«Dans ce conflit, l'Italie n'a pas été neutre.»
(Mussolini.)
«Cette lutte n'est pas une affaire privée de l'Espagne.»
(Staline.)
«Je dis que celui-là a permis le trouble qui a permis la
menace.»
(Léon BLum,
en 1935, à l'adresse de M. Laval.)
«Ni la France ni l’Angleterre ne veulent la guerre
parce que sous le signe du fascisme ou l'antifascisme, elle serait la guerre
sociale.»
Garcia Oliver.
«... Que disions-nous donc? SDN? Comité de Londres? Négociations?
Amitiés précieuses? Tout cela est bien. Mais l'armée de la République vaut
davantage !» (Ovation formidable; l'assistance, debout, acclame frénétiquement
le président Azana et l'armée populaire.)
(Valence, le 18 juillet 1937.)
Le visage de la guerre. — Nous
avons interrompu l'étude des événements militaires en constatant que la levée
en masse a arrêté l'avance nationaliste devant Madrid, le 6 novembre 1936.
Durruti arrive avec sa Colonna Espana, Gallardo avec la brigade basque,
le prolétariat international envoie ses Brigades internationales. Franco, ayant
perdu la guerre pour la deuxième fois, marque le pas à la Cité universitaire.
Ni Hitler, ni Mussolini, cependant, n'acceptent la
victoire du peuple Ils redoublent leurs livraisons d'armes. De l'autre côté,
à Moscou, la tendance de Dimitroff l'emporta enfin sur les généraux. Le 15
novembre, les armes lourdes arrivent à Madrid pour mettre fin aux terribles
bombardements de la ville. Mais cela change l'aspect de la guerre.
Pendant deux mois, Franco ne fait qu'envoyer ses
mercenaires au massacre. Enfin, Mussolini, exaspéré par l'insuccès de son
protégé, envoie la troupe italienne, le 2 janvier, un jour après la signature
d'un gentlemens agreement avec l'Angleterre. Cette intervention massive,
qui donne la supériorité militaire aux insurges, inaugure une nouvelle étape
de la guerre.
Les fascistes voulaient «faire la guerre», le peuple «se
battait», les débordait, les enveloppait. A Barcelone le combat de rue, dans
la Sierra la guérilla. La vieille tactique familière à tout Espagnol, le
groupe de partisans, la milice, la dispersion du groupe et sa reconstitution, le
combat héroïque, fier et digne, tout cela ne tenait rien du soldat. Le courage
comptait plus que la tactique, l'esprit de générosité plus que la stratégie.
Dans cette lutte, le peuple est vainqueur s'il est uni. Le pronunciamento
vieux style espagnol, Franco l'avait perdu dès la première semaine.
Au
premier plan, Durruti. (Extraite du disque «Los hijos del pueblo. A las
barricadas, édité par la F. L. de Thiais sous les auspices de la CNT en exil,
avril 1970.)
Franco n'ignorait pas cela. La guerre à coups de main se
termina par l'intervention de la troupe de choc marocaine, du matériel motorisé
et de l'aviation étrangère. L'engin meurtrier, l'organisation militaire, la
discipline, la tactique — c'est la guerre; l'enthousiasme, la générosité,
le sacrifice, c'est la guérilla. Devant la guerre, la révolution n'avait qu'à
choisit: ou bien imposer la tactique de la guérilla à un adversaire qui était
supérieur en armes et en organisation, au risque de périr, ou bien abdiquer et
transmettre la défense aux mains d'une organisation étrangère à celle qui
correspond à son élan primitif et à ses principes.
Hélas! la vie sociale n'est pas une technique. En matière
sociologique, il n'y a pas de simples «moyens», car chaque «moyen», que ce
soit une technique ou une organisation, est, lui aussi, un fait social qui, par
ricochet, influence les activités humaines. La mitrailleuse ne tire pas
seulement sur l'ennemi, elle impose une organisation à ceux qui la manient; le
canon ne détruit pas seulement l'abri de l'adversaire, il impose un ordre de
combat à ceux qu'il protège; le tank ne couvre pas seulement, il organise.
L'organisation des milices est plus proche de l'humanisme; l'organisation d'une
armée se rapproche du machinisme.
L'intervention du machinisme avait changé l'aspect de la
guerre civile, sans pourtant faire dépérir la révolution, L'intervention
massive des étrangers devait modifier le caractère de la guerre; les
combattants devenaient plus nombreux, le matériel employé se multipliait de
jour en jour, la tactique s'inspirait de plus en plus des principes des états-majors
des grandes guerres; enfin, la guerre de position risquait de geler toute
l'organisation militaire. La bataille de Bilbao ressemblait déjà aux grandes
batailles de matériel, et à la fin de l'année 1937, la bataille de Teruel ne
le cédait plus à aucune bataille de la guerre mondiale. L'intervention fit
plus qu'étrangler le gouvernement, elle imposa aux gouvernementaux leur régime
intérieur.
L'intervention c'est la guerre, et la guerre nationale
c'est Thermidor. C'est elle qui fait la loi; elle oblige chacun à prendre la
position qu'elle lui désigne; ceux-mêmes qui sont partis pour lutter contre la
guerre, doivent s'incliner devant ses nécessités. Si Franco a perdu la guerre
plusieurs fois, sa grande victoire était qu'il obligea les révolutionnaires à
se transformer en soldats. On ne se sert pas d'une organisation sociale et d'une
machine sans en accepter l'esprit. Plus l'intervention devint dangereuse, et
plus les républicains s'inspirèrent du slogan: gagner la guerre d'abord,
gagner la guerre surtout, faire la guerre et apprendre à la faire. Toute la
tragédie est là: le moyen force la main de celui qui l'utilise, mais la révolution
n'avait pas ses moyens à elle de faire la guerre. La guerre, c'est la société
de classe et non pas la lutte pour l'abolition définitive des classes; c'est la
détresse au lieu de l'abondance; c'est l'organisation de la hiérarchie, et non
pas la liberté; c'est la soumission de l'homme à la violence, et non pas sa
libération; c'est l'empire de la nécessité, et non pas la domination de
l'homme.
Vers la guerre nationale. — Sous
l'empire de cette nécessité, le corps des Commissaires politiques
connut la première transformation. D'organe de contrôle, il devint organe de
commandement. Les communistes en firent l'instrument de la militarisation des
milices. C'est eux qui appliquèrent aux milices le code pénal militaire et qui
firent fusiller des miliciens coupables d'insoumission ou d'actes spontanés. Le
parti communiste a été l'organisateur principal de l'organisme suprême des
commissaires, à la tête duquel fut placé le ministre Del Vayo, dont les
relations amicales avec le parti communistes étaient connues.
Dans chaque unité, dans celles surtout où les
commissaires étaient communistes, l'esprit militaire faisait des progrès; mais
cela ne veut pas dire que l'armée dans son ensemble était soumise au
commandement unique. Situation tragique: la carence du commandement
subsistait là où rien n'était plus nécessaire qu'un commandement, à savoir
en haut, et l'esprit révolutionnaire fut supprimé là où rien ne pouvait le
remplacer, à savoir à la base. La «militarisation» était l'œuvre de la
base. A la fin de novembre, Val avait unifié et centralisé les milices confédérales.
Son état-major s'installa à la Calle Salas; à sa tête il y avait deux
anarchistes et deux militaires. La transformation des milices en armée était déjà
convenue avec Durruti, qui avait dit, peu avant sa mort: «Nous renonçons à
tout, exceptée la victoire.»
La guerre fit la loi. Sans aucun doute, les communistes
sont ceux d'entre toutes les organisations gouvernementales qui ont, les
premiers, insisté énergiquement sur la nécessité de transformer la révolution
en guerre et les milices en armée. Ils s'emparèrent de l'organisme des Commissaires
politiques et en firent l'instrument de leur politique. Les commissaires qui
d'abord relevaient de tous les partis et qu'on appelait les yeux du peuple,
devinrent les yeux du gouvernement. Ils enseignaient aux miliciens l'obéissance,
leur faisaient accepter la juridiction militaire; enfin, ils soumettaient le
peuple révolutionnaire en armes au commandement des chefs militaires. Ils créèrent
l'armée populaire qui vint se mettre à la place des milices et firent
comprendre au peuple qu'il défendait la République et son gouvernement et que
la guerre était devenue une guerre nationale.
«Vous luttez contre l'envahisseur étranger, dit le
Manifeste du parti communiste, l'indépendance espagnole est en péril. Vous qui
avez défendu dans les jours glorieux du passé l’intégrité de notre pays,
vous prenez les armes avec tant de courage et vous vous disposez, au prix de
votre vie, à défendre le sol qui vous a vus naître et que vous n'abandonnerez
pas à la destruction sanglante par les traîtres et au ravage par l'étranger.
[. . .] Les traîtres ont ouvert les portes de l'Espagne à l'appétit de ceux
qui convoitent nos jardins fertiles, nos montagnes riches, notre terre
incomparable et la beauté de nos femmes. Ceux qui s'appellent patriotes
applaudissent à la destruction de nos monuments artistiques qui font l'objet de
l'envie du monde et de l'orgueil espagnol... Mais ils ont réussi à ranimer
l'amour de la patrie et à rehausser le sentiment de la dignité et du devoir
des citoyens. Tous sont maintenant disposés à tout sacrifier plutôt que de
souffrir la victoire des ennemis de l'Espagne.»
Pour en arriver à cette conception de la guerre,
l'Espagne avait dû prendre le détour d'une révolution sociale... Dorénavant,
chacun des deux buts de la révolution gênait l'autre.
Tous les observateurs admettent que les Espagnols, n'ayant
pas vécu la Grande Guerre, n'étaient pas capables de forger une machine de
guerre moderne. Dans les deux camps, cette machinerie devait être importée de
l'étranger. Chez les insurgés, les étatsmajors allemand et italien
subvenaient au manque d'expérience des Espagnols, les troupes italiennes se
substituaient au manque de popularité de la cause insurgée et le matériel de
guerre italo-allemand suppléait à l'incapacité des Espagnols à créer une
industrier de guerre. Mais les insurgés avaient une formation intellectuelle et
sentimentale qui ne s'opposait pas à la machine de guerre étrangère.
Chez les gouvernementaux, on pouvait bien créer une
industrie de guerre, mais l'esprit de la révolution était presque incompatible
avec l'organisation militaire. On ne pouvait pas développer la «machine» en
partant des milices; il fallait l'importer de toutes pièces, à commencer par
les armes longues et les avions, jusqu'à l'organisation de l'état-major. Les
anarchistes pensaient d'abord que cet expédient aurait l'avantage de conserver
la pureté de la révolution; ils espéraient éviter de salir leurs mains en
utilisant la machine technique étrangère de l'état-major. Ils durent
regretter cette erreur plus tard, car la machine importée tendait tout d'abord
à reconstruire ce qui restait de la machine rudimentaire espagnole.
Le rôle le plus important dans cette œuvre revenait aux
Brigades internationales qui, depuis novembre, affluaient et formaient des
cadres. Bien que ces brigades ne comptassent que 10 000 hommes en 1936 et que
leur nombre ne fût jamais supérieur à 20 000, leur influence sur les événements
était des plus considérables; elles enseignaient aux Espagnols la technique de
la guerre, et du point de vue stratégique, leurs généraux Guriew et Kléber
furent les défenseurs de Madrid. Mais, fait caractéristique, tandis que les généraux
insurgés s'inclinaient devant la supériorité des Italiens, les
gouvernementaux ne subissaient pas ce qu'on appelait la dictature Kléber:
à la suite d'une intrigue on ne peut plus espagnole, il fut éliminé en février
1937. On en était donc de nouveau à l'ancienne machine militaire, ou plutôt
à ses ruines.
L'armée républicaine. — La
guerre créa son armée. Le matériel de défense qui arrivait dès novembre
rendit aux miliciens la confiance en la victoire. La discipline fut rétablie
sous les auspices des militants communistes et des autres organisations ouvrières.
Le cinquième régiment de Madrid, constitué en troupe d'élite, forma des
instructeurs et donna ses soldats comme officiers aux autres bataillons. Les
anarchistes au front d'Aragon parvinrent également à s'imposer des règles de
guerre, tout en s'inspirant de principes moraux plutôt que du code militaire.
Peu à peu, toute l'armée fut pourvue de véritables uniformes, ce qui lui
donna l'aspect d'une armée régulière; et «c'est la tenue qui fait l'homme».
Le «délégué de main» devint sergent, le «délégué de centurie» devint
capitaine de régiment. Les galons réapparaissent et les unités ne sont plus
connues par un nom, mais par un numéro.
En revanche, il manquait encore un corps de dirigeants.
Les commissaires politiques faisaient l'impossible; mais s'ils apprenaient —
pas trop vite — à commander, il leur était difficile de penser en termes de
stratégie militaire. Plus la guerre augmentait l'importance des opérations et
du matériel, et plus le problème de l'état-major s'accentuait. Avec le
dilettantisme de la guérilla, on avait pu harceler l'adversaire pour retarder
son avance, mais maintenant la guerre exigeait un commandement. Or, les services
techniques étaient dans un état déplorable. Les officiers de l'ancienne armée
et de la police restés loyaux étaient peu nombreux, et encore exclurent-ils de
l'avancement les militants des organisations ouvrières. Ils désertaient par
centaines, surtout dans le pays basque, sabotaient ou entravaient les opérations.
A Malaga, les Gardes civiles mirent de nouveau le tricorne et allèrent à la
rencontre de l'armée pour la saluer (ce qui ne les a pas empêchés d'être
fusillés), après que le gouverneur eut refusé d'en appeler au peuple pour défendre
la ville. De pareils exemples peuvent être cités par dizaines.
Au ministère de la Guerre, Caballero s'entourait de toute
l'ancienne bureaucratie militaire. Les gouverneurs civils, les généraux et
techniciens s'avéraient incapables ou inefficaces. Ils faisaient preuve d'une
incompréhension du facteur moral et d'une insouciance inébranlables. On dit
qu'ils considéraient Malaga comme perdue dès le commencement de la guerre et
ne faisaient rien pour soulager sa situation.
Mais, d'autre part, un nouvel esprit de combat inspire les
milices; elles se transforment en armée, tout en conservant leur structure de
partisans. Les unités formées par les organisations sont toujours les
meilleures, comme cela s'avèrera bientôt à Guadalajara. Des ouvriers
intelligents et courageux forment de nouveaux cadres et obtiennent, enfin, accès
aux postes de commandement: tels Lister, Del Barrio, El Campesino, Cipriano
Mera, Modesto, Palacios, Sanz, Romain, Rovira.
Du côté gouvernemental, la guerre avait donc cet aspect
double, qu'elle était bureaucratique et désordonnée, spontanée et disciplinée
en même temps.
Dans la deuxième moitié de janvier et au début de février,
les milices se fondirent dans l'armée. La Colonne Durruti devint la 26e
division, les Colonnes Espagne libre et Spartacus la 19e, enfin les
milices confédérales du Centre se transformèrent en une 5e
division et les bataillons libertaires du Sud en une 17e.
Jusqu'en mai, il n'était pas possible de constituer un véritable
étatmajor le chef était en même temps commandant d'un secteur du front; il y
avait au moins quatre commandements suprêmes, à Madrid le général Miaja, à
Valence le général Rojo — mais il ne siégeait pas à Valence et
correspondait par écrit avec ses services — à Barcelone le ministre de la Défense
Sandino —, qui avait toujours des difficultés à faire accepter ses décisions,
ou plutôt propositions, par les divers chefs de milices — et au pays basque
le quatrième, dont l'existence se justifiait à la rigueur par l'isolement de
ce front. Le général Miaja, — bon camarade et républicain courageux —
avait une formation inférieure à celle des généraux allemands. L'armée républicaine
n'a produit aucun génie d'une supériorité éclatante; les idées des
dirigeants étaient pauvres; les mouvements restaient d'ordre tactique. A partir
de décembre, les officiers russes donnaient de bons conseils... et de mauvais!
et dirigeaient quelques opérations; l'action de ces techniciens, cependant, se
trouvait entravée du fait qu'ils étaient étrangers à la psychologie
espagnole et partant ne savaient pas quels efforts ils pouvaient lui demander,
De plus, leur conduite n'était pas toujours celle de camarades; à l'état-major,
on ne les aimait pas.
A vrai dire, l'absence de «commandement unique»
était un avantage, plutôt qu'un mal, tant que l'équipe de vieux bureaucrates
du ministère de la Guerre n'était pas remplacée par les nouveaux cadres issus
du peuple. La militarisation des milices ne se faisait pas du haut en
bas, elle fut menée à bien par les milices elles-mêmes.
Un travail immense et énergique fut accompli dans la
formation des cadres et des troupes. Des écoles spéciales furent créées pour
former les officiers issus du rang. A la base, la formation d'un esprit
militaire faisait des progrès chaque jour. La discipline fut maintenue par les
commissaires politiques, sur consultation de l'officier, ou par des jurys élus
par les soldats. L'instruction pour l'emploi des diverses armes s'était améliorée,
et par l'instruction générale l'Espagne républicaine luttait contre
l'analphabétisme. Elle était fière de ses soldats. Plus tard, le Times
même ne pourra s'empêcher d'admirer «l'armée créée de toutes pièces...
comme l’Espagne n'en a jamais connu» (9 janvier 1938).
En effet, l'armée se faisait de plus en plus populaire.
Devant une guerre qui était devenue une guerre nationale contre l'invasion étrangère,
toute la nation acclamait l'armée sortie de la levée en masse, son héroïsme,
sa discipline, son dévouement. L'armée créait une nouvelle moralité pour
toute l'Espagne. Un demi-million d'hommes apprirent à suivre les indications de
leurs chefs, acceptèrent de se soumettre au plan élaboré par les autorités
compétentes et de renoncer à la guérilla. L'organisation des services de
ravitaillement était parfaite; l'ordre régnait dans la troupe.
Gagner la guerre! C'était la consigne que l'Espagne
antifasciste s'était donnée. Créer une armée régulière sous un
commandement unique et à l'aide de nouveaux cadres, réaliser la discipline au
front et à l'arrière, militariser le travail, travailler à plein rendement.
La révolution était devenue, de lyrique et pathétique, sobre et vertueuse. En
l'armée convergeaient ces vertus, l'armée était devenue le modèle de la
nation.
De Malaga à Guadalajara. —
L'organisation de l'armée populaire en partant des milices était acquise à
Madrid; en Andalousie, l'armée était toujours confiée aux anciens «techniciens».
Toute la différence qui existait entre ces deux formes d'organisation
apparaissait dans les deux batailles de Guadalajara et de Malaga.
Miliciennes
dans les rues de Madrid, 1936. (Ullstein-A.)
A Malaga, les communistes avaient dominé la ville en août
et septembre, puis, suivant leur nouvelle orientation étatiste, ils restituèrent
tout le pouvoir au gouverneur civil, ce dernier, un brave soldat, peut-être,
mais hostile aux milices et inapte à comprendre la population, avait négligé
tout ce qu'il fallait faire pour défendre la ville avec les moyens que la
population ouvrière lui aurait offerts — boudant parce que Valence ne lui
envoyait pas de renforts. La ville était exposée à des bombardements par air
et par mer et l'attaque finale, commencée au début de février 1937 après la
longue stagnation hivernale, ne rencontra presque aucune résistance. Aucun
ordre de couvrir la retraite ne fut donné aux rares troupes et aucun appel ne
fut lancé pour inviter la population à offrir une résistance désespérée.
La retraite fut une pagaïe inouïe, précisément parce qu'on ne livrait pas
combat, et le désastre aurait été complet si les rebelles avaient coupé la
route à Almeria; ils ne l'ont pas fait par crainte de provoquer la résistance
désespérée de la population, seule force qu'ils redoutent. Ce n'était pas
seulement une défaite importante des gouvernementaux, c'était la faillite de
la politique de Caballero et des routiniers qu'il «contrôlait» au ministère
de la Guerre.
A Madrid, l'armée populaire nouvellement formée veillait
aux fronts de l'Ouest et du Nord. C'est du Nord que les Italiens pensaient
partir pour couper Madrid de Valence, ce qui aurait rendu fatale la chute de la
capitale. Le 13 mars, par un temps infernal, ils attaquèrent victorieusement;
mais trop confiants en l'incapacité des milices, ils s'avançaient imprudemment
pour exploiter leur victoire, et alors, il s'avérait que les gouvernementaux
avaient appris à exploiter une situation favorable et à combattre. Les troupes
italiennes furent détruites par une contre-attaque vigoureuse, élaborée par
les nouveaux commandants issus des rangs de l'armée populaire, le communiste
Lister et l'anarchiste Cipriano Mera. C'était une victoire sur Franco, sur
le fascisme international, sur l'envahisseur étranger, et en même temps une
victoire sur la vieille routine espagnole.
L'armée populaire avait gagné une victoire idéologique
sur Mussolini: les haut-parleurs gouvernementaux avaient détruit le moral de la
troupe italienne et le général Miaja haranguait les prisonniers en les
appelant «camarades».
En même temps, Franco fut obligé d'abandonner
l'offensive sur le Jarama, au sud de Madrid. A la recherche de petits succès,
il se dirigea contre le pays basque.
Le 1er avril, les ambassadeurs espagnols
remirent aux gouvernements français et anglais un certain nombre de documents:
photographies des prisonniers italiens et de leurs effets, procès-verbaux des
interrogatoires de ces prisonniers. «On déduit, de l'examen de ces
documents, dit la note qui l'accompagne, ce qui suit: l'existence en
territoire espagnol d'unités complètes italiennes, dont les effectifs, le matériel,
les moyens de communication et le commandement sont italiens.»
La vertu républicaine. — La révolution
est prodigieuse et généreuse, enthousiaste et insoucieuse. La guerré est
sobre, calculée. L'élan spontané de la création cède à l'action réfléchie.
La nouvelle morale militaire est la morale de la responsabilité.
L'organisation, la technique l'emportent sur l'homme. Il n'y a pas deux manières
de faire la guerre, ni deux manières de construire un Etat. La révolution,
c'est le peuple, la guerre c'est la nation. L'anarchie c'est l'espoir du futur,
la défense républicaine c'est le souci du présent.
«Quand les armes parlent, tout le monde se tait»
dit Azana, «se proposer des buts secondaires qui ne soient battre: battre
l'ennemi, c'est collaborer avec l'ennemi»... «A l'arrière,
l'esprit d’obéissance et de discipline est non moins nécessaire, esprit qui
n'est pas irresponsabilité chez ceux qui commandent, mais reconnaissance de la
capacité de gouvernement des autorités compétentes. Et, pendant que ces
autorités gouvernent, qu'elles fonctionnent, que ce sont elles qui sont
responsables de la direction du pays, c'est à elles qu'il faut apporter le
respect et l'aide sans lesquels il n'y a pas de gouvernement possible. Il faut
se défier que l'enthousiasme national populaire ne se perde en initiatives
personnelles ou particulières bien intentionnées mais qui par leur
indiscipline et par leur dispersion sont destinées à échouer. Il faut se défier
de la spontanéité espagnole, de celle dont j'ai fait l'éloge le plus
chaleureux que l'on puisse adresser à une qualité nationale; il faut se méfier
de ce que cette indépendance même personnelle de chaque Espagnol ne devienne
préjudiciable à notre cause.»
L'Espagne ouvrière s'impose des sacrifices d'idéologie
et de bienêtre. Le premier mai ne sera pas un jour de repos mais un jour de
travail supplémentaire. Les conquêtes de juillet sont sacrifiées à la nécessité
de créer une industrie de guerre indépendante. Plus d'augmentations de
salaires, plus de semaine de 40 heures dans l'industrie de guerre. Les
communistes exhortent les ouvriers à sacrifier tout à la guerre, les
anarchistes invitent les masses à accepter les conditions de la guerre, matériellement
et surtout moralement. L'indépendance et la spontanéité ne sont plus de mise;
elles sont qualifiées d'indiscipline et même de service involontaire à la réaction.
Le grand slogan de l'unité joue à plein rendement, «Tous derrière
le gouvernement», «tous pour la démocratie», «tous unis pour
la victoire». Le grand mythe de la victoire se substitue à la volonté révolutionnaire.
«De l'ordre, de la discipline» ; la collaboration se transforme en
subordination.
La démoralisation qui découlait des premières défaites,
la pagaille à laquelle se livraient les miliciens déroutés à Tolède et
Talavera, la honte qu'ils éprouvaient d'être battus, l'infériorité qu'ils
sentaient vis-à-vis de ceux qui savaient organiser et commander, tout cela,
leur donna l'idée qu'il fallait se subordonner au commandement. Les masses révolutionnaires
n'avaient pas su organiser la guerre, les organisations révolutionnaires
avaient raté l'occasion de prendre en main toute l'organisation du pays. Pour
sortir de la pagaille, il fallait un commandement unique. En octobre, les
masses étaient prêtes à consentir à toute organisation qui leur garantissait
l'efficacité, l'ordre, la discipline, enfin, la fin des défaites. Elles étaient
préparées à s'incliner devant le commandement, à acclamer la vertu. Les révolutionnaires,
eux aussi, prêchaient la vertu, mais ils ne savaient pas imposer leur
commandement. On ne voulait plus de discours, ni d'images de la vie future, ni
de mystique en dehors de celle de la victoire.
Le peuple apporta donc son deuxième sacrifice. Après
celui de la vie, qu'il avait donné et qu'il donnait toujours depuis juillet, il
sacrifia l'idéal, l'humanisme anarchiste qui avait été la vie de ce peuple
opprimé. Il les sacrifia à l'Etat, parce qu'il ne voyait aucune autre
organisation artificielle ou naturelle capable d'organiser la victoire. Les
masses refluèrent vers l'Etat, sans enthousiasme, hésitantes, dans un certain
esprit de désillusion et de honte. Elles affluèrent vers le seul parti qui
avait la mystique de l'Etat.
Une nouvelle moralité se crée, celle de l'organisation
forte par l'Etat. Les communistes sont les maîtres de cette organisation et de
ces sentiments; les partis bourgeois les épaulent, mais ils n'osent pas parler
haut de ce qu'ils espèrent, sachant qu'ils inspirent toujours une certaine méfiance.
L'ordre, la nation, la sobriété, l'armée, la
discipline, l'Etat, la sécurité, la compétence, le commandement, la loi,
l'autorité: telle est la nouvelle moralité qui se dessine dans les rangs et à
l'arrière. Pour la première fois dans son histoire, le peuple espagnol
s'encadre volontairement dans un Etat. Le peuple et l'Etat tendent à se
confondre dans la Nation. L'indifférence coutumière de l'Espagnol
envers son Etat s'efface; on commence à considérer la République comme un Etat
populaire.
Le cinquième régiment. — Le
cinquième régiment, formé à Madrid par des communistes, engendrant des régiments
à son image grâce à la transformation de ses unités en noyaux d'autres
formations militaires, c'était l'image vraie d'un pouvoir au milieu du désordre
et de la pagaille qui régnaient partout autour de Madrid. Ce n'était pas sa
foi politique, c'était sa discipline qui s'imposait. Malraux l'exprime très
bien: d'abord, on était discipliné parce qu'on était communiste; maintenant
ils sont communistes parce qu'ils sont disciplinés. Tout ce qui avait intérêt
au maintien de l'ordre, tout ce qui était harcelé par l'angoisse de la défaite
presque sûre, tout ce qui n'avait pas confiance en la force de la révolution,
regardait vers le cinquième régiment: il devait sauver la capitale, soit par
sa propre vertu, soit par l'intermédiaire des brigades internationales. L'arrivée
de Durruti passa presque inaperçue, la levée en masse n'apparaissait que comme
l'œuvre du cinquième régiment. Il jouissait d'une estime générale, même
avant qu'il ne fût entré en lice... Rien ne pouvait se faire sans son
assentiment, alors que personne ne lui avait conféré un pouvoir quelconque. En
réalité, le cinquième régiment, avec le Conseil de défense de Madrid,
c'est-à-dire les communistes en accord avec les généraux Miaja et Kléber,
exerçait le pouvoir à Madrid.
C'est un des traits caractéristiques de la révolution:
quand le pouvoir de l'Etat est émietté ou n'existe plus, l'organisation la
plus forte peut se substituer à l'Etat. De même qu'à Barcelone les Comités
s'imposaient — et par les comités locaux les anarchistes — et que dans les
bourgs de provinces les municipalités se confondaient avec le pouvoir des
milices, à Madrid c'était l'organisation militaire la plus disciplinée qui se
mit à la place de l'ancien Etat. Mais tandis qu'à Barcelone les anarchistes
condescendaient à partager le pouvoir avec l'ancien Etat et furent obligés par
la suite de le lâcher, les communistes savaient le garder, parce qu'ils ne le
partageaient pas avec d'autres institutions. S'ils l'avaient voulu, ils auraient
pu imposer à la capitale n'importe quel régime politique.
La première médiation et la rupture du Front unique. — En décembre,
la politique anglaise préconisait la médiation; on parlait d'une action
d'envergure pour arrêter les hostilités. Le moment était propice, parce que
la guerre en était à un point mort; Franco avait épuisé ses forces et devait
demander des renforts à l'étranger, et le gouvernement se trouvait toujours
suspendu entre la guerre et la révolution. Les masses révolutionnaires,
sachant qu'elles feraient les frais d'un pays «sans vainqueurs» et confiantes
en ce que la continuation de la guerre renforcerait la nécessité de prendre
des mesures toujours plus révolutionnaires — calcul qui s'est avéré erroné
par la suite —, étaient hostiles à toute idée de conciliation. Il fallait
donc évincer de la direction de la guerre les porteparole révolutionnaires et
les anarchistes étant encore trop forts, on attaqua d'abord le POUM.
Cette attaque fut préparée par une campagne hideuse à
l'étranger. Il fallut une protestation énergique de la part des Jeunesses
libertaires pour rappeler aux Russes que les Espagnols tenaient les milices du
POUM dans la même estime que celles des autres organisations. La conséquence
de cet avertissement fut le refus des Russes de décharger leurs bateaux dans le
port de Barcelone.
En décembre, le sort de Madrid étant toujours l'objet de
l'inquiétude et le front d'Aragon manquant d'armes, le consul russe exigea, en
paiement des armes promises, l'élimination du POUM du gouvernement de la Généralité.
Les anarchistes, sachant qu'ils seraient isolés après le départ du POUM,
essayèrent de résister pendant quelques semaines, ensuite, devant le danger
immédiat de perdre la guerre, ils lâchèrent pied. C'est ainsi que le front de
combat fut rompu par l'intervention étrangère dans la guerre espagnole et que
la révolution commença à se séparer de la guerre. Bien que le POUM, tel
quel, ne représentât pas une force numérique considérable, le principe de la
guerre tripartite était posé. Voudrait-on établir des périodes dans cette
guerre fort complexe, qu'on marquerait en décembre le point où la guerre a
gagné définitivement l'ascendant sur la révolution et où cette dernière
entre dans sa phase descendante.
Note sur l'apport étranger. — Sur la
valeur des effectifs allemands et de leur armement, le rédacteur diplomatique
du Manchester Guardian a publié une étude, le 30 mars 1937. M. Storck,
journaliste hollandais, évalue à 120 000 la participation italienne et à 20
000 celle de l'Allemagne; il compte, en outre, 2 000 Français; Héricourt parle
également de volontaires français, sans en donner le nombre. Pertinax évalue
à 80 000 les Italiens; Duval parle de «la légion italienne, véritable
petite armée avec ses grandes unités et ses services propres, et les
escadrilles d'aviation et les batteries antiaériennes allemandes»... Les
Italiens étaient «pour la plus grande partie des soldats licenciés après
la campagne d'Ethiopie». Le général Baratier admet que les Allemands «proviennent
de l'armée régulière». En octobre 1937, le gouvernement italien avoua 40
000 «volontaires». Mussolini a juré publiquement de venger sa défaite de
Guadalajara. «Y a-t-il un lieu où l'on ait combattu sans le victorieux
concours de l'aviation italienne ?» Les gouvernementaux prétendent que
l'aviation italo-allemande était quatre ou cinq fois plus nombreuse que
l'aviation loyale. Lloyd George estime que le total des étrangers dans le camp
rebelle se monte à 100 000. En revanche : «L'apport du Komintern est de qualité
plus que de quantité» (général Duval). Les «milliers de prisonniers russes»
que les insurgés prétendaient avoir faits n'existaient pas. Les Russes ne
peuvent avoir perdu que quelques aviateurs et conducteurs de tanks, mais ni
officiers ni soldats de ligne. L'action russe se jouait dans un autre domaine,
celui de l'état-major et des services techniques. Ils apportaient en Espagne
tout leur «appareil» policier avec les méthodes qui lui sont particulières.
Ovseienko, consul russe à Barcelone, prit une part active dans la politique
espagnole. Car, non contente de se faire payer en or, l'URSS ne livrait qu'au
compte-gouttes et au fur et à mesure des concessions politiques qu'elle
obtenait.
Krivitski avoue un chiffre de 2 000 pour le nombre de
Russes en «service» sur le territoire espagnol. Derrière le général Kléber
faux Canadien — officiait le général Berzine dont l'existence n'était
connue que de quelques personnes. Le «surveillant» politique qui devait être
préposé au gouvernement se nommait Alexandre Orlov, un tchékiste habile et
redoutable qui commença par installer les prisons secrètes de la Guépéou en
terre espagnole, organisa l'intrigue contre Caballero, prépara le «putsch
anarchiste» de mai 1937, poursuivit sévèrement les communistes dissidents et
finit par tout gâter. Dès mars d'ailleurs, les livraisons russes se faisaient
de plus en plus rares et, en octobre, l'URSS avait perdu tout intérêt pour le
gouvernement républicain.