Franco met sérieusement en péril sa propre existence. Faute de renforts, ses forces ne peuvent que fondre graduellement alors que celles de ses adversaires sont appelées a s’accroître. Il a besoin d’une aide de l’étranger plus importante que celle qu’il a reçue jusqu’ici. Il semble qu’en ce moment le pessimisme gagne dans le camp fasciste - exactement comme en février dans le camp de la gauche.

Mais il serait prématuré d’en tirer des conclusions définitives. La défensive est infiniment plus facile que l’offensive. Le camp gouvernemental, s’il a acquis une capacité défensive, manque encore de puissance offensive. Et la politique suivie au cours des derniers mois rend très malaisé le déclenchement d’une offensive victorieuse. C’est la politique qui décidera en dernier ressort de l’issue de la guerre, comme il est de règle dans toute révolution. Où en est donc la situation politique dans le camp républicain ?

Les dernières semaines, pour autant qu’on puisse en juger de l’étranger, ont été marquées par un arrêt de la progression du Parti communiste. Deux événements extraordinaires symbolisent ce rééquilibrage de la balance des forces politiques: la disparition du général Kléber et le rappel de l’ambassadeur de Russie, Marcel Rosenberg.

La disparition de Kléber, le véritable responsable du front de Madrid (ce n’est pas un Russe mais un étranger qui a servi les Russes durant de nombreuses années), remonte à la fin de janvier. Du jour au lendemain, il a dû non seulement abandonner ses fonctions de commandement mais disparaître effectivement, se cacher pendant plusieurs semaines pour échapper à la vengeance de ses anciens subordonnés. Il n’est pas vrai, comme l’a fréquemment rapporté la presse étrangère, qu’il ait été fait prisonnier par les rebelles à Màlaga. Je l’ai vu de mes yeux (bien que n’ayant pas eu l’occasion de lui parler) à l’époque où couraient ces bruits, alors qu’il se cachait en fait dans le camp républicain. Le fait même qu’il ait dû se cacher donne à réfléchir. Le front de Madrid était le seul où les républicains se soient montrés capables de repousser une attaque sérieuse de l’ennemi. Ils l’ont fait sous le commandement du général Kléber et il est hors de doute que le plupart des succès militaires remportés sur le front de Madrid entre novembre et janvier sont à porter à son crédit, du moins en ce qui concerne le rôle joué par l’état-major. L’organisation militaire est à mettre à l’actif d’autres communistes appartenant au 5e régiment, tels que «Carlos Contreras» (qui n’a d’espagnol que le nom) et Lister. Ce qui a suivi est symptomatique non pas tant de la guerre civile que de la politique espagnole en général.

La réussite de Kléber lui a valu de susciter un nombre considérable d’envieux. Toute une série d’intrigues, que je suis loin de pouvoir démêler, se sont tramées au sein de la Junte de défense de Madrid. Il ressort que Kléber, officier pourvu de la mentalité directe d’un militaire, n’était pas en mesure d’affronter efficacement ces manæuvres dictées par la jalousie et si chères au cæur de tout homme politique espagnol qui se respecte. Ses amis eux-mêmes reconnaissent qu’il était à cet égard un piètre tacticien. Longtemps, le conflit est apparu comme un conflit de personnes et de nombreux observateurs ont eu tendance à voir dans les arguments politiques avancés en faveur de ses adversaires de simples prétextes pour masquer une vendetta personnelle. C’est uniquement à la lumière des derniers événements, et notamment du départ de M. Rosenberg, que la crise centrée autour du général Kléber apparaît comme un tournant décisif dans l’évolution de la situation politique espagnole.

Cette crise, donc, s’articulait selon deux axes principaux. L’un d’eux était de la plus haute importance militaire: Kléber voulait que les républicains prennent immédiatement l’offensive alors que ses adversaires affirmaient que l’heure n’était pas encore venue, que les forces gouvernementales n’étaient pas encore prêtes. Chose étrange mais caractéristique, ce n’est pas la solution à apporter à ce point vital qui a entraîné la crise ouverte. Ce fut une affaire de propagande.

La gloire du général Kléber, associée à celle des brigades internationales, avait été répercutée par les ondes de radio à travers le monde entier. Le général Miaja, commandant en chef en titre et autorité suprême de la Junte de défense, se trouvait du fait de cette propagande rejeté à l’arrière-plan, avec les milices espagnoles. D’où son ressentiment vis-à-vis de Kléber. il est cependant hors de doute que les faits annoncés, même si c’était sur l’initiative de Kléber et ses amis, étaient fondamentalement vrais; leur propagande était donc justifiée du point de vue de la stricte vérité. On aimerait pouvoir en dire autant de la plupart des campagnes de propagande. De fait ce n’est pas Miaja mais Kléber, pas les milices espagnoles mais les brigades internationales qui ont sauvé et continuent à défendre Madrid. Mais là n’était pas la question. Miaja voulait orchestrer sa publicité personnelle et celle de ses compatriotes. Mais la seule jalousie d’un genéral n’aurait pas suffi à faire pencher la balance. En fait, Miaja a été utilisé par les partis politiques et en particulier par les anarchistes. Ceuy-ci virent là une occasion de stopper la progression communiste et de se venger des coups qui leur avaient été portés en Catalogne, des massacres de Valence, de Tarancón, du front de Teruel et tant d’autres. Ce serait aussi un mauvais coup porté à Madrid, mais cela comptait peu. Les anarchistes firent délibérément cause commune avec Miaja, contre Kléber et contre les brigades internationales. Ils ajoutèrent à la querelle de personnesb une note résolument politique en suggérant que Kléber pouvait un jour mettre sa popularité au service d’un coup d’État communiste. Il est de fait difficile de croire que leurs craintes étaient totalement dépourvues de fondement. Dans la seconde moitié de janvier et même la première moitié de février, la situation évoluait réellement vers un coup d’Etat communiste (officiellement qualifiê de «crise gouvernementale») et il ne fait pas de doute que Kléber et les brigades internationales auraient joué un rôle en la circonstance. Jamais la tragique contradiction quil’ depuis l’intervention russe, sous-tend toute l’activité politique espagnole n’a été aussi frappante et aussi manifeste: laisser le champ libre à Kléber et ses brigades internationales, c’était assurer là défense de Madrid et se donner une sérieuse chance de retourner la situation militaire en lançant une offensive; mais c’était aussi, avec une certitude quasi mathématique, un coup d’État eu perspective dirigé nonseulement contre les anarchistes mais contre le mouvement syndical en général, avec toutes les conséquences à long terme que cela impliquait. Devant ce dilemme, les anarchistes hésitèrent longtemps avant de prendre position. Cela n’a rien de surprenant.

Mais la surprise vint d’ailleurs. Dans cette affaire, le renfort anarchiste fut accueilli avec faveur non seulement par Miaja, qui après tout ne défendait que ses intérêts, mais aussi par les adversaires les plus acharnés de ces mêmes anarchistes, à savoir les socialistes et les républicains. Tous les partis se retrouvèrent soudainement unis pour opposer un front commun à Kléber et aux communistes. Caballero — pour autant qu’il joue encore un rôle politique actif — appuya Miaja de toutes ses forces. Et il semble que les leaders républicains adoptèrent la même attitude. La question de Kléber déboucha sur une tentative de remodelage du gouvernement. Et ceux qui, à cet égard, étaient les plus acharnés à réclamer un virage à droite, se trouvèrent en même temps les premiers à réclamer la destitution de l’homme qui, avec ses bataillons, représentait la force la plus apte à assurer ce tournant politique. Il était intolérable, disaient-ils, qu’on présente aux Espagnols et au monde entier le tableau d’une Espagne sauvée par les étrangers. Il était intolérable que ces étrangers prennent le pas sur les Espagnols en matière de commandement. Le pouvoir de décision devait être rendu à un organisme purement espagnol et le mérite des succès enregistrés devait revenir aux natifs de la Péninsule. L’envie et le nationalisme l’emportèrent sur la haine des anarchistes, le désir de mettre un terme à la révolution sociale et même la volonté élémentaire de gagner la guerre.

La question fut réglée partiellement, d’une manière toute formelle. Militairement parlant, les brigades internationales avaient complète liberté de manæuvre; elles pouvaient, si elles le voulaient, marcher sur Valence, prendre la ville et installer le gouvernement et le commandement militaire de leur choix. Mais la situation n’est pas mûre pour une action de ce type. Ce pourrait être la démarche d’un général victorieux, une fois la guerre terminée; cela est impossible dans le courant d’une campagne à l’issue incertaine. Un coup d’État des communistes, non pas avec mais contre les socialistes et les républicains, équivaudrait à donner la victoire à Franco. Les communistes n’ont pas voulu courir ce risque. Ils ont préféré lâcher Kléber, l’abandonner à la vengeance de ses ennemis personnels — vengeance que celui-ci a finalement pu esquiver, non sans difficulté. Le coup fut rude pour les communistes. Les anarchistes avaient atteint leur objectif immédiat.

Si je suis correctement informé, il paraîtrait qu’après la chute de Màlaga sous le choc d’une défaite durement ressentie, les choses auraient profondément changé en Espagne et qu’on assisterait à un regroupement de toutes les forces du pays. Ce regroupement existe, mais il a peu de rapport avec la chute de Màlaga dont les effets politiques, tels qu’ils ont été décrits plus haut, ont été étonnamment réduits. En réalité, le changement est parti de la crise du haut commandement de Madrid, qui a abouti à la formation dans la capitale d’une Junte de défense strictement espagnole. Les communistes manquaient des forces nécessaires pour mettre en pratique le remaniement gouvernemental qu’ils souhaitaient, de sorte qu’ils ont renoncé à cette idée non pas quelques jours après mais quelques jours avant la chute de Màlaga. Ce qui a eu pour conséquence de poser le problème global da statut des Russes. Les négociations sur l’aide russe et l’influence russe telle qu’elle s’exerçait jusqu’ici ont échoué, et cet échec a entraîné le rappel de Rosenberg. C’en était fini du temps où les Russes pouvaient obtenir d’importantes sommes d’argent et des concessions politiques substantielles en échange d’une aide limitée. Les communistes constituent toujours un parti très influent. Mais ils ne sont pas le plus important.

Les resultats de ce renversement de situation se font sentir de diverses façons. Les socialistes en retirent une impression de puissance accrue; ils ont très peu de forces propres mais contrôlent toujours la machine de lU.G.T. Ils ont agi dans cette dernière crise comme une organisation dotée d’une ligne politique originale et ont retrouvé une certaine assurance. Les communistes, de leur côté, ont dû brider leur animosité contre le P.O.U.M. Les anarchistes pensaient que l’écrasement du P.O.U.M. n’était qu’une répétition générale de l’attaque finale qui devait être déclenchée contre eux. Ils n’ont aucune sympathie pour le P.O.U.M. et ne l’ont pas menagé dans les premiers mois de la guerre. Mais dès que l’influence russe et communiste est devenue prépondérante, ils ont pris fait et cause pour le P.O.U.M., afin d’assurer leur propre protection. Les communistes, en cessant leurs violentes attaques contre le P,O.U.M., disent aujourd’hui qu’ils agissent de la sorte pour arriver à une meilleure entente avec les anarchistes. Compte tenu de tous ces éléments, une sorte d’armistice s’est instauré entre communistes et anarchistes. Non qu’ils ne continuent pas à se détester mutuellement et à préparer, chacun de leur côté, le règlement de comptes final. Mais ils ont renoncé, provisoirement et partiellement au moins, à tenter de faire basculer l’équilibre des forces par des actions violentes. Ils se sont rendus à cette évidence que la guerre contre Franco doit prendre le pas sur la guerre civile à l’intérieur du camp républicain. En ce sens, on peut dire que le désastre de Màlaga a porté ses fruits. Sans cette défaite, la crise du haut commandement et du gouvernement aurait pu avoir des conséquences différentes. La loi qui préside à toutes les révolutions modernes demeure valide: les revers entraînent la révolution vers la gauche, les victoires vers la droite. Màlaga a empêché les communistes de réaliser leurs projets de coup d’État contre la gauche du camp antifasciste espagnol.

Les effets, rendus tangibles par le succès de Guadalajara, semblent jusqu’ici être bénéfiques pour les républicains. L’administration, qui était complètement paralysée par les intrigues et la préparation d’une guerre civile à l’intérieur du camp antifasciste, fonctionne à nouveau. La crise du charbon et de l’essence a été atténuée grâce à des mesures administratives appropriées. Les trains marchent à nouveau de manière normale (à la mi-février, tous les journalistes qui empruntaient la ligne Port-Bou-Valence pouvaient faire état de différentes mésaventures et contretemps; aujourd’hui, les trains relient à nouveau Barcelone et Valence en huit heures, ni plus ni moins) et les opérations à Guadalajara n’ont pas été entravées par le manque de carburant. Même du point de vue du ravitaillement la situation semble s’être améliorée, surtout à Barcelone, avec l’aplanissement des différends politiques. Le gouvernement catalan achète des vivres à l’étranger.

L’état-major a subi des bouleversements chaotiques. Lors de la destitution de Kléber, il n’existait aucune solution de rechange pour le commandement à Madrid. Ce fut une des raisons du désastre de la Jarama, sur l’aile sud du front de Madrid. Mais la réorganisation s’est faite. Après la chute de Màlaga, le général Asensio a été relevé de ses fonctions de chef de l’état-major au ministère de la Guerre à Valence. A Madrid, les communistes se sont vus contraints de mettre leurs conseillers techniques étrangers à la disposition d’un commandement purement espagnol. En fin de compte, ils ont ainsi été conduits à apporter leurs capacités techniques spécifiques sans obtenir en contrepartie la suprématie politique. Des mesures pour l’unification des commandements militaires espagnol et catalan ont été prises. Si la Jarama correspond à la phase de chaos qui a suivi la chute de Kléber, Guadalajara témoigne de la réorganisation du commandement, Au moment où les divisions italiennes effectuaient leur percée, la Junte de défense a obtenu les pleins pouvoirs pour prendre toutes les mesures requises par la situation, y compris le transfert de troupes prélevées sur d’autres secteurs. Si, pour la première fois peut-être, on a eu affaire à un commandement véritablement unifié, c’est qu’alors personne ne redoutait de le voir remporter une victoire. En conséquence, ce fut la victoire.


 

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