Le
soulèvement de Franco est généralement décrit comme une révolte fasciste.
Cette appréciation provient en partie du fait que Franco s’est lui-même
identifié au fascisme international. D’un point de vue scientifique, le terme
pourrait être accepté à condition d’appeler «fasciste» toute dictature
et d’utiliser le mot «fascisme» au sens de «régime non démocratique».
Mais ce faisant on élimine la nature individuelle concrète des dictatures de
notre temps, qui diffèrent largement les unes des autres à de nombreux égards.
Le fascisme, classiquement représenté par les régimes allemand et italien
actuels, désigne quelque chose de bien précis. C’est d’abord l’existence
d’un dictateur reconnu. comme «leader», comme «guide»; en second lieu,
le terme implique un système de parti unique; en troisième lieu, un « État
totalitaire », en ce sens que, par-delà les questions proprement politiques,
la dictature s’étend à tous les aspects de la vie publique et privée;
quatrièmement, le fait qu’aucune force indépendante du parti central n’est
tolérée en quelque domaine que ce soit; c’est ensuite le fait que le parti
tente, en recourant alternativement à la persuasion et à la violence,
d’obtenir l’assentiment, unanime de la nation et réussit assez largement
dans cette tentative. Enfin, on constate que le pouvoir totalitaire est utilisé
pour parvenir à un haut degré d’efficacité et de coordination dans chaque
branche de la vie publique. Le fascisme est le plus puissant agent politique de
«modernisation» qu’il nous soit donné de connaître.
On
ne retrouve presque aucun de ces traits dans le régime franquiste. Franco lui-même,
le chef, ne doit pas son rôle dirigeant à un réel ascendant, lentement
conquis et solidement assis, sur ses ennemis et ses concurrents, mais à un fait
fortuit — la mort de tous les autres prétendants au pouvoir suprême: Calvo
Sotelo, Sanjurjo, Goded, José Antonio Primo de Rivera. Ce n’est pas là une
différence mineure et elle s’accroît encore quand on constate que, pas plus
qu’avant lui Primo de Rivera, Franco ne dispose d’un parti «totalitaire»
pour faire triompher ses visées. Les deux principaux partis du camp franquiste,
la Phalange et les carlistes, sont très loin d’être «les partis» de
Franco. Les carlistes, qui souhaitent le rétablissement d’une monarchie
absolue légitime, s’opposent à la fois à la Phalange et à Franco. Il y a
encore, bien que bénéficiant de très faibles forces, la Rénovación
Española, le parti d’Alphonse XIII en exil. Une fraction notable du
mouvement conduit par Franco n’est donc pas fasciste mais monarchiste. Et
cette divergence de vues sur un point important, divergence qui n’est pas
moins préjudiciable au camp franquiste que ne l’est la controverse entre
anarchistes et communistes dans le camp républicain, exclut pour le moment
toute idée de système de parti unique. Pis encore, il existe un désaccord
notoire entre Franco et la Phalange, le parti fasciste proprement dit. La presse
phalangiste évite soigneusement d’utiliser à propos de Franco les mots de «chef», «leader» ou tout autre vocable voisin. Pour elle, Franco est
seulement le «generalísimo», le commandant en chef, dont la dictature
provisoire ne s’exerce qu’à titre de mesure de guerre. Les phalangistes
revendiquent pour eux-mêmes la direction politique et tentent, non sans succès,
de mettre en place un parti formé d’éléments issus de toutes les classes du
pays; ils prennent bien soin de regrouper sous leur bannière des éléments
ouvriers et reprochent indirectement à Franco de n’être pas — comme ils
s’y essaient quant à eux — le représentant d’un mouvement populaire de résurrection
nationale mais simplement le chef d’une clique militaire, ce qui, après tout,
est la stricte vérité. Il ne peut donc y avoir de véritable fascisme dans le
camp de Franco puisque le parti fasciste s’oppose au général-leader qui, de
son côté, n’a pas de parti politique à ses ordres. Et cette situation
n’est en aucune façon modifiée par l’unification superficielle des
carlistes et des phalangistes récemment réussie par Franco.
Ces
deux groupes n’ont cessé de se combattre avec un acharnement qui ne le cède
en rien à celui dont font preuve anarchistes et communistes dans le camp
adverse. Aucun d’eux n’a renoncé à ses vues politiques particulières et
les états-majors anciens demeurent en place à l’intérieur du parti unifié,
chacun ayant ses fidèles. C’est une bien piètre copie, par un dictateur
militaire, du système fasciste de parti unique appliqué dans d’autres pays,
Il y a un abîme entre une dictature exclusivement militaire, non politique, et
une dictature fasciste s’appuyant sur un ample mouvement politique, Le régime
de Franco appartient au premier type, non au second. L’Espagne a déjà assisté
à l’échec de Primo de Rivera, incapable dc susciter, comme il l’espérait,
cet ample mouvement politique capable de soutenir sa dictature militaire. Le régime
de Franco trouve peu d’appui parmi les masses populaires; c’est sa
principale faiblesse et en même temps ce qui en fait un phénomène
radicalement différent du véritable fascisme. De longs mois durant, Franco a
reculé devant la mobilisation de l’arrière. Il s’y est finalement décidé,
contraint et forcé par l’insuffisance flagrante des effectifs dont il
disposait, avec le résultat qu’on a vu: les conscrits ont déserté en masse
à la première occasion (Guadalajara). Si l’on excepte la Navarre (qui est
carliste), une partie de la Galice (plus ou moins alphonsiste) et Majorque
(domaine réservé du roi du tabac Juan March), franco ne dispose d’aucun
soutien populaire. En définitive, Franco incarne tout ce que l’on veut, sauf
l’avant-garde: on ne saurait l’espérer d’un régime s’appuyant
principalement sur l’armée et l’Église espagnole. Malgré tous les efforts
pour démontrer le contraire, le régime franquiste n’est que la répétition,
avec des méthodes plus violentes, du régime de Robles, qui n’était lui-même
qu’une nouvelle mouture du régime de Cànovas, dont on a pu constater le
lamentable échec à la fin du 19e siècle, La droite espagnole se
rend compte que la vieille clique est à bout de souffle, qu’il faut apporter
quelque chose de neuf, et elle tente d’imiter le fascisme conçu comme
forme moderne de la réaction. Mais la première chose que ferait un véritable
fascisme, ce serait de soumettre l’armée et l’Église au pouvoir d’un
parti totalitaire — comme cela s’est produit en Allemagne et en Italie —
et de rayer d’un trait les modes de vie si chers au cæur de la classe supérieure
espagnole à mentalité précapitaliste et traditionaliste. En un mot, pour
devenir véritablement fasciste, le régime de Franco devrait commencer par se détruire
lui-même. Tel qu’il est aujourd’hui, il ne représente qu’une dictature réactionnaire
comme l’Espagne en a tant connu, avec pour seule innovation le soutien apporté
par des puissances étrangères. Le déroulement de la guerre civile a amplement
montré que sans cet appui, tout limité qu’il soit, Franco aurait cessé
d’exister. La faiblesse intrinsèque de la rébellion réduite à ellemême
indique assez qu’il s’agit d’un phénomène profondément différent des
mouvements, réputés parallèles, allemand et italien, lesquels sont l’un
comme l’autre profondément enracinés dans les masses et le sentiment
populaire.
Chaque
parti, gouvernement ou mouvement espagnol s’est invariablement trouvé écrasé
entre la pression des circonstances qui poussent le pays vers l’européanisation
et la résistance profonde du pays a ce type de changement. Mais de toutes les
classes existant en Espagne, la vieille classe supérieure est la moins
susceptible de s’européaniser et d’européaniser le pays. Franco n’a pu
être autre chose que l’interprète de cette classe incapable de réussir la
modernisation et tout aussi incapable de s’unir aux masses populaires. Les expériences
de 1707 et de 1808 se sont répétées en 1936, Le peuple espagnol s’est dressé
contre une classe dirigeante qui a montré à quel point elle était démunie
sans le soutien de ce peuple. Tel est jusqu’ici le principal enseignement
politique de neuf mois de guerre civile.
S’il
n’y avait que cela, l’affaire serait bientôt réglée. Une fois la défaite
de Franco assurée, les masses, après quelques soubresauts, retomberaient
vraisemblablement dans leur apathie et rien ne serait changé. Mais il y a les
étrangers. La révolution espagnole n’aurait certainement abouti ni à la démocratie,
ni au socialisme, ni à quoi que ce soit et aurait échoué dans sa tentative de
réorganisation du pays si l’étranger n’était intervenu, poussant le
peuple à des actions radicales. L’histoire de la guerre civile espagnole, vue
du camp de la gauche, est l’histoire de la résistance spontanée des masses
face à deux phénomènes: la révolte du clergé et de l’armée d’une part,
et d’autre part la nécessité d’écraser cette révolte avec les moyens de
la guerre et de l’organisation modernes. Les masses voulaient se battre, et
elles se sont battues avec héroïsme, mais elles voulaient que ce soit un
combat à la manière de 1707 et 1808, avec guérilla et soulèvements, de
village en village et de ville en ville, contre la menace de la tyrannie. Mais
cela n’a pas été possible.
Pour
bien comprendre ce qui se passe, il faut avoir présent à l’esprit que,
d’une manière générale, les révolutions sont mues moins par les idéaux
que par les nécessités. Ceci vaut pour la révolution française, la révolution
russe et bien d’autres encore à un degré dont on n’a pas toujours
pleinement conscience. Si par exemple les bolcheviks sont parvenus à leurs
fins, ce n’est pas tant parce que quelques milliers de travailleurs et
d’intellectuels ont été séduits par le programme politique bolchevik et
l’ont diffusé jusqu’à un certain point dans certaines couches limitées du
prolétariat urbain de Russie. Les bolcheviks ont gagné parce que
l’effondrement de la nation en guerre a mis au premier rang des urgences la
question d’une paix immédiate, paix que les bolcheviks étaient préparés à
négocier. De même, en Espagne, la suprématie du prolétariat ne’s’est pas
inscrite dans les faits parce qu’un nombre restreint d’anarchistes et un
nombre encore plus restreint de trotskystes en rêvaient (les communistes
avaient déjà cessé de nourrir de tels rêves), mais parce que, lorsque
l’armée tout entière a fait rébellion, seuls les travailleurs se trouvaient
à même de défendre la grande majorité de la population contre l’armée,
l’Église et les gros propriétaires fonciers. Chaque pas en avant de la révolution
n’a donc pas été provoqué par le succès d’une quelconque forme de
propagande ou la diffusion de convictions abstraites, mais bien par les nécessités
pressantes du moment. D’une manière générale, ce sont les revers — et
non, comme on le croit trop souvent, les victoires — qui entraînent une révolution
vers la gauche. Ce sont les défaites qui provoquent le recours à des mesures
de défense extrêmes et qui portent au pouvoir les fractions les plus avancées
du mouvement, parce que celles-là seules sont prêtes à appliquer des mesures
extrêmes. Ainsi, lors de la révolution anglaise, les indépendants l’ont
emporté sur les presbytériens à la suite des victoires du roi sur le
Parlement. Ainsi, à Paris, les jacobins ont éliminé les girondins à la suite
des victoires remportées par les Autrichiens et les Prussiens en mars 1793.
C’est ainsi que les bolcheviks virent leur heure arriver quand la Russie
s’enfonçait dans le chaos. C’est ainsi qu’en Espagne les comités révolutionnaires
accédèrent au pouvoir le jour où la république chancelait sous le coup que
lui avait porté Franco. Les nécessités du combat impliquaient l’abandon des
demi-mesures jusqu’ici appliquées et la mise en æuvre de méthodes plus
radicales. Et, ravalant leur amertume, les éléments modérés - républicains,
catalanistes, socialistes de l’aile droite - contribuèrent à
l’organisation de ce pouvoir revolutionnaire qui les menaçait dans leur
existence même, mais sans lequel Franco était en mesure de les écraser
instantanément. Ce ralliement - effectif à défaut d’être enthousiaste -
des éléments modérés aux mesures révolutionnaires extrêmes dans les
moments où la contre-révolution semble devoir l’emporter est un trait commun
à toutes les crises révolutionnaires. Sans lui, il serait impossible à une
minorité avancée d’exercer le rôle dirigeant. Moyennant quoi, une fois le
danger écarté, les éléments modérés tentent invariablement - et ils y réussissent
le plus souvent — de se débarrasser de la section avancée du mouvement, dont
ils ont dù solliciter l’aide pour faire échec à la contre-révolution
ouverte.
C’est
ainsi que s’est opéré le passage de la démocratie parlementaire au «
double régime » du 19 juillet. Après cette date, il y a eu d’un côté le
vieux gouvernement légal de Madrid et de Barcelone, qui ne comptait pas
d’anarchistes ni de socialistes et qui détenait, très peu de pouvoir réel,
et, de l’autre les comités. Au début, ce système s’est affirmé comme une
brillante réussite. Dans presque toutes les principales villes,
l’insurrection avait été matée. Puis, soudain, ce fut l’impasse. Il y a
une double explication à cet état de choses. D’une part, au bout d’une
quinzaine de jours, lés insurgés se sont trouvés en possession d’armes
modernes tandis que les forces populaires des milices faisaient la preuve de
leur incapacité à résister aux raids aériens et aux bombardements
d’artillerie. D’autre part, ces hommes et ces femmes qui avaient héroïquement
combattu selon l’ancien système de la guérilla dans leur rue, leur ville ou
leur village ne surent pas s’adapter au combat de type moderne en rase
campagne. Les héros des rues de Madrid donnèrent naissance aux couards de
Talaviera et Santa Eulalia. En d’autres termes, on n’a pas su franchir le
pas entre la guerre de guérilla traditionnelle et la guerre moderne. La mise
sur pied d’unités modernes a eu pour seul effet de faire perdre aux miliciens
l’instinct qui les guidait dans la guérilla, sans pour autant les doter en
contrepartie des capacités du combattant moderne.
Pendant
deux mois, ensuite, la révolution espagnole s’est effectuée sous le signe
d’une équivoque volontairement entretenue. Il était évident qu’un au
moins des deux leviers du «double régime» était défectueux: le
gouvernement légal. Les catalanistes se comportèrent honorablement, mais les républicains
madrilènes, dans ces premières semaines décisives, firent preuve d’une
monstrueuse apathie. Les destituer, puis mettre fin au double régime, créer un
gouvernement formé avec les partis révolutionnaires agissant en communauté
d’esprit et d’action avec les masses, tel était le but visé. C’est ainsi
que Giral fut remplacé par Caballero et que par la suite les anarchistes furent
amenés à se rapprocher du gouvernement. A la surprise de tout le monde,
l’effet d’une telle politique se révéla nul. Bien qu’on ne puisse mettre
en doute le radicalisme de ses convictions politiques, le nouveau gouvernement a
échoué sur toute la ligne. Il a failli à sa tâche de réorganisation; Tolède
a conduit à une défaite aussi lamentable que Talavera. Et l’on n’a même
pas assisté à la naissance d’une politique sociale révolutionnaire.
En
réalité, les villes n’avaient nul besoin d’un surcroît d’élan révolutionnaire.
Dans les principaux centres industriels (avec une exception pour Bilbao) la
confiscation de la propriété industrielle s’était faite sur une large échelle,
en partie du fait des idéaux socialistes, mais surtout parce que les propriétaires
des usines s’étaient enfuis ou avaient été exécutés. Les travailleurs
avaient entre leurs mains beaucoup plus d’usines qu’ils ne pouvaient
raisonnablement espérer en gérer, par eux-mêes ou par l’entremise de
l’administration centrale. En outre, une socialisation totale risquait
d’entracîner un conflit ouvert entre l’Espagne et les grandes puissances démocratiques.
La
situation était tout autre dans les villages. Là, la révolution a été très
lente. Dans certaines provinces, telle la Manche, l’expropriation des grands
domaines par les paysans et travailleurs agricoles s’est faite de manière
spontanée, mais dans la majeure partie du pays la révolution agraire a été
imposée aux villages par les milices. Si le gouvernement avait voulu créer un
vaste mouvement de révolte, une véritable guerre populaire, qui était la
seule manière sûre d’abattre rapidement Franco, au lieu de jouer avec
l’industrie «socialiste» dans les villes, il eût été mieux inspiré de
favoriser la naissance d’un vaste mouvement paysan. qui aurait submergé
Franco dans la houle des villages insurgés. Pour cela, il fallait donner aux
paysans des gages tangibles, et en premier lieu de la terre. Une bonne partie du
journal qui précède montre assez les raisons pour lesquelles cet objectif
n’a pas été atteint. Caballero et son équipe n’avaient jamais envisagé
les problèmes techniques et politiques que pose une révolution. Ils étaient
devenus, sur le tard, communistes par dépit, après un long passé de réformisme
strict. Les communistes, obéissant aux ordres de Moscou, avaient renoncé à
toute idée de révolution, je ne dirai pas prolétarienne, mais simplement
villageoise, telle que la France en avait fourni le modèle. Les trotskystes
ressassaient des formules vides du type «assemblée constituante» puisées
dans les ouvrages consacrés aux révolutions russes de 1905 et 1917. Les
anarchistes jouaient avec l’idée d’un paradis terrestre prenant la forme de
l’abolition de la monnaie et de la collectivisation complète dans chaque
village conçu comme une unité autarcique. En bref, toutes les sections du
mouvement s’étaient préparées a riposter par les armes à une agression armée.
C’est ce fait qui a si fortement impressionné la gauche européenne, une
gauche qui, dans d’autres pays, avait si lamentablement fait la preuve de son
impuissance à parvenir à cet objectif relativement simple. Mais aucun parti
n’a été capable d’organiser la résistance face à l’intervention étrangère,
aussi limitée soit-elle, et aucun n’avait en réserve la moindre idée
constructive sur le plan politique. La floraison d’idées neuves à laquelle
ont donné lieu les révolutions française et russe brille singulièrement par
son absence en Espagne. Si le camp de Franco a fait la preuve, à travers ses
différentes composantes politiques, de son incapacité ou de son refus
d’apporter quelque chose de vraiment novateur, il en va de même pour ce qui
est de la gauche et du mouvement ouvrier, des communistes aux anarchistes.
C’est
ainsi que, le gouvernement Caballero s’étant révélé un échec complet tant
sur le plan politique que sur le plan administratif, les insurgés, moins du
fait de leur valeur propre que grâce aux avions italiens et aux canons
allemands, ont pu arriver le 7 novembre aux portes de Madrid. On a cru alors que
c’était la fin de la république espagnole. Mais c’est le moment que la
Russie a choisi pour faire effectuer nue volte-face complète à sa politique étrangère.
Au début, la Russie n’avait guère apprécié les convulsions qui secouaient
l’Espagne et s’était pendant des mois refusée à apporter une aide de
quelque nature que ce soit, au grand désappointement des Espagnols. Mais Moscou
avait fini par se rendre compte, après avoir tant hésité à se mêler de
l’affaire, qu’une défaite de la gauche à Madrid serait aussi lourde de
conséquences pour la Russie que l’avait été Addis-Abeba pour la Société
des Nations. Moscou offrit son aide, qui fut acceptée avec enthousiasme.
Par
lui-même, le fait de l’intervention étrangère n’est pas particulier à la
guerre d’Espagne. La révolution française a dû se battre contre des ennemis
infiniment plus puissants — ou, à tout le moins, des ennemis qui jetaient
dans la lutte des forces infiniment plus puissantes. Tout compte fait, le niveau
de l’aide fournie à Franco par les États fascistes était assez peu élevé;
mais c’était encore trop pour l’Espagne. Trop, en premier lieu, eu égard
à l’inexpérience des milices populaires et du gouvernement révolutionnaire.
Mais la période de juillet à novembre a montré que l’effort d’adaptation
à la guerre moderne et aux nécessités militaires modernes d’une manière générale
a été infime, pour ne pas dire nul, dans le camp gouvernemental. Les
anarchistes, en tant que représentants les plus authentiques de la résistance
à l’européanisation dans le camp ouvrier, étaient les moins susceptibles de
s’adapter. Mais il serait erroné de voir dans les principes fondamentaux de
l’anarchisme la raison première de cet état de choses. En réalité, les
anarchistes ont voulu s’en tenir strictement à leur
idéal d’une milice livrant une guerre de guérilla, d’un gouvernement
des travailleurs dans les usines et d’une administration exercée par des
comités locaux plus ou moins autonomes. Mais les autres partis, républicains
et socialistes, qui affichaient des idéaux empruntés à l’Europe, se sont
montrés tout aussi incapables d’effectuer l’effort d’adaptation nécessaire.
On se renvoyait la responsabilité de l’échec d’une section a l’autre du
mouvement, mais en fait chacun avait une part égale de responsabilité dans
l’échec global.
En
novembre, il est devenu patent que tout cela ne menait à rien et que la république
allait s’effondrer d’ici quelques semaines si elle ne recevait pas d’aide
de l’extérieur. Les étrangers — Russes et volontaires du Komintern —
sont venus à la rescousse et ont apporté une contribution efficace à la
lutte. Ils ont sauvé Madrid; ils ont réussi, jusqu’ici du moins, à inverser
le cours des événements. Mais en même temps, ils ont imprimé une orientation
nouvelle au mouvement.
D’où
l’apparition d’un phénomène significatif. Les révolutions précédentes,
en Angleterre, en France ou en kussie, avaient trouvé à leur tête des groupes
modérés, qui avaient été remplacés par des groupes plus avancés, gagnant
continuellement en efficacité dans ce processus. La révolution espagnole a
elle aussi commencé par emprunter ce chemin: des formes modérées à des
formes plus violentes, de l’autorité des républicains à celle
des comités révolutionnaires, puis du cabinet Caballero. Mais ce
glissement vers la gauche n’a pas produit les résultats qu’on pouvait
escompter. A présent, avec l’arrivée des communistes au premier plan de la
scène espagnole, c’est une formation beaucoup moins en pointe qui a pris la
barre en main. Et curieusement, un tel changement d’orientation a valu à la révolution
espagnole de gagner en efficacité. Deux facteurs ont de toute évidence
contribué à ce résultat. Le premier a été l’échec flagrant de la gauche
radicale sous tous ses aspects. A l’épreuve des événements,
socialistes de gauche, anarchistes et trotskystes ont montré qu’ils
n’avaient l’étoffe ni de jacobins ni de bolcheviks. Ils se sont montrés
incapables de créer une dictature révolutionnaire de fer, sur le modèle russe
ou français. De même que Franco n’a fait que reprendre à son compte les
formes superficielles du fascisme, les groupes avancés de la gauche n’ont
fait que copier la tradition révolutionnaire des autres pays, sans parvenir à
réaliser le modèle qu’ils s’étaient euxmêmes proposés. Dans chaque
camp, il s’est trouvé une faction pour refuser catégoriquement de reprendre
ne serait-ce que les apparences formelles du modèle étranger — les carlistes
chez Franco, les anarchistes chez les républicains. Les autres factions se sont
révélées incapables d’adapter le modèle officiellement déclaré aux
conditions locales. Le mouvement ouvrier espagnol, et d’une manière générale
l’ensemble des forces de gauche espagnoles, a montré qu’il était capable
de se battre, mais incapable de
se battre efficacement. A travers
toutes ses formations et partis antagonistes, l’Espagne a fait la preuve
qu’elle était fondamentalement différente de l’Europe et peu apte —
moitié par incapacité, moitié par absence de désir de le faire — à copier
les modèles européens.
C’est
là un des aspects de la déroute de la gauche, non devant Franco mais devant
les avions, les tanks et l’artillerie allemandes et italiennes; une aide
cependant si limitée qu’il aurait suffi d’un mouvement un tant soit peu
organisé pour en venir à bout. Il va de soi que ce ne sont pas les communistes
espagnols qui ont surmonté la difficulté, mais les spécialistes russes, les
conseillers techniques étrangers et les brigades internationales. Jusqu’ici,
si le gouvernement a échappé à l’anéantissement, c’est grâce aux
communistes, non pas en vertu de leur qualité de communistes mais en tant qu’étrangers,
mieux entraînés et plus efficaces. Mais il y a peut-être un autre aspect de
cette réalité, où le communisme en tant que tel revêt une plus grande
importance. Après tout, d’autres révolutions ont eu à lutter contre des
adversaires de valeur inférieure. Les Côtes de fer de Cromwell constituaient
une troupe plus efficace que la cavalerie du prince Rupert, les «colonnes»
de la révolution française étaient supérieures à la «ligne» prussienne.
A chaque fois il a fallu un certain temps pour que cette supériorité intrinsèque
devienne manifeste, mais jamais le rapport des forces n’est apparu aussi
favorable à la contre-révolution que dans le cas de l’Espagne
d’aujourd’hui. Si la révolution espagnole avait trouvé en face d’elle le
seul Franco, elle aurait sans doute fait preuve d’une supériorité comparable
à celle manifestée par les révolutionnaires de France et d’Angleterre, Mais ici la révolution s’est heurtée,
en plus de ses adversaires traditionnels de la réaction, aux deux plus
redoutables puissances militaires du globe, même si leur intervention s’est
bornée jusqu’ici à l’envoi d’un contingent réduit et loin d’être
composé de troupes d’élite. Un pays aussi réactionnaire que l’Espagne
pouvait-il s’adapter rapidement à une telle situation? Il est bien
certain que non. Il est vrai qu’il aurait pu faire plus, infiniment plus que
ce qu’il a fait, et cela aurait entraîné une différence considérable. Cela
n’aurait pas empêché le gouvernement de devoir solliciter l’aide étrangère,
mais l’urgence de ce secours se serait trouvée diminuée, plaçant le
gouvernement en position de négocier au lieu de se trouver complètement
tributaire de l’étranger. On ne pouvait néanmoins éviter d’en arriver là.
Et il fallait un partenaire étranger doté d’une organisation bien rodée,
capable de se mesurer aux Allemands et aux Italiens. Cette organisation, seuls
l’État bureaucratique russe et son Internationale communiste étaient à même
de la fournir. En un mot, pour combattre non pas la contre-révolution dans le
pays mais le fascisme international, la révolution espagnole devait faire appel
à une force déjà prête et bien organisée, une force qui ne soit pas ellemême
en situation de révolution : c’est-à-dire une force non révolutionnaire.
Un
fait ressort de cet extraordinaire contraste avec toutes les révolutions précédentes.
Jusqu’à ces dernières années, la contrerévolution était d’ordinaire liée
au soutien apporté par les puissances réactionnaires, qui étaient
techniquement et intellectuellement inférieures aux forces de la révolution.
Cela a changé avec l’avènement du fascisme. Aujourd’hui, toute révolution
peut s’attendre à devoir affronter l’assaut de la machine la plus moderne,
la plus efficace, la plus impitoyable qui soit au monde. Ce qui veut dire que
l’ère des révolutions susceptibles de s’effectuer conformément à leur
propre logique interne est révolue.
Dans
ces conditions, la gauche ayant fait la preuve de son échec au moment même où
se déclenchait l’intervention fasciste, l’Espagne républicaine était à
la merci de la force militaire qui lui portait secours. Les communistes se sont
trouvés à même d’imposer leurs diktats, et ils l’ont fait de la manière
évoquée dans les chapitres précédents. Car c’est une puissance dotée
d’un passé — et non d’un présent — révolutionnaire qui s’est portée
au secours des Espagnols. Les communistes ont bloqué toute activité sociale révolutionnaire
et fait prévaloir leur point de vue selon lequel, dans les circonstances présentes,
il ne saurait être question de faire la révolution mais uniquement de défendre
un gouvernement légalement élu.
Cette
attitude comporte plusieurs volets qui doivent être clairement différenciés
si l’on veut comprendre la très complexe évolution qui a suivi. En premier
lieu, il ne faut jamais oublier que la politique suivie en Espagne par les
communistes n’a jamais été dictée, pour l’essentiel, par les exigences du
combat en cours, mais bien par les intérêts de la Russie, qui ne s’est intéressée
aux particularités de la situation que dans la mesure où cela était nécessaire
pour gagner la guerre. Il serait caricatural de dire que le cours de la révolution
espagnole a été interrompu par l’intervention russe, mais il est indéniable
qu’il a été déforme et infléchi — tout comme a été dévié celui de la
contre-révolution du fait de l’intervention allemande et italienne dans
le camp de Franco. Les éléments constitutifs des affaires espagnoles ne
trouvent qu’un reflet indirect dans la politique actuelle des communistes
espagnols (dont les véritables chefs, au cours de la période décisive, n’étaient
pas des Espagnols mais des étrangers — Antonov-Ovseenko, Rosenberg, Kléber,
«Carlos», André Marty, etc.). Les besoins espagnols sont brisés, déformés
en traversant le prisme des intérêts russes. Ce fait ne constitue pas par
lui-même un reproche. Il serait utopique d’attendre d’une puissance
quelconque qu’elle fasse passer l’intérêt de ses alliés avant ses intérêts
propres. Mais l’originalité de la situation réside en ceci que la Russie a
dans chaque pays un parti à ses ordres qui se proclame le parti du prolétariat
national mais qui est en fait complètement inféodé à Moscou. Il est vrai que
par ailleurs Moscou affirme l’identité métaphysique et préétablie des intérêts
du prolétariat, quel qu’il soit, avec ceux du gouvernement de Moscou — mais
c’est là une proposition qu’il n’est plus possible de prendre au sérieux.
Le
cours des événements espagnols a donc été détourné par l’intervention
d’une puissance dont l’aide a été sollicitée en raison de son niveau de développement
technique supérieur, tant du point de vue militaire que du point de vue
administratif. En contrepartie, cette puissance a exige, et obtenu, en plus du règlement
comptant des armes et matériels fournis, un droit de regard prépondérant sur
la politique suivie par le gouvernement espagnol. L’incapacité des Espagnols
des deux camps rivaux à livrer un combat efficace, incapacité due en partie
aux traits généraux du caractère national et en partie à la profonde
aversion des Espagnols pour les méthodes modernes, a conduit, des deux côtés,
à un infléchissement du cours des événements selon la direction tracée par
des forces étrangères plus modernes. La vieille tragédie de l’Espagne,
refusant obstinément de se moderniser malgré la pression de l’étranger, a
pris cette forme nouvelle à l’occasion de la guerre civile.
Quelles
ont été les conséquences dans le camp gouvernemental ?
Si
l’on considère les changements introduits par les communistes pris comme une
entité séparée, on trouvera des appréciations très différentes. Il me
semble, personnellement, qu’un grand nombre de ces mesures étaient
raisonnables et nécessaires. Les officiers russes et les volontaires
communistes de tous les pays ont apporté un redressement de la situation
militaire. Un redressement qui n’est sans doute pas éclatant, mais suffisant
pour sauver la république. Par ailleurs, les communistes ont réclamé et
obtenu en partie la transformation de l’ancienne milice en quelque chose qui
se rapproche d’une armée moderne, et là encore je crois qu’ils ont eu
raison. Les communistes ont demandé la création d’un pouvoir administratif
centralisé s’opposant au régime chaotique des comités locaux; c’était
sans nul doute un impératif découlant des nécessités de la guerre. Ils ont
protesté contre la collectivisation des lopins paysans: c’était faire preuve
d’une sagesse un peu tardive, chèrement payée lors du désastre qu’a été
la collectivisation agraire en Russie, mais c’était après tout un sage
comportement. Ils ont donné un coup d’arrêt à la socialisation effrénée
de l’industrie, qui représentait un danger à plus d’un titre. Sur tous ces
points, les communistes n’ont fait que se conformer aux exigences les plus
pressantes du moment en faisant porter toutes les forces disponibles sur les
points essentiels, comme l’avaient fait toutes les révolutions précédentes.
Il n’est pas d’exemple d’une grande
révolution qui n’ait commencé par un relâchement du pouvoir central pour
aboutir, dans le combat mené afin d’assurer sa propre survie, à une
hypertrophie de l’autorité centralisée. Le Parlement long a brisé
l’administration centralisée des Stuarts mais a dû, au bout de quelques années
de guerre civile, subir la dictature militaire des généraux de Cromwell. La révolution
française a commencé par confier de larges responsabilités aux autorités
locales et départementales, responsabilités qui ont été quasiment réduites
à néant, lors de la lutte contre l’ennemi intérieur et extérieur, par la
dictature de fer du régime de Robespierre. La révolution russe a commencé
sous le signe chaotique du pouvoir des soviets et s’est achevée par la
dictature de fer d’un parti communiste centralisé. Centralisation et
discipline sont des éléments constitutifs de la vie moderne, d’autant plus nécessaires
qu’on se trouve en état de crise aiguë. C’est la faiblesse fondamentale
des anarchistes que de ne pas avoir compris cela; faiblesqe qu’il leur eût
fallu surmonter pour se mettre en position de prendre le pouvoir. Mais dans
cette hypothèse, ils n’auraient pas été des anarchistes espagnols,
c’est-à-dire des représentants spécifiques de la répugnance
des masses à accepter le centralisme et la discipline. Le passage du système
des comités à la prépondérance des communistes correspond exactement, en ce
sens, à la transition qui s’est effectuée sous la révolution française
entre la gironde et les jacobins, et à l’époque de la révolution russe
entre les soviets et la dictature de parti. En ce sens, la tendance globale de
la ligne communiste a été dictée par les nécessités de l’heure et la
caractéristique particulière réside en ceci qu’il ne s’est pas présenté
en Espagne de force capable de faire entrer dans les faits le changement inéluctable,
et que l’étranger a dû fournir non seulement des armes et des cadres
militaires, mais aussi une nouvelle politique.
Mais
les changements précités n’épuisent pas la question de l’influence du
communisme en Espagne. Les communistes ne se sont pas contentés de protester
contre la socialisation à outrance: ils se sont élevés contre la
socialisation en général, sous quelque forme que ce soit. Ils ne se sont pas
seulement opposés à la collectivisation des lopins paysans, ils ont réussi à
faire obstacle à toute politique de redistribution des grandes propriétés
terriennes. lis ne se sont pas seulement élevés, à juste titre, contre l’idée
puérile de l’abolition locale de l’argent, mais ils se sont opposés au
contrôle par l’État des marchés, y compris de marchés aussi faciles a
contrôler que celui de l’orange. Ils ne se sont pas contentés d’essayer de
mettre sur pied une organisation policière efficace, ils ont marqué une préférence
sans équivoque pour les forces de police de l’ancien régime tant haïes par
les masses. Ils ne se sont pas bornés à briser le pouvoir des comités: ils
ont manifesté leur méfiance vis-à-vis de tout mouvement de masse spontané,
« incontrôlable ». En bref, toutes leurs actions ont été dictées non par
le souci de canaliser un enthousiasme chaotique mais par la volonté de
substituer une action disciplinée, administrative et militaire, à l’action
des masses, en attendant de se débarrasser définitivement de cet encombrant
interlocuteur. Avant l’entrée en scène
de la Russie, les communistes disaient: «Ce n’est pas une révolution prolétarienne,
c’est une révolution bourgeoise.» Appréciation tout droit sortie d’une
scolastique livresque qui a peut-être son utilité dans l’analyse
sociologique a posteriori, mais sans valeur dans le cadre de la pratique
politique. Mais dès que les Russes sont intervenus, le slogan est devenu: «Qui parle de révolution? Il n’y a pas de révolution, il s’agit simplement
de défendre le gouvernement légal.» Ce qui impliquait le refus catégorique
de tout soutien aux forces de la révolution.
Pareille
attitude comportait sa conséquence implicite. La politique du Parti communiste
va directement à l’encontre des intérêts et des aspirations des masses. Le
paysan ne se voit pas garantir formellement de nouvelles terres, mais il a droit
à des réquisitions. Comment voulez-vous qu’il réagisse? L’ouvrier
n’obtient ni socialisations, ni augmentations de salaire. En revanche, les
prix sont en hausse. Comment voulez-vous qu’il réagisse ? Le
porte-monnaie de la ménagère n’est pas plus rempli qu’avant mais les
marchés sont livrés à leur bon vouloir et aucun système de cartes de
rationnement n’est prévu. Les prix grimpent et la nourriture se fait rare.
Comment voulez-vous que ces gens réagissent ? On ne peut le nier Franco
et, d’une manière générale, les forces de l’ordre ancien sont si haïes
que personne parmi ces gens-là ne reniera sa fidélité au gouvernement.
Mais ils lui retireront leur soutien actif. Il n’y a pas de résistance à la
conscription, mais il y a très peu de volontariat. Il n’y a pas beaucoup de
paysans en révolte; mais il y a visiblement, dans les villages, une perte
d’intérêt pour le mouvement. Il y a eu quelques révoltes pour le pain, peu
nombreuses; mais il règne un sentiment de malaise dans les foyers et l’on
entend les femmes qui font la queue devant les magasins s’exclamer: «On
souffre pour quoi? Qu’est-ce qu’on en a à faire de toutes leurs
affaires?» Ou quelque chose qui revient à peu près au même.
Et
ce déséquilibrage de la balance d’un côté a sa contrepartie de l’autre.
Ce qui est perdu en crédit auprès des masses populaires doit être compensé
par la création d’autres forces progouvernementales. Le vieux, service civil,
la vieille police, certains éléments de la vieille armée, de larges groupes
de boutiquiers, de commerçants, de paysans aisés, d’intellectuels
manifestent un intérêt accru vis-à-vis de la cause
gouvernementale tandis que le paysan pauvre et le travailleur de l’industrie
s’en détournent, écæurés par une administration aux tendances totalitaires
marquées. S’ils devaient encore supporter tout le poids du combat, ils échoueraient
encore plus lamentablement que les comités et la milice de juillet. Car si les
forces agissant en juillet avaient tous les défauts, mais aussi toutes les
qualités du peuple espagnol — c’est-à-dire l’enthousiasme et la volonté
de sacrifice alliés à une incapacité congénitale pour ce qui est de mener
une guerre moderne —les nouveaux groupes projetés au premier plan de
l’actualité ne sont pas plus capables, mais moins enthousiastes et bien moins
disposés à se sacrifier. Ils vivent, politiquement, sous la protection de l’étranger.
Un
exemple historique fameux peut aider à comprendre ce qui se passe actuellement
en Espagne. La première moitié du programme des communistes espagnols fut
appliquée, lors de la révolution française, par les jacobins, par
Robespierre. Ce fut le régime de fer de la centralisation révolutionnaire. Les
jacobins mirent un terme à cette aberration dictée par l’enthousiasme qu’était
l’abolition de la monnaie et la confiscation des biens des gens aisés. Mais
en même temps, ils abandonnèrent l’attitude hésitante et ambiguë de leurs
prédécesseurs et donnèrent au paysan la terre de l’aristocrate. En échange,
le soldat-paysan leur donna la victoire sur les champs de bataille de Belgique.
Dès lors, la révolution était sauve. Les éléments les plus vigoureux étaient
satisfaits. Le paysan avait obtenu ce qu’il souhaitait. La dictature révolutionnaire
n’était plus nécessaire. Les classes qui avaient été soit persécutées,
soit simplement malmenées par la dictature, s’unirent pour la renverser. Ce
fut le mois de Thermidor, en 1794. Puis vint le regime de ceux qui avaient fait
Thermidor, le régime des thermidoriens. Ils abolirent tout ce qui ne devait être
que des mesures transitoires dans le cours du régime révolutionnaire: ils
abolirent la dictature de fer, les tribunaux d’urgence et les pouvoirs
exorbitants qu’ils détenaient, la censure de la presse, l’inquisition
concernant les opinions politiques de l’individu. En même temps, ils supprimèrent
les mesures d’urgence prises en faveur des classes qui avaient fait la révolution,
abolirent le contrôle des marchés, les mesures d’expropriation (à
l’exception de la mesure principale, visant les terres de la noblesse et du
clergé). Ils revinrent aux principes du libéralisme, tant sur le plan de la
vie économique que sur celui de la vie politique. Et comme on pouvait s’y
attendre, ils emportèrent l’adhésion des classes qui n’avaient jamais
soutenu les jacobins, des classes qui n’avaient pris aucune part au combat révolutionnaire
mais entendaient s’en partager les fruits. Et ils réussirent jusqu’à un
certain point, parce que le danger était passé pour le nouvel ordre en place.
Dans
l’Espagne d’aujourd’hui, les communistes allient la centralisation révolutionnaire
de Robespierre à la politique thermidorienne de ses successeurs. Ils mettent en
place une dictature, mais cette dictature n’est pas au service des classes révolutionnaires.
Une telle politique n’aurait pas duré quarante-huit heures si
l’Espagne républicaine avait dû s’en remettre pour sa survie à
l’enthousiasme populaire. Elle dure et, selon toute vraisemblance, se
renforcera, parce que le peuple espagnol n’a pas su rendre efficace la révolution
qu’il avait mise en route. Les trotskystes, qui ne cachent pas leur amertume
devant ce résultat, devraient commencer par faire leur propre examen de
conscience. En répétant mécaniquement un catéchisme à base de marxisme et
de révolution russe, ils n’ont pas réussi à créer la moindre ébauche de
mouvement de masse. A cet égard, les anarchistes et les socialistes se sont
montrés plus heureux. Mais il serait sans doute vain, dans ce cas comme dans
bien d’autres, de rejeter tout le blâme sur les dirigeants ou sur tel ou tel
groupe organisé. Si, en Espagne, les trotskystes n’avaient pas éte des
marxistes dogmatiques d’inspiration étrangère, ils auraient été plus
proches des réalités espagnoles. Mais dans ce cas, ils auraient constitué un
mouvement authentiquement espagnol, ce qui revient à dire qu’ils ne se seraient
pas mieux comportés que les socialistes et les anarchistes, dont l’échec
a été si flagrant. Par quelque bout qu’on prenne les problèmes soulevés
par la révolution espagnole, quelque point de vue qu’on adopte, on aboutit
toujours à cette constatation que le cours des événements aurait pu être
différent — si l’Espagne n’avait pas été l’Espagne. Si les Espagnols
avaient su créer un mouvement révolutionnaire assez fort pour triompher
d’une contre-révolution armée par des puissances européennes, alors
l’aide russe aurait été superflue, le cours de l’histoire aurait pris une
autre physionomie, socialistes et anarchistes auraient fini par former un unique
parti révolutionnaire entraîné par l’enthousiasme spontané des ouvriers et
des paysans. Ils auraient gagné la guerre et instauré un nouvel ordre des
choses, moins dictatorial, plus humain et plus progressiste que l’actuel régime
russe. Mais tout ceci n’est qu’Utopie. En réalité, la force motrice qui a
provoqué la mobilisation des masses contre Franco n’était pas le désir de
créer un régime moderne inspiré du modèle européen — libéral, démocrate-républicain
ou socialiste. Comme en 1707 et 1808, les masses se sont soulevées uniquement
pour riposter à une agression.
La
différence est qu’en 1707 et 1808, cette agression venait du dehors, avec la
collaboration mitigée des classes supérieures du dedans. Alors qu’en 1936,
l’attaque est venue de l’intérieur, avec un puissant appui prêté de
l’extérieur. Mais à chaque fois l’événement a été ressenti comme une
tentative d’instauration d’une «tyrannie». Le combat livré était un
combat pour la «liberté»; et la motivation profonde de la résistance, la
volonté de chacun de vivre sa vie cornme il l’entend.
Cela
ne s’inscrit pas dans les mots — les journaux sont faits par des rédactions
européanisées et le mouvement populaire répugne à donner une expression
verbale à ses motivations les plus profondes — mais les actes parlent
d’eux-mêmes. On l’a vu en 1808, quand les paysans ont gagné leur
guerre de guérilla alors que les officiers se montraient incapables d’aider
efficacement Wellington. On l’a vu en juillet 1936, quand les masses, après
avoir gagné la bataille de la rue à Barcelone et à Madrid, ont refusé
d’assimiler les rudiments du combat moderne en terrain ouvert. On l’a vu en
novembre 1936, quand l’entrée en action des brigades internationales n’a
pas suscité le moindre mouvement d’émulation pour rivaliser avec l’étranger
du point de vue de l’efficacité. L’Espagnol n’est pas un Européen
moderne. L’étranger est plus efficace; il introduit les méthodes nouvelles
qui jusqu’ici faisaient cruellement défaut. L’étranger est donc toléré,
tout en étant cordialement détesté. Mais l’Espagnol n’a pas ce réflexe,
qui serait instinctif chez un Yankee, un Britannique ou un Allemand, et que
Staline tente actuellement d’inculquer au Russe: faire aussi bien ou mieux que
l’étranger pour pouvoir ensuite s’en débarrasser. Rien de tel ne se
produit en Espagne.
On
trouve dans les brigades internationales quelques volontaires qui ont combattu
lors de la Grande Guerre, mais ils sont loin d’être la majorité. D’un
autre côté, la milice espagnole a maintenant derrière elle plusieurs mois
d’expérience du combat alors que les volontaires n’ont eu que quatre à
cinq mois pour s’adapter aux conditions spécifiques de la lutte en Espagne.
Pourtant, la supériorité des brigades internationales est un fait avère (si
l’on excepte quelques unités basques et asturiennes). Et cela sans autre
motif visible que le peu d’empressement des Espagnols à rivaliser sur ce
terrain avec leurs alliés. On peut en dire autant pour l’industrie de guerre.
Ni l’arrivée de techniciens spécialistes étrangers, ni la fourniture sur
une large échelle de matériel de guerre étranger n’ont provoqué le sursaut
capable de donner vigueur à une industrie qui ne connaît que des progrès très
lents, accompagnés de sévères rechutes. Les Espagnols semblent considérer,
jusqu’à un certain point, que du moment qu’il y a du matériel de guerre étranger,
les choses peuvent bien rester en l’état. Qu’on pense en revanche aux
immenses progrès réalisés par les armements français durant les deux années
de dictature révolutionnaire, avec le concours actif des meilleurs chimistes et
physiciens de l’époque! L’Espagnol refuse de s’européaniser; bien au
contraire, voyant battu en brèche son penchant naturel pour l’action indépendante
et sentant qu’on cherche à lui imposer une discipline, il se détourne
ostensiblement des tâches prioritaires du moment. Ces étrangers sont un mal inévitable;
alors qu’ils se chargent du travail, et qu’ils nous fichent la paix! Ce
sentiment n’est pas directement formulé (l’Espagnol est trop fier pour
admettre qu’un étranger puisse faire le travail mieux que lui-même), mais le
peu de sympathie qu’inspirent les étrangers venus apporter leur aide
s’exprime au grand jour, comme on a pu s’en rendre compte à la lecture du
journal qui précède. Il ne s’agit pas d’un nationalisme au sens européen
du terme. Notre nationalisme sourcilleux est un phénomène spécifiquement
moderne, un phénomène du 20e siècle ayant sa racine dans le désir
d’être plus puissant, économiquement et politiquement, que le voisin. Un tel
sentiment est inconcevable chez un Espagnol. Son nationalisme ne s’exprime pas
dans la volonté de surpasser les autres, ou d’avoir l’impression de les
surpasser, mais simplement dans le désir de pouvoir vivre à sa guise. Ce
sentiment a trouvé une expression dramatique dans la crise Kléber-Rosenberg.
La république s’est alors trouvée sérieusement en péril, mais
qu’importe! Les dirigeants politiques eux-mêmes ont été entraînés dans
l’orbite du sentiment populaire. Il fallait d’abord se débarrasser de la
tutelle militaire étrangère.
On
peut maintenant tirer un certain nombre de conclusions, qui ne concernent pas
l’issue finale de la lutte entre Franco et la république. Cette lutte est
devenue une affaire très largement non espagnole, mettant en jeu des forces étrangères
qui rendent impossible tout pronostic basé sur une analyse de la tendance générale
espagnole. Le centre de l’Espagne est aujourd’hui le champ de bataille où
le Komintern et le Fascintern se livrent leur premier affrontement armé. Le
cours de l’histoire a voulu que les Espagnols soient impliqués dans cette
affaire, mais ils n’y figurent qu’à titre accessoire. Il est toutefois à
peu près certain, au vu des événements des derniers mois, que l’Espagne ne
deviendra ni véritablement fasciste, ni véritablement communiste (ceci non pas
au sens du communisme léniniste de 1917, qui est hors de question, mais au sens
du communisme de 1937). Elle ne deviendra pas davantage la «république démocratique
et parlementaire» que les communistes prétendent vouloir instaurer. Si ces
derniers parvenaient à leurs fins — écraser la droite, écraser les
trotskystes et fusionner avec les socialistes et les républicains — il ne
resterait plus que les anarchistes présents dans l’arène politique. Mais les
anarchistes sont antiparlementaristes par principe. On obtiendrait donc une république
démocratique dotée d’un parti unique. La Russie est, on le sait, depuis la
nouvelle constitution, une république démocratique dotée d’un seul parti.
Étrange type de démocratie. Mais la crise déclenchée autour de Kléber a eu
pour effet de rendre très improbable un tel aboutissement. En résumé: quelle
que soit l’issue finale de la lutte armée, l’Espagne n’en sortira pas
transformée en un pays véritablement «européen», que ce soit dans le sens
fasciste, communiste ou libéral-démocrate, Elle demeurera ce qu’elle a
toujours été, un pays dont l’évolution a été stoppée à la fin du 17e
siècle, un pays qui, depuis, a fait preuve d’une gigantesque capacité de résistance
vis-à-vis de la pénétration étrangère mais d’une totale impuissance à se
régénérer. Il y aura peut-être, au bout du compte, un régime qui se déclarera
libéral-démocrate ou fasciste. Mais ces termes recouvriront une réalité
profondément différente de ce qui a cours en Europe.
On
ne peut non plus accorder aux factions spécifiquement espagnoles que sont les
carlistes et les anarchistes la moindre chance de l’emporter. Le carlisme est
un phénomène plus ou moins limité à la seule Navarre. Les anarchistes représentent
un mouvement utopique d’inspiration semi-religieuse qui a échoué dans son
ambition et qui était voué à l’échec dès le départ. Il a d’énormes
capacités de combat mais, par définition, aucune vocation organisatrice. Il a
dû renoncer à toutes les panacées qu’il préconisait: la lutte contre la
discipline, contre la politique, contre l’existence de l’État et du
gouvernement. Il a dû fournir des ministres à un cabinet, instaurer la
discipline militaire et le commandement exercé
par des officiers dans ses propres unités. L’anarchisme traverse
aujourd’hui une crise profonde. C’est une tout autre affaire pour un
mouvement organisé que d’être en contact avec les éléments du lumpenprolétariat
aux jours de la révolte, et continuer à entretenir des relations avec ces éléments
quand on participe à un gouvernement. Il y a là un facteur de désagrégation
qui exclut toute chance de victoire du mouvement anarchiste. Comment tout cela
se terminera-t-il? On ne peut encore le dire. Mais il n’est peut-être pas
inutile de souligner un aspect de la situation. Avant le mouvement révolutionnaire
de 1930-1931, le pouvoir véritable était entre les mains des généraux. Si
l’Espagne ne veut pas ou ne peut pas s’arracher à son être actuel, si la révolution
doit échouer, on peut raisonnablement s’attendre à ce que le régime qui dénouera
la crise soit celui-là même qui lui a donné naissance: le pouvoir de l’armée.
Pas nécessairement l’armée de Franco: une armée républicaine est en
formation. Et s’il est une chose qu’on peut dire au vu de la situation
politique actuelle en Espagne, c’est qu’un général républicain victorieux
aurait de sérieuses chances. Les dirigeants politiques ont déjà eu des
raisons de s’inquiéter du prestige de Kléber, mais Kléber était un étranger.
Il aurait eu beaucoup de mal — et telle n’était sans doute pas son
intention — à s’assurer l’allégeance politique du pays. Et aucun général
républicain n’a jusqu’ici remporté le moindre succès dont il puisse
s’attribuer entièrement le mérite. Il reste à voir si un général
victorieux se détachera du lot dans le camp de la gauche. Si ce n’est pas le
cas, l’armée en tant que telle se trouvera dans une position de force, à
condition que la victoire aille aux républicains. Si au contraire Franco
l’emporte, il y aura une dictature militaire, sous quelque appellation
qu’elle se présente pour les besoins de la propagande. L’enseignement
essentiel à tirer est à mon sens le suivant: Komintern et Fascintern auront
disputé en Espagne une reprise capitale mais pour les Espagnols, les choses
resteront globalement inchangées, avec cette différence que la pénétration
étrangère sera beaucoup plus sensible qu’auparavant et qu’elle agira non
comme un modèle mais comme une force de désagrégation vis-à-vis de la
civilisation espagnole.
Cette
civilisation n’a pas été abordée en détail dans ce livre, consacré aux
seules questions de la guerre civile espagnole. Mais au terme de cette enquête,
il n’est pas inutile de dire un mot
de cette conception espagnole de la vie, si imperméable aux influences
européennes. L’Européen qui, instinctivement, ne jure que par le «progrès», le changement, se récrie devant la stagnation de la vie espagnole, devant
ce qu’il appelle l’inefficacité espagnole. Cette inefficacité, clé du
cours actuel des événements, a été abondamment commentée dans ces pages.
Mais le lecteur se tromperait s’il en tirait la conclusion que l’Espagne est
un « pays perdu ». Le fait est que presque tous les observateurs étrangers,
qu’ils aient observé les événements dans le camp de la gauche ou dans celui
de la droite, ont subi l’emprise d’une fascination quasi magique. Les
exemples ne manquent pas de spécialistes ou conseillers techniques étrangers
ayant décidé un jour dans un accès de rage et de désespoir, de tout plaquer
et de «laisser se débrouiller entre eux ces maudits Espagnols», — et
incapables pourtant de s’en détacher. Ceux qui communient dans une foi
politique attribuent d’ordinaire ce phénomène à l’importance suprême que
revêt pour l’avenir de l’humanité le combat qui se déroule en Espagne.
Aussi importante que soit la guerre civile espagnole, je persiste à croire
qu’on en exagère parfois la portée; mais ce n’est pas là le point
essentiel. La fascination exercée par l’Espagne tient moins, à mon sens, à
son «importance» qu’au caractère national. En Espagne, la vie n’est pas
encore efficace, c’est-à-dire pas
encore mécanisée; pour l’Espagnol, la beauté est plus importante que
l’utilité pratique; le sentiment plus important que la réussite; l’amour
et l’amitié plus importants que le travail. En bref, ce que l’on ressent
c’est l’attrait d’une civilisation proche de nous, étroitement liée au
passé politique de l’Europe mais ayant refusé de s’engager dans la voie
qui est la nôtre, celle de la mécanique, de la religion de la quantité et de
l’aspect utilitaire des choses. Cette fascination qu’exerce l’Espagne sur
nombre d’étrangers — au premier rang desquels avoue se placer l’auteur de
ces lignes — implique la reconnaissance, souvent inconsciente, de ce fait
qu’après tout notre civilisation européenne n’est peut-être pas si bien
lotie que ça et que l’Espagne « arriérée », immobiliste et inefficace
pourrait en remontrer, dans le domaine des valeurs humaines, à l’Européen
efficace, pragmatiste et progressiste.
L’un semble prédestiné à se perpétuer, immobile, à travers les cataclysmes du monde qui l’entoure et à survivre aux usurpateurs nationaux comme aux conquérants étrangers; l’autre, l’homme de progrès, pourrait bien ne progresser que vers son propre anéantissement.