«Un
régime pourra s'appuyer — pas pour longtemps — sur des baïonnettes
mercenaires, mais jamais sur une armée nationale qui, faisant partie intégrante
de la nation, participe à ses désirs et refuse ce que celle-ci refuse.»
(Général
Mola.)
Les
jacobins.
— Les anarchistes avaient pensé qu'ils pourraient utiliser la machine de
l'Etat centraliste, importée de l'étranger et mise au point par un corps spécial
de techniciens, tout en contrôlant cette machine, d'une part, et en conservant
leur propre organisation fédéraliste d'autre part. Cette conception, bien
espagnole*, s'avérait irréalisable. Il
se produisit, dans l'organisation de la révolution, un vide, précisément
parce que l'organisation révolutionnaire ne créait pas de «machine» propre
à elle. Chaque organisme social qui exerce une fonction, devient forcément un
centre de cristallisation qui attire vers lui, soit certaines couches sociales,
soit d'autres fonctions, soit un pouvoir. Or, l'Etat étant organisateur et
partant organe de pouvoir par définition, ce pouvoir devait passer aux mains de
ceux qui organisaient la nation pour la guerre. La guerre civile dégénérait
en guerre internationale, le facteur militaire primait le facteur politique et
social, l'organisation de la nation remplaçait la révolution. C'est un dogme
de métaphysique sociologique qu'une révolution menacée de dangers extérieurs
évolue à gauche; elle ne le fait que si les classes révolutionnaires
apportent une organisation nationale plus efficace. Les Jacobins de 1793 avaient
une nouvelle conception de l'armée et de l'administration; en Espagne, cent
cinquante ans plus tard, les classes les plus avancées au point de vue social
étaient anticentralistes et l'œuvre des jacobins revenait aux thermidoriens.
*
Encore la séparation de l'Etat et de la Société! Un de nos amis anarchistes,
qui a lu notre manuscrit a bien voulu nous préciser sa pensée; nous
reproduisons ses mots: Le mouvement révolutionnaire seul n'est pas capable de
mener à bien la guerre. Il se sert de l'Etat qui est un organisme exécutif;
les organisations révolutionnaires doivent contrôler l'Etat; nous appelons
cela «la fiscalisation». Les Comités décident, l'Etat légalise, entérine,
s'exécute; c'est un instrument technique, Nous voulons rester dans la légalité
et tenons à conserver l'Etat, surtout vis-à-vis de l'étranger et des classes
non révolutionnaires. Nous n'acceptons pas le chantage des forces étatistes et
contre-révolutionnaires qui disent «ou vous acceptez ou vous nous supprimez».
Nous ne sommes pas hostiles au commandement unique, mais nous ne le voulons pas
autoritaire; nous espérons obtenir que les organisations démocratiques contrôlent
le commandement.
«Nous
sommes en train de livrer une guerre politique et il nous faut suivre une
politique de guerre. Même mot d'ordre sur les fronts de bataille qu'à l'arrière,
une politique de guerre qui ne soit pas qu'un vain mot: discipline et obéissance
au gouvernement responsable. C'est en cela que tout se résume... Il n'y a pas
deux façons de faire la guerre, ou plus exactement, du grand nombre des façons
de faire la guerre, toutes sont mauvaises moins une, celle qui conduit à la
victoire. Il n'y a pas deux façons d'organiser une armée: on gagne avec une
armée bien organisée. Je sais que pendant des décades, des professionnels ont
fait croire au public qu'il y avait une façon de faire la guerre à
l'espagnole, qui ne ressemblait pas au système de guerre adopté par les grands
pays du monde. C'était lœuvre inconsciente de gens s'efforçant d'abaisser
l'intelligence des Espagnols à une catégorie de second ordre. Il n'y a qu'une
façon de faire la guerre... Le facteur moral de la guerre se traduit en obéissance,
discipline, capacité et responsabilité, Tout le reste est non-sens ou suicide.»
(Azana.)
Jesus
Hernandez, le ministre communiste, parla encore plus clairement:
«Les
vrais révolutionnaires sont ceux qui créent une armée puissante au plus vite
possible et qui s'occupent d'accroître la production. Pour cette raison, notre
parti a lancé le slogan d'en finir avec le chaos économique et à commencer à
niveler, diriger et coordonner la production. Notre parti exige que les
tentatives de socialisme dans les mains des syndicats et des comités soient
supprimées une fois pour toutes.»
A
lutte nationale, Etat national et armée régulière. l'Espagne se créa, sous
la direction de son armée populaire et des organisations, un organisme
national. L'organisation jacobine achevait de forger ce qu'on appelle une nation
moderne. Le peuple espagnol, qui avait été indifférent à l'Etat pendant des
siècles, devait, pour la première fois, s'identifier avec son gouvernement.
Cette révolution idéologique et organique le fit franchir le seuil des temps
modernes et rattraper les autres nations, ce n'était point la révolution qu'il
avait rêvée, c'était même incompatible avec cette révolution. La nation
espagnole fut tragiquement arrachée à ses rêves et mise sur pied dans des
circonstances contradictoires: ce qu'elle voulait être ne correspondait plus à
ce qu'elle devait faire. L'homme, et à plus forte raison un peuple, n'est pas
ce qu'il veut être, mais il pense en fonction de ce qu'il fait. Le peuple
espagnol ne fit que traduire son action actuelle par les mots que ses dirigeants
prononçaient. En effet, il n'avait pas fait la révolution sociale; il se
voyait donc renvoyé à la révolution démocratique et nationale.
L'Etat
n'est pas une arme qu'on peut diriger sur n'importe quel objectif, ni un
pardessus fourré qu'on peut porter retourné. Il se développe selon des lois
qui lui sont inhérentes. Son action est déterminée par les organismes qui le
constituent et non par ceux qui le contrôlent.
Plusieurs
organisations rivales se disputaient le pouvoir: les syndicats, les fédéralistes,
les jacobins, l'armée et la multitude des «militants inconnus» qui au moment
de la carence totale de l'Etat (lors de la fuite du gouvernement à Valence)
avaient assuré les services essentiels de commandement et de contrôle.
Les
syndicats et les fédéralistes n'étaient pas parvenus à créer, en partant «d'en
bas», les organismes de coordination; les jacobins et les commissaires
n'avaient organisé que les secteurs qu'ils dominaient et moins encore que les fédéralistes,
la multitude des aspirants-jacobins rivalisants s'entendait sur la question du
centralisme.
Le
«vide» qui existait dans l'organisation nationale fut donc rempli par
l'ancienne bureaucratie, les représentants de l'Etat fossile, les hommes
d'hier, bref, par ce qu'on appelait, à Madrid et à Barcelone, «Valence».
Tous
les militants révolutionnaires ayant occupé un poste de commande aux heures
graves se plaignent de ce que l'ancien personnel bureaucratique fit sa réapparition
dans les services vers la fin de l'année 1936. Les conséquences désastreuses
de cette évolution auraient été évitées si les révolutionnaires jacobins
avaient créé un organisme de coordination. Isolés, ils étaient obligés de
suivre le parti communiste, seule force centraliste; mais ce dernier était plus
attaché à «Valence» qu'au jacobinisme.
Dans
sa lutte contre les «petits gouvernements», les syndicats et les jacobins de
Madrid, «Valence» avait l'habileté de mettre en avant des arguments
centralistes et jacobins; les thermidoriens savaient se servir des jacobins, si
bien que ces derniers n'avaient pas d'idéologie à eux, Selon toute logique, le
Conseil de défense de Madrid, représentant prééminent du jacobinisme
espagnol, aurait dû s'allier aux révolutionnaires; mais dépourvu d'idéologie
révolutionnaire qu'il était, il se mit à la remorque des «centralistes» de
Valence. Noyauté par l'ancienne bureaucratie, d'abord, il fut destitué par ses
alliés au premier moment propice.
La
question du «centralisme» dominait les esprits jacobins au point qu'ils ne
voyaient pas les différences profondes qui existaient entre eux et «Valence».
C'est ainsi que la lutte entre Madrid et Valence apparaissait aux jacobins
madrilènes sous le jour d'une querelle personnelle pour le pouvoir ou même
comme question de moralité.
Sur
la question des commissaires, Caballero livra la première bataille aux
communistes. Il ne voulait accepter la formation du corps des commissaires
qu'après la «militarisation» des milices; les communistes formèrent le corps
immédiatement. Cette organisation puissante leur donna le contrôle d'un grand
nombre de milices non politiques. Plus tard, lorsque le conflit entre Caballero
et les communistes aura éclaté, ces derniers lui reprocheront d'avoir eu une
conception de «cacique». Il faut noter que dans ce conflit les communistes ont
évolué; en octobre, ils préconisaient une mesure qui cadrait avec la
conception des «milices partisanes» politiques; en février, ils préconiseront
des mesures «étatistes». Ce changement d'opinion reflète bien l'extension de
leur influence; en octobre, ils étaient forts par leur habileté d'organiser
des milices partisanes; en février, ils étaient forts par leur mainmise sur le
haut commandement.
Le
redressement centraliste.
— L'Etat, tel qu'il se présentait à la fin de 1936, était toujours en
quelque sorte une fédération de régions, d'organisations militaires et de
pouvoirs syndicaux. Le gouvernement de Madrid était militaire-communiste; à
Malaga, les communistes assirent leur domination sur la bureaucratie ; au pays
basque, une coalition catholique-communiste-socialiste avait entièrement écarté
l'anarchisme, détruit ses maisons, saisi ses journaux et soumis ses milices; à
Barcelone, régionalisme et anarchisme se partageaient le pouvoir; avec avantage
pour ce dernier dans les masses et dans les villages, tandis que dans
l'administration et dans les relations extérieures la bourgeoisie régionaliste,
s'appuyant sur les communistes, marquait des progrès; en Aragon, le Conseil de
défense, bien que composé de tous les partis, était entre les mains de
l'anarchiste Ascaso; au Levant, le gouvernement central exerçait un pouvoir
direct; dans les provinces andalouses et castillanes, les municipalités étaient
plus ou moins soumises aux ordres du gouvernement. Néanmoins, le gouvernement
arrivait à coordonner les volontés et à se poser en représentant de la
volonté commune: gagner la guerre et organiser le ravitaillement.
Caballero représentait en quelque sorte un dénominateur général des volontés
syndicale, politique et militaire; il était en même temps le Don Quichotte général
qui permettait à toutes les volontés de se réunir pour gagner la guerre —
on croyait encore à la victoire certaine — et le tacticien habile qui
assurait à toutes les tendances le moyen de se développer suivant leurs
penchants naturels. En réalité, lui seul était capable de réaliser l'union
sous le signe de l'Etat; il espérait balancer les poussées militaires
naissantes contre les poussées syndicales qui l'avaient porté au pouvoir, se délivrer
de ces dernières, rester indépendant des premières et établir, à l'aide de
l'ancienne bureaucratie et de ses amis personnels, un pouvoir central plus ou
moins autonome et capable de soumettre les différents organismes qui
pullulaient encore à la surface de la révolution. Il créa des organismes économiques
avec les syndicats, des organismes administrateurs avec l'ancienne bureaucratie,
des organismes militaires avec les communistes; mais en même temps qu'il
faisait cause commune avec les anarchistes pour conserver les milices, il
s'alliait avec les communistes pour soumettre les organismes syndicaux à
l'Etat. Il balançait et cherchait à s'infiltrer dans toute administration.
Dès
la fin décembre, les Puissances préconisaient la médiation; les républicains
et les socialistes «mous» y trouvèrent un point d'appui pour leur politique
de modération et exercèrent une plus forte pression sur le gouvernement.
Celui-ci ayant reçu des armes de la France se trouvait dans une position forte
vis-à-vis des «incontrôlables» mal armés. Caballero arrivait donc à
renforcer le poids des organismes de l'Etat. La compétence de l'Etat fut étendue
aux dépens des comités; l'administration attira vers elle les éléments
vacillants, les groupa et leur imposa la hiérarchie centralisée. De cette façon,
l'Etat reprit le contrôle perdu sur les masses inorganisées.
Il
va de soi que la résurrection de l'Etat donna une nouvelle vie aux partis
politiques, également aux dépens des comités et des organismes syndicaux et
miliciens. En se dissolvant peu à peu, la fédération des barricades fut
remplacée par le jeu politique au sein du gouvernement. Les anarchistes mêmes
furent obligés de se constituer en parti politique et de rapprocher leur
organisation de celle d'un parti.
La
nouvelle organisation de l'armée contribua largement à renforcer l'autorité
de ceux qui l'avaient formée. La masse de ceux qui suivent la force commença
à converger vers l'armée, la police et l'Etat. A Etat politique, armée non
politique.
Un
mécanisme bien monté commença à jouer: l'or de la Banque d'Espagne fut
largement dépensé au profit de ceux qui étaient dociles au gouvernement; les
armes, d'autre part, manquaient à ceux qui ne l'étaient pas; un «appareil»
de propagande fut mis en scène pour dénoncer ces derniers et pour les représenter
comme coupables de leur insuccès, Quoi de plus naturel que d'imputer la faute
aux «indisciplinés» ? «Tout le pouvoir au gouvernement, toutes les armées
au front, tous les hommes derrière le commandement unique !» hurlaient les
haut-parleurs. Celui qui aurait voulu dénoncer la manœuvre risquait d'apparaître
comme espion.
Pour
accorder plus d'aplomb à la réapparition de l'ancien Etat et pour donner aux
petits-bourgeois un symbole suprême, on sortit M. Azana de l'obscurité oÙ il
avait vécu près de six mois. Les masses non instruites admiraient ses beaux
discours, acclamaient les manifestes fulgurants des partis républicains et
s'enthousiasmaient à la vue du chef de l'Etat dont le mythe était lié au
mythe du Front populaire. Le mythe de l'unité nationale et républicaine
travaillait les esprits. Au moment du plus grand danger, on ne se groupe que
difficilement autour des plus hardis, on préfère chercher un abri là où se
rassemble la plus grande masse. L'union nationale devenait la grande formule des
masses.
Avec
les anarchistes, les organismes révolutionnaires perdaient du terrain, au
profit de l'administration. La révolution marquait le pas,, mais tandis qu'elle
n'avançait plus, l'Etat occupait le terrain libre et poursuivait la conquête
d'un champ de gravitation sociale que l'Espagne avait complètement ignoré
jusqu'alors : la nation dans l'Etat.
La
deuxième levée en masse. - Le premier échec de l'année 1937 fit naître un
grand redressement national ; la chute de Malaga remplit les républicains d'un
courage désespéré. L'indignation était grande dans tous les milieux, et les
autorités s'efforcèrent encore de l'exciter. Le Conseil de défense de Madrid
demanda immédiatement au gouvernement la convocation de tous les hommes
capables de porter les armes. Le service militaire obligatoire devait remédier
à une situation habilement présentée comme un malheur national dû à
l'intervention italienne ; le pays, dans un grand effort de vertu républicaine,
répondit favorablement à cet appel. Le 14 février, une manifestation monstre
se déroula dans les rues de Valence ; devant les balcons des ministres, la
foule réclama la mobilisation générale, une nouvelle levée en masse, le
renforcement des cadres républicains, une enquête sur les causes de la perte
de Malaga, un corps d'officiers républicains et une armée populaire, enfin la
militarisation de l'arrière. Le 23, les classes 1932-1936 furent mobilisées ;
le 30, Caballero mit en demeure les partis et organise'ions de faire cesser les
querelles personnelles et de réaliser l'union sacrée. Del Vayo, chef des
commissaires politiques, lança un appel pour la formation d'une armée
populaire et parla ouvertement de la trahison toujours menaçante des anciens
officiers qui dirigeaient encore les opérations ; il menaça de tirer au clair
les responsabilités de la défaite à moins que les cadres républicains ne
fussent renouvelés au plus vite. Les communistes présentèrent une liste
d'anciens ouvriers, militants communistes, qui s'étaient distingués par leur
courage, leur discipline, leur circonspection et qui étaient capables, grâce
à l'instruction récemment acquise au combat et à leurs dons naturels de
remplacer les anciens généraux bureaucratiques. A Barcelone, 15 000 ouvriers
faisaient l'exercice militaire sur la Rambla et une « Semaine de l'armée
populaire » fut célébrée dans un enthousiasme général.
Quatre
mois plus tard, après la chute de Bilbao, on verra une troisième levée de cet
ordre. La République était assez forte dans le coeur de la population pour que
la défaite ne décourageât plus les masses, mais les encourageât, bien au
contraire, à redoubler leurs efforts au front et à l'arrière et à renforcer
l'autorité de la République. C'est là l'œuvre merveilleuse du jacobinisme à
la tête d'une révolution démocratique dans une guerre nationale révolutionnaire
; on a vu chose pareille en France en 1793 et en Russie en 1918.
Le
19 avril 1937, le contrôle naval fut décidé définitivement au Comité de
Londres ; le 20, le ministre de la Marine lança un manifeste fier et digne.
Aussitôt les masses se rendirent au ministère de la Marine pour acclamer
Prieto. Le peuple espagnol répondit à sa mise en tutelle par l'affirmation de
son unité nationale et républicaine. La flotte républicaine allait protéger
le commerce de la République et son ravitaillement en armes. Le grand
redressement républicain se poursuivit dans l'esprit du 19 juillet, du 7
novembre et du 13 février. Le 13 mars, la victoire sur les Italiens à
Guadalajara et Turquijo vint confirmer la décision suprême que le peuple avait
prise à l'heure du désastre : créer un gouvernement de victoire à l'autorité
duquel tous les patriotes se soumettraient inconditionnellement pour appliquer
les mesures d'urgence qu'il prendrait, Obéir sans hésitation aucune, pour résister
comme un bloc de granit, telle était la consigne du Conseil de défense de
Madrid. Tous les fusils au front, avait répondu la manifestation du 14 février,
commandement unique, travail et service obligatoires, contrôle de l'industrie
par le gouvernement. Urie vague de confiance républicaine portait les masses à
résister jusqu'au bout.
Chef
ou jongleur ? - Si tout le monde était d'accord sur le plan de la défense et
de la vertu républicaine, peu se doutaient de ce que derrière le spectacle héroïque
couvait une querelle politique d'ordre tant personnel que social, Caballero était
le chef de ce gouvernement d'octobre qui représentait toujours l'époque de la
levée Confuse et spontanée, et s'appuyait surtout sur les syndicats. La poussée
jacobine et républicaine exigeait J'élimination des petits gouvernements
d'organismes particuliers, la soumission de citoyens isolés à un gouvernement
politique et.militaire, au lieu de l'adhésion du syndiqué par le truchement
d'une organisation corporative. En effet, le gouvernement Caballero était plein
de contradictions inhérentes tant à sa constitution qu'à sa position à l'égard
du pays. Politiquement, il réunissait tous les partis politiques et les
organisations syndicales antifacistes ; mais sur ce plan, les ministres
bourgeois savaient imposer leur volonté, et les ministres anarchistes se
plaignaient d'être systématiquement tenus à l'écart des décisions prises
par les ministres de différents ressorts. D'autre part, les communistes et les
socialistes de droite gardaient des rancunes personnelles contre le chef du
gouvernement qui s'opposait à leurs conceptions jacobines, et les républicains
bourgeois ne demandaient pas mieux que de voir se « dégonfler » celui qu'ils
tenaient pour responsable soit de la provocation à la guerre civile, soit de sa
prolongation inutile.
Le
cabinet était, de plus, inefficace dans l'action parce qu'il ne correspondait
plus à la répartition du pouvoir dans le pays. Le redressement de l'Etat s'était
fait, grâce aux organismes militaires et jacobins en marge de l'Etat, et les
commissaires détenaient un pouvoir qui ne relevait pas directement du
gouvernement ; d'autre part, les petits gouvernements des syndicats et
municipalités continuaient leur vie en marge du gouvernement et du pouvoir
jacobin militaire. Le cabinet était pratiquement isolé et ne tenait que grâce
à l'habileté personnelle de Caballero qui savait se présenter comme le seul
lien possible entre les tendances divergentes du Front populaire et des
syndicats. Il se balançait à la tête d'un Etat naissant dont la direction lui
échappait dans la mesure où celui-ci devenait une réalité.
Que
pouvait faire Caballero contre le jacobinisme communiste et républicain qui
allait à l'assaut de l'Etat ? contre les intrigues qui harcelaient la présidence
du Conseil ? contre Madrid, qui ne lui pardonnerait jamais la fuite à Valence ?
Il s'abritait derrière l'Etat fossile.
D'une
part, il donnait des places importantes à ses amis personnels ou se liait avec
des représentants de l'ancienne bureaucratie militaire ou administrative qui étaient
restés étrangers aux formations politiques nouvelles : ses sous-secrétaires
au ministère de la Guerre furent d'abord Ascensio, un technicien remarquable,
ensuite Cerón, qui ne se cachait jamais de ses opinions monarchistes. Cerón,
qui ne se cachait jamais de ses opinions monarchistes. Cerón, ancien chef d'état-major
du général Jordana, fut le seul collaborateur d'Ascensio qui ne passa pas à
l'ennemi ; d'autre part, Caballero se posait en champion de la ligne de défense
jusqu'au bout, Le premier de ces moyens lui valait le mépris de ceux qui
avaient sauvé le gouvernement par leur action spontanée, et la réputation
d'un rnauvais organisateur qui ne savait pas se servir des forces démocratiques
pour créer le nouvel ordre. Les communistes en partirulier l'accusaient de
mener une politique de cacique, d'aspirer à la dictature personnelle, d'écarter
les autres ministres des décisions militaires (en l'occurrence, Caballero prit
ombrage de l'intérêt particulier que Hernandez, ministre communiste de
l'instruction publique, réservait aux mesures relevant du ministère de la
Guerre). En effet, le « cas Ascensio-Villalba » risquait de devenir un « cas
Caballero ».
Comme
chef du gouvernement, Caballero savait qu'il serait abandonné par les
communistes en temps voulu s'il ne contrebalançait pas leur influence au moyen
d'une politique syndicale indépendante. Sa conception de gouvernement républicain
était l'équilibre des forces révolutionnaires et réactionnaires sous sa
direction personnelle. Les communistes le lui reprochèrent et firent tout pour
faire échouer cette tentative. C'est ainsi que le ministre de la Guerre ne
pouvait pas obtenir l'obéissance de ceux qui réclamaient à haute voix le
commandement unique et la discipline. Les commissaires et les généraux qui
avaient adhéré au parti communiste conservaient leur organisation et leurs
milices à Madrid et les entouraient d'un « mythe madrilène » ; la délivrance
de Bilbao, le ravitaillement du front d'Aragon, l'action commune des différentes
troupes en Andalousie, tout cela ne les intéressait guère ; On pouvait
toujours en imputer la faute à Caballero. Les manifestations émouvantes et
sincères des 14 février et 20 avril furent habilement exploitées contre
Caballero et ses amis.
Il
est vrai que Caballero ne voulait pas d'organisation jacobine. Le commandement
unique, c'était pour lui la coordination des diverses milices et troupes par le
ministre de la Guerre lui-même ; l'organisation uniforme et automatique préconisée
par les communistes et mise au point par les commissaires devait menacer sa
position d'arbitre suprême en même temps qu'elle risquait d'écraser le
pouvoir syndical. Il combattait donc les commissaires communistes (c'est une des
raisons de son divorce avec Del Vayo). Encore une fois, les notions de « gauche
» et de « droite » s'avérèrent insuffisantes. En tant que représentant de
l'Etat fossile, Caballero avait tort de s'élever contre le jacobinisme
communiste ; en tant que représentant de la révolution syndicale, il servait
de bélier des libertaires contre l'emprise thermidorienne.
La
position de Caballero était donc en quelque sorte semblable à celle des
anciens caciques : il intriguait, il composait avec les forces qui avaient surgi
tout en espérant les dominer, il confectionna de petites coteries personnelles
; la routine régnait plus que jamais - pour la simple raison qu'il s'était
proposé la réunion de forces qui ne pouvaient être contenues par d'autres
moyens. Il ne voulait ni la milice ni l'armée régulière ; il ne voulait ni
l'ancienne bureaucratie ni la nouvelle organisation révolutionnaire ; il ne
voulait ni la guérilla ni les tranchées. Il promit aux communistes la
mobilisation générale et le plan de fortifications, et aux anarchistes, la
guerre révolutionnaire ; en fait, il ne fit ni l'un ni l'autre. La mobilisation
fut décrétée trois fois et trois fois elle resta lettre morte.
La
poussée anti-caballeriste. - En février, après la chute de Malaga - que tout
le monde s'expliquait par la trahison de Cabrera - l'organe républicain
Politica publia une photo représentant Caballero fils trinquant à Séville
avec un chef phalangiste. Caballero riposta énergiquement par une lettre
ouverte où il prit à parti les républicains et en particulier le ministre de
la Propagande. C'était une « fuite sur la foire publique ». En effet,
Caballero était encore sûr de l'appui des masses s'il accusait de trahison et
de manoeuvres déloyales ceux qui le combattaient à la manière cacique.
«
Certains gouvernants, disait-il dans un message à l'opinion publique, déclarent
que la guerre doit se terminer, sans ajouter qu'elle doit finir par notre
victoire. On veut nous foire répéter la scène des embrassades de Vergana (réconciliation
spectaculaire lors des guerres carlistes). Les bras de celui qui est aujourd'hui
président du conseil, ne s'ouvriront jamais pour étreindre les traîtres à
leur patrie serviteurs des puissances qui sont un terrible danger pour la paix
et pour l'avenir du prolétariat. »
Par
cette note, il dénonça ceux qui voulaient le renverser d'être partisans de la
conciliation ; personne ne voulait prendre cette responsabilité, car les masses
étaient loin d'être épuisées, au contraire, elles considéraient la mention
même de conciliation comme trahison, non seulement à leur cause mais encore à
la patrie. En effet, le voyage de Carlos Espla, républicain, en France, envisagé
dans le but d'ouvrir des pourparlers par l'intermédiaire des gouvernements
occidentaux, fut ajourné.
En
déjouant la manceuvre cacique qui fut dirigée contre sa personne, Caballero écarta
la possibilité de la médiation et conserva l'état de choses tel qu'il était,
c'est-àdire le double gouvernement. Mais pour y arriver, il n'avait plus fait
appel aux organisations ouvrières ; il s'était adressé au public républicain
tout court, au moyen d'une manceuvre d'apparence jacobine. En effet, les
organisations ouvrières n'avaient plus la première place dans les
consultations gouvernementales, on s'adressait à l'ouvrier en sa qualité de
citoyen. La crise du gouvernement Caballero -se soldait donc par un avantage au
compte de l'Etat national (et, partant, de la bourgeoisie, de l'armée et de la
bureaucratie) et par un recul des organisations révolutionnaires. Cette fois,
la mobilisation générale n'était plus à éviter ; les milices devaient être
noyautées par les soldats réguliers.
Jusqu'en
février, Caballero avait servi les syndicats : derrière la couverture que leur
offrit son ministère et sa bureaucratie, les syndicalistes avaient organisé
leur pouvoir économique, espérant le rendre superflu un jour ou l'autre,
Depuis février, Caballero servait de bélier aux jacobins : il traduisait les
exigences de plus en plus pressantes de Prieto, de Negrin et des communistes.
L'Etat « neutre » qu'il croyait diriger ou contrôler s'évanouit, ou plutôt
se transforma en Etat centraliste jacobin au fur et à mesure que les Prietistes
et les communistes savaient lui donner un aloi plus concret et plus efficace.
Caballero,
isolé des syndicats au sein du cabinet, fut réduit à sa véritable taille. Il
n'a jamais eu plus de force que les syndicats derrière lui ; cette fois, il
essayait de se gonfler en se faisant le porteparole des centralistes contre
Barcelone, Mais cet habit ne lui allait guère. Il aura été la victime de son
propre jeu de balance. En mars déjà, le Temps annonça le cabinet Negrin, formé
en mai. Selon Krivitski, les communistes avaient lié partie avec Negrin dès
novembre et le considéraient comme « leur » président futur. En janvier,
lors d'un comité central du PSUC, « Pedro »*,
instructeur du Kominterri auprès de ce parti, avait déjà annoncé que Negrin
succéderait à Caballero.
*
Pseudonyme du Hongrois Ernö Gerô, dirigeant stalinien de la Hongrie après la
Seconde Guerre mondiale.
Les
anarchistes avaient toléré le jeu du président du Conseil parce qu'ils le
croyaient ou sincère ou sage - car la sagesse lui aurait dit qu'il fallait s'en
tenir à la politique syndicale. Quand il retrouvera la politique de novembre -
après sa chute définitive - ce sera trop tard pour lui-même et pour la révolution
espagnole. La tactique ne pourra plus remédier au sang qui aura coulé à
Barcelone. Or, Caballero n'a jamais été autre chose qu'un bon tacticien
politique, un cacique qui surestimait sa propre importance et s'obstinait à ne
pas reconnaître que cette dernière dépendait uniquement de l'importance de
l'organisation qu'il représentait. Dès le mois de mars, Caballero était complètement
isolé ; les républicains brûlaient de se débarrasser de lui, les communistes
étaient devenus ses ennemis mortels, les anarchistes commençaient à perdre la
confiance, le parti socialiste avait glissé entre les mains de Prieto et même
dans PUGT son influence allait décroissant de jour en jour. Cinq mois plus
tard, il donnera le spectacle pitoyable d'un chef qui se barricade contre ses
militants.
La
force armée rétablie. - Nous avons vu quelle importance les révolutionnaires
attribuaient à la milice ; ils voulaient rester « le peuple en armes » et se
refusaient à devenir une armée séparée du peuple révolutionnaire. D'autre
part, nous avons constaté que la guerre exigeait la transformation des milices
en troupe bien disciplinée, organisée et obéissant à des chefs bien
instruits.
Les
« dinamiteros » de la Colonne Durruti, (Collection privée.)
La
propagande stalinienne tendait à enseigner aux Espagnols que le caractère de
milices et la qualité de combativité étaient incompatibles. Selon l'idéologie
petitebourgeoise, ils confondaient l'efficacité au combat avec l'organisation
d'une armée régulière. L'exemple de Durutti a prouvé que ces deux questions
n'avaient rien de commun. Le problème certes, était des plus difficiles à résoudre
et la nouvelle organisation de l'armée, ainsi que l'idéologie populaire qui
l'accompagnait, avait un penchant naturel vers la constitution d'une véritable
armée correspondant aux grandes armées des nations capitalistes ; mais rien ne
prouve que cette évolution était la seule possible ; la révolution se trouve
devant des tâches souvent incompréhensibles à l'esprit bourgeois et arrive
pourtant à les résoudre. Les généraux de Koblentz, battus par l'armée de
Carnot dont ils s'étaient moqués, se plaignirent du fait que les Français
n'avaient pas observé les « règles ». De même, chaque révolution découvre
son armée à elle, comme elle découvre son organisation politique. Rien ne
justifie la capitulation devant la « nécessité » ; si nous avons dit plus
haut que la guerre impose ses lois, il faut ajouter maintenant : elle les impose
à ceux qui n'imposent pas la loi révolutionaire à la guerre.
L'organisation
de l'armée exigea la discipline, la hiérarchie militaire, ses titres, ses
grades et ses insignes (galons, etc.). Le chef d'une colonne de milices fut nommé
capitaine, et par là, soumis au commandement de ceux qui étaient titulaires
d'un grade supérieur. Une lutte acharnée fut engagée contre les chefs qui
refusaient de porter les insignes militaires.
De
plus, on reconstitua les anciens corps de police. Les patrouilles de contrôle
ouvrières furent remplacées par les services réguliers des gardes civils et
des gardes d'assaut. Les gardes civils furent rarement envoyés au front. Les
communistes qui faisaient des gorges chaudes en criant : « tout pour le front,
il nous faut une armée », n'y voyaient aucun inconvénient. Les gardes ne
furent pas encadrés dans les milices et passaient à l'ennemi par formation.
Les communiqués des nationalistes qui parlent de policiers transfuges en masse
sont, hélas !, vrais ; pire encore, ni Bilbao, ni Santander, ni Gijon, ni
Malaga, ne seraient tombées sans la trahison des policiers. Cette véritable
menace que constituait la présence d'un corps cohérent de contrerévolutionnaires
dans son camp, le gouvernement la tolérait pour maintenir ce qu'il appelait
l'ordre à l'arrière, En février, on interdit aux policiers d'adhérer à un
syndicat ou à parti politique et même d'assister à des réunions. On interdit
la propagande des partis et des organisations dans l'armée (ce qui n'empêchait
pas les communistes possesseurs de l'appareil de propagande de les travailler
sous prétexte de faire la propagande du gouvernement). Ces mesures devaient
priver la force armée de son caractère politique, empêcher les ouvriers d'y pénétrer
et, en somme, séparer la force armée du peuple. Un tract au bas duquel se
trouvent les noms de toutes les organisations anarchistes demande « que les 3
000 carabiniers qui surveillent la frontière française aillent au front...
donner des armes aux milices dAragon pour soulager Bilbao ». « La création
d'un corps unique de Sûreté avec la condition que ses membres n'appartiendront
plus à leur organisme syndical révolutionnaire ou politique, est une erreur.
La formation d'une armée sans tendance en est une autre. Ces deux organismes
nous ont fait faire deux pas de géant vers les rangs des ennemis du prolétariat.
» (Solidaridad Obrera.)
D'autre
part, on s'efforçait de désarmer les ouvriers révolutionnaires. Après la défaite
de Malaga, le gouverneur d'Almeria attaqua, avec l'aide de 60 gardes d'assaut et
des marins du Jaime Ier, non pas les fascistes qui avançaient vers Motril mais
les miliciens qui fuyaient en déroute faute d'un commandant capable d'organiser
une retraite ordonnée. Les milices se sentaient trahies par leur gouverneur et
réclamaient des sanctions énergiques contre les commandants qui avaient désorganisé
la défense de Malaga. Au lieu de rassembler ces troupes pour s'opposer à
l'ennemi, Don Maron Diaz les désarma. En mars, une véritable bataille eut lieu
à Valence entre gardes d'assaut et la célèbre « Colonne de fer » qui encore
une fois était descendue du front de Teruel pour protester contre une tentative
entreprise pour la désarmer.
Lutter
pour les armes. - La Colonne de fer, composée d'anarchistes qui avaient
subi plusieurs années de prison, est généralement décrite comme une « tribu
de forçats », de lâches, de voleurs, etc. A la vérité, c'était une troupe
bien disciplinée qui menait sa guerre à elle contre les fascistes de Teruel et
contre l'arrière gouvernemental. Un jour, elle présenta au gouvernement une
grande quantité de bijoux qu'elle avait « saisis » à Valence, disant qu'elle
viendrait chercher les armes que -le gouvernement achèterait avec ces bijoux.
Le
gouvernement forma une force armée entièrement indépendante des milices et la
dota de gros armements - les carabiniers et la « défense cÔtière », véritable
garde prétorienne de plusieurs dizaines de milliers de mercenaires, dont la
solde était particulièrement élevée.
De
toutes les régions, la Catalogne avait conservé la plus grande indépendance
à l'égard du gouvernement central ; les anarchistes profitaient de cet état
de choses pour conserver intactes leurs milices. C'est donc là que se produisit
la réaction la plus véhémente de l'Etat central. A Puigcerda, les carabiniers
essayèrent vainement de désarmer les milices chargées du contrôle de la
frontière où passaient les livraisons d'armes.
La
Colonne Durruti sur le front d'Aragon. (Colleetion phvee.)
De
même, on prit prétexte d'un vol prétendu de bijoux pour désarmer les milices
de Reus ; la réaction essuya le même échec. Dans toute la Catalogne le décret
dissolvant les patrouilles de contrôle ne put être exécuté à cause de
l'attitude hostile des organisations anarchistes. Les miliciens avaient tout
accepté ; ils renoncèrent à l'application immédiate de leur programme, à
leur conception de la discipline volontaire, à leur organisation, à leur idéal
apolitique, à l'augmentation de leur salaire ; mais ils étaient résolus à
conserver les armes, garantie suprême devant la contrerévolution à l'arrière,
assurance de l'espoir que la guerre ne serait pas vaine. Le gouvernement dut
donc renoncer au désarmement général, raison de plus pour garder à Barcelone
une troupe de police forte de 11 000 hommes bien instruits et qui n'ont jamais
vu un soldat fasciste. Dans le même but, il fut créé un corps spécial de
police secrète.
En
avril, la police exécutait des mouvements de grande envergure dans toute la
Catalogne ; la réaction n'avait évidemment pas encore décidé où elle allait
mener le coup, Les anarchistes observaient attentivement et suivirent ces
mouvements, afin que toute manceuvre de désarmement par petites attaques
successives fût déjouée ; il fallait donc procéder à la provocation du 3
mai.
Ces
agissements prirent un caractère criminel, lorsqu'ils se présentaient au front
; c'est surtout dans le secteur d'Aragon que les carabiniers procédaient à des
tentatives de désarmement de milices ou attaquaient des positions tenues par
les anarchistes. Les incidents lamentables de 1874 se reproduisirent : en face
de l'ennemi, les républicains tiraient sur les anarchistes. Cette trahison fut
encore commise sous une forme particulièrement odieuse : la division Carlos
Marx, communiste, ne suivit pas l'ordre d'appuyer du flanc une attaque lancée
par la division Lénine, du POUM, abandonnant les combattants à la défaite,
voire à la déroute totale. De même, les aviateurs russes se refusaient à
venir en aide aux formations non communistes sur le front d'Aragon.
La
guerre anarcho-staliniste. - Nous avons vu que les communistes avaient changé
de tactique d'abord, de stratégie ensuite, et, enfin, puisque le but ne peut
pas être séparé des moyens employés pour l'atteindre, d'idéologie également.
Le moyen force la main de celui qui veut s'en servir ; pour être considérés
comme défenseurs de la République, ils devaient finir par l'être ; les
socialistes avaient tort de se méfier du nouveau credo communiste.
Ensuite,
nous avons vu que l'organisation jacobine des communistes s'avérait salutaire
et indispensable à un certain moment de la guerre.
En
effet, les communistes étaient toujours centralistes ; mais ils avaient mis
leur centralisme, autrefois révolutionnaire, au service de la République. Décidés
à organiser la République en nation belligérante, ils tenaient en horreur
toute tentative révolutionnaire qui ne saurait que porter préjudice à cette
œuvre. Dans sa lettre ouverte à Mundo Obrero, le secrétaire du parti, José
Diaz, a précisé que ; « l'affirmation que la seule issue à notre guerre est
que l'Espagne ne devienne ni fasciste ni communiste est absolument juste », et
que l'Espagne est solidaire de Londres et de Paris.
Dans
ce but, les communistes réclamaient le pouvoir pour les forces conservatrices
et combattaient énergiquement la révolution.
Dans
presque chacune des grandes villes et même dans les agglomérations de moindre
importance, les staliniens menaient une lutte sans quartier contre les
organisations révolutionnaires. A Bilbao, ils se firent octroyer la jouissance
des locaux syndicaux confédéraux, après avoir dénoncé les anarchistes, si
bien que le comité régional de la CNT fut emprisonné, son journal confisqué
et son organisation dissoute. A Malaga, ils utilisaient l'influence qu'ils
avaient acquise sur l'administration pour écrouer des militants syndicalistes
sous l'accusation de crimes de droit commun. La même méthode fut utilisée
pour atteindre Ascaso, le chef de la junte d'Aragon ; ce conseil, privé de
toutes ressources pour faire la guerre, avait saisi des bijoux appartenant aux
riches propriétaires, ce qui lui permit d'acheter des armes et de ravitailler
la population et les milices ; accusation : vol de bijoux ! Un autre cas dont
les staliniens firent grand état, était celui de Nin ; du temps de la plus
grande disette à Barcelone, Nin eut connaissance d'un stock de pommes de terre
qui pourrissaient, aux dires de ses adhérents, dans un endroit gardé par les
communistes ; il les fit saisir et distribuer à la population ~ les staliniens
dénoncèrent d'abord Nin d'avoir laissé pourrir ce stock, puis, mis au pied du
mur, ils changèrent brusquement de tactique et prétendirent que ce stock était
destiné au front accusation
: sabotage du ravitaillement de la troupe !
A
Barcelone, Rodriguez Salas, un carriériste, était l'homme de confiance du
consul russe, donc du parti socialiste et communiste unifié de Catalogne. Digne
de la succession d'Anido, il sut reconstruire la police, d'abord clandestinement
puis ouvertement, et la soustraire à l'obligation de prendre part au combat.
C'est lui qui rassemblait les « gardes prétoriennes » que la grande presse étrangère
saluait avec tant d'enthousiasme ; c'est lui qui disposait des fonds considérables
qui manquaient à la Généralité pour acheter des armes et des vivres ; c'est
lui qui organisait les raids de carabiniers contre les milices et les
assassinats de militants syndicalistes.
A
Madrid, les charges les plus graves pouvaient être formulées contre Gazorla, délégué
communiste au Conseil de Défense. Garcia Oliver écrit :
«
Toutes les nuits, dans les localités de son ressort, des
militants,syndicalistes tombaient sous les balles d'assassins mystérieux, dont
on ne retrouvait jamais les traces. Il est vrai qu'en guise de compensation, il
mettait chaque jour en liberté des fascistes notoires. Dénoncé publiquement,
après plusieurs mois de cette activité louable, comme un agent de la cinquième
colonne, il eut la chance d'échapper à l'enquête et au châtiment qui aurait
suivi inévitablement, par suite de la dissolution, prononcée entre temps, du
Conseil de la Défense de Madrid, dont il était l'un des meilleurs ornements.
»
Krivitsky
reconnaît qu'en mars déjà, Slutski lui avoua que la terreur de la Guépéou
était insupportable et que la conduite des Russes était celle de conquérants
en pays colonisé. D'après le même auteur, Stachevki et Berzine auraient
demandé à Yégov la révocation d'Orlov connu pour ses méthodes brutales.
Mais l'épuration russe frappa les premiers et bénéficiera au dernier.
L'attitude
antirévolutionnaire des communistes s'explique par leur centralisme et leur étatisme.
Ils tenaient en horreur avant tout l'émiettement du pouvoir tel qu'il se présentait
jusqu'en niai, et les anarchistes, seule force susceptible de leur disputer
l'accès au pouvoir. Ils luttaient donc pour le rétablissement de l'Etat, espérant
que dans une République jacobine le pouvoir leur écherrait. C'est pourquoi,
contrairement à l'enseignement de Lénine, ils ne songeaient pas à « détruire
la machine de l'Etat » ; au contraire, ils ne réclamaient la discipline qu'au
nom de la République, et cela en toute sincérité ; la preuve en est le fait
qu'ils abdiquèrent à Valence chaque morceau de pouvoir arraché aux
anarchistes, En renforçant la République, ils espéraient éviter les problèmes
de la prise du pouvoir qu'avaient rencontrés les bolcheviks de 1917. Ce calcul
s'est avéré erroné par la suite.
Quoi
qu'il en soit, quelque enseignement doctrinal qu'on en tire et quel que soit le
degré de sincérité qu'on attribue aux communistes, il n'est pas niable que c'était
eux, leur cinquième régiment et leurs Commissaires, qui construisaient l'Etat.
Dans leur esprit, cet Etat devait être un Etat populaire et national.
Quel
Etat ? Dans leurs documents justificatifs, les communistes ont soutenu qu'il
s'agissait d'un Etat d'un type mixte, transitoire, évoluant. C'était vrai ; la
forme du pouvoir que les communistes tenaient grâce à l'état-major madrilène
indiquait qu'il s'agissait bien d'un Etat dont la structure différait beaucoup
de l'Etat bourgeois. Bien que le pouvoir à Madrid pût se réclamer des
principes démocratiques qu'il défendit contre les généraux, la volonté
nationale à Madrid ne se formait plus par des procédés démocratiques ; elle
se formait au sein du comité central du parti communiste, au Conseil de Défense,
au cabinet du général Miaja ; c'était la dictature de l'avant-garde des
combattants, dictature qu'on peut assimiler à celle que les jacobins ont exercée
en 1793. Qu'on compare les discours de Del Vayo, chef suprême des Commissaires
politiques, avec ceux rédigés par Carnot et Barère, on y trouvera les mêmes
idées exprimées par des mots identiques. Mais, en 1936-1937, ces mots ne désignaient
plus la révolution.
Nation,
Etat, classes. - Ce n'est donc pas le hasard qui fit affluer vers le parti
communiste les classes moyennes. En effet, bien que ses cadres fussent toujours
les ouvriers qui l'avaient construit, le visage du parti devint de moins en
moins prolétaire. C'est au nom de ses nouveaux adhérents que le parti
communiste se fit le Champion de la défense de la propriété et de l'Etat. Le
parti communiste devenait le porteparole de ceux qui demandaient « un
gouvernement qui gouverne et qui interprétaient la guerre comme "guerre
nationale" ». Ces classes, il est vrai, ne participent à la collectivité
que par l'Etat et par leur sentiment national ~ leur dynamisme ne s'exerce que
par le truchement de l'exécutif abstrait de la société. Rien donc n'est plus
naturel que cette alliance des classes moyennes avec les communistes ; les
communistes étaient les conservateurs sincères de cette République qui leur
permettait de faire la guerre nationale et qui permettait l'accès au pouvoir
aux militants communistes au fur et à mesure que l'Etat « neutre » se
transformait en République antifasciste. Les communistes lui acquéraient les
sympathies de tous les Espagnols qui pensaient comme eux ; c'est ainsi qu'ils
pouvaient se vanter d'avoir convaincu de leur cause l'ancien secrétaire des
phalanges fascistes de Valence et d'autres représentants de l'étatisme de
droite petit bourgeois. En effet, les classes moyennes et leurs représentants
n'avaient guère à changer d'esprit pour passer de l'étatisme de droite à l'étatisme
de gauche ; le dénominateur commun des idéologies fasciste et communiste était
l'Etat organisateur, ce jacobinisme non-révolutionnaire et hostile aux
revendications corporatives des ouvriers, susceptibles d'entraver l'organisation
de la guerre, s'oppose à l'action spontanée des masses. Les classes moyennes,
tellement soucieuses d'échapper à la force des choses, arrivent, par leur
action même, à traduire la force des choses et leur ambiance dans le langage
des hommes, L'humanisme du prolétariat le fait s'insurger, le réalisme des
classes moyennes les fait s'exécuter quand les circonstances commandent. Cette
subordination à la matière, d'ailleurs, est accompagnée d'une idéologie préférant
l'abstrait, quelque idéalisme philosophique ou biologique, quelque superstition
religieuse ou politique, bref un idéalisme qui favorise la domination de l'Etat
sur le syndicat, du politique sur l'économique, de la machine et de
l'organisation sur l'homme. L'idéalisme étatiste des classes moyennes qui
s'accompagne de nationalisme trouvait une expression et un outil adéquats dans
l'organisation et l'idéologie du parti communiste. Les partis de la vieille
routine, le caciquisme des chefs républicains, auraient été inaptes à
contenter leurs besoins d'un chiliasme réaliste. Les transfuges des anciens
partis et les carriéristes se tournèrent donc vers le communisme.
Le
petit-bourgeois, qui n'est pas héroïque, et surtout le petitbourgeois catalan,
qui est un petit épargnant, aime se refléter dans l'image héorïque de l'armée
et du gouvernement. Il voue à l'Etat tous les sentiments généreux dont il
serait capable s'il n'était pas bourgeois. En tant que membre d'un Etat héroïque,
et rien qu'en cette qualité, il peut accéder lui-même à l'héroïsme, tandis
que le prolétariat ne connaît point cette notion d'héroïsme puisqu'il ne
fait qu'exercer la violence qui s'impose, sans pose et sans idéologie.
Certainement, ce qui a porté le plus de préjudice aux anarchistes, c'était
que Durutti ne se comportait pas comme homme d'Etat supérieur aux êtres
communs, mais avait annoncé qu'il rentrerait dans le rang et dans l'usine dès
que la guerre serait terminée. C'est un genre de réflexion que les
petits-bourgeois ne comprennent pas.
C'était
la question de l'Etat qui séparait les classes. Pour les anarchistes, le problème
était de remplacer l'Etat par les organisations syndicales, le POUM voulait
lutter pour un Etat révolutionnaire, c'est-à-dire contre la République ; mais
pour le petitbourgeois, l'Etat républicain c'était la sauvegarde de son
faux-col, la barrière contre l'intervention des organisations dans les affaires
qu'il considérait comme sacrées. Nous avons vu que même pour le grand
capital, l'Etat tenait lieu de conservateur de la propriété privée.